lle texte étranger - Université Paris 8

Transcription

lle texte étranger - Université Paris 8
LLE TEXTE ÉTRANGER
L #8
QQQL’INTIME ET LE POLITIQUE DANS LA LITTÉRATURE QQQ
Q
QQQET LES ARTS CONTEMPORAINS QQQ
QQQ Numéro coordonné par QQQ
QQQ Florence Baillet et Arnaud Regnauld QQQ
QQQ Université Paris 8 QQQ
POUR CITER CET ARTICLE
Gérard Wajcman, « Trouble aux frontières de l’intime », Le
Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/wajcman.html
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
T ROUBLE AUX FRONTIÈRES DE L ’ INTIME
Gérard Wajcman
UNIVERSITÉ PARIS VIII
«Q
uelques jeunes hommes, après un dîner, s’étaient enfermés en
compagnie de plusieurs femmes au rez-de-chaussée d’un hôtel
afin de se livrer à des “actes de libertinage”. Mais certaines
personnes, en s’approchant, soit du trou de la serrure, soit des
interstices des jalousies baissées, ont pu apercevoir la scène. […]
Être vu par le trou de la serrure ou à travers les interstices laissés par
des jalousies baissées fut considéré comme un acte de négligence à
l’égard de la pudeur publique et donc comme une exhibition
volontaire. » Ce sont donc les voyeurs qui ont porté plainte, et les
jeunes libertins furent ainsi condamnés par un tribunal pour outrage
public à la pudeur. Ceci se passait en France en 1857.
Un des traits remarquables de cette affaire rapportée par Marcela
Iacub dans son livre Par le trou de la serrure, est que le regard en
vrille va à la fois constituer le délit et se trouver entièrement exonéré.
La Justice ne fait en effet aucun cas du voyeurisme de ces personnes
qui, après s’être copieusement rincé l’œil, vont aller se plaindre à la
police en se déclarant choquées. Au contraire, le voyeur devient
auxiliaire de police, un agent occasionnel du pouvoir, son œil agile se
transforme en organe temporaire de l’État. Cette extension du regard
du maître est capable de poursuivre les activités sexuelles des
citoyens jusqu’au cœur des alcôves, mais surtout, cet œil sournois a
2
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
le pouvoir de convertir d’un seul regard la sexualité privée en crime.
On tient en somme là une première forme de vidéosurveillance, dans
une vidéosurveillance des mœurs. Au-delà de l’ironie d’une
comparaison anachronique et approximative, la vidéosurveillance
électronique actuelle n’est quand même pas sans rapport avec cet
usage du voyeur comme agent de police. En particulier parce que la
caméra possède elle aussi cet étrange pouvoir de criminaliser tout ce
qu’elle voit. Disons que la seule présence de ces yeux électroniques
dans nos rues fait que chacun est désormais regardé comme
délinquant potentiel. La généralisation de la vidéosurveillance destinée
à observer nos faits et gestes institue une sorte de présomption de
culpabilité — un soupçon de nature statistique, non explicite, mais
fondamental, qui a culminé par l’entrée récente dans le droit de la
notion de « dangerosité », explicitement séparée de la culpabilité,
puisqu’on la définit comme une « probabilité très élevée de récidive »,
associée à un « trouble grave de la personnalité ». Cette notion a été
dénoncée par madame Mireille Delmas-Marty dans son dernier livre
comme introduisant une « déshumanisation du droit pénal » [Libertés
et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, 2010, p. 25]. C’est que,
s’il est fondé sur le couple culpabilité/peine, c’est que le droit pénal
postule le libre arbitre, c’est-à-dire l’implication du sujet, tandis que le
couple dangerosité/mesure de sûreté constitue la négation absolue
de l’idée même de sujet. On mesure là combien la dangerosité est une
notion dangereuse. Mais au-delà du débat juridique sur la récidive, la
vidéosurveillance induit en elle-même l’idée d’une dangerosité
universelle. Si on nous regarde, c’est que sujets comme tels sont une
classe dangereuse. Il faut tenir que cela va dans ce sens : ce n’est pas
parce que nous sommes dangereux que nous sommes surveillés, c’est
parce que nous sommes surveillés que nous sommes présumés
dangereux. L’insistance des politiques qui voudraient bien substituer
le terme de vidéo-sécurité à celui de vidéosurveillance n’y change
rien. En revanche, le premier discours prononcé il y a quelques jours
par le nouveau vice-premier ministre britannique, Nick Clegg,
constitue à la fois un aveu remarquable, une révélation et une
révolution dans le pays champion du monde de la vidéosurveillance.
3
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
Nick Clegg a en effet déclaré : “Il est scandaleux que les gens
respectueux des lois soient régulièrement traités comme s’ils avaient
quelque chose à cacher.” Bien que ce soit justement pour le dénouer,
il faut noter ici ce lien fondamental dans nos cultures entre le caché
et la vérité coupable. C’est ce qui arme l’idéologie de la transparence
qui, particulièrement dans le monde anglo-saxon, prend une valeur
morale essentielle. Le péché fait tache. C’est cette vision scopique du
péché que Tanizaki, le grand écrivain japonais, rendait manifeste en
vitupérant la blancheur immaculée de la salle de bain victorienne où il
voyait un témoignage de la fascination des anglais pour la souillure.
Pour en revenir à nos histoires de voyeurs et de délinquance sexuelle,
on dira qu’on ne peut négliger cette différence majeure que la
vidéosurveillance ne s’immisce pas dans les alcôves, en principe, et
qu’il ne saurait être question de voyeurisme dès lors qu’il s’agit du
regard de l’État exerçant une mission d’ordre public en utilisant non
pas des voyeurs officiels mais un regard électronique, c’est-à-dire par
définition acéphale et sans corps, sans sujet et sans jouissance.
Reste que la ligne de fracture qui divise public et privé pourrait ne pas
être aussi claire et stable. Et c’est un aspect de la question qui va
m’arrêter ici. Parce que dans cette affaire de partouze dix-neuvième,
pour réaliser cette conversion de la sexualité en crime, il a fallu
subvertir et même abolir la ligne qui sépare intime et public : ce que
démontre en effet cette histoire, c’est qu’en se glissant en tiers par
une ouverture quelconque, la possibilité de changer une partie fine
entre amis en exhibitionnisme coupable, implique que le regard ait
aussi changé la nature du lieu, le faisant passer du privé au public.
