Apprendre en Bretagne

Transcription

Apprendre en Bretagne
« Apprendre en Bretagne »
Un projet multisupport
TV
Être agriculteur en 2009, c’est faire des choix. Des choix de modes de production, des choix d’engagements
associatifs ou syndicaux. Le choix d’une vie... ou d’une deuxième vie
Devenir agriculteur, c’est de moins en moins reprendre la ferme parentale, du moins pas tout de suite. L’agriculture bretonne attire. A la rentrée 2008, 17 400 élèves étaient inscrits en cours de formation agricole en Bretagne.
Tous pourtant ne deviendront pas agriculteurs, car devenir exploitant ce n’est pas uniquement appliquer des savoirs
appris dans les formations, c’est apprendre un mode de vie, souvent s’engager dans des aventures collectives. A
travers sa famille, les associations, les syndicats, l’agriculteur de 2009 se définit dans le système agricole qui l’entoure.
Nous avons suivi trois agriculteurs bretons. Sarah n’est pas issue du milieu agricole. Pourtant, cette infirmière
de trente ans apprend aujourd’hui à devenir maraîchère. Jean-Noël est éleveur porcin à proximité de Saint-Brieuc.
Il a repris l’exploitation familiale et a suivi le modèle intensif de ses parents. Olivier est producteur laitier en Ille-etVilaine. Il a quitté le monde de l’agriculture à ses dix huit ans mais il y est revenu lorsque ses parents ont décidé de
prendre leur retraite. D’un modèle productiviste, il est passé à une agriculture biologique.
Tous les trois ont appris l’agriculture... Paysan, exploitant, entrepreneur, chacun a choisi un modèle qu’aujourd’hui
il défend et explique tout au long de notre reportage.
Document télévisé « Dépaysants bretons » à visionner sur TV Rennes 35 et sur le site :
http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr
Décrypter les enjeux des relations entre emploi et formation sur un territoire volontairement restreint. Tel est l’objectif fixé par l’équipe web, qui, dès lors, s’est attachée au bassin d’emploi de SaintBrieuc.
Par son évolution démographique, la structure de son emploi salarié et de sa population, son niveau
de diplôme, le pays de Saint-Brieuc (190 000 habitants) présente des données sensiblement équivalentes à celles de la Bretagne.
Dynamisme économique et offre de formation conséquente composent un territoire où il est particulièrement intéressant de décrypter les enjeux liés à cette thématique des apprentissages et de l’emploi.
Dans notre démarche globale, à l’heure où la concurrence journalistique est confrontée à la multiplicité des supports et modèles économiques, il était intéressant de créer trois médias aux contenus
aussi différents que liés par une thématique globale.
web
Consulter ce dossier sur le site : http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr
Magazine
Ce magazine s’inscrit dans une démarche pédagogique aux facettes multiples. Les trois réalisations éditoriales proposées, constituent le résultat concret d’un processus de formation.
Dans le cadre d’un apprentissage professionnel exigeant, elles tentent de répondre aux besoins
du, des public(s).
Bien que le verbe apprendre se conjugue donc ici au pluriel, la recherhe d’une cohésion,
d’une complémentarité de traitement entre les trois supports fut notre préoccupation constante.
Au delà de la lecture attentive du magazine, nous engageons donc les lecteurs à vérifier le
succès de cette aventure éditoriale complexe
Magazine en ligne sur le site : http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr
Editorial
L
e prix du « brent » va-t-il remonter ? L’industrie automobile va-t-elle réussir
à s’adapter ? Faut-il contraindre, réguler ou juste « moraliser » les marchés
financiers ? La connaissance de l’économie autrefois arrogante, vacille.
Qu’à cela ne tienne ! Puisque la connaissance de l’économie est moribonde, vive
« l’économie de la connaissance ». Difficile de résister à ce nouveau lexique qui
fleure bon la recherche de solution à la crise. Il arrive à point nommé pour redonner à l’Economie sa toute puissance, très provisoirement perdue. Le concept, à la
fois flou et instable fait florès. La belle aubaine ! Il ferait de l’acte d’apprendre le
moteur d’une production performante et d’une société économiquement dynamique. Qu’on y songe bien, il s’agit-là d’une révolution réactionnaire d’importance.
En l’espace d’une génération, celle d’avant les années 70, on était passé d’une
éducation fondée sur la conception d’individus au service d’une communauté,
à celle d’une éducation au service de ses membres. Aujourd’hui, on nous serine
qu’apprendre, c’est s’adapter à son environnement, à sa région, à son pays. C’est
les servir en se conformant à un certain type de développement économique. Aux
orties l’expression de soi, l’esprit critique, la réceptivité, la spontanéité. Vive le « capital cognitif », le « capital-savoir », le «capital humain », l’« ingénierie des connaissances », le « knowledge management ». D’une révolution à une autre, on en oublierait presque que les enjeux des apprentissages sont justement au cœur même de
cette opposition dialectique. Les étudiants de 68 inscrivaient sur les murs « le pouvoir est à prendre », ceux de 2009 nous rappellent que « le pouvoir est apprendre ».
Gérard Briant
Enseignant en licence professionnelle de journalisme à l’IUT de Lannion (22)
<1
L’ éducation instituée
Savoirs en jeux
06 Héritages en ballotage
06 Boussole familiale : à chacun son cap
08 Des connexions filiales
09 Métier, itinéraire d’un enfant héritier
26 Un savoir capital
26 L’ autonomie des facs, à quel prix ?
28 Interview de Hervé Moulinier
30 Pôle mer, le monde à l’horizon
10 L’ école entre les lignes
10 L’ autre école de la République
13 L’ école, moteur de la vie rurale
15 L’ informatique, tactique pédagogique ?
31 La marque d’un territoire
31 Les lycées maritimes dans le vent
33 Sans langue de droit
34 Le gallo en quête de reconnaissance
17 Apprendre en sociétés
17 Au Télégramme : la formation part,
35 Professionnels de formation
35 La formation professionnelle à travers
l’esprit reste
18 Alternance, l’entreprise faite école
20
A l’asso des connaissances
20 La voile au-delà du sport
22 à l’école de la MJC
2>
les âges
37 L’ Afpa dans les tourments du marché
39 Diplôme à acheter, espoir à vendre
Ditecteur de publication : Géraud Lafarge
Rédacteur en chef : Roland Gauron
Rédacteurs en chef adjoints : Lucile Brizais
(magazine), Johann Foucault (web), Julien Ranson
(télévision)
Cordinatrice artistique : Gwenaël Cohignac
Magazine
Manques à gagner
42 Alternatives pédagogiques
42 Le soutien scolaire : béquille
pédagogique
44 Profs en ligne
45 Quand le breton délie les langues
47 Une immersion ludique en gaélique
48 La croix et les bonnes manières
50 Freinet : un enseignement coopératif
51 Construire et se construire
51 Alchimie artistique à l’élaboratoire
53 Citérap : festival reconnu d’utilité sociale
54 Le trèfle au fusil
56 Voies d’insertion
56 Permis de se reconstruire
58 L’ armée, un « escalier social »
59 L’ enseignement peine en prison
Responsable éditorial : Théo Rouby
Rédacteurs : Anne-Lise Bertin, Lucile Brizais,
Emmanuelle Cabot-Jaquot, Nicolas Chaffron,
Gwenaël Cohignac, Iona de Beaulieu, Manuel
Delort, Raphaèle Desramé, Roland Gauron,
Amélie Girard, Faysal Harouat, Raïssa Ioussouf,
Pauline Laverton, Manon Loubet, Dihya Maïni,
Jean-François Mater, Lucille Pestre, Théo Rouby
Maquette : Emmanuelle Cabot-Jaquot (directrice
artistique), Arthur Bayon, Gwenaël Cohignac,
Manuel Delort
Secrétariat de rédaction : Nicolas Chaffron, Manuel
Delort, Raphaèle Desramé, Raïssa Ioussouf, JeanFrançois Mater
Edition : Manuel Delort, Jean-François Mater
Service photo : Dihya Maïni (directrice photo),
Gwenaël Cohignac, Faysal Harouat
Dessins : Alexandre Goislard
A collaboré à ce magazine : Bastien Hugues
Télévision
Responsable visuel : Aurélien Lange
Rédacteurs : Marina d’Eté, Aurélien Lange, Sonia
Leyglene, Anthony Raimbault
Web
Rédacteurs : Arthur Bayon, Manuel Delort, Johann
Foucault, Faysal Harouat, Pauline Laverton,
Julien Ranson
Equipe pédagogique
Gérard Briant, Sigried Buchy, Jean-Christophe
Dubois, Philippe Gestin, Christophe Gimbert,
Géraud Lafarge, Yann Le Sager, Aline Mortamet,
Yvon Rochard
Imprimeur
Cloître Imprimeurs
Magazine financé avec le concours de la Région Bretagne
<3
Héritages en ballotage
L’école entre les lignes
Apprendre en sociétés
A l’asso des connaissances
L’ éducation instituée
L
La famille, l’école, l’entreprise
et les associations sont
présentes à tous les stades
de la vie. Ces institutions
apparaissent souvent comme
une usine du savoir dont les
rouages s’imbriquent les uns
les autres ou se grippent. Elles
constituent, chacune à leur
manière, les bases et les balises
d’un parcours d’apprentissage.
Complémentaires, parfois
antagonistes, ce sont des
édifices souvent décriés et en
perpétuelle évolution.
<5
Boussole familiale :
à chacun son cap
« On ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille »,
chante Maxime Le Forestier. Même si on n’en est pas responsable,
le vécu familial et le lieu où l’on grandit pèsent dans le choix d’un
métier. Élèves en lycée professionnel, Joachim et Manuel ont des
parcours différents mais la même passion pour le milieu maritime.
L
par Gwenaël Cohignac
e pas décidé et le regard mutin, Manuel Beauvais s’exprime franchement : « La mer, j’y tiens ».
Né à Lannion il y a 23 ans, il passe toute son
enfance à Tréguier, où il arpente les plages et
les rochers de la côte du Trégor. Avec son père,
électronicien spécialisé dans les installations
maritimes, il garde en souvenir de mémorables
parties de pêche : « C’est mystérieux, toujours la surprise, tu
ne sais jamais ce que tu vas attraper. » Dès 5 ans, il l’assure :
il veut être pêcheur. Quelques années plus tard, ce rêve ne
semble plus être qu’une lubie enfantine : « J’ai changé, j’ai
mûri et j’ai oublié ce souhait. »
La mer continue pourtant à faire partie de son quotidien.
« Mon père m’a transmis le côté technique de la mer ; le côté
romancé avec les bouquins, c’était plus ma mère ». Long
John Silver, le fameux pirate créé par Robert Louis Stevenson,
réssuscité plus tard par l’écrivain Björn Larsson, règne sur
son imaginaire adolescent. « Je l’ai lu pour la première fois
à 15 ans. Depuis, c’est resté mon livre fétiche ». Un an après,
alors qu’il vient de s’acheter la combinaison de plongée qu’il
voulait tant, il pêche un bar de 4,5 kg, une prise qu’il exhibe
fièrement devant son père. « Le bar, c’est le poisson mythique. Avec mon père, on n’avait jamais réussi à en avoir, et
ce jour-là, il m’avait suffi de vingt minutes sous l’eau. C’est
resté gravé comme le plus beau jour de ma vie.» Malgré cet
attrait pour la mer, Manuel suit jusqu’à ses 17 ans un parcours
scolaire classique dans la filière générale.
Photo : G.C.
Héritages en ballotage
« Je rêvais d’évasion »
Joachim Chagre a
quitté son Jura natal
pour un BEP marin de
commerce.
6 > L’ éducation instituée
Joachim, lui, grandit à 1 170 m d’altitude. Originaire de
Lajoux dans le Jura, il ne connaît de la mer que ce qu’il en
voit dans les films et les vagues embruns d’une classe de mer.
« Aucun domaine ne m’attirait particulièrement, je ne me
voyais pas faire des études longues », confie-t-il timidement.
À la fin de la classe de 3e, sans plus de motivation, il s’oriente
en CAP tourneur sur bois. « En résumé, j’avais le choix entre
le bois et l’agriculture. En montagne, le métier d’artisan ébéniste est très valorisé, les gens disent souvent : “C’est beau,
c’est magnifique ce qu’il fait”. Mais dans la réalité, c’est très
dur de gagner sa croûte et tu as plus de chances de finir à
l’usine que de devenir un artisan reconnu ».
Dans les ateliers du lycée où il étudie, Joachim ne pense
qu’à partir. Ce goût du voyage, il l’acquiert avec sa mère, institutrice dans des écoles françaises à l’étranger. Mayotte, la
Réunion, le Maroc... Il parcourt avec elle des terres inconnues. « Dans le Jura, chaque année c’était pareil, les gens
parlaient tout le temps de la neige. Pour moi, le ski c’était
une torture et je rêvais d’évasion. » Derrière son air réservé
et ses phrases lapidaires se cache une solide détermination :
il parle peu mais agit. À 17 ans, des rêves de voyage en tête,
il change radicalement de voie. Direction la Bretagne, où il
s’inscrit en BEP marin de commerce. Son père, très attaché à
la montagne, accueille froidement la nouvelle. « C’est sûr qu’il
aurait préféré me voir tourneur dans le Jura, mais maintenant il m’encourage. »
virage de bord
Le montagnard ne sera donc pas tourneur. Il n’est pas le
seul à changer de cap. À 953 km de là, Manuel, le Breton, s’apprête à virer de bord. De par sa profession, son père côtoie
beaucoup de marins. Quand il parle de son travail à la maison,
il ne mâche pas ses mots. « Il les décrivait plutôt comme des
brutes. Mais, en même temps, on sentait dans son discours
du respect pour eux et même de l’envie. »
Une rencontre avec un des collègues de son père va le
porter vers d’autres horizons. « Mon père me l’a présenté
sans imaginer que ce serait ma porte de sortie ». Il largue
alors la 1ère scientifique pour un BEP pêche et s’inscrit au lycée maritime de Paimpol, à une petite quinzaine de kilomètres de chez lui. Ses parents sont sceptiques et préfèreraient
le voir passer son bac. « Ils m’ont tous les deux demandé si
j’étais sûr de moi... Mais je suis têtu », explique Manuel avec
un large sourire.
Après deux ans d’étude, il fait ses premières expériences
professionnelles et découvre des conditions de travail difficiles. « Le décalage entre l’univers que j’avais fantasmé et
la réalité était flagrant ; j’ai dû m’adapter. » Roscoff, PerrosGuirec, l’île d’Yeu, il navigue pendant trois ans un peu partout
en Bretagne. Mais le rythme des marées use son moral. « Pendant trois ans, j’ai foncé tête baissée. Puis, en débarquant
de l’île d’Yeu, j’ai eu un gros coup de fatigue et j’ai senti que
travailler dans la pêche, cela ne me correspondait pas vraiment ». Il s’engage alors pour six mois de formation adulte
en Bac pro mécanicien bateau. « Le moteur, c’est le coeur du
bateau, le mécanicien c’est le chirurgien. » Hasard des dates,
c’est de nouveau à Paimpol qu’il retrouve les salles de classe.
À quelques centaines de mètres du lycée, Joachim, loin
de sa montagne natale, a adopté la mer jusqu’à élire domicile
dans un bateau sur le port. Ke’aa, ponton L, est désormais
sa nouvelle adresse. Dans la cabine de son studio flottant, le
jeune homme n’a pas vraiment le mal du pays. « Le Jura, ça
ne me manque pas. Ça me fait plaisir de revoir les gens et
les paysages quand j’y retourne, mais aujourd’hui je trace
ma vie ici ». Manuel, lui aussi, porte un regard lucide sur son
parcours : « Quand on est adolescent on veut toujours aller
à l’inverse de ses parents. Maintenant, avec le recul, je me
rends compte que, finalement, je vais exercer un métier assez proche de celui de mon père, même s’il est à terre et moi
navigant. »
Joachim revient tout juste de son premier stage. La découverte du métier sur la ligne France-Antilles d’une compagnie
maritime l’a assuré dans son choix. Sur son bateau flotte un
drapeau breton.♦
L’ éducation instituée < 7
Photo : G.C.
Breton d’origine,
Manuel Beauvais veut
devenir mécanicien
nautique.
Des connexions filiales
L’outil Internet s’est peu à peu installé au sein
des foyers. L’incidence de ce nouveau venu sur
la transmission familiale dépend du milieu social
et de la stratégie éducative mise en place.
L
par Gwenaël Cohignac
e critique André Bazin qualifiait le cinéma de « fenêtre ouverte sur le monde ». Cette appellation pourrait convenir aujourd’hui à l’outil Internet. Pour 55
% des ménages1, il constitue une nouvelle source
d’informations disponible à la maison. Au delà de
ce premier fossé existent d’autres inégalités. Les couples
avec enfants issus d’une catégorie sociale aisée apparaissent
comme les mieux équipés. Au sein de la population active, 91
% des cadres supérieurs ont un ordinateur à domicile, contre
62 % des ouvriers.
L’évolution de ces dernières années montre une progression vers le multi-équipement. À Rennes, dans la famille
Bohanne, tout le monde a son ordinateur personnel : les
parents, Anne et Christian, Hélène, l’aînée de 23 ans, Lise,
de 3 ans sa cadette, et Anaïs, la benjamine, âgée de 13 ans.
Comme chez la majorité des cadres, c’est d’abord pour des
raisons professionnelles que le couple a décidé de prendre
une connexion Internet. « Au départ, c’était davantage pour
notre utilisation que pour les enfants. Quand ils étaient
plus jeunes, les informations qu’ils trouvaient étaient trop
compliquées pour eux, explique Anne. Comme je suis documentaliste, quand ils avaient un travail à faire, ils venaient
d’abord me demander des livres. » Anaïs, en classe de 5e
réagit : « Quand j’ai un travail à faire, c’est vrai que je vais
aller sur Wikipedia ou chercher dans Google ». « Ah bon ? »,
s’étonne sa mère, qui semble découvrir cette habitude.
Surfer en solitaire
Selon la sociologue Gilda Charrier, spécialiste de la famille,
il semble que « chaque genre et chaque classe s’approprie
l’outil en fonction de son capital culturel et social. » Chez
les Bohanne, chacun a ses propres pratiques quotidiennes :
les sites de généalogie et la messagerie pour Christian, la
cuisine ou Aufeminin.com pour Anne, MSN et Skyblog pour
Anaïs, Deezer et Facebook pour Lise... Comme pour les livres
qu’elle transmettait auparavant à ses filles, Anne garde un œil
sur les sites visités par la plus jeune. « Nous avons choisi de
ne pas installer le contrôle parental. Mais comme Anaïs est
obligée de venir en bas pour avoir Internet, je peux vérifier
de loin le contenu des sites sur lesquels elle se rend. » Dans
8 > L’ éducation instituée
son ouvrage La famille peut-elle encore éduquer ?, Barbara
Walter, docteur en sciences de l’éducation, expose le fait qu’il
y aurait autant d’éducations familiales que de familles. La
gestion d’Internet au sein de la famille n’échappe pas à cette
constante : chaque famille adopte en interne ses propres modes d’utilisation et de contrôle.
Le conseil national de l’ordre des médecins souligne le
rôle positif des médias : « Les messages qu’ils sont censés véhiculer alimentent les débats [...], favorisent les échanges
et peuvent être un facteur de bien être social et de reconnaissance. » Au sein de la famille Bohanne, surfer est plutôt
un acte solitaire : « Les enfants prennent très vite en main
Internet. L’ordinateur c’est vraiment un espace privé, presque intime, au sein de la famille ; un peu comme une pièce,
une chambre à soi. » raconte Anne. L’arrivée d’Internet a
aussi modifié certains rôles familiaux. Depuis que la famille
est multi-connectée à la toile, Christian, le père, formateur
dans un institut de soins infirmiers, s’est vu attribuer un rôle
supplémentaire. « C’est notre référent technique, s’accordent
à dire les quatre femmes de la maison. Quand Internet ne
marche pas, on a besoin de lui ! » Les compétences en informatique des parents peuvent être des savoirs valorisés par
les plus jeunes. Dans d’autres familles, ce sont, à l’inverse,
les enfants qui apprennent à leurs parents à se servir de la
ressource Internet. ♦
1. chiffres Crédoc Juillet 2008
Métier,
itinéraire d’un enfant héritier
La transmission filiale est un passage ambigu. L’enfant est déjà
un adulte qui reçoit un métier et un patrimoine de ses parents.
Il peut aussi hériter de méthodes ou d’une éthique calquées
sur le modèle parental. Ou s’y opposer complètement.
À
par Nicolas Chaffron
bientôt 49 ans, Hervé Guélou est agriculteur et
maire de la commune de Plufur, à une vingtaine
de kilomètres au sud de Lannion, dans les Côtesd’Armor. « Mes deux parents étaient agriculteurs,
mes quatre grands-parents aussi, sourit-il. Je
baigne dedans depuis toujours ». C’est en classe de troisième
qu’Hervé situe le premier « cap » de sa vie. Il hésite alors entre
le monde paysan et des études scientifiques comme son
frère aîné. L’atavisme l’emporte et il entre au lycée agricole
de Guingamp. Puis les problèmes de santé de ses parents
précipitent son avenir professionnel. Il reprend donc la
ferme. « C’était en 1982, je n’avais pas 22 ans », se souvientil. Aujourd’hui, il possède 130 ha, principalement d’herbage
pour élever 200 vaches, dont environ une soixantaine de
laitières, le tout en agriculture biologique.
Réflexion et reconversion
Si, dans l’exploitation d’Hervé, tout est frappé du label
AB, c’est le fruit d’une réflexion née d’un drame. « Comme
tant d’autres agriculteurs victimes de cancers, mes
parents sont partis trop tôt, soupire-t-il. Il y a tellement de
traitements chimiques dans notre secteur... » Fort d’une
détermination inédite à l’époque, il est l’un des premiers à
reconvertir son exploitation dans les années 90. « On vivait
un moment où les pionniers du bio étaient pour la plupart
des citadins, des “marginaux” barbus aux cheveux longs.
Ça a cantonné le bio dans l’idéologie hippie. Moi, avec ma
grande exploitation, je représentais le Mal. Heureusement,
les mentalités ont changé. »
«Avant, l’itinéraire des enfants était tout tracé, écrit la
sociologue Barbara Walter1. Le fils ferait le même travail
que le père, se marierait avec telle fille. Maintenant, le
choix existe, ce qui laisse place à l’intuition des parents et
à leur imaginaire concernant l’avenir de leurs enfants. [...]
La famille [est] le lieu d’élaboration d’apprentissages, de
valeurs, de comportements, basés sur des principes éducatifs
conducteurs. » Sans le remettre en cause, Hervé met à mal ce
postulat. D’une part, ce sont les ennuis de santé de ses parents
qui l’ont tôt propulsé à sa place de chef d’exploitation. D’autre
part, leur décès a poussé sa réflexion vers des méthodes
de culture hors norme à l’époque. Il reprend assurément
l’affaire parentale, mais pour renouer avec certains gestes
de ses grands parents avant guerre : « C’était une époque où
l’on respectait le paysage, où on était à l’écoute de la terre
et des saisons », lance Hervé en insistant sur l’importance
d’un discours qu’il veut
empreint de bon sens
moderne et pas d’un
idéalisme condamnant
l’intégralité des progrès
techniques.
Un nouveau
départ
« En matière de valeurs, le monde agricole n’échappe pas à
l’héritage des parents.
Dans mon cas, si je suis
en rupture, c’est une
erreur de croire qu’un
nouveau modèle est en train de se créer. C’est la génération d’après guerre qui était en rupture, analyse sobrement
Hervé. Quand mes parents ont débuté, c’était l’exode rural.
En une génération, la Révolution industrielle a frappé des
campagnes désertées. Au début, l’argent de Bruxelles allait
au développement, puis sont arrivés les semenciers, les banquiers, les contrôleurs, les fonctionnaires qui décident de
tout sans jamais avoir mis une paire de bottes. On a fait
du profit la priorité en tournant le dos au bon sens ». Hervé
Guélou estime qu’il reprend le cours des choses après une
longue parenthèse. ♦
1. Barbara Walter, La famille peut-elle éduquer ?, Eres, 1997.
En complément, le reportage «titre»
sur le www.apprendreenbreizh.fr
L’ éducation instituée < 9
Photo : N.C.
Dans sa famille,
Hervé Guélou est la
quatrième génération
à exercer le métier
d’agriculteur à Plufur.
L’ autre école
de la République
Onglet
L’ école
latéral
entretitre
lesde
lignes
rubrique (p.1)
Dans une Bretagne où la pratique religieuse régresse,
l’enseignement catholique conserve un poids réel. La situation
semble paradoxale. Elle s’expliquerait par une atténuation des
différences entre public et privé. Illustration à Pont-l’Abbé.
euros l’année en moyenne, parvient à maintenir un niveau
de fréquentation quasi égal avec le public, Ronan Cariou est
prolixe. Le directeur de l’ensemble privé – « et catholique »,
ont-l’Abbé, quelques kilomètres au sud de insiste-t-il – parle stratégie. Mais avec précaution : « On
Quimper, début du XXe siècle. À la veille des ne cherche pas à se démarquer du public. La Bretagne a
lois de séparation de l’Église et de l’État, la chance d’avoir deux réseaux qui fonctionnent bien.
l’écrasante majorité des élèves bigoudens Peut-être parce qu’ils sont complémentaires. » L’usage du
fréquente l’établissement d’éducation se- terme n’est pas neutre ; la complémentarité suppose des
condaire des frères de Saint-Gabriel. Les carences qui seraient compensées par l’école catholique.
élèves de l’école laïque – « l’école du dia- Cette dernière propose donc un « projet éducatif » et place
ble » – demeurent marginaux. Même lieu, un siècle plus tard, l’individu en son cœur. À chacun sa rhétorique : quand côté
l’école de la République l’emporte par le nombre. Mais de public, on annonce « construire un citoyen capable de vivre
peu. « Cette année, 1 794
dans le monde », côté privé,
élèves sont inscrits dans le
on « accompagne l’humain
privé à Pont-l’Abbé, contre « La Bretagne a la chance d’avoir deux vers une compréhension du
2 096 dans le public », inmonde ». Une nuance qui
dique Véronique Blanchet, réseaux qui fonctionnent bien. Peut-être tiendrait presqu’au détail
conseillère municipale atse détachant des mots
parce qu’ils sont complémentaires. » en
tachée à la scolarité. Pontpour s’intresser au fond.
l’Abbé, commune de 8 500
Or c’est justement sur le
R. Cariou, directeur d’établissement
habitants, offre un visage
détail, l’originalité et cette
en adéquation avec l’équilicomplémentarité que l’école
bre observé dans l’ensemble de la région. Côté public : trois privée élabore son identité et sa distinction. Le dispositif
écoles maternelles, une école élémentaire et l’établissement pédagogique serait spécifique, comme l’expose le premier
Laennec composé d’un collège, un lycée polyvalent et tech- laïc à occuper le poste de directeur depuis la fondation
nologique. Côté privé : une formation à la langue bretonne de l’établissement. « Nous appréhendons l’apprentissage
dès la petite enfance et un lycée des métiers en plus, mais des langues par compétences, proposons des stages, un
une maternelle en moins. Des tendances proches des statis- enseignement des arts et des cultures, avons pléthore de
tiques régionales : en Bretagne, l’enseignement catholique dispositifs sportifs. »
capte plus de 43 % des élèves, contre 15 % sur l’ensemble du
Ronan Cariou admet d’autres tactiques, parentales
territoire national.
celles-là : « Certains parents pensent qu’ils paient pour une
prestation et demandent une réussite rapide ou refusent
le redoublement. Il faut alors faire face ». Dans ce but, le
La stratégie de la complémentarité
groupe scolaire a organisé des stratégies d’accompagnement
Pour expliquer comment le pôle secondaire de Saint- personnalisé, encadré par un professeur volontaire. Comme
Gabriel, en proposant une scolarité payante, entre 400 et 750 dans le public, une adaptation de la 6e-5e sur trois ans est
P
par Nicolas Chaffron
10 >L’ éducation instituée
Dans le Finistère, la
moitié des 65 000 élèves
inscrits dans le privé appartiennent au 1er degré,
maternelle en tête.
Photo : N.C.
rodée. Aux programmes publics de réussite,
d’aides spécialisées ou d’intégration scolaire,
l’établissement catholique apporte ses
réponses, pas tellement différentes. « Les élèves
en échec ou victimes de handicap restent
intégrés pour ne pas être marginalisés », se
félicite le directeur. Saint-Gabriel mène un
suivi individuel des élèves en rupture avec
l’école, encadrés chacun par un enseignant
particulier. Un luxe que le public ne peut
pas nécessairement s’offrir. Mais après tout,
les parents sont clients. Si l’établissement
ne garantit pas un travail suivi et adapté, ils
risquent fort d’aller voir ailleurs.
Les parents financent et
gèrent
Toutes ces offres demandent la
mobilisation d’un personnel formé. Mais ici
encore, l’esprit de solidarité – c’est-à-dire le
bénévolat – et un budget savamment calculé
font la différence. L’établissement pontl’abbiste, sous contrat avec l’État (comme plus
de 90 % des établissement privés en France),
a des obligations analogues à celle du public
en matière d’éducation, de programme et de
formation de ses personnels enseignants. Issus
de concours publics, ceux-ci sont rémunérés
par l’État. « Les professeurs représentent
45% de notre budget annuel qui s’élève à
20 millions d’euros. Le reste est consacré
Espagne : quand l’échec du public sert le privé
Dans la Constitution espagnole, « les pouvoirs publics garantissent le droit
des parents à ce que leurs enfants reçoivent l’éducation religieuse et morale
en accord avec leurs propres convictions ». Les parents ont ainsi trois options
lorsque vient le moment de scolariser leurs enfants : l’enseignement
public, privé – réservé à des classes sociales favorisées car il est intégralement payant – et les établissements concertados (concertés).
Ces derniers, majoritairement catholiques, sont sous contrats avec
l’État qui finance les salaires du personnel et l’entretien des bâtiments.
Mais l’ambiguïté du réseau des établissements concertados ne cesse
de nourrir de nouvelles polémiques. Ainsi, en avril dernier, une école
s’est vu retirer sa subvention parce qu’elle n’était pas mixte. La décision
à fait un tôlé dans l’opinion mais à été avalisée par le tribunal suprême.
Un tiers des établissements espagnols sont privés ou concertés et
30% des parents déclarent préférer éviter inscrire leurs enfants dans
le public. Une évidence, a priori dans un pays catholique marqué par
une présence traditionnellement forte de l’Église . Mais selon le sociologue Mariano Fernández Enguita, « La confession n’est pas décisive ».
Il cite trois raisons qui, selon lui, poussent les parents à se tourner vers
le privé : services, discipline et prestige.
Il ajoute que si « un tiers de la population veut envoyer ses enfants
dans des écoles privées, un autre tiers le souhaiterait mais ne le peut
pas pour des raisons économiques ». Une attirance qui peut s’expliquer
par le taux d’échec plus important dans le public, où il dépasse 30 % contre
20 % dans le privée ou les établissments concertés.
Iona de Beaulieu (à Madrid)
L’ éducation instituée < 11
aux biens immobiliers. Ici, les frères de SaintGabriel sont propriétaires de 14 ha en pleine ville.
Heureusement, cela est financé à 90 % par la
participation des familles ». L’ensemble scolaire
reçoit également une contribution des collectivités
locales.
Le rôle des parents est important dans ce
mode de fonctionnement. Quand la FCPE est un
organe consultatif et participatif dans le public;
dans le privé, les associations de parents peuvent
être de véritables groupes de pression. Ils sont
présents dans toutes les structures associatives qui
gravitent autour des établissements. L’Organisme
de gestion de l’enseignement catholique (Ogec),
issu de l’Association des parents d’élèves (dont sont
membres tous les parents), illustre bien cette emprise.
Il participe à l’élaboration du « projet éducatif » et à la
gestion intégrale de l’établissement. Il intervient dans
la négociation des forfaits communaux. L’organisme
est aussi l’employeur des personnels administratifs.
L’Ogec vote le budget du directeur à qui il délègue
ses pouvoirs. Des pouvoirs pleins et déterminants
auxquels Ronan Cariou doit s’adapter : « À Pontl’Abbé, nous nous faisons confiance et tout se passe
bien. Mais j’ai des collègues directeurs qui en
souffrent... »
Mêmes filières, mêmes formations, mêmes
savoirs, taux de réussite équivalents, une pastorale
peu prosélyte, un message humaniste, un terreau
historique et culturel considérable, un maillage
géographique profond, une forte présence des
parents d’élèves et, finalement, de l’État. L’école
privée catholique bretonne – d’ailleurs plus privée
que catholique stricto sensu – pourrait presque
ignorer les Lois de Séparation. Le « jeu de l’offre et
de la demande » sur le reste du territoire national
fait de ces établissements un « marché » réduit où se
placent d’abord les catégories socio-professionnelles
favorisées. Le quasi équilibre breton entre les deux
« concurrents » joue ici en faveur du « consommateur »
régional.♦
Photo : N.C.
La pastorale : orientation prosélytiste ou histoire religieuse ?
« Les écoles catholiques de Bretagne sont d’abord des écoles, c’est-à-dire des lieux d’apprentissage, de formation et d’éducation », peut-on lire sur le site internet de la Direction de l’enseignement catholique. Les enseignants, bien que soumis
à un « pré-accord » par cette dernière, y ont les mêmes qualifications que dans le réseau public, les programmes sont
identiques, les examens aussi. Or la spécificité catholique définie dans le « projet éducatif » intègre une composante
confessionnelle : « Toute école catholique en lien avec l’église du diocèse et son évêque a pour devoir de faire savoir à chacun ce que le message de Jésus-Christ a révélé à l’humanité entière. Cette révélation fait partie de la connaissance et n’est en
aucun cas prosélytisme ni obligation. La liberté est fondamentale dans toute école catholique : liberté de croire, liberté de
pratiquer ou de ne pas le faire. Mais pour être libre, il faut connaître. »
Dispensée aux élèves de 6e, la catéchèse est proposée sur le mode du volontariat et est suivie par la moitié des effectifs. Un enseignement du fait religieux est aussi prodigué. « Une découverte de la culture chrétienne accompagnée d’une
découverte des autres religions », précise Ronan Cariou.
12 >L’ éducation instituée
L’ école,
moteur de la vie rurale
La Bretagne est l’une des régions où l’on trouve le plus
d’écoles primaires rurales. Ces structures qui regroupent
parfois plusieurs niveaux ne sont pas uniquement des lieux de
transmission. Elles sont aussi génératrices de lien social.
S
Sept niveaux dans une classe : les écoles comme celle de
Trégrom sont en voie de disparition. Il y a deux ans, parents
et élus se sont battus contre sa fermeture. Aujourd’hui
encore, ils refusent l’idée d’emmener leurs enfants dans
une commune voisine. La lutte n’a pas été vaine, l’effectif
des élèves est passé de 13 à 22 élèves cette année.
Parmi les critères prioritaires des jeunes familles qui désirent
s’installer dans une commune, la distance entre le lieu de
résidence et l’école est un choix déterminant. Mais hormis
l’économie de temps et donc d’argent que cela représente,
quelles autres raisons poussent les parents d’élèves à se battre
contre la fermeture des écoles rurales de proximité ?
« On s’entraide »
Rozenn attend ses enfants chaque soir à la sortie de la
classe de Trégrom. Elle pense que l’école est indispensable à
la vie du bourg : « Surtout quand il n’y a plus de commerce.
Les parents se rencontrent à la sortie de l’école. On s’entraide, on s’échange des vêtements. Nous faisons tous partie de
l’amicale laïque.» Marie, une autre mère, ajoute : « Quand
on est mère au foyer, on est un peu désociabilisé. L’école permet de se tourner vers les autres ». La sortie des classes est un
moment priviligié où se révèle la mixité sociale du village. Devant les portes de l’école, chacun peut aussi être amené à côtoyer des élus locaux, eux-mêmes parents ou grands parents,
et ainsi faire entendre leurs voix de manière informelle.
Pour s’intégrer et faire de nouvelles rencontres en
s’engageant dans la vie de l’école, l’adhésion aux amicales
laïques est souvent le moyen le plus efficace pour les parents.
Emmanuelle Le Roux est directrice de l’école élémentaire de
Vieux-Marché. Elle estime que ces amicales permettent aux
nouveaux arrivants de s’insérer dans une commune mais
tempère : « Ce n’est pas toujours facile, les amicales sont
Photo : Gaël Cabot
par Emmanuelle Cabot-Jaquot
souvent composées de groupes bien soudés, dont les membres
se connaissent depuis longtemps. Pour y adhérer dès son
arrivée dans la commune, il ne faut pas être timide... »
Si l’école rurale génère un lien social fort, elle peut aussi
exclure des parents moins enclins à se fédérer aux autres.
Certains n’éprouvent d’ailleurs pas le besoin de participer aux
initiatives prises par les amicales. C’est le cas de cette mère
dont le fils est inscrit dans une école du Trégor : « J’ai déjà
une vie sociale riche. J’ai aussi assez à faire pour ne pas
avoir à m’occuper de la soirée dansante de l’amicale ou
faire des gâteaux. Je n’aime pas cet aspect communautaire
semi-imposé. Cela me met mal à l’aise. Parfois, je sens bien
qu’on me le reproche » •••
L’ éducation instituée < 13
10 mars 2009 : les
parents d’élèves de
l’école élémentaire de
Plouaret occupent les
classes durant une nuit
pour la sauvegarde de
l’établissement.
Photo : Gaël Cabot
Samedi 14 mars :
le collectif Plouaret
-Belle-île en Terre
bloque l’arrivée d’un
TGV. Objectif : lutter
contre le démentèlement des écoles
publiques.
Un contact facilité
••• L’école impulse une dynamique, une énergie dans
les petits villages. Pour Emmanuelle Leroux, elle a un intérêt
social évident : « Nous proposons des activités qui permettent
de créer et de maintenir un lien entre les générations. Ainsi,
les jeunes tirent profit du passé des anciens et maintiennent
la mémoire de leurs aînés dans la vie du village, faisant
d’eux des citoyens à part entière. » L’école a proposé cette
année une fête du printemps qui a permis d’ouvrir l’école
aux parents et amis résidant dans la commune. A cette
occasion, les élèves sont allés à la rencontre des personnes
âgées comme ils l’avaient déjà fait pour parler de la guerre,
de la campagne, du remembrement et pour leur chanter
des chansons. Les kermesses sont aussi des moments de
convivialité, où le contact est facilité entre parents. Si l’école
va vers le village, le village vient aussi à elle. Au Vieux-Marché,
les adhérents de l’association Art C’houerh’ad ont brodé des
bavoirs pour les petits de la cantine.
Aujourd’hui, les zones rurales sont de plus en plus
recomposées. Des familles aux origines sociales et ethniques
différentes s’installent dans des communes dont elles ne sont
pas originaires. L’école, un des poumons du village, reste un
lieu privilégié de la rencontre et du lien social. C’est sans doute
pour cela que celle de Trégrom est aussi bien défendue.♦
14 >L’ éducation instituée
D’autres initiatives sont elles aussi génératrices
de lien social au sein d’un territoire donné. Des
fédérations, collectifs et réseaux se mettent en
place partout en Bretagne pour lutter contre
la fermeture d’écoles rurales, la suppression de
classes ou les regroupement (EPEP) qui sonnent
le glas de l’enseignement de proximité. Parents,
enseignants, élus ou simplement citoyens
solidaires se sont unis pour mettre en œuvre des
actions percutantes et faire entendre leurs voix
auprès de l’ Éducation nationale (occupation des
classes l’année dernière durant presque un mois à
la Trinité Langonnet dans le Morbihan, opération
escargots à Pontivy, blocage des trains à Plouaret...).
Ces collectifs créent des blogs où ils donnent à
voir et comprendre leurs actions par le biais de
photos, textes... Un des plus actifs est celui de la
Trinité Langonnet : Le bonheur est dans le pré oh.
L’ informatique,
tactique pédagogique ?
L’utilisation des technologies dans l’enseignement
supérieur devient de plus en plus courante. Leur
usage tend à redéfinir les pratiques d’apprentissage
et à transformer la relation professeur-étudiant.
L
par Raïssa Ioussouf
’usage des technologies dans l’éducation
se généralise et des projets d’ampleur
régionale se développent. En 2009, le
réseau du campus numérique de Bretagne
devrait voir le jour. Il relie à très haut débit
l’ensemble des sites du pôle de recherche
et d’enseignement supérieur. La structure
s’étend de Rennes à Brest en passant par Vannes, Lorient et
Lannion. Cette université numérique multi-sites a l’ambition
de développer les cours à distance, les réunions de travail
virtuelles, les conférences de recherche sur Internet.
Encourager le travail collaboratif, favoriser l’autonomie des
étudiants, transformer les pratiques d’enseignement... Autant
d’espoirs suscités par les technologies de l’information et de
la communication (TIC). Elles sont à même de transformer
l’enseignement, à condition de ne pas reproduire les anciennes
méthodes. Pascal Plantard est responsable d’une équipe travail
au Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et
la didactique (CREAD). Enseignant-chercheur à Rennes 2, il
tempère le pouvoir réformateur des technologies : « Les TIC
seules ne modifient pas la manière d’enseigner. Ce sont
des instruments. Il faut une organisation pédagogique
autour ». Yves Chevallier est professeur des universités en
sciences de l’information et de la communication à l’IUT
de Vannes. Il se sert des TIC pour compléter sa stratégie
pédagogique : « J’enregistre tout mon cours en numérique
et quand je vois que les étudiants peinent un peu sur tel
ou tel point, je place sur la plateforme d’enseignement
à distance l’extrait qui correspond à ce passage. »
recherche en photonique et traitement de l’information.
Les étudiants sont inscrits sur les trois sites de Rennes,
Brest et Lannion. Depuis 2004, une partie des cours se
déroule en visioconférence pour pallier l’éloignement des
établissements. « Effectivement, c’est un facteur de nécessité,
reconnaît Pascal Besnard, le responsable de la formation. Les
étudiants de Lannion ne peuvent pas se déplacer deux fois
par semaine ». Une organisation à laquelle les enseignants
doivent s’adapter. « Il faut penser à avoir des temps morts
pour laisser les personnes réagir. Les cours sont plus lents »,
poursuit-il. C’est aussi l’opinion de Soazig Le Gall, chargée de
projet Université européenne de Bretagne numérique. •••
Repenser la pédagogie
L’usage pédagogique des TIