Les villes inscrites au Patrimoine culturel mondial au - e

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Les villes inscrites au Patrimoine culturel mondial au - e
Reconnaissance internationale des héritages culturels
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Les villes inscrites au Patrimoine culturel
mondial face au défi du développement durable :
Le cas de Suzhou (Jiangsu, Chine)
Guillaume Giroir 1
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espaces urbains à l’aube du xxie siècle • pups • 2010
En 1972, la conférence générale de l’UNESCO a adopté la convention
concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel à partir du
postulat selon lequel certains lieux ont une valeur universelle exceptionnelle.
Une liste des sites à protéger a été établie et enrichie au fil des ans. En 2007,
851 sites y ont ainsi été inscrits par l’UNESCO, dont 660 biens culturels,
166 sites naturels et 25 espaces mixtes situés dans 180 états‑parties. Pour sa
part, la Chine compte 35 sites inscrits depuis 1987, parmi lesquels figurent
aussi bien des montagnes, des parcs naturels, des grottes, des vieilles villes ou
villages, des palais, temples, tombes et mausolées, des ouvrages d’art et des
jardins. Les « jardins classiques de Suzhou » en font partie depuis 1997, avec
une extension en 2000. Plus généralement, la vieille ville de Suzhou (Suzhou
gucheng, 14 km²) constitue l’une des villes historiques les plus emblématiques
de Chine et, à ce titre, l’un des hauts‑lieux touristiques du pays. En 2006,
elle a accueilli 41 millions de touristes chinois et 1,8 million de touristes
étrangers.
Néanmoins, le vieux Suzhou fait partie d’un ensemble beaucoup plus vaste,
comprenant la municipalité de Suzhou (8 488 km², 6,12 millions d’habitants fin
2006), l’une des régions urbaines et industrielles les plus dynamiques de Chine.
Le modèle de Suzhou fait partie des centres majeurs du miracle économique
du pays. En 2006, la municipalité a réalisé un volume d’importations et
d’exportations de 173 milliards de $ ; sur les 94 milliards de $ d’exportations (en
augmentation de 30 % par rapport à 2005), plus de la moitié est représentée par
des produits de haute technologie. Elle pèse plus de 22 % du PIB de la puissante
province du Jiangsu et 59 % de ses exportations.
1 Professeur des Universités, Université d’Orléans.
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La question de l’équilibre entre protection patrimoniale et développement
économique s’y pose donc en termes particulièrement aigus. L’objectif de
cette étude est d’analyser les réponses aménagementales apportées à cette
contradiction en évaluant à la fois leur validité et leurs limites. Elle s’appuie
sur une enquête de terrain menée en octobre 2003 à partir d’observations
directes, et surtout d’entretiens approfondis avec les responsables du Bureau
de la planification urbaine de Suzhou et du Bureau des ressources foncières
et géologiques et de l’utilisation du sol de Suzhou 2 ; données complétées par
diverses recherches documentaires.
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Le patrimoine urbain de Suzhou et sa politique de protection
Suzhou, un patrimoine urbain exceptionnel mais menacé
Cité vieille de plus de 2 500 ans, ancienne capitale du royaume de Wu à
l’époque Printemps et Automnes, Suzhou accumule les surnoms évocateurs et
élogieux : « Venise d’Orient », la « capitale de la soie », le « monde des jardins »,
le « pays d’abondance ». Le célèbre proverbe : « Au‑dessus du ciel, il y a le
paradis, au‑dessous il y a Suzhou et Hangzhou », témoigne également de la place
toute particulière qu’occupe l’antique cité dans l’imaginaire chinois. La ville a
relativement peu évolué par rapport à son allure ancienne, telle qu’elle apparaît
sur une célèbre stèle de la dynastie Song.
Elle présente la spécificité d’avoir conservé un vieux centre associant des
jardins remarquables et un système de canaux (pl. LXXXVI). Toute entière
entourée de canaux, elle est aussi quadrillée par un véritable réseau de voies
d’eau, avec trois canaux d’ouest en est, et trois autres canaux du nord au sud.
Ces canaux sont parallèles aux rues et ruelles et sont franchis par 163 ponts
de pierre de style traditionnel. Au bord des canaux et des ruelles s’alignent des
maisons de tuiles grises avec des murs blanchis. Surtout, les jardins de Suzhou
représentent la forme la plus raffinée des jardins classiques chinois 3. En Chine,
deux grands types de jardins peuvent être distingués, les jardins impériaux de
Pékin et les jardins privés de Suzhou. Les deux grands maîtres du paysagisme
2 Cette enquête de terrain a fait partie d’une mission franco‑chinoise menée dans le bas Yangzi
et conduite par le professeur Cai Zongxia, de l’Académie des sciences de Chine.