Le domaine privé est extérieur aux individus, dans un État
démocratique, il est garanti par la loi. Toutefois, ce que les juges
sanctionnent dans cette affaire de sexe, c’est qu’il y a un bougé de la
ligne qui sépare espace public et espace privé. Et surtout, cela doit
non pas s’entendre comme un acte d’effraction, que l’espace privé
est investi arbitrairement par le pouvoir. Il ne s’agit pas d’un viol de
4
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
Big Brother, parce que cette pénétration de l’œil dans le domaine
privé dissout tout simplement l’idée même du privé. Plus exactement,
je dirais que le regard vide la sphère privée pour en quelque sorte la
coloniser et l’annexer, même si c’est de façon temporaire, au domaine
public. Ce qui retient mon attention dans cette affaire, c’est
évidemment que l’agent de cette transmutation de l’espace soit le
regard. Au point que l’espace public semble se définir comme espacesous-regard. D’où il se déduit que l’intime se définirait comme espacehors-regard.
Le fait de circonscrire le domaine public comme espace-sous-regard
est si puissant que l’invention du cache-serrure qui date justement du
milieu du XIXe, n’aura pas suffit pour assurer l’intégrité de l’intime.
Parce que si l’intime repose élémentairement sur la possibilité de
garder la vie hors du regard de l’Autre, et si le regard, un regard
quelconque est l’opérateur de la métamorphose du privé en public,
alors il ne suffit pas de masquer le trou de la serrure, de tirer les
rideaux, de condamner portes et fenêtres, de boucher tout interstice
et de colmater toute fissure pour le maintenir dans l’intime. On ne
peut se contenter de rendre l’espace étanche aux regards extérieurs,
parce qu’à l’occasion, des juges ont statué qu’il suffisait de la
présence d’un tiers à l’intérieur même de l’espace privé parfaitement
hermétique et aveugle pour le transformer en espace public, aussi
ouvert qu’une place publique. L’ennemi, on le voit, c’est le trois, la
menace, le danger, c’est le tiers. C’est-à-dire qu’une autre nécessité
de pensée apparaît, à savoir qu’il faut disjoindre l’Autre et l’extérieur,
l’ennemi et l’étranger. C’est ce qu’on peut tirer du fait que si on
partageait son appartement avec quelqu’un d’autre que son
partenaire sexuel, ce tiers, simplement en arrivant, pouvait
transformer le logement en lieu public. Autrement dit, si vous avez
omis de bien fermer la porte de votre chambre et que votre enfant
très éveillé, poussé par l’inévitable curiosité qu’engendre l’interdit
parental d’aller voir du côté de la chambre de papa et maman à
l’heure de la sieste, si donc votre enfant rendu intelligent par vos
interdictions, qui sait désormais où il est intéressant d’aller regarder,
5
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
vient coller son œil dans l’entrebâillement de votre porte, ce que vous
risquez ce n’est pas tant de lui causer un traumatisme de la scène
primitive, c’est que, grâce à lui, votre chambre à coucher soit
considérée exactement comme si vous aviez installé votre lit de
turpitudes le premier dimanche de septembre au beau milieu de la
Braderie de Lille. Ce qui est étonnant dans cette histoire, c’est que
c’est par l’immixtion du regard dans l’intime, c’est-à-dire grâce au
concours du voyeur que le Code pénal a introduit la notion
d’exhibition sexuelle.
Ce que cette histoire amène à comprendre en premier lieu, c’est qu’il
faut se défaire de l’idée de deux espaces séparés hétérogènes et
clairement définis, à partir de quoi on pourrait penser comment un
regard extérieur viendrait s’immiscer à l’intérieur d’affaires privés. Il
faut suspendre cette idée parce qu’on découvre ainsi que c’est le
regard lui-même qui institue ces espaces, qui les constitue. De sorte
que la nature de l’espace dépendra de la présence ou non d’un regard
en position de tiers, qu’il s’agisse d’un voyeur vicieux et hardi ou d’un
regardeur fortuit et innocent. Il faut mesurer l’empan et l’enjeu de
l’équation de l’espace public, à savoir : un espace + un regard. Parce
que cela oblige en effet à se demander si le problème que pose la
vidéosurveillance aujourd’hui tient bien seulement dans la menace
qu’elle fait peser sur nos libertés, ou dans l’évaluation de son
efficacité en termes de sécurité. Si tout repose sur le fait que c’est
justement la présence des caméras, d’être mis sous le regard qui
définit l’espace public, le problème prend un autre tour. S’esquisse en
effet la possibilité d’une dissolution par l’intérieur de la notion de vie
privée.
Non seulement l’hypothèse n’est pas triviale, mais elle est plus que
légitime et même urgente. Parce qu’elle a été formulée et légitimée
comme une prophétie par deux des meilleurs experts dans le domaine.
A savoir deux maîtres du Net, Eric Schmidt, le PDG de Google et Mark
Zuckerberg, le fondateur de Facebook. La réflexion sur la question de
la vie privée a conduit le PDG de Google à cette conclusion que le
6
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
souci de préserver sa vie privée n'était une réalité que pour les
criminels — thèse où on retrouve l’équation puritaine : transparence =
innocence. Quant à Mark Zuckerberg, il a simplement déclaré qu’il faut
casser le lien entre le secret et l'intime, parce que ce lien est un
héritage obsolète du passé. Le mot d’ordre des temps nouveaux est :
The Age of Privacy is Over, l’âge de la vie privée est passé. L’intime
n’est tout simplement plus la norme au moins pour le monde des
usagers de la toile. Ce qu’on annonce ainsi, c’est que nous entrons
dans un temps où la protection de la vie privée ne sera plus la norme
pour personne. Josh Freed, un célèbre éditorialiste canadien, parle, en
termes sociologiques, de la plus importante fracture qui se soit
produite depuis longtemps : d'un côté, dit-il, la "génération des
parents", de l'autre, la "génération des transparents". Le jeu de mot
donne des frissons. En pratique, il signifie qu’il suffit d’un regard
caméra au plus intime pour rendre caduque l’idée même de vie privée
ou simplement d’intimité.
Or tout écran d’ordinateur porte désormais une minuscule webcam.
Incluse dans la façade de l’écran elle semble gravée sur son fronton
comme l’inscription qui surmonte la porte de l’Enfer de Dante :
"Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate", Vous qui entrez, abandonnez tout espoir d’intimité. Sauf que cela ne sonne pas comme un
sombre avertissement, l’annonce d’un châtiment éternel, mais comme
une promesse d’un monde enfin transparent. L’écran de l’ordinateur
avec sa caméra embarquée serait la porte non de l’Enfer mais d’un
nouveau Paradis.
En parlant de portes, de seuils, de lieux, d’espaces, je veux rendre
sensible qu’une dimension essentielle de l’hypermodernité, de cette
nouvelle civilisation que je qualifie de civilisation du regard tient dans
une disparition progressive des limites, comme entre privé et public.
