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CHRONIQUE DÉSINVOLTE DU MARCHÉ DE L’ART
Par François Duret-Robert
UNE FÂCHEUSE INCERTITUDE
Il existe une fâcheuse incertitude quant aux principes
qui déterminent la responsabilité des experts.
Les experts sont désorientés. Et pour cause. Lorsqu’ils prennent
connaissance des dernières décisions de la jurisprudence, ils ne
savent plus très bien à quoi s’en tenir : sont-ils soumis à une obligation de résultat ou n’ont-ils qu’une obligation de moyens ? Car,
si la Cour de cassation se prononce, en principe, pour la première
proposition, certains tribunaux, certaines cours d’appel retiennent
la seconde. Pour y voir un peu plus clair, commençons par rappeler
ce qui distingue l’obligation de résultat de l’obligation de moyens.
Obligation de résultat et obligation de moyens
L’obligation est dite “de résultat” lorsque l’intéressé s’engage à
obtenir un résultat précis, déterminé à l’avance. C’est le cas du
camionneur qui prend l’engagement de porter tel colis, tel jour,
dans telle ville et qui doit faire en sorte que ce colis arrive à bon
port, en temps voulu.
L’obligation de moyens est moins contraignante dans la mesure où
l’intéressé ne s’engage pas à obtenir un résultat déterminé, mais seulement à mettre en œuvre tous les moyens dont il peut disposer pour
parvenir à ce résultat. Il en est ainsi du médecin qui est tenu de prescrire à son patient le traitement adéquat, mais qui n’est pas responsable si, malgré ce traitement, ce dernier ne guérit pas.
Pendant longtemps, on a considéré que l’obligation de l’expert
était de même nature que celle du médecin, mais qu’elle était
moins rigoureuse. En effet, celui-ci doit utiliser tous les moyens
qui sont à sa disposition, sans que des considérations financières
interviennent dans le choix du traitement, alors que l’expert était
tenu de respecter les instructions de celui qui l’avait chargé de
procéder à l’expertise.
Or, ce dernier pouvait, pour limiter les dépenses, lui demander de ne
pas procéder à tel examen, de ne pas faire effectuer telle analyse
scientifique. Et l’expert devait respecter ces consignes. Autrement dit,
il devait user de tous les moyens “usuels”, mais ne pouvait pas, sans
l’accord du vendeur, utiliser les moyens considérés comme “inhabituels”. Et par moyens inhabituels, il fallait entendre ceux qui étaient
susceptibles de modifier l’apparence de l’œuvre (dévernissage du
tableau, par exemple), ceux qui nécessitaient l’intervention d’un technicien (démontage d’un meuble) ou qui supposaient l’utilisation d’appareils que l’on ne trouve que dans les laboratoires (radiographie, test
de thermoluminescence).
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Puis, il y a une vingtaine d’années, la Cour de cassation a rendu un
arrêt dans lequel elle a déclaré que “l’expert qui affirme l’authenticité
d’une œuvre d’art sans assortir son avis de réserves, engage sa responsabilité sur cette affirmation”. Depuis lors, la haute juridiction a
énoncé à maintes reprises la même formule, et les juges du fond ont
admis, pour la plupart, que l’expert était désormais soumis à une obligation de résultat. Mais d’autres ont continué de considérer que l’expert n’avait qu’une obligation de moyens et certains n’ont pas craint
de le dire explicitement : l’expert est “tenu à une simple obligation de
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moyens et non pas de résultat ”.
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SEPTEMBRE 2014
Obligation et responsabilité
Il est clair que, selon que l’on considère que l’expert a une obligation de
résultat ou une obligation de moyens, l’on apprécie de façon très différente sa responsabilité. Dans le premier cas, l’on fait abstraction des
problèmes auxquels s’est heurté l’expert, des difficultés qu’il a pu rencontrer, pour ne retenir que l’exactitude – ou l’inexactitude – de ses
conclusions. Dans le second, l’on doit se demander si l’expert a bien
procédé à toutes les investigations qui s’imposaient, compte tenu des
moyens qui lui étaient accordés. Bref, dans l’hypothèse d’une obligation de résultat, l’on juge de la justesse de ses conclusions ; et dans
celle d’une obligation de moyens, de la pertinence de sa démarche.
Doutes et investigations complémentaires
Lorsqu’on s’efforce d’apprécier la pertinence de la démarche de l’expert, dans le cadre de l’obligation de moyens, l’on doit avoir présent à
l’esprit certaines règles essentielles. Mais, réciproquement, si l’on
applique ces règles, c’est que l’on se place dans le cadre de l’obligation
de moyens. Parmi ces règles, il en est une qui paraît évidente : lorsque,
compte tenu des éléments dont on dispose à une époque donnée,
l’authenticité d’une œuvre d’art semble ne faire aucun doute, l’expert
n’est pas obligé d’effectuer des recherches complémentaires. C’est la
position qu’ont adoptée, au cours de ces dernières années, certains
juges du fond. Ils ont, de ce fait, implicitement admis que l’expert avait
une obligation de moyens et non de résultat.
C’est ainsi que, dans l’affaire Taueber-Arp, la cour d’appel de Paris, par
un arrêt du 25 mai 2012, a déclaré que le commissaire-priseur (celuici n’ayant pas sollicité le concours d’un expert, assumait la responsabilité de l’expertise), “qui n’avait aucune raison de mettre en doute
l’authenticité de l’œuvre présentée à la vente, n’a commis aucune
faute en s’abstenant de procéder à des investigations complémentaires”. En effet, l’authenticité de la gouache en question était attestée par Hans Arp, le mari de l’artiste, et elle avait figuré dans la rétrospective consacrée à son œuvre, organisée par ce dernier. Mais une
analyse scientifique avait ensuite révélé que le papier sur lequel elle
avait été exécutée avait été fabriqué plus de cinq ans après la mort de
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Sophie Taueber-Arp. La Cour de cassation a pourtant rejeté le pourvoi
formé contre l’arrêt de la cour de Paris.