3 « Chine », Revue du patrimoine mondial, n° 36, n° spécial, Éditions de l’UNESCO, 2004.
« Jardins classiques de Suzhou », Revue du patrimoine mondial, n° 13, Éditions de l’UNESCO,
1999.
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guillaume giroir Patrimoine mondial et développement durable : le cas de Suzhou
chinois, Ji Cheng et Wen Zhengheng, à l’origine de traités fondamentaux sur
les jardins, étaient tous deux natifs de Suzhou. Entre le xvie et le xviiie siècle,
la ville de Suzhou, à son apogée, comportait deux cents jardins à l’intérieur de
ses remparts ; d’où son surnom de « Paradis terrestre ». Les jardins classiques de
Suzhou, aménagés entre le xie et le xixe siècles, cherchent à recréer les paysages
naturels en miniature et associent harmonieusement la maison et la nature.
Parmi ces jardins, neuf atteignent une qualité exceptionnelle (notamment
le jardin « de l’humble administrateur », le jardin « attardez‑vous », le jardin
du « maître des filets », le jardin nommé « villa de la montagne étreinte
de beauté »).
Ce patrimoine exceptionnel a subi jusqu’à une histoire récente de sérieux
dommages. À Suzhou comme dans les autres villes historiques chinoises, la
période semi‑coloniale, le « grand bond » en avant et la Révolution culturelle
ont provoqué des dommages parfois irréparables au patrimoine : destruction
des monuments, occupation des sites par des unités de production ou l’armée,
absence de zonage des fonctions, atteintes à l’environnement. Le cas du jardin
des « cinq pics » (Wufeng yuan) illustre les vicissitudes du patrimoine de Suzhou
avant la période de protection post‑maoïste. Petit jardin créé à l’époque Ming,
il a été en partie converti en logements et en dépôt de charbon entre 1937
et 1945. Après 1949, le dépôt de charbon a été supprimé, mais l’étang a été
comblé et deux rochers se sont écroulés. De même, alors que la longueur
totale des canaux a atteint 82 km à son maximum historique, elle est tombée
à 35 km dans les années 1980 4. Les remparts de la ville ont été rasés dans les
années 1950.
Au cours des années 1970, et surtout 1980, l’essor considérable des industries
collectives est venu aggraver la crise urbaine. La ville, créée sur les bords du
Grand canal au vie siècle av. J.‑C., est devenue l’éponyme d’un modèle de
développement (Suzhou ou Sunan moshi, modèle de Suzhou ou du Jiangsu du
Sud), épicentre du décollage économique de la Chine ; d’où la prolifération des
usines de sous‑traitance pour Shanghai ou l’étranger en position suburbaine,
mais aussi souvent intraurbaine.
Les symptômes de la crise du centre de Suzhou se sont multipliés :
inadaptation croissante des vieux quartiers à la circulation automobile,
4 J. Fresnais, La Protection du patrimoine en République populaire de Chine, 1949‑1999, Paris,
CTHS, 2001, p. 383.
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phénomène aggravé par l’omniprésence des canaux (équivalent à 9 %
de la surface de la ville), multiplication et extension sauvages des usines
(environ 300 dans le vieux centre) et des dortoirs, pollution sévère des
eaux, notamment en raison de la forte concentration d’usines de papier, de
teinturerie et d’entreprises métallurgiques, caractère dégradé des berges des
canaux entourant la ville.
Politique de protection du vieux centre
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Dès le début des années 1980, mais surtout à partir des années 1990, divers
processus ont convergé en faveur d’un modèle de développement intégrant
davantage croissance économique et préservation du patrimoine urbain.
Certains d’entre eux concernent l’ensemble de la Chine. Il s’agit notamment
de la prise de conscience du caractère unique des villes historiques : ainsi, dans
la loi relative au patrimoine culturel de la Chine (Zhonghua renmin gongheguo
wenwu baohu fa) promulguée en 1982, la Chine a reconnu l’existence des villes
historiques et culturelles, et donc la nécessité de protéger ce patrimoine urbain.
