extraits - Le Monde
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Edith de La Héronnière La ballade des pèlerins (extraits) Les sensations sont hypertrophiées. Ce qui, en temps ordinaire, disparaîtrait dans la banalité ambiante prend ici une ampleur inquiétante. Serions- nous sous amphétamines ? Un repas de pain et d'ail pris au bord du chemin tourne au festin. Nous sommes pieds nus dans l'herbe de juin. Le pain, légèrement rassis, a un goût de noisette avec un arrière-fond de champignon exhalé par les taches de moisi dont il est piqué. Et l'ail que nous croquons nous incendie le gosier de sa senteur puissante de lis et d'asperge réunis. Quelques gorgées d'eau accompagnent ce banquet qui n'a d'égal que la broutée de sainfoin des vaches alentour. Le chemin vous fait abandonner le monde profane. C'est un état particulier. Tout marcheur le répète. Les détails de la végétation, la texture des pierres prennent de l'importance du fait qu'ils lui sont associés. Fourmis, mouches, guêpes et moustiques sont véritablement de la partie. Bestioles et baladeurs se disputent les mêmes morceaux de fromage, les mêmes fruits blets, les mêmes carrés d'herbe et nul ne pourrait dire qui envahit la couche de l'autre. Les insectes se gardent des marcheurs ; une prudence génétique leur permet d'éviter de justesse le pas qui détruit la fourmilière ou la main qui les chasse. En revanche, ils se précipitent à l'odeur d'un sang frais à vampiriser : la chair humaine se fait rare sur ces chemins oubliés. Saint Benoît Labre se prêtait volontiers à cette dégustation car il trouvait du charme au parasitisme. Des grâces particulières lui permettaient d'accueillir dans les replis de sa personne des colonies de puces et de poux, créatures aimées de Dieu - et de Dieu seul. La vulnérabilité des insectes nous a été transmise. Je me sens malmenée par les vents : j'ai les ailes froissées, les membres gourds, les vêtements collés. Il me faut émerger du cocon, m'en extraire fil à fil. L'inconfort est partout. Mais qu'est-ce que l'inconfort, sinon un changement d'habitudes ? La pluie détrempe, les ampoules gonflent, les herbes hautes déclenchent des éternuements frénétiques. Chaque soir, je me dis que le pire est franchi, que l'on a dépassé tout ce que l'on peut imaginer de difficulté physique. Et pourtant, chaque jour, la limite est repoussée. La notion même de « pire » a volé en éclats. Faire un effort, sortir de la torpeur délicieuse de cette soirée, remonter la pente du sommeil, entrechoquer mes neurones pour leur faire rendre quelque étincelle. Mais non, ce n'est décidément pas possible. Je pique du nez, et ce faisant baisse les yeux. Soudain, que vois-je dans mon assiette ? Un ver se tortille au sein de la tranche de bleu d'Auvergne, il me réveille en sursaut. Avaler ou ne pas avaler, me demandé-je, tandis que Monsieur Marc développe un discours anticartésien. » Descartes inutile et incertain -, disait Pascal. Je jette un ail aux trois autres qui n'ont rien vu, Dieu merci ! Ils ont tenu à commander un repas végétarien et voici que le fromage se trouve investi de cette viande clandestine. Des mots me viennent aux lèvres. Les prononçé-je ou non, comment savoir ? - Credo quia absurdum. - Tertullien me trotte en tête. Absurdum, telle m'apparaît soudain notre grande balade. Absurdum, notre présence crottée en ces lieux raffinés. Absurdum, le portrait de Descartes accroché au mur audessus de la table. Que fait-il là, ce philosophe ? Pourquoi lui, à l'heure où nous l'éreintons ? Et le ver dans le fromage ? Absurdum, incongru. Les voilà qui lèvent leurs verres en faisant le 1 serment de brûler le Discours de la méthode à leur retour. Mais quelle folie de parler de retour. Comment revenir d’une pareille promenade ? Que font-ils là, d'ailleurs, dans ces eaux où flottent à leurs côtés Héraclite et Teilhard de Chardin, toutes barrières temporelles abolies. Au- rais-je trouvé en Monsieur Marc un vrai philosophe, l'un de ceux que la philosophie a un jour bouleversés. Je ne crois pas à la philosophie comme discipline intellectuelle, mais comme un pain qui nous est donné si nous mourons de faim. Le peregrinus est un étranger. Parti pour un pays lointain, il bat la campagne, traverse la cità sans s'arrêter, pas encore apatride, mais rendu expatride par cette sortie à l'extérieur de ses terres habituelles. On peut le prendre pour un voyageur. Mais cela ne suffît pas : il y faut un ingrédient plus radical que je nommerai le désarroi. Il est mis en désordre, désarroyé, bousculé, retourné. Le monde devient étrange et singulièrement difficile. Il y perd son latin. Il ne maîtrise plus, ni l'espace trop vaste, ni la douleur trop vive, ni l'infiniment petit - ces