Mais on ne doit pas se représenter cet effacement des frontière dans
une logique de conquête, une extension totalitaire continue du
domaine public qui tendrait à coloniser l’espace du sujet. Il faut
penser cela avec la bande de Mœbius, c’est-à-dire que le privé et le
7
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
public s’interpénètrent, qu’intérieur et extérieur ne vont pas chacun
de son côté mais se situent sur une même face. On passe de l’idée du
privé comme géométrie de la sphère, à une topologie de l’intime, ce
que Lacan a nommé l’extimité, où les espaces séparés se rejoignent
et se nouent. C’est un monde de vacillement, tel celui qui prend le
Narrateur à la fin de la Recherche du Temps perdu, quand Gilberte lui
dit négligemment : « Si vous voulez, nous pourrons allez à
Guermantes, en prenant par Méséglise, c’est la plus jolie façon. »,
« phrase, dit Proust, qui en bouleversant toutes les idées de mon
enfance, m’apprit que les deux côtés n’étaient pas aussi inconciliables
que j’avais cru. ».
Ce qui se passe sur Internet, avec Facebook ou l’explosion des blogs
oblige à revoir toute une série d’oppositions. En particulier cela oblige
à disjoindre l’intime et l’intérieur. Il faut penser que le dehors et le
dedans ne sont plus séparés mais se compénètrent. L’intime du sujet
se retrouve hors de lui, le plus intime devient le plus visible, le plus
secret est exhibé à tous les regards, et devient ainsi public. En isolant
la fonction ontologique du regard aujourd’hui, on réalise que la
question dite, depuis le roman de Georges Orwell, de Big Brother,
n’est plus de saison, ou plus exactement qu’il faut désormais la voir
en 3D, dans tout son relief, sous toutes ses faces. Parce qu’on ne
peut limiter le problème seulement à celui de la menace sur la vie
privée, si le regard du maître outrepasse notre espace de liberté, dès
l’instant où surgit une race mutante des Transparents qui appelle le
regard sur eux, dont l’exercice de la liberté consiste justement à tirer
ce regard sur soi et à se donner à voir. Le regard extérieur semble
être aujourd’hui un organe de leur propre corps, ils l’appellent comme
un complément vital.
Du regard de l’Autre au regard des autres entre regard inquisiteur et
regard désiré, on peut dire que Big Brother a désormais un petit frère.
Les internautes l’ont d’ailleurs baptisé : Little Brother. C’est en
quelque sorte un frère né d’un autre lit, et même sorti du lit, de la
chambre, venu de l’intérieur, un regard non intrusif surgi de l’intimité
8
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
elle-même, et qui la convertit en lieu publique — ou, à l’inverse, qui
privatise la place publique en en faisant le lieu d’habitation du plus
intime. Et ces renversements entre l’extérieur et l’intérieur sont
corrélés à un autre, à savoir que le voyeurisme intrusif de l’Autre se
double désormais d’un exhibitionnisme de masse — ce dont la
téléréalité est à la fois une expression et le symptôme.
Se manifeste là le profond changement de civilisation dont je parle.
Parce qu’on prend soudain la mesure que ce qui dominait jadis, c’était
une culture du secret. C’était silence et yeux fermés. Telle était la
civilisation du temps de Freud qui aura joué un rôle subversif dans la
culture en faisant en sorte que les bouches et les yeux s’ouvrent.
Avant, il y avait des choses qui ne fallait pas dire. Le sacré pouvait
être offensé par un dire. Du coup, ça donnait au fait de dire toute sa
valeur. C’est ce qui implique que l’instance de la censure a eu au
cours des âges une place importante. Freud a reconnu cette
importance au point de faire une place à la notion de censure dans sa
propre théorie. Il y avait l’idée que le fait de dire avait une
importance. En dehors même de la psychanalyse, il est clair que cela a
été fondamental, comme structurant pour l’art et la littérature. Du
temps où le fait de dire et de montrer avait une importance, quand ça
comptait, le partenaire de l’artiste, c’était la censure. La question qui
se posait était : comment ne pas être censuré ? Cela obligeait à
s’exprimer entre les lignes. C’est ce que Léo Strauss a mis au jour,
que tous les écrits devaient être des messages chiffrés. Au travers de
ce mouvement de dévoilement qui anime l’art aujourd’hui, il est
manifeste que, du point de vue de la censure et du sacré, les temps
ont changé. Comme la vie privée, la culture du secret semble révolue.
Notre époque se veut au contraire celle de la pleine lumière. Dans la
nouvelle civilisation, tout doit s’avouer dans le visible, tout doit être
visible, et tout le visible doit être vu. La levée des voiles et des limites
touche à l’intime, au plus intime.
Dans ce mouvement profond d’effacement des frontières, la non
coïncidence entre l’intime et le privé s’accuse. Il y a de moins en
9
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
moins synonymie entre ces deux termes. Le privé est extérieur au
sujet au sens où il est défini par l’Autre symbolique, délimité, garanti
et protégé par la loi. Le privé est sous le regard de la loi quand
l’intime nomme une part hors-regard, c’est-à-dire qu’il est en
exclusion interne au privé et d’une certaine façon hors-la-loi,. Si le
privé implique la référence à l’Autre de la loi, au droit, aux institutions,
à l’État, sur quoi alors se fonde l’intime ? S’il ne s’adosse pas au droit,
autant dire qu’il repose sur la force. Et cette force est interne, c’est
celle du sujet lui-même, une éthique individuelle, sans doctrine. La
défense de l’intime, qui est à l’ordre du jour, appelle le recours non
aux tribunaux, mais à quelque chose comme la capacité de secret. La
question d’un droit au secret est à nouveau ouverte. Soit un droit qui
ne serait pas garanti par le droit, qui n’est garanti par rien, sinon par
le sujet lui-même. On mesure en quoi le droit au secret touche à la
question de l’espace de liberté du sujet. Je vais y revenir.
Si j’ai introduit ces remarques sur le regard et l’intime par une histoire
délurée de débauche, c’est que l’intime soulève une question de
superlatif. Vous le savez, en latin, intime est le superlatif d’intérieur.
La question serait celle du superlatif de l’intime, de savoir ce qui
serait le plus intime de l’intime. Saint-Augustin y répondait par le nom
de Dieu, « plus intime que l'intime de moi-même ». En termes
freudiens, on parlerait de la sexualité. Mais en termes lacaniens, cela
se nommerait la jouissance. Son mode de jouissance voilà ce qui est le
plus intime et le plus singulier du sujet. Question si intime que non
seulement le sujet bien souvent encore la confine dans le secret et
l’obscurité, qu’il la recouvre d’un voile de pudeur qui le rend maladroit
voire incapable d’en parler, mais cela va bien sûr au point que cette
intime-là lui reste bien souvent énigmatique, fermé à lui-même, et son
élucidation réclame au fond de mener une analyse à sa fin. Mais de
l’autre côté, il me semble que par delà tous les discours, le véritable
objet de l’œil absolu qui nous a à l’œil et qui nous ausculte sous
toutes les coutures, c’est la jouissance. Ce qu’on veut absolument
voir, c’est le plus intime, la jouissance cachée des sujets.