Dans la liste officielle, leur nombre est passé de 24 à 62 actuellement 5. D’autres,
au contraire, sont largement spécifiques à la ville de Suzhou. En effet, le modèle
du développement des industries rurales a commencé à montrer ses limites et
ses effets pervers, en révélant à la fois le gaspillage des ressources en matières
premières, l’absence des économies d’échelle, la faiblesse de l’innovation, la
médiocrité de la qualité des produits, mais aussi la désorganisation spatiale. De
plus, la congestion de l’agglomération de Suzhou est devenue une source de
déséconomies croissantes, tandis que, dans le cadre d’une intense concurrence
locale, la réhabilitation du vieux centre est apparue comme un moyen de
renforcer l’attractivité et le secteur touristique de la ville. Pour toutes ces raisons,
Suzhou a eu un rôle pionnier en Chine en matière de développement durable 6.
Désormais, la ville de Suzhou figure aussi parmi les quatre villes chinoises
prioritaires pour la protection du patrimoine urbain, avec Pékin, Hangzhou
et Guilin.
5 Ibid.
6 E. Baye, D. Lorrain, La Protection de l’environnement et les éco‑industries dans la région de
Shanghai. Réglementations, institutions, industrie, Paris, Secrétariat d’État à l’Industrie,
Études, décembre 1997.
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L’élaboration de la politique de protection du patrimoine de la vieille ville
de Suzhou a été progressive. Les principales dates marquantes concernant la
protection du vieux Suzhou sont les suivantes :
Si les premières mesures ont été prises dès le début des années 1980 pour
réparer les dommages les plus criants occasionnés par la Révolution culturelle,
c’est surtout à partir du milieu des années 1990 qu’elle a pris une consistance
particulière. La création des nouveaux espaces urbano‑industriels en périphérie
a été conçue pour alléger la pression sur le vieux centre. La ville a été la première
en Chine à adopter un Règlement de gestion et de sauvegarde des parcs et jardins
de Suzhou (Suzhou yuanlin baohu he guanli tiaoli), élaboré conjointement par le
gouvernement municipal de Suzhou, le Service de la planification urbaine et le
Bureau de gestion des parcs et jardins de la ville, et ratifié en 1996 7. L’inscription
des jardins de Suzhou à la liste du patrimoine mondial de l’humanité en 1997
a non seulement consacré l’intérêt esthétique et culturel universel de la partie
ancienne de la ville mais aussi fait accéder le mode de gestion de ce patrimoine aux
normes internationales. La labellisation des jardins par l’UNESCO, l’organisation
de conférences internationales, la participation au réseau mondial de villes
historiques a exercé une pression accrue en faveur d’une protection plus stricte.
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1982 Inscription de Suzhou sur la liste des villes historiques et culturelles prioritaires de Chine
1986 Création du Suzhou New District (SND) à l’ouest de Suzhou
1993 Participation de Suzhou à l’Organisation des villes du patrimoine mondial, fondée en
septembre 1993 à Fès (Maroc) pour contribuer à mettre en œuvre la convention du
patrimoine mondial créé par l’Unesco en 1972
1994 Création du Suzhou Industrial Park (SPI) à l’est de Suzhou
1996 Règlement de gestion et de sauvegarde des parcs et jardins de Suzhou
1997 Inscription de quatre « Jardins classiques » de Suzhou sur la liste du patrimoine de
l’humanité par l’UNESCO
1998 « Déclaration de Suzhou » de 22 maires de villes chinoises et européennes sur la
Coopération pour la sauvegarde et le développement des villes historiques
2000 Classement de cinq autres Jardins classiques sur la liste de l’UNESCO
2001 Nouveau district à la place de l’ancienne cité de Wuxian 2001 Classement du musée de l’opéra de Kunqu comme chef‑d’œuvre du patrimoine culturel
oral et intangible par l’UNESCO
2002 Périmètre de protection de l’ensemble du vieux Suzhou 2004 Suzhou, siège de la 28e conférence sur le patrimoine culturel mondial (World Cultural
Heritage)
7 J. Fresnais, La Protection du patrimoine en République populaire de Chine, op. cit., p. 196.
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Cette politique s’est accompagnée d’une série de mesures pratiques. Ainsi,
un périmètre de protection de la ville historique de Suzhou a été institué. Il
correspond principalement au quadrilatère de la vieille ville entourée par des
canaux, mais aussi un axe est‑ouest allant jusqu’à la zone de Fengqiao, et un
autre axe sud‑est/nord‑ouest aboutissant à la colline du Tigre. Au total, la partie
ancienne de Suzhou s’étend sur environ 14 km². La fermeture et le transfert des
usines hors du centre ont été accélérés et sont en cours de réalisation. À l’heure
actuelle, quelques friches industrielles subsistent.