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Dans un jugement récent, le tribunal de Paris a adopté le même point
de vue. Une aquarelle avait été adjugée, dans une vente qui s’était
déroulée à l’hôtel Drouot, le 25 novembre 2005, comme une œuvre de
Mikhaïl Vrubel. Elle était accompagnée d’un certificat d’authenticité
délivré par Mikhaïl Guermann, le spécialiste de l’artiste, certificat qui
fut remis à l’acquéreur. Lorsqu’il apparut que cette aquarelle n’était
pas authentique, l’acheteur engagea une action en responsabilité
contre l’expert de la vente, Christophe Z... Mais le tribunal le débouta
de sa demande en déclarant que “le tableau bénéficiant d’un certificat
d’authenticité du spécialiste de l’artiste, il ne peut être fait grief à l’expert de ne pas avoir effectué des analyses complémentaires”.
Il faut cependant signaler que, moins d’un mois plus tôt, le même tri-
Le palais de justice de Paris. © DR
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bunal avait adopté la position inverse. Le litige portait sur la vente
d’un tableau présenté comme une œuvre de Chaïm Soutine, qui
s’était révélé faux. Il était pourtant accompagné d’un certificat de
Madeleine C..., la spécialiste de l’artiste. L’acheteur avait intenté une
action en responsabilité contre le commissaire-priseur et l’expert. Et
le tribunal de Paris lui avait donné gain de cause : “En affirmant que
le tableau litigieux était authentique, quelles qu’aient été les données
acquises sur ce tableau au moment de leurs interventions et le
contenu de l’attestation de Mme C..., (le commissaire-priseur et l’expert) ont engagé leur responsabilité civile délictuelle à l’égard de
(l’acheteur)”. Autant dire que les juges, qui avaient tenu à rappeler
que “le commissaire-priseur ou l’expert qui affirme l’authenticité
d’une œuvre d’art, sans assortir son propos de réserve, engage sur
cette seule affirmation, sa responsabilité délictuelle à l’égard de l’acquéreur victime d’une erreur”, avaient admis que les intéressés
avaient une obligation de résultat...
Les convictions à l’époque de l’expertise
Comme nous venons de le voir, certains juges admettent que l’expert
n’engage pas sa responsabilité en garantissant l’authenticité d’une
œuvre lorsqu’il possède un certificat délivré par le spécialiste de l’artiste. Et d’autres professent une opinion contraire. On peut élargir le
débat en examinant le cas où, lorsque l’expert s’est prononcé, tout le
monde considérait que l’œuvre était authentique, la vérité n’ayant
éclaté que plus tard.
Là encore, les juges adoptent deux positions opposées, soit qu’ils
retiennent la responsabilité de l’expert, soit qu’ils l’écartent. C’est
exactement ce qui s’est passé dans l’affaire de La Faunesse à
genoux, une sculpture en bronze, vendue comme une œuvre de
Rodin, exécutée dans l’atelier d’Alexis Rudier, et qui s’est révélée
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inauthentique. Le tribunal de Paris a pourtant rejeté la demande
de dommages intérêts présentée par l’acheteur à l’encontre du
commissaire-priseur et de l’expert, car ceux-ci n’avaient pas,
selon lui, commis de faute : “S’il est aujourd’hui établi que l’attribution de la fonte à l’atelier d’Alexis Rudier était erronée, il n’est
pas démontré qu’au moment de la vente, cette attribution était
[...] imprudente”.
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Mais la cour d’appel de Paris a pris le contre-pied de cette position
en citant la formule de la Cour de cassation : “Il convient de rappeler
qu’à l’égard de l’acquéreur d’une œuvre d’art, victime d’une erreur, le
commissaire-priseur et l’expert qui affirment l’authenticité d’une
œuvre d’art, sans assortir leurs propos de réserves, engagent leur
responsabilité sur cette seule affirmation”. Et elle a condamné ceuxci à indemniser l’acheteur.
Incertitude
Bref, les juges considèrent tantôt que l’expert a une obligation de
moyens et tantôt qu’il a une obligation de résultat. Plus étrange : dans
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l’affaire qui portait sur la vente du (faux) Vrubel, le tribunal a admis,
semble-t-il, que le commissaire-priseur avait une obligation de résul9
tat, et l’expert, une obligation de moyens .
On comprend que les intéressés aient quelque mal à s’y retrouver.
1 Civ. 1re, 7 nov. 1995, n° 93-11418.
2 Paris, pôle 2, ch. 1, 15 janvier 2014, RG n° 12-15274.
3 Civ. 1re, 10 juillet 2013, n° 12-23773.
4 TGI Paris, 4e ch., 1re sect., 17 juin 2014, RG n° 12-17385.
5 TGI Paris, 22 mai 2014, RG n° 09-06264.
6 TGI Paris, 23 février 2010, RG n° 08-05098.
7 Paris, pôle 2, ch. 2, 18 janvier 2013, RG n° 10-12650.
8 TGI Paris, 4e ch., 1re sect., 17 juin 2014, RG n° 12-17385.
9 En effet, le tribunal estime, d’une part, que “le commissaire-priseur est tenu de donner des indications exactes dans les
catalogues mis à disposition des acheteurs et engage sa responsabilité en cas d’affirmation inexacte, sans qu’il soit nécessaire de caractériser sa faute” (obligation de résultat) et, d’autre part, que l’expert n’est pas tenu “d’effectuer des analyses
complémentaires” puisqu’il possède un certificat d’authenticité délivré par le spécialiste de l’artiste (obligation de moyens).
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