10
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
En cela, l’intime est aujourd’hui un objet politique, sous toutes les
latitudes. La crise ouverte récemment en Malaisie par l’accusation de
sodomie portée contre le chef de l’opposition, n’en est qu’un récent
avatar. D’autres pays musulmans ont interdit la sodomie en privé et
entre adultes consentants. Et on sait qu’il a fallu attendre 2003, que
la Cour suprême des Etats-Unis déclare inconstitutionnelle les lois de
certains États du sud contre la sodomie ou la fellation, pour que la
sexualité privée ou Paris Hilton, qui a été filmée en train de faire une
pipe, ne soient plus poursuivis. On se rend compte que toutes ces
interdictions reposent sur la possibilité d’un regard. Mais comme il n’y
a pas de caméra partout, pour interdire certaines pratiques sexuelles,
on doit supposer quelque chose que l’œil de Dieu est présent à tous
les ébats dans le secret des chambres. Avec l’idée que Dieu voit, mais
que la vue d’une pipe ne réjouit pas l’œil de Dieu. Ce qui s’est passé
pour Clinton aux Etats-Unis suppose que l’œil de Dieu traînait dans le
bureau ovale. On a regardé la tache sur la robe bleue de Monica
comme une tache soit sur le drapeau, soit sur la démocratie
américaine, mais cette pente s’est à la fois approfondie et
mondialisée. Il suffit de regarder certains magazines people et les
couvertures d’autres magazines pas people. Désormais, en assumant
ses fonctions, l’homme public n’est pas supposé se contenter de
déclarer ses idéaux et son patrimoine, il doit aussi déclarer son mode
de jouir. Ce qu’on veut voir aujourd’hui des hommes politiques, c’est
un plein feux sur leur jouissance.
Finalement, comme je l’ai dit, de nombreuses lignes de séparations
fondamentales sont mises en tremblement : entre public et privé,
entre intérieur et extérieur, entre l’ordre du droit et le droit au secret,
entre voyeurisme et exhibitionnisme, entre innocent et coupable,
entre regard de surveillance et regard de jouissance, entre Big Brother
et Little Brother.
L’époque traverse un grave trouble des frontières.
11
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
Autant dire que la question de frontière entre intime et politique est
au cœur de notre modernité. Elle touche évidemment au destin de la
psychanalyse. Jadis, on devait penser intime et politique en
disjonction, le domaine du politique s’arrêtait là où commençait celui
de l’intime. La vie privée, l’intime, la sexualité étaient en principe des
domaines tabous, réservés aux personnes concernées. L’État avait la
charge de maintenir une limite étanche entre les deux mondes. Malgré
toutes les possibilités d’écart, d’intrusion du public dans le privé ou, à
l’inverse, d’infestation du privé dans le public, la séparation demeurait
simple à penser. Mais la question des limites, le trouble des frontières
change la réflexion sur les temps actuels. Cela pose une question
générale, et je dirais même la question du général, ou du « global »
pour reprendre le terme qui incarne aujourd’hui la logique du Un qui
régit l’ordre du monde.
Je voudrais faire quelques remarques et surgir quelques conséquences de cette mise en tremblement des limites quant à la question
de l’intime. L’intime tend à devenir une question politique. Intime et la
politique désormais ne se plus des incompossibles mais ils se compénètrent. Ainsi, ce qui se joue dans le nouvel ordre macroscopique de
nos sociétés dessine aussi bien ce qui se passe dans le microcosme
de l’intime. Parce qu’une même logique y est à l’œuvre. Comme le dit
Jean-Claude Milner, “tant que les sociétés fonctionnent comme des
touts limités, la logique est simple. Les sociétés ont un extérieur; elles
ont des ennemis contre qui elles doivent se défendre.” Ici, les ennemis
sont toujours extérieurs. Soit ils viennent de l'extérieur, soit on les
rejette vers l'extérieur. Mais que se passe-t-il quand la société devient
illimitée ? Désormais, il n'existe rien qui fasse limite à la société; rien
qui lui soit extérieur. On pourrait évidemment en conclure qu'elle n'a
plus à être défendue. Ce serait la paix universelle, et tout dans ce
monde gentil illimité se règlerait par le dialogue. Mais, il suffit d'ouvrir
les yeux, c'est bien entendu le contraire qui se passe. On savait ce
qu'était un ennemi hors société, on savait comment maintenir hors
société l'ennemi à combattre, on savait comment écarter hors de la
société ceux qui s'y trouvaient et qui se révélaient menaçants. Mais
12
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
quand on a affaire à une société sans extérieur, on se trouve
confronté à une tâche toute nouvelle : défendre la société contre ses
ennemis, c'est désormais la défendre contre ses propres membres.
Autant dire que défendre la société, c'est la défendre contre ellemême. Ce qui se dessine ainsi, c'est que l'ennemi à combattre est
nécessairement intérieur. La société non seulement abrite ceux contre
qui elle doit être défendue, mais elle les enfante.
Se protéger contre une menace extérieure impose de fermer,
d’enclore, de dresser des murs, de renforcer les frontière. Mais dès
l’instant où elle devient globale, la vigilance change de nature et doit
changer de moyens. Les caméras ne sont pas dirigées vers l’extérieur,
elles ne sont plus réglées de façon à prévenir une menace externe,
elles sont requises de couvrir la totalité de l’espace de la société pour
la surveiller. Ça peut venir de partout. C’est à quoi correspond
l’invention des caméras dômes, capables de filmer à 360°. C’est en ce
sens que la surveillance policière qui visait jadis les criminels concerne
aujourd’hui tous les citoyens, c’est-à-dire tous les innocents. Par là, le
regard de la surveillance suit la logique de l'illimité, c'est-à-dire qu'il se
pense en terme de globalité. Mais cette logique qui dissout l’espace
privé dans le public à l’échelle locale est la même à l’échelle de la
globalité du monde. Je suis sûr que vous avez fait la même expérience
que moi en allant sur Google Earth. Vous connaissez la page d’entrée,
avec ce regard venu du fond du ciel qui descend à toute vitesse sur la
Terre comme le regard de Dieu. Mais l’œil de dieu fonce vers la terre
pressé d’aller voir quoi ? Notre petite maison, évidemment. On tape
notre adresse, et on attend de ce regard qu’il passe par notre fenêtre
pour nous voir à poil en train de regarder Google Earth sur notre
ordinateur. C’est-à-dire que nous pensons une continuité sans rupture
de l’univers à notre chambre à coucher. Nous somme projeté dans le
monde mondialisé par un regard mondialisé. Le globe terrestre est
devenu un immense globe oculaire.