Le gouvernement municipal a aussi institué une limitation de la hauteur des
nouveaux bâtiments à neuf ou vingt-quatre mètres dans la partie ancienne, selon
la nature du patrimoine environnant. À la différence notable de la plupart des
villes chinoises, le vieux Suzhou a été épargné par la verticalisation et reste donc
une ville basse. Nombre de rues ont été reconstruites en fonction d’un processus
de marchandisation et de mise en tourisme systématique. Certaines rues ont
été piétonnisées et rénovées. C’est le cas notamment de la rue commerciale
piétonne de Guanqian, au centre du vieux Suzhou, devenue un axe où se mêlent
boutiques et temple taoïste. La rue Shiquan, quant à elle, située près du jardin
du « maître des filets », vers le sud, est devenue le cœur d’un quartier de style
Ming ou Qing associant boutiques de vente d’objets artisanaux, restaurants
traditionnels et maisons de thé. Des mesures de protection de vieux bâtiments
ont été prises, notamment dans la partie centrale de la vieille ville.
Véritable symbole de Suzhou, la longue rue Shantang (district de Jinchang),
datant de 825 ap. J.‑C., reliant sur 3 600 m le vieux Suzhou à la colline du
Tigre, a fait l’objet de grands travaux selon le principe « rénover selon l’ancien
état » 8. L’ancienne résidence de Wu Yipeng a été convertie en musée historique
et culturel de Shantang ; de même que la maison de la guilde Dingzhou
transformée en musée. Le musée du Costume du Jiangnan a été restauré.
Un ancien théâtre est désormais un lieu de spectacles de danses et d’opéra.
Dans la partie orientale de la rue Shantang, les célèbres boutiques‑ateliers ont
été rénovées. Érigé en « rue culturelle traditionnelle » et rappelant la période
où Suzhou était la cité la plus importante de Chine du sud, ce corridor a été
inauguré en 2004.
Les parcs et jardins de Suzhou ont fait l’objet depuis le début des années 1980,
et surtout le milieu des années 1990 de diverses mesures de protection et de
8 Bi Mingxin, « Renovation project brings Suzhou’s history to life », People’s Daily, 20 avril 2007.
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Les limites de la politique de protection du vieux centre
Toutes ces actions en faveur de la protection du vieux Suzhou comportent
toutefois de nombreuses limites. Dès leur mission menée à Suzhou en avril
1997 pour valider la demande d’inscription de quatre jardins sur la liste du
patrimoine mondial, les experts de l’UNESCO ont appelé les autorités de la ville
à prendre les mesures adéquates pour pallier les effets indésirables prévisibles
de cette promotion et ont recommandé d’étendre la zone inscrite à l’ensemble
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programmes de réhabilitation. Le classement des jardins comme vestiges culturels
d’importance nationale a été progressif : il est intervenu dès 1961 pour les jardins
« de l’humble administrateur » et « attardez‑vous », mais seulement en 1982 pour
le jardin « du maître des filets » et 1988 pour la « villa de la montagne étreinte de
beauté ». Les étangs comblés et les rochers endommagés ont été progressivement
remis en état. Ainsi, le « jardin du lion » a‑t‑il été réhabilité en 1999. Les jardins
bénéficient néanmoins de divers niveaux de protection : parmi les 71 parcs et
jardins de la vieille ville, 27 bénéficient d’un classement de rang municipal, 5 de
rang provincial, et 4 de rang national. En 1997, Suzhou a obtenu le classement
par l’UNESCO de quatre jardins (Zhuozheng yuan, Liu yuan, Wangshi yuan,
Huanxiushan yuan) sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. En 2000,
cinq autres ont été inscrits. Les jardins sont entourés par un premier « périmètre
de protection » (baohu fanwei), lui‑même compris dans une seconde « zone de
construction contrôlée » (jianshe kongzhi didai), où tout nouveau bâtiment doit
obtenir l’approbation du Bureau de la planification urbaine chargé d’examiner
la compatibilité du projet avec le jardin existant. L’ensemble des deux périmètres
est qualifié de « zone de protection » (huading baohu quyu).
Les canaux ont été dragués. Les petites industries, les entrepôts et les
habitations le long des canaux périphériques sont voués à la démolition et au
transfert dans les banlieues ; à leur place, sur une largeur de 150 m, seront
aménagés des espaces verts.
