HISTOIRE DES POLITIQUES SOCIALES D`UNE GRANDE MAISON

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HISTOIRE DES POLITIQUES SOCIALES D`UNE GRANDE MAISON
ÉCOLE DOCTORALE II : histoire moderne et contemporaine
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS SORBONNE (PARIS IV)
Discipline : histoire économique
présentée par Yves TESSON
Directeur de thèse : Dominique BARJOT
JURY :
Jean-Luc BARBIER (président du CIVC)
Michel-Pierre CHELINI (Université d'Artois)
Olivier DARD (Paul Verlaine)
Jérôme GRONDEUX (Université Paris Sorbonne)
Edouard HUSSON (Université de Picardie)
Nicolas STOSKOPF (Université de Haute-Alsace)
HISTOIRE DES POLITIQUES SOCIALES D’UNE GRANDE MAISON DE CHAMPAGNE
LA MAISON VEUVE CLICQUOT PONSARDIN (1908-1964)
1
Le succès du champagne n'est pas seulement lié à une stratégie marketing audacieuse
ou à un procédé technique élaboré. Il est aussi le fruit d’une organisation sociale originale. La
situation géographique de la Champagne, au contact des régions de l'Est où se sont
développées les idées mutualistes, l'importance du catholicisme-social dans la région avec des
figures emblématiques comme Léon Harmel, 1 la forte implantation de familles allemandes au
sein des élites d’affaires ainsi que d'aristocrates en quête d'une nouvelle légitimité ont favorisé
le développement chez les négociants en vins de champagne d’actives politiques sociales. 2
L'essor de leur commerce à l'époque contemporaine leur donnait des moyens larges pour les
financer. De fait, les maisons de champagne sont réputées pour leur générosité. Robert-Jean
de Vogüé, patron de Moët et Chandon, publia un essai remarqué prônant la cogestion. 3 Mais
l'historiographie a négligé cette dimension, plus particulièrement en ce qui concerne les
ouvriers vignerons.
Pourtant la structure même des maisons de champagne, à cheval sur le monde rural et
sur le monde urbain, regroupant dans leur personnel à la fois des ouvriers agricoles et des
ouvriers de l’industrie urbaine, offre une possibilité rare de comparaison. De même, les
maisons de champagne permettent une approche plus large de ce que l’on désigne sous le
terme de « politiques sociales ». Sous cette appellation se trouvent inclues les solidarités
développées à l’égard des vignerons livreurs qui fournissent à ces mêmes maisons une part de
leur raisin. Ces derniers forment une masse de micro-propriétaires, proches des ouvriers par
leur dépendance vis-à-vis du négoce. La nécessité d’assurer un approvisionnement à leurs
caves a pu pousser les maisons à développer à leur égard des stratégies sociales originales
visant à la fois à stabiliser leur condition économique et à les fidéliser. Le rôle moteur joué par
la Maison Veuve Clicquot dans la première phase de la construction interprofessionnelle de la
Champagne viticole s’insère ainsi de pleine manière dans notre problématique.
1
TRIMOUILLE (P.), Léon Harmel et l’usine chrétienne du Val des Bois (1840-1914), Lyon, Centre d’histoire
du Catholicisme, 1974.
2
DOREL-FERRE (G.) (dir.), Champagne-Ardenne, Le Mans, Ed. Picard Cenomane, collection Les Patrons
du Second Empire, 2006.
3
VOGÜE (R.-J. de), Alerte aux patrons, il faut changer l'entreprise, Paris, Grasset, 1974.