Le regard de surveillance est par essence mondialisé, mais en plus il
mondialise. Les caméras de surveillance ultra perfectionnées qui sont
13
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
logées dans les satellites en orbite autour de la terre constituent la
Terre comme Une sous leur regard. Leur multiplication doit nous
amener à réaliser que la terre est intégralement vue à chaque instant.
Il y a une image globale de la Terre, une image qui se « rafraîchit »
plusieurs fois par minutes. C’est-à-dire aussi bien que ce à quoi on
assiste aujourd’hui, c’est au devenir image du monde.
Le fait que les espaces deviennent flous conduit donc à penser que
l’intérieur peut devenir lui-même un territoire étranger, et ainsi que la
société a à se défendre contre elle-même. Dès l’instant où le pouvoir
fait de la sécurité un signifiant maître, et qu’il entreprend pour cela de
sécuriser la totalité de son espace, d’implanter un système de
surveillance pour protéger son territoire et la population, on est
confronté au fait d’une société qui se met elle-même sous
surveillance. C’est-à-dire qu’elle entreprend de se défendre contre
elle-même.
“Il faut défendre la société” c’était l'injonction formulée par Michel
Foucault qui faisait le titre de son cours au Collège de France en
1976. Il faut mesurer la cascade de ses conséquences. Elle signifie
qu'il faut aujourd'hui la défendre contre elle-même. Et chacun est
convoqué à défendre la société. Mais non seulement chacun est
convoqué à la défendre, mais il est convoqué à la défendre contre
chacun. Et non seulement il est convoqué à la défendre contre chacun
des autres, mais il est convoqué à la défendre contre ce chacun qu'il
est lui-même. Défendre la société contre elle-même, c'est pour
chacun se défendre contre soi-même, parce que chacun porte en soimême l'ennemi qui menace la société. Faire de chacun un ennemi
possible; appeler chacun à se protéger de soi, c'est un nouveau front
de la guerre qui est désormais intérieure, sociale ou psychologique.
Cela implique et explique l’impératif général de la prévoyance et de la
prévention et le règne actuel des compagnies d’assurance. Un sujet
n'est désormais qu'un criminel en puissance, un ennemi masqué ou
futur, et un innocent n'est jamais qu'un coupable qui s'ignore, qu'on
14
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
ignore ou encore non réalisé. D’où la nécessité de dépister le plus tôt
possible chez les sujets les indices de leur être criminel futur. C'est ce
qui a animé la recherche menée en 2005 par l'Inserm, le très officiel
Institut national de la santé et de la recherche médicale qui a réalisé
une étude et publié un rapport d’expertise sur le « trouble des
conduites » chez l’enfant et l’adolescent, élaborant des protocoles de
dépistage du bébé délinquant, graine de voyou et futur gibier de
potence, procédures d’identification des enfants « susceptibles »
avant l’âge de 36 mois. En soulignant évidemment que le terme utilisé
de « trouble » — des conduites, reprend celui anglais de « desorder »
et qu’en français comme en anglais, ce mot est le même pour parler
de symptômes physiques ou psychiques, et des désordres politiques
ou sociaux. Cela suppose encore autre chose, à savoir que la vérité du
sujet se situe dans le corps, qu’on va donc aller voir dans le corps
parce que, sous le règne où nous sommes du discours de la science,
s'impose la double vérité que le corps ne ment pas et que la vérité se
voit. Ainsi la prévoyance de la science hypermoderne instille l’idée
d’un déterminisme génétique qui rend hors de propos l’idée d’une
évolution, d’un changement. Le temps des gènes est le temps de la
vérité éternelle et de l'homme total, soit d'un homme réduit à luimême, qui ne peut être rien d’autre que lui-même, c'est-à-dire que ce
qu’il est aujourd’hui était contenu dans ce qu’il était hier et il contient
d’avance ce qu’il sera demain.
Globaliser la surveillance implique donc, que cela soit pensé ou non,
que l’ennemi n’est plus étranger, c’est déclarer qu’il est parmi nous
voire aussi bien, je l’ai dit, en nous. Cela vient constituer un ennemi
intérieur. La surveillance est l’arme adaptée à un ennemi intérieur. La
question est de savoir jusqu'où va l’intérieur?
L’idée que la vérité est cachée à l’intérieur et qu’elle se voit est ce qui
inspire l’usage du scanner corporel. Cette technologie en plein essor
est proposée comme une alternative aux fouilles manuelles. La vision
se substitue au toucher, l'œil à la main, à une main qui a toujours
quelque chose d'aveugle. Le scanner corporel est animé par l'idée que
15
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
la vérité se voit. La science et la technique supposent qu’il y a une
vérité cachée et sont appelées à rendre manifeste le caché, à mettre
au jour la vérité. C'est-à-dire, en pratique, que grâce à des ondes
millimétriques capables de traverser les textiles des vêtements, le
scanner corporel “déshabille” les voyageurs afin éventuellement de
voir des explosifs ou des armes dissimulés, en dessinant sur l'écran
les contours du corps dévêtu en 3D. Avec cette machine, la science
et la technique se disposent à accomplir le dévoilement, ce qui serait,
en termes bibliques, l'apocalypse de la vérité. Ce qui frappe, c’est
qu’en un temps où on abaisse les frontières politiques et
économiques, comme dans notre Europe unie, on dresse de plus en
plus de barrières pour franchir l’absence de frontière — les
marchandises semblent circuler bien plus librement que les personnes.
Cela signifie qu’avec le scanner corporel, pour passer les frontières
entre États, on a inventé la barrière d’une machine à regarder qui
franchit la barrière de nos vêtements, les frontières de l’image, de
notre intimité corporelle comme celles de la pudeur.
La disparition des limites s’accompagne d’une montée du sentiment
d’insécurité avec son cortège de discours de surveillance. D’où la
nécessité dans laquelle on est paradoxalement confrontés aujourd’hui,
au temps de la globalisation, d’élever des remparts avec des miradors
partout. Plus ça globalise, plus ça mondialise, plus ça clôture. Le fait
concerne la protection des individus, mais il va au-delà et touche à
tous les aspects de notre vie, à notre existence même. Nous sommes
nus. On ne mesure pas notre degré de nudité aujourd’hui. Il n’y a plus
aucun obstacle matériel à aucune puissance, quelle soit bienveillante
ou malveillante. Qu’il s’agisse de la puissance des sciences à investir la
matière, des progrès de la surveillance ou de l’armement, des
nouvelles formes du terrorisme ou des progrès de l’imagerie médicale.
Ces faits qui n’ont aucun lien direct entre eux, accomplissent
cependant, en acte, la même doctrine. Nous sommes entrés dans le
monde du No Limit. Cela distingue notre temps.