Divers bâtiments ont fait l’objet de rénovations. Ainsi, le musée de l’Opéra
de Kunqu a été réouvert après travaux en janvier 2007. Des musées nouveaux
ont été créés, notamment le musée d’histoire de Suzhou, dessiné par le célèbre
architecte sino‑américain et originaire de Suzhou, Ieoh Ming Pei. Inauguré en
octobre 2006, il jouxte le Jardin de l’humble administrateur et est destiné à
exposer les vestiges du riche patrimoine de la ville.
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de la ville historique. En juin‑juillet 2004, lors de sa 28e session, le comité du
patrimoine mondial de l’UNESCO a témoigné également clairement de son
insatisfaction vis‑à‑vis de la conservation du patrimoine de la vieille ville de
Suzhou et a réitéré son souhait d’une patrimonialisation étendue à la totalité de
l’espace urbain ancien.
– Le Comité se déclare préoccupé par les pressions de développement urbain
à Suzhou ainsi que par la rénovation et la reconstruction du tissu urbain
historique et traditionnel de la ville,
– Il demande à la Chine de réviser le cadre juridique et le plan de gestion
concernant la protection des biens du patrimoine culturel de Suzhou et de
renforcer les dispositions législatives pour la protection des biens culturels
qui se trouvent dans les zones tampons des jardins classiques de Suzhou et
dans la ville historique,
– Il suggère aux autorités chinoises d’étudier dans l’avenir la possibilité de
proposer l’extension du bien du patrimoine mondial des jardins classiques
de Suzhou pour inclure la ville historique de Suzhou.
De fait, les autorités de Suzhou semblent réticentes à classer l’ensemble de la
vieille ville pour ne pas limiter les activités économiques et éviter de consentir
de lourds investissements en matière de protection. Ainsi, si Suzhou constitue
globalement une ville historique, la mise en protection véritable ne concerne
actuellement qu’une partie de l’espace urbain réduite à un certain nombre de
points (monuments : pagode du Tigre, ou parcs et jardins), de lignes (rues
traditionnelles comme Shiquan ou Shantang), d’aires (notamment la porte
Panmen, les quartiers Pingjiang ou Guangqian, hérités de la dynastie Song), et
de réseau (système de canaux). De même, seule une minorité des jardins a été
ouverte au public ; la majorité d’entre eux reste à l’usage des administrations
publiques. De ce fait, les jardins inscrits au patrimoine de l’UNESCO sont
devenus de véritables hot spots du tourisme en Chine, et souffrent, malgré la
hausse du prix du billet, d’un phénomène de surfréquentation. Suzhou, ville
de canaux, s’avère aussi largement inadaptée à l’explosion du trafic automobile.
Aussi, certains canaux ont‑ils été comblés pour élargir les rues 9.
La patrimonialisation de la vieille ville est loin d’avoir profité à tout le monde et
résolu les problèmes sociaux des résidents locaux. Mendicité, prostitution, misère
9 J. Fresnais, La Protection du patrimoine en République populaire de Chine, op. cit., p. 198.
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La technopolisation périphérique, réponse à la crise du vieux centre ?
Pour soulager la pression exercée sur le vieux Suzhou et créer de nouveaux
espaces de croissance, les autorités de la ville ont décidé d’établir deux
nouveaux espaces urbano‑industriels dédiés aux hautes technologies. Mais cette
technopolisation constitue‑t‑elle véritablement une réponse aménagementale
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guillaume giroir Patrimoine mondial et développement durable : le cas de Suzhou
des personnes âgées, enfants des rues abandonnés restent des phénomènes sociaux
bien visibles. L’afflux de population allogène aggrave ces problèmes sociaux.
La multiplication des boutiques le plus souvent de fausses antiquités (pièces,
livres, calligraphies, etc.), la restauration fait évoluer le vieux Suzhou vers une
sorte de parc à thème évoquant plus ou moins fidèlement la vieille Chine.
Des copies d’objets sont placées sans discernement dans les temples anciens 10.
De manière générale, la politique de rénovation consiste à fabriquer de
l’ancien, sans trop se soucier du respect des styles historiques et en mélangeant
indistinctement les périodes. Cette disneylandisation, omniprésente en Chine,
dénature le caractère historique de Suzhou. La mise en tourisme systématique
de la vieille ville, et notamment la construction de nouveaux hôtels, se heurte
néanmoins aux contraintes foncières.