broutilles qui s'enroulent comme des algues autour de l'hélice et finalement la paralysent. Il faut du temps ( u n i n s t a n t p a r f o i s ) p o u r c o m p r e n d r e q u ' e n t r e c e s microparticules et l'infiniment grand il n'y a aucune différence de nature, mais peut-être seulement des degrés de cuisance. -Je vous attendais, dit l'homme en gris. J'ai lu dans l’Éveil de la Haute-Loire que quatre pèlerins étaient partis du Puy. Je me suis dit que vous alliez bien finir par passer ici. Saugues était un nœud de rencontre entre pèlerins venus du Cantal, du Puy-de-Dôme et de Brioude. Plusieurs chemins s'y retrouvaient, dont celui-ci, sur le plateau, un chemin que l'on évitait avant la Révolution à cause de la bête de sinistre mémoire. A Saugues, on s'attendait. L'attente est généreuse. Elle bâtit des royautés. Sait-on bien ce que c'est que de n'être pas attendu ? Toute l’étrangeté est là : pas un mot d'accueil, pas un regard vers la lisière d'où arrivera le bienvenu. Pas d'espoir ni de réjouissance, ni de petits plats dans les grands, ni d'enfant qui se hausse sur la pointe des pieds pour vous voir arriver, vous, chargé de merveilleux, baigné de vent du large. Pas d'attente. -Je vous attendais, reprend l'homme en gris dont une croix au revers du veston signale discrètement la condition cléricale. Autrefois, des ordres étaient voués à l'attente. Les hôpitaux et hospices jalonnaient les chemins de l'occident. Ils recueillaient les va-nu-pieds, tous ceux-là qui arrivaient le soir, las et sauvages, les yeux brillants, le visage émacié, étrangers venus d'Italie, des Pays-Bas, de Cologne, des Flandres, fatigués de leur étrangeté, ayant perdu toute identité à force de n'être plus attendus depuis longtemps. Ils boitaient, saignaient des pieds, certains pleuraient d'épuisement, d'autres, blêmes et muets, se mouraient. L'extrême fatigue dispense un abandon, une douceur. C'est un état lucide et sans défense, une sorte d'état de grâce. Ce soir, au sortir du Gévaudan où nous avons essuyé tous les orages possibles, on pourrait me demander de marcher encore toute la nuit, de courir ou d aller sur les genoux ; on pourrait m'annoncer qu'il n'y aura pas de souper ni d'endroit où s'étendre, je le prendrais avec sérénité. C'est un état de non-défense rarement accessible en temps ordinaire, sans doute parce que nous ne sommes pas assez « lessivés ». En route se perdent les illusions. Le sentiment ne prévaut plus. Il n'y a pas une seconde pour les retours sur soi, pour le bonheur ou le malheur - ces états liés aux temps de paix. En temps de guerre, il n'y a pas de place pour le lyrisme, les extases paysagistes, l'enchantement géographique. Parfois un sol, un ciel vous saisissent au corps et vous font perdre la tête. Vous 2 souffrez du pied, du dos, de votre mésentente, mais ce n'est pas du malheur et, quelques mètres plus loin, discorde et douleur sont oubliées. Les cicatrices se ferment vite. L'âme - que serait-ce d'autre que l'âme ? - devient un grand ciel de tempête où les nuages, les orages et le bleu de l'azur se succèdent à une vitesse extraordinaire sans qu'y subsiste trace de ces états, lents et pétris d'ennui, que sont le bonheur ou le malheur. La vie ambulatoire ne procure aucune planche de salut et très vite, si vous avez la foi, les prières ne franchissent plus le seuil de vos lèvres sinon sous forme d'imprécations. Bon blasphème vaut prière sur ce mystique parcours où les Ave et les Pater Noster ne parviennent vraiment aux oreilles divines que soutenus de « putain de Dieu » et de « bordel de foutre ». Des détails très simples vous enchantent, vous charment, vous font rire, vous mettent au bord des larmes. La fragilité est extrême. La mesure est comble. Nous nous excédons : une saturation épidermique a envahi notre espace de survie. Je rêve de prendre la tangente. Être seule, enfin ! Me sauver ! Une telle catastrophe relationnelle peut se produire chez les couples âgés. La parole perd sa raison d’être le jour où le vieillard sait à l'avance tout ce que va dire sa vieillarde : ce qu'elle aimerait dire, ce qu’elle dira sans le penser, ce qu'elle pensera sans le dire, ce qu’elle ne pourra jamais dire et ce quelle n'aura jamais l'idée de penser. Si bien qu'en fin de compte il ne reste aucune place pour l'imprévu, le saugrenu ou l'impromptu. Ni même - et là les choses sont graves - pour l'inconnu en lequel la vie puise son charme et son piquant. Alberto Savinio a donné un nom savant à cette maladie qu'il désigne sous le nom d'intoxication : paragnoristikamai - « Nous nous sommes trop connus ». Dans un cas pareil, le vieillard cherchera à rajeu nir sa compagnie, tandis que la vieillarde, d'un tempérament moins