16
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
Pour certains cela signifie que nous sommes dans un monde en mal de
limites. Face à cela deux solutions se présentent. Soit ça pousse à
réclamer la restauration des limites, le retour aux interdits, à
l’autorité, au pouvoir disciplinaire. C’est ce que les psychanalystes
appelleront l’appel au père. Les pouvoirs sont parfois tentés par ça.
Un des problèmes, c’est que ça met les pouvoirs démocratiques sur le
même axe que les intégristes religieux. De l’autre côté, dès lors que la
loi ne fait plus la loi, qu’il n’y a plus de limite, on mes des yeux
partout. Le regard absolu est ce qui répond du fantasme du monde
sans limite.
Tout le monde œuvre à abolir les frontières. Cognitivistes et statisticiens cherchent à abolir les barrières du devenir, des changements, à
s’affranchir par la prévision des limites de l’imprévu et du temps, les
policiers effacent la ligne qui partage l’innocence et la culpabilité, ils
passent l’écran opaques de nos vêtements, l’imagerie médicale
pénètre les limites visibles du corps.
La préoccupation de dissolution des frontières est à l’œuvre partout,
dans la guerre aussi bien. Dans la guerre sans doute d’abord. Franchir
les limites, les frontières, aire des brèches dans les murailles ce sont
évidemment des problèmes aussi vieux que la guerre elle-même. Mais
depuis un certain temps, la question posée n’est plus d’investir un
pays, un château ou une ville fortifiée, parce que cette dimension de
la guerre suppose une géométrie de la guerre où ennemi est localisé,
l’ici et l’ailleurs clairement définis. C’est la guerre réglée par la logique
des tout limités. Il faut désormais penser le conflit au temps des tout
illimités. Contre un ennemi qui n'est plus localisé mais diffus. Le
terrorisme a ouvert l’époque de la guerre proche. C'est pourquoi,
comme dans le civil, les techniques de surveillance et de détection
jouent un rôle de plus en plus décisif : quand on ne sait plus où
regarder, tout doit être sous le regard. Il suffit de penser à la
multiplication des drones, dont le concept même suppose de se jouer
des limites, frontières physiques comme les montagnes, ou politiques.
Il est frappant que les Predators, les drones utilisés par les américains
17
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
en Afghanistan, sont pilotés depuis une base située à des milliers de
kilomètres de là, en Californie (avec en outre toujours le même
problème que posent les nouvelles technologies du regard, à savoir
qu’elles fournissent trop d’informations, trop d’images qu’on n’a pas
les moyens de traiter). Le terrorisme appelle une idée hypermoderne
de la guerre, où l’Autre et l’ailleurs sont désormais disjoints. Mais ce
n'est pas simplement un effet, une conséquence de ce que la guerre
est sans frontière, intérieure, diffuse. Le seul fait de passer de la
sécurisation de zone à une sécurisation globale emporte que
“l’ennemi”, forcément, n’est plus extérieur, qu’il ne vient plus du
dehors, qu’il est au dedans, forcément. C’est ce que montre le film de
Steven Spielberg La Guerre des mondes. Il est notable que dans le
film, contrairement au roman de H.G. Wells, publié en 1898, les
envahisseurs ne viennent pas d’une autre planète, d’ailleurs. En 2005,
c’est-à-dire dans un scénario écrit après le 11 septembre, ils ne
descendent pas du ciel, ils n’arrivent pas du dehors : ils sortent du
sol, du ventre de la terre. Ils sont là et ils étaient déjà là, en attente,
au milieu des rues, invisibles, sous les pieds des habitants. Cela
constitue en un sens le plus grand choc. L’ennemi est là parmi nous. Il
est intérieur. La guerre des monde devient la guerre du monde contre
le monde. Cela pose la question de savoir où donc est l’Ailleurs sur
cette Terre ? C’est l’interrogation d’un monde globalisé. Et où est
l’Autre ? La réponse n’est pas qu’il n’y a plus d’Autre, réponse angélique que nous sommes tous Mêmes sur cette Terre, que nous devons
bâtir un monde de frères, c’est que l’Autre est partout, diffus, et qu’il
a le visage du même. Comment discriminer l’Autre du Même, c’est le
thème de Blade Runner, le film génial de Ridley Scott tiré du génial
roman du génial Philip K. Dick. Sorti il y a près de trente ans, en 1982,
Blade Runner est le film annonciateur des temps hypermodernes de la
logique des tout illimités.
Sur le rapport de la guerre et de l’intime, j’aimerais m’arrêter un
instant sur une nouvelle théorie militaire. Elle a été conceptualisée
sous le nom de « géométrie inversée » Issue d’une réflexion sur la
guerre urbaine, au lieu de se soumettre à la topographie des villes et
18
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
aux contraintes de l’architecture, et ainsi d’avancer en suivant les
rues et en longeant les maisons, elle propose de passer de maison en
maison en traversant murs, toits et planchers. En substance, il s’agit
de « dé-murer » les murs, d’opérer une « transgression des limites »
et évidemment en premier lieu ce qui délimite et protège les espaces
domestiques. Bien entendu on peut mettre cette stratégie en
question dans ses principes, quant à ses effets destructeurs mais
aussi quant à ses résultats en termes militaires, mais il est clair qu’une
telle conception stratégique, qui intéresse toutes les grandes armées
du monde, qui consiste à passer outre ce qui naguère encore
constituait des limites réelles, correspond à la culture hypermoderne
du No Limit. Cela me frappe d’autant plus que le regard y est
impliqué. L’armée utilise en effet un système d’imagerie portable qui
associe image thermique, échographie et ondes radar afin de faire
apparaître en 3D l’image des corps qui se trouvent derrière les murs
des maisons.
Ce qui s’accomplit dans ces mode de traversées, c’est une illimitation
qui passe par la dissolution à la fois réelle et aussi conceptuelle du lieu
privé. La stratégie de la « géométrie inversée » est la forme militaire
de la politique hypermoderne d’effacement des frontières. En cela, il
me semble qu’elle fait série avec la vidéosurveillance, le scanner
corporel ou l’IRM qui visualise l’intérieur de notre cerveau. Cette
théorie militaire incarne si parfaitement la politique hypermoderne
que, outre que le paradigme clausewitzien de la guerre semble en
effet aujourd’hui caduc, notre société si occupée à annuler les
frontières invite, comme le suggérait Michel Foucault, à renverser
l’aphorisme de Clausewitz en tenant que la politique est la
continuation de la guerre par d’autres moyens.