La richesse du patrimoine culturel du vieux Suzhou comporte elle‑même des
inconvénients. La multiplicité des vestiges à protéger, à restaurer ou à entretenir
représente une lourde charge qui pèse sur les finances municipales ; d’autant
que le vieux Suzhou se trouve en concurrence avec les nouveaux espaces urbains
périphériques, dont l’effet d’entraînement sur l’économie locale est d’une toute
autre envergure. Une part croissante des dépenses de protection est assurée par
des entreprises privées, ce qui n’est pas exempt de dérives commerciales 11.
Cependant, l’échelle pertinente de protection et d’aménagement des villes
historiques ne saurait être limitée à la seule partie ancienne ; elle se doit de
prendre en compte leurs espaces périphériques. Elle se situe ainsi à l’échelle
de l’ensemble de l’agglomération. La ville historique de Suzhou entretient de
nombreuses interactions avec ses périphéries. Ainsi, on peut se demander si la
technopolisation constitue une réponse adéquate et satisfaisante à la protection
de la vieille ville.
10 Ibid., p. 319.
11 Lu Rucai, « Riding the World Heritage Gravy Train », China Today, n° 53, 11, 2004, p. 40‑46.
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adéquate à même de dépasser la contradiction entre préservation du patrimoine
urbain et développement économique ?
Les SND et SPI : caractéristiques et fonctions
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La création de territoires urbano‑industriels en périphérie des vieux centres
constitue une réponse aménagementale fréquente en Chine, en particulier dans
le delta du Yangzi où la multiplication anarchique des entreprises de bourgs et
de cantons a soumis les noyaux urbains traditionnels à une crise sévère. Ainsi,
à Changshu, petite ville de 200 000 habitants dans le Jiangsu méridional, un
projet de création d’un « nouvelle zone » accueillant administrations publiques,
entreprises et population est en cours de réalisation 12. L’originalité de Suzhou
tient cependant à la mise en place de deux zones de grande taille à la place
d’anciennes rizières et de petits villages de maisons à un étage.
En 1986, a été ainsi créée la zone de développement de nouvelles et hautes
technologies de rang national de Suzhou, appelée de manière abrégée
nouveau quartier de Suzhou (en chinois : Suzhou xinqu ; en anglais : Suzhou
New District). Situé à l’ouest de la ville en direction du lac Tai, il associe
fonctions industrielles, résidentielles et récréatives et devrait à terme s’étendre
sur 52 km². À l’est de Suzhou, en revanche, a été implanté en 1994 le parc
industriel sino‑singapourien, en direction de Shanghai ; prévu pour une
superficie de 70 km², il a été fondé initialement par Singapour et la Chine
sur le modèle de la ville nouvelle singapourienne de Jurong. Mais, depuis le
retrait des capitaux de Singapour à la suite de la crise asiatique de 1997, le
parc appartient intégralement à des capitaux chinois ; d’où le changement
de nom en parc industriel de Suzhou (Suzhou gongye yuanqu ou Suzhou
Industrial Park).
La création de ces espaces intermédiaires entre des technopôles et des villes
nouvelles aboutit à faire changer d’échelle l’agglomération de Suzhou et à
modifier profondément son organisation spatiale. La morphologie de Suzhou
est ainsi passée d’un rectangle entouré par une auréole de faubourgs à un large
ruban urbano‑industriel tripolaire structuré par un puissant axe financier,
commercial et administratif de direction est‑ouest. Cette notion d’intégration
12 Qi Kang, « Développement urbain et conservation du patrimoine en Chine », dans Cités d’Asie,
Marseille, Éditions Parenthèses, coll. « Les cahiers de la recherche architecturale », 1994,
p. 215‑222.
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Les dysfonctionnements induits par la nouvelle organisation « un cœur et deux ailes »
Une fois achevées, les technopôles de Suzhou créeront avec la vieille ville
un complexe urbano‑industriel intégré. Ces deux pôles sont actuellement
complémentaires, chaque entité ayant une relative autonomie. Mais, peu à
peu, apparaît un renversement de la hiérarchie. Les deux nouvelles zones se
retrouvent avec de vastes réserves foncières à disposition pour se développer.
Au contraire, par sa situation, la ville ancienne est bloquée dans son évolution.
Son extension se heurte au nord à la voie ferrée, tandis que la partie sud montre
une urbanisation désordonnée sous forme de tache d’huile.