aventureux mais tout aussi déterminé, se rabattra sur les œuvres pieuses. Chacun cherchera le moyen de s'évader d'un univers aussi concentrationnaire. Des évasions, voilà ce dont nous manquons délibérément. Nous avons tissé la toile de notre prison et ne saurons en sortir avant la fin : elle ne se déchire pas, ne se détisse pas. Le seul salut sera de se l'incorporer afin d'en faire le tremplin d'un envol. Le réel agit comme un solvant : il décompose les molécules de l’attente. Le ciel, la route, les pas. Les pas, la route, le ciel. L'infini dans chaque enjambée. Mais si par malheur le temps se rappelle à nous - l'attente d'un point d'eau, un repère au loin, que sais-je ? - si l'on songe que ces pas mènent vers un but dans ce pays de l'illimité, la marche tourne au désespoir. Les minutes s'étirent et l'on peut mourir de ce quart d'heure précédant le prochain village parce que ce quart d'heure est éternel. Au-delà, il ne sera plus possible de redevenir ce que l'on était. Vient un moment où se séparent les divers alliages dont est faite notre vie. Le plus pur de nous-mêmes coule au fond et cela s'accompagne d'un grand naufrage de surface. Il arrive que la vie se décante soudainement, comme si le soleil avait tourné d'un quart, n'éclairant plus les mêmes réalités ni les mêmes importances. La parole, si elle ne se situe pas sur un fond de silence, devient bavardage ; les sécurités habituelles prennent une tournure figée. D'urgente, la vie n'en devient que plus légère. S'éloignent ceux qui ne supportent pas cette légèreté-là ; restent les autres, les saints en amitié, ceux qui restent toujours quoi qu'il arrive. 3 Des moulins à eau enjambent les ruisseaux qui serpentent dans les prés. L'herbe est très haute, verte et tendre sous les pas. Est-ce possible de changer si brutalement de monde ? Nous pénétrons en pays celtique. Le climat doux et humide fait un contraste étonnant avec la Castille dont on sort à peine. Landes, granit et murets de pierre rappellent la Bretagne, une autre fin des terres. J'aimerais m'enfouir et dormir dans cette herbe, y retrouver l'immobilité et la fraîcheur perdues. Mais il y a le Chemin. Tous les chemins. Pierreux, pavés, boueux, cagneux, herbeux, caillouteux, parfois si généreux que la rivière voisine y transplante son lit. Bordés d'aubépines ou d'une rangée de chênes, caressés de fougères, tapissés de bruyère, ombragés de châtaigniers ou de noisetiers. Chemins dits « de terre », anciennes voies romaines, sentiers de forêts, chemins de halage, chemins creux de Galice, pistes arides de Castille, chemins à travers les prairies, les bois, longeant une rivière ou suivant patiemment un canal, grimpant dans les montagnes ou descendant à pic au fond des gorges. Ils ont leurs noms : chemin du bois, chemin vieux, camino galiego, camino francês, Via Agrippa, camin conquet. Compostelle les a sacralisés, si bien qu'à la fin le moyen l'a emporté sur la fin. Il a même donné son nom aux villages qui le bordent, comme le font les saints. Rome, tous les chemins y mènent, aucun n'importe donc. Jérusalem, les anciens paumiers l'atteignaient surtout par bateau. La Mecque, il n'est pas question d'y aller autrement qu'en avion. Compostelle existe avant tout par son Camino : la Voie lactée. La médiation porte en elle-même sa valeur. Le chemin restera un secret que les guides et les manuels ne perceront jamais tout à fait car il est changeant. Si l'on s'y égare, c'est pour mieux s'y retrouver. On s'y perd intelligemment, c'est-à-dire que l'on a tout à gagner à s'y perdre. C'est alors qu'il vous emmène à la fête et vous introduit à des mondes que vous n'auriez jamais connus si vous étiez sûr de votre chemin. Mais on n'est jamais sûr de son chemin, et pourquoi le serait-on ? Couper, traverser, relier, disparaître, s'inventer : ses fonctions sont magiques. La sédentarisation les a rendues délicieuses. Au bout de chaque village, sa ligne de fuite invite au départ ou au retour. Comme il devenait difficile de sortir des villes, on inventa le chemin de fer. Quant aux chemins des airs, seul un contrôleur du ciel (terrible fonction !) saurait en parler, mais on peut supposer que leur réseau n'est pas de tout repos. Trame secrète, presque oubliée, que l'on tend à rayer. Trame désormais inutile. Nous n'avons plus besoin des chemins. Ils seront effacés par le remembrement. Mais on les verra toujours d'avion, comme les voies romaines ou les villas gauloises. Ils seront vus du ciel. En attendant, le fait de les savoir là nous apaise. Aussi longtemps que nous aurons les chemins nous aurons les départs sans horaires et sans destinations. Car le chemin se moque pas mal du temps, des panneaux et des évaluations kilométriques. 4