Cette stratégie militaire oblige aussi à penser une politique de l’intime
aujourd’hui. Parce que la question de l’intime et des libertés implique
la force. En cela, elle consonne avec ce que Benjamin Constant
nommait liberté moderne. Si pour les Anciens la liberté était la
participation active aux affaires publiques, le but des modernes était
19
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
selon Constant la sécurité dans les jouissances privées. C’est-à-dire
que la liberté semble circonscrite par les garanties accordées par les
institutions à ces jouissances. C’est pour l’essentiel ainsi qu’on a lu la
doctrine des libertés chez les Modernes, c’est-à-dire comme
essentiellement juridique. Et finalement, nous sommes nous-mêmes
amenés à penser aujourd’hui la loi comme barrière efficace contre les
envahissements de l’Autre. Or il y a chez Constant un autre versant,
plus incrédule quant aux garanties. C’est que les garanties juridiques
et institutionnelles sont bien sûr tout à fait souhaitables et
nécessaires, mais elle restent grandement illusoires. La loi ne suffit
pas pour protéger le faible face au plus fort. Il faut aux libertés un
garant matériel, et ce garant, c’est le droit au secret. C’est-à-dire que
la question des libertés réelles ramène toujours à l’individu. C’est
aussi pourquoi je privilégie la notion de l’intime par rapport au privé.
Le privé est ce qui est garanti par la loi ; l’intime, c’est ce qui est
protégé par le secret. Or, justement, le secret lui-même n’est garanti
pas rien. Le droit au secret n’est pas un principe juridique, il appelle
une force matérielle. Je veux dire que le combat pour l’intime relève
des sujets eux-mêmes, du choix de chacun de nous. La défense de
l’intime ne réclame pas l’astuce des avocats mais celle des individus,
une implication, un engagement subjectif. Benjamin Constant à porté
cette dimension du droit au secret, et l’intérêt de ses écrits politiques
ne tient pas simplement à ce qu’il soit un théoricien du libéralisme
moderne, mais qu’il a défendu l’idée d’une absoluité du droit au
secret. C’est-à-dire que si la loi est une garantie collective, le droit au
secret est ce qui assure la déconnexion entre le singulier et le
collectif. Et seule cette déconnexion constitue une résistance à la
force du contrôle. Non pas une résistance passive mais une résistance
active. Non pas une résistance morale mais une résistance matérielle,
usant de la propriété que Kant reconnaissait à la matière :
l’impénétrabilité. Or aujourd’hui l’impénétrabilité sous toutes les
formes qu’on voudra, est devenue une question aiguë. Benjamin
Constant a défendu le droit au secret en le poussant à l’extrême,
jusqu’au droit de mentir. Un droit qu’il accorde aussi à l’assassin. Il
faut entendre ce que cela implique, à savoir le droit de mentir y
20
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
compris à la police. On voit en quoi Constant prenait le contre-pied de
Kant, pour qui le mensonge est le Mal parce qu’il menace l’existence
même de la société. On mesure ainsi que le fondement des libertés
modernes est à la fois immoral et matériel.
Question brûlante au moment où la défense de la vie privée n’a jamais
été autant au centre des préoccupations, que les gouvernements
multiplient les lois et que les comités d’éthique multiplient les
avertissements. On dresse des barrières juridiques et morales, mais la
préservation de l’intime, la défense des libertés et le droit au secret
demandent autre chose, la force des sujets prêts à mentir .
La question du privé et de l’intime se dessine finalement selon des
cercles concentriques. Chacune des limites de ces cercles est mise
aujourd’hui en tremblement. Le premier cercle, le plus large, est donc
celui du privé, ses frontières protègent le domaine des biens,
l’habitation, la maison, la famille. Le deuxième cercle en question
aujourd’hui serait celui de notre image comme habitation disons de la
personne. L’image est un sujet actuel, d’autant qu’il surgit sur deux
versants. Il y a le côté du droit à l’image, de ce qui fait que la
personne serait propriétaire de son image l’image. Mais il y a aussi
maintenant un autre versant, qui serait celui du devoir d’image. C’est
aussi ce qui est en question dans le débat sur le voile intégral : nous
devons notre image à l’Autre. Enfin, le dernier cercle est celui de
notre corps réel, l’intérieur de notre corps. Bien entendu cela met
d’un coup en question l’imagerie médicale et notre corps biologique.
Mais s’agissant de l’intime, je veux parler là du corps comme le lieu de
la jouissance, du plus intime du sujet.
La question de la liberté et du corps s’est incarnée dans le droit
anglais, à la fin du XVIIe, par la loi de l’Habeas Corpus (ton corps
t’appartient). Le corps ne relève pas de l’être mais de l’avoir. Le
Parlement anglais élevait un principe de liberté individuel limitant la
détention provisoire arbitraire. En y introduisant l’œil, les limites du
privé et de l’image du corps ont été violées. Mais le corps faisait
21
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
encore limite. Je veux dire au sens où, on a investit le corps
biologique, mais on ne s'occupait pas jusqu’à maintenant de nos
pulsions et de nos pensées.
C’est cette frontière qui a été franchie aujourd'hui. Non seulement la
vie privée est violée, mais le corps ne fait plus limite. Désormais, le
pouvoir met tous ses efforts à glisser son regard à l’intérieur même
des individus, pour voir nos désirs et nos mobiles et les interroger.
Dans quel dessein les interroger, sinon celui de les diriger ? On fait
tout pour commander nos désirs, c’est-à-dire pour nous pousser à
commander les objets qui pourraient les satisfaire.
Que ce soit pour s’en féliciter ou pour le déplorer, l’époque a déclaré
la fin des idéologies. J’ai pour ma part le sentiment que cela nous
aveugle sur le fait que le monde est au contraire désormais saisit par
une idéologie d’autant plus redoutable qu’elle se dissimule à nos yeux,
celle de la transparence. La transparence est l’idéologie hypermoderne. Nous voulons tout voir, et ce que nous ne voyons pas en
vérité, c’est qu’on regarde mal, qu’on voit de moins en moins. Ce qui
nous met en danger. D’abord d’être manipulés par les images. Ce qui
ne manque pas. Tout voir est devenu le privilège de tous. Aussi
sommes-nous tenté de nous prendre pour Dieu. C’est-à-dire que la
pulsion de tout voir et l’astreinte du réel à la transparence nous
aveugle nous-mêmes. Ce qui nous aveugle sur la nature idéologique
ou de fantasme de la transparence, c’est qu’elle se nourrit au discours
de la science. Le déploiement scientifico-technique des appareils de la
transparence semble l’accomplissement hypermoderne de la
philosophie des Lumières qui a tissé l’histoire et la culture occidentales. De la philosophie des Lumières on veut tirer la croyance en une
lumière universelle. Notre temps de décroyance, qui cultive
l’athéisme, semble communier dans une nouvelle religion du tout
visible. Nous sommes entrés dans l’Empire des Lumières. Cette
idéologie d’un positivisme naïf s’élève dans un optimisme vidéoscopique qui tient dans ce qui est le credo hypermoderne, que tout le
réel est visible. Cela conduit à vouloir instaurer un droit de regard
22
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
universel, un regard qui se pense non insinuant mais heuristique,
commandé par la « raison » et capable de s’étendre, de pénétrer
partout. Cette croyance du Tout Visible porte avec elle l’idée funeste
que ce qui ne serait pas visible ne serait pas réel et emporte des
conséquences aussi funestes qu’incalculables. Au nom des Lumières,
on met de la lumière partout et on entend tout mettre en lumière,
jusqu’aux recoins les plus secrets de la vie humaine.