Ainsi, les deux ailes se développent et le cœur semble au contraire menacé
d’asphyxie sous la pression urbaine. Dans le cadre d’un renversement des
rapports entre centre et périphérie, la ville ancienne reste confinée dans un
rôle passif axé sur le tourisme et la culture. Ce processus de muséification du
vieux centre s’accompagne d’un transfert non seulement des activités et des
populations, mais également des fonctions de centralité. Au total, on passera en
moins d’un quart de siècle d’un déséquilibre entre un vieux centre congestionné
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guillaume giroir Patrimoine mondial et développement durable : le cas de Suzhou
se retrouve dans la métaphore des aménageurs locaux, qui évoquent le futur
Suzhou comme « un oiseau déployant ses ailes ».
Les fonctions de ces deux entités nouvelles sont multiples. Il s’agit de pallier la
saturation du foncier du vieux centre en voie de muséification et son incapacité
à assurer le développement économique et social de la ville de Suzhou. Elles
visent aussi à limiter le nombre des résidents du vieux Suzhou (actuellement
au nombre d’environ 600 000) pour faciliter les opérations d’aménagement et
améliorer leurs conditions de vie et d’habitat.
Elles ont aussi pour vocation de servir d’espaces d’accueil pour les usines et
ateliers transférés du centre. Néanmoins, les autorités municipales souhaitent
maintenir un certain nombre de petites entreprises industrielles et artisanales
en relation avec le tourisme et compatibles avec la sauvegarde du patrimoine
urbain. Plus généralement, ces espaces technopolitains, et plus particulièrement
le parc industriel de Suzhou, ont pour fonction d’attirer les entreprises désireuses
de quitter Shanghai ainsi que les entreprises étrangères souhaitant rester proches
de Shanghai tout en évitant les divers surcoûts de la mégapole du Yangzi.
L’émergence de ces deux pôles de croissance a permis incontestablement de
décongestionner le vieux centre. Pour autant, elle ne va pas sans susciter des
problèmes tant humains, sociaux qu’économiques.
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et des périphéries sous‑exploitées à un autre déséquilibre opposant deux
puissants espaces technopolitains à une vieille ville dépeuplée, figée dans son
territoire et son statut patrimonial.
Si la création de deux technopôles périphériques a pu constituer une réponse
à la congestion du vieux centre et un puissant facteur de dynamisation de
l’économie de Suzhou, la configuration spatiale à laquelle elle donne lieu
entraîne également de sérieux effets pervers en matière de transports. Le
phénomène des migrations alternantes s’est nettement aggravé. Le principe
du zonage y contribue directement et indirectement. Associé à la création
d’espaces urbains très aérés par les espaces non‑bâtis, il entraîne un allongement
des distances à parcourir. De leur côté, les quartiers résidentiels ont été situés à
proximité des zones centrales, commerciales et industrielles, afin de limiter les
temps de transports. Mais, chaque habitant dispose d’une liberté de choix pour
sa résidence. Le lieu de vie n’est donc pas nécessairement à proximité du lieu de
travail. Avec le desserrement des populations et des industries vers les nouvelles
zones, les travailleurs se retrouvent de plus en plus éloignés de leur travail. De
même, les habitants des quartiers détruits et qui sont relogés dans les nouveaux
quartiers ne sont pas assurés d’un emploi sur place, et sont donc contraints
de se déplacer. Pour faire face à ce phénomène, la municipalité a amélioré le
réseau de transports collectifs par des liaisons plus rapides et la création de
lignes supplémentaires, mais l’efficacité de ces mesures reste limitée. Il en va de
même des services de ramassage pour les employés mis en place par les grandes
entreprises. De son côté, l’usage de la bicyclette demeure général, mais il n’est
pas toujours adapté à des distances de cinq, voire dix kilomètres. Pour pallier cet
inconvénient, l’usage des motos et des scooters s’est répandu.
L’association entre trois pôles reliés entre eux par quelques grands axes de
liaisons parallèles aboutit à une morphologie générale de type linéaire. Cette
configuration spatiale provoque la concentration des flux sur un nombre limité
de voies routières. Les taux élevés de croissance immobilière et économique
des deux technopôles exercent une forte pression sur les infrastructures de
transport. En effet, les deux entités ont amélioré les liaisons entre elles et avec la
ville ancienne. Tous ces échanges passent par Suzhou, qui devient ainsi le point
d’engorgement de la municipalité toute entière. Pour répondre à un trafic
grandissant, la vieille ville a organisé la restructuration et l’adaptation des rues
centrales très passantes, comme pour la rue du Mandarin, véritable axe majeur
reliant les deux zones et lieu de passage obligé pour de nombreux véhicules.
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guillaume giroir Patrimoine mondial et développement durable : le cas de Suzhou
Ces travaux d’élargissement ont cependant occasionné de sérieux dommages
sur une partie du patrimoine architectural de Suzhou. Aujourd’hui, les grandes
artères sont composées de quatre voies pour les véhicules à permis et de deux
pistes cyclables, mais l’engorgement est toujours présent aux heures de pointe.
Ce phénomène se trouve aggravé par l’existence de ponts qui constituent autant
de goulets d’étranglement, notamment pour le nouveau quartier desservi par
trois ponts. À l’engorgement de la circulation urbaine s’ajoutent les méfaits de
la pollution. Les deux quartiers affichent une qualité de l’air satisfaisante, à la
différence de Suzhou qui connaît depuis quelques années une augmentation
considérable de sa pollution et, par conséquent, une sévère dégradation de son
cadre de vie.
Des propositions ont été faites pour détourner les liaisons directes entre les
divers sous‑espaces, afin à la fois d’éviter les flux de transit par le vieux centre,
mais aussi d’assurer une desserte plus rapide entre les périphéries elles‑mêmes.
Cette politique s’est toutefois heurtée à l’attrait culturel, historique et
surtout commercial de la ville ancienne. D’autant que l’équipement
commercial des nouveaux quartiers périphériques est encore insuffisant
invitant les salariés à continuer d’effectuer leurs achats en centre‑ville. En
outre, bien souvent, les familles des habitants des nouveaux quartiers logent
dans le centre ancien, ce qui ne fait que renforcer les liens entre les trois
entités. En réalité, ce ne sont pas les nouveaux espaces qui supportent les
conséquences des migrations alternantes ou de la pollution, mais le vieux
centre lui‑même. Paradoxalement, la mise en place d’espaces conformes aux
principes du développement durable produit, localement, un effet contraire
de détérioration de l’environnement.
Néanmoins, certains grands travaux récents devraient améliorer la situation.
En 2004, un périphérique a été achevé et permettra d’éviter de passer par le
vieux centre. De même, la construction de viaducs la même année soulagera
le trafic de surface. Un métro est également prévu pour 2011. Des grandes
surfaces commerciales sont en voie d’implantation dans les banlieues. On peut
néanmoins se demander si ces infrastructures seront suffisantes pour faire face
à une croissance démographique et économique considérables. Alors que la
population de la municipalité atteint 6 millions d’habitants, il est prévu qu’elle
passe à 10 millions en 2010.
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Le cas de Suzhou montre que la conciliation entre protection du patrimoine
et développement économique est possible, mais en même temps que cette
tâche reste un défi. La multiplicité des actions et de lourds investissements ont
permis d’améliorer considérablement l’état de conservation et de mise en valeur
du patrimoine de la vieille ville. L’inscription sur la liste du patrimoine mondial
y a largement contribué. En à peine dix à quinze ans, la Chine a su réparer les
dommages de la période maoïste. Dans le même temps, le lancement de deux
grandes opérations d’urbanisme en périphérie a fait de Suzhou et de sa région
l’un des territoires les plus dynamiques de la Chine du Yangzi. Globalement,
Suzhou a su concilier à la fois la sauvegarde des vestiges prestigieux du passé
tout en s’engageant sur la voie d’une forte croissance économique respectueuse
de l’environnement.
Néanmoins, cette réussite incontestable n’est pas totale. La protection
du patrimoine reste toujours relative et partielle. La protection elle‑même
entraîne des menaces à la protection en raison de la surfréquentation
touristique. Marchandisation, disneylandisation et muséification constituent
autant de dérives ou de dangers auxquels la vieille ville doit faire face. La
question de l’authenticité du paysage urbain reste posée. La stratégie de
conservation des grands organismes internationaux comme l’UNESCO et
celle des acteurs locaux ne coïncident pas totalement. Pour être efficace, la
protection du patrimoine urbain doit s’effectuer à l’échelle de l’ensemble de
l’agglomération de Suzhou, en prenant en compte l’articulation entre la vieille
ville et ses périphéries. Au final, les grandes opérations d’aménagement ont
profondément façonné le territoire urbain mais sont‑elles à la mesure de la
double contrainte majeure de la ville de Suzhou, dans un contexte particulier
de croissance exceptionnelle tant sur le plan économique que démographique ?
Ainsi, la protection patrimoniale ne consiste pas en une opération figée mais
s’apparente davantage à un processus d’adaptation permanent à une réalité
en mouvement.
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