2
1. Les facteurs du choix du cadre temporel
Chez Veuve Clicquot, la période 1908-1964 recouvre une phase de mutation
essentielle en ce qui concerne les politiques sociales. L’année 1908 correspond à la mort
d’Alfred Werlé et à la prise en main de la direction par son gendre Bertrand de Mun. Celle-ci
marque un changement de cap tant sur le plan de la gestion économique que sur celui des
questions sociales. Alors qu’Alfred Werlé gérait de façon distante les affaires d’une maison
fonctionnant toute seule, Bertrand de Mun adopte une stratégie offensive et souhaite
reconquérir des parts de marché. De même, sur les questions touchant à la vie du personnel, il
met en place une première « politique sociale », répondant à des objectifs clairs de
stabilisation et de moralisation de la main-d’œuvre, quand son beau-père se contentait, sans
vision d’ensemble, d’appliquer les coutumes de la Maison et de la profession. L’année 1963
clôture notre étude : elle voit en même temps la mise en place de l’intéressement. Celui-ci
constitue l’aboutissement de la politique sociale de Veuve Clicquot. Désormais, l’ouvrier
« enfant » et dépendant est devenu un membre responsable de la communauté. Entre ces deux
moments, 1908 et 1964, l’histoire de la Maison connaît une série de ruptures. Elles ont une
influence majeure sur l’évolution de la politique sociale. Il s’agit des événements de 1911 au
sein du vignoble, de la Première Guerre mondiale et du renouvellement quasi intégral du
personnel, de l’inflation des années 1920, de la crise des années 1930, des grèves de 1936, de
la Seconde Guerre mondiale, de la Libération et du début des « trente glorieuses ».4 Tous ces
événements vont faire basculer le paternalisme d’une maison familiale fondée sur une
industrie de métier, vers une politique des ressources humaines proche du management
moderne au sein d’une entreprise cotée en bourse et mécanisée.
2. La dynamique du plan : du paternalisme à l’intéressement
L’étude s’articule en trois temps. La première partie s’efforce de retracer les grandes
lignes de la politique « paternaliste » de Veuve Clicquot jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Elle en décrypte les origines idéologiques : catholicisme-social, libéralisme. Elle analyse leur
opposition mais aussi leur cohabitation, grâce au mutualisme, avec la nouvelle pensée
« solidariste » de Léon Bourgeois. L’étude envisage ensuite leur traduction pratique. Elle
4
FOURASTIE (J.), Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979.
3
s’effectue à travers la mise en place d’une politique originale. Elle cherche à stabiliser la
main-d’œuvre par une prise en charge matérielle totale de l’ouvrier et de sa famille,
transformant l’entreprise Veuve Clicquot en entreprise providence. Sans remettre en cause ce
paternalisme, l’inflation des années 1920 et la crise des années 1930 obligent l’entreprise à
imaginer un système d’assistance permettant à l’entreprise d’être à la fois « prévoyante et
généreuse ». Enfin, la thèse aborde la dimension morale de cette politique. Elle vise à créer un
« esprit maison » de cohésion, à discipliner les ouvriers et, en même temps, à créer des formes
de compétition et de stimulation nécessaires au renforcement de la productivité. Plusieurs
axes de la politique de la Maison se trouvent mis en évidence : la prise en main des ouvriers
dès l’enfance, le rôle de la religion, la préservation des cellules familiales.
La deuxième partie s’intéresse à la question du vignoble. Dans quelle mesure peut-on
le considérer comme un parent pauvre des maisons de champagne ? Il s’agit alors de
comparer la condition des ouvriers cavistes à celle des ouvriers vignerons. Si la Maison
reproduit en son sein les inégalités de ces deux milieux, l’association des ouvriers vignerons à
une entreprise urbaine leur a aussi bénéficié. Elle les place parmi les ouvriers agricoles les
mieux traités. On s’aperçoit aussi que les deux politiques sociales ne sont pas tant inégalitaires
que spécifiques. Elles répondent à des besoins et des objectifs différents. L’étude des ouvriers
vignerons fait apparaître l’ambiguïté qui existe entre ouvriers vignerons et vignerons livreurs
et dans quelle mesure les maisons jouent de cette ambiguïté pour fidéliser ceux qui les
approvisionnent. Cela conduit à envisager la politique sociale mise en place par la Maison visà-vis des vignerons livreurs et le rôle de la Maison dans la construction interprofessionnelle.
Comment celle-ci œuvre à l’instauration de relations plus équilibrées entre vignerons et
négociants. Dans les années 1930, la création de la Commission de défense et de propagande
du vin de Champagne incarne ce nouvel esprit qui anime les professionnels de la Champagne
viticole. Son étude permet de comprendre que ces politiques sociales s’inscrivent dans des
stratégies qui opposent différentes catégories de la profession, vignerons des grands crus,
vignerons des petits crus, grandes maisons, petites maisons, laissant apparaître des relations
qui relèvent d’une forme originale de géopolitique.
La troisième partie tente d’analyser les éléments qui déclenchent le passage du
paternalisme vers des systèmes plus proches de la cogestion et de l’intéressement. 1936 donne
la possibilité de dresser un premier bilan du paternalisme. Les objectifs de cette politique ontils été satisfaits ? Si la stabilité du personnel semble répondre aux attentes patronales, les
grèves de 1936 montrent que les maisons de champagne, en dépit de leurs largesses, ne sont
4
plus à l’abri des conflits sociaux. Les entrepreneurs connaissent une première remise en
question. Dans la continuité de cette expérience, la Seconde Guerre mondiale apporte une
première inflexion au système paternaliste. La mise en place du CIVC développe des relations
paritaires tant entre les négociants et les vignerons livreurs qu’entre les patrons et leurs
ouvriers.5 Si cette institution profite du climat favorable au corporatisme, elle se distingue
cependant des œuvres de Vichy. Il s’agit davantage d’une organisation créée à l’initiative des
Champenois, pour échapper à la centralisation de Vichy. Conçue selon le principe de
subsidiarité, elle permet d’adopter des règlementations plus adaptées aux spécificités
champenoises. La seule rupture qui existe entre cette institution et les structures
interprofessionnelle des années 1930 réside dans son autonomie. Elle a pu bénéficier du chaos
administratif pour arracher au gouvernement central les pouvoirs coercitifs qui lui
manquaient. Si Veuve Clicquot apparaît plus en retrait dans cette nouvelle construction, elle
en accompagne cependant le développement en poussant le GISPR6 à sortir de sa réserve visà-vis de la mise en place de la Charte du travail.
La guerre constitue la matrice des nouvelles politiques sociales qui émergent à la
Libération. Face à l’occupant, les acteurs autrefois opposés se sont solidarisés. Bien loin de la
lutte des classes de l’entre-deux guerres, ce nouvel esprit, débouche sur la mise en place de
nouvelles œuvres sociales gérées là aussi de façon paritaire, à l’instar du COPLORR7 dans le
domaine du logement. Cependant, le nouvel essor économique et la mécanisation des
industries du champagne entraînent la disparition de l’ouvrier de métier et créent de nouvelles
tensions au sein des maisons. La réponse des grands négociants se fait par l’élaboration d’un
système permettant une juste répartition des bénéfices de la productivité. C’est dans cette
perspective qu’est créé l’intéressement. Celui-ci cependant ne se borne pas à représenter une
nouvelle forme de rétribution de l’ouvrier. Il se veut une autre façon de penser l’entreprise.
Aussi, les ouvriers ne sont pas qu’associés aux bénéfices des gains de productivité, ils sont
aussi invités à s’exprimer sur les décisions susceptibles de l’améliorer et à faire profiter la
direction de leur expérience concrète de la production.
5
VIET (V.), « Paritarisme et négociation collective », in DAUMAS (J.-C.) (dir.), Dictionnaire historique des
patrons français, Paris, Flammarion, 2010, p. 926-931.
6
GISPR : Groupement Interprofessionnel Syndical des Patrons Rémois (organe rattaché à la
Confédération Générale du Patronat Français).
7
COPLORR : Comité Paritaire pour le Logement de Reims et de sa Région.
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