Notre culture associe la vérité et le caché. Lacan avec Edgar Poe a
suggéré un autre modèle qui est celui de la Lettre Volée. Mais le
monde moderne affiche une prétention croissante à scruter y compris
l’inscrutable. On veut, sur le modèle des sciences de la nature, éclairer
ou expliciter les domaines de la psychologie ou du social. A l’exemple
du projet IRM Neurospin qui fantasme de voir la pensée à l’état natif
dans le cerveau, nous sommes confrontés à cette pénétration
scientifico-technique des domaines de la vie. L’esprit du temps tend à
instaurer un droit de savoir, de tout savoir, illimité. Terrorisme aidant,
nous sommes entrés dans l’ère de la surveillance généralisée. Mais on
se rend compte que la question du regard ne se limite pas simplement
à celle de la surveillance des citoyens, mais qu’elle va à la surveillance
des corps. Michel Foucault envisageait le temps de la biopolitique.
Mais ce que cela veut dire pour nous, c’est que la jouissance intime
est désormais sur la sellette. C’est visible, je l’ai dit, chez l’homme
public mais il est clair que tous les hommes sont en question.
La jouissance répugne en principe à l’espace public. Or, on l’a dit, cet
espace est en expansion accélérée. Avec le numérique, les appareils
d’enregistrement se sont multipliés et miniaturisés, par Internet on
communique instantanément avec l’univers. Et par téléphone ou sur
Chatroulette, on se montre, en train de baiser, ou en train de tabasser
quelqu’un. C’est l’autre face du problème, à savoir que le voyeurisme
généralisé se double d’un exhibitionnisme de masse. Tout se passe
finalement comme s’il y avait un effet coming out of the closet
universel. Accéder à la visibilité, c’est bien sûr quelque chose qui a
relevé de la lutte des droits civiques, mais cela marque aussi le désir
23
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
d’exposer sa jouissance. Pour la communauté homosexuelle, la sortie
du placard dans les années 60, a correspondu à un mouvement
d’émancipation, de libération. La figure d’Harvey Milk est majeure
dans ce mouvement — entre parenthèse, je n’aime cependant pas
beaucoup le film de Gus Van Sant, qui ne dit rien ni du mouvement
des femmes à la même époque, ni du mouvement noir, ni, non plus du
fait que Harvey Milk avait subit des brimades antisémites au Texas où
il avait vécu. La phrase d’Harvey Milk qu’on a gravée sur la place qui
porte son nom à San Franciso me frappe aujourd’hui : « If a bullet
should enter my brain, let that bullet destroy every closet door ». Il
me semble que le coming out, la sortie du placard n’a pas été qu’une
émancipation, la reconnaissance d’un droit, mais aussi une sortie de la
culture du secret (qui a marqué de beaucoup de façons l’homosexualité) est aussi passée par la visibilité, la mise en visibilité d’une
jouissance. Ce qui comporte aussi, évidemment une dimension plus
trouble dès lors que le coming out libre et libérateur débouche sur
l’outing qui tient de la dénonciation. Reste que ce que je veux mettre
en évidence, c’est qu’on est passé du coming out comme combat
pour la reconnaissance des droits, à la gay pride. Or le monde entier
est désormais un lieu de la jouissance pride.
Tout se passe en effet comme s’il fallait aujourd’hui exposer la
jouissance, le plus intime de chacun. Mais cela se déploie encore sur
deux versants, il s’agit d’un côté de nous l’extirper, tandis que, de
l’autre, on cherche à l’exhiber. La culture du secret semble loin en
effet. Dans la nouvelle civilisation, tout doit s’avouer entièrement
dans le visible, tout doit être visible.
Cette logique est celle du temps de la grande randonnée de la
jouissance. La mondialisation répond aussi d’un monde où tout
s’ordonne pour la quête de la jouissance. Le temps d’avant qui était
celui du caché était aussi celui de l’interdit de la jouissance.
Aujourd’hui est venu le temps de l’impératif de jouissance. Nous
sommes sommés de jouir, c’est-à-dire de consommer. Finalement, à la
loi e s’est substitué l’objet. A la loi qui faisait limite de l’interdit s’est
24
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
substitué l’objet qui passe toute limite. C’est la logique libérale. Le
marché est désormais notre seul universel. Il n’y a qu’une possibilité :
faire partie du monde illimité. Parce que l’autre possibilité n’en est pas
une : c’est de rejoindre l’état d’exclu. L’exclu, c’est celui qui est hors
de la jouissance. C’est-à-dire qu’il est hors du monde.
Ce monde se présente finalement comme un immense parc de loisir.
Le parc de loisir, c’est à la fois le lieu de la jouissance et celui où elle
peut s’exhiber. Bien entendu, la jouissance, chacun a la sienne. Dans
l’universel du marché, la singularité rejaillit dans la multiplicité des
jouissances, qui répond de la multiplicité infinie des objets. Ainsi notre
monde s’occupe de localiser les jouissances. A l’image des îles
artificielles pour milliardaires de Dubaï, on crée des îles de plaisir, des
écosystèmes de jouissances. D’où cette vision du monde comme lieu
éclaté parsemé de parcs de loisirs. Chaque jouissance doit avoir son
lieu — le supermarché, le complexe de cinéma, le théâtre, le club de
vacances, le parc naturel, les bateau de croisière, DisneyWorld, ParisPlage, etc. L’idéal serait en somme de créer un parc de loisir par objet
de jouissance. Comme la singularité des jouissances tend à s’accuser,
on va de plus en plus aller vers la création de trucs comme le musée
de la crêpe. J’ai vu que ça existait en Bretagne.
Naguère encore, l’intime et la jouissance avait pour chacun un lieu. La
chambre à coucher, lieu clos, d’ombre et de secret. Aujourd’hui, la
jouissance et l’intime se distribuent sur toute la surface de la terre en
une pluralité d’îlots, qui organise comme une insularisation écologique
des plaisirs. La Terre devient un gigantesque archipel des jouissances.
Le monde ressemble à un merveilleux poudroiement de Koh-Lanta. Et
la vie prendre la forme d’une longue croisière sans frontière, avec
escales sur les îles de la jouissance.
25

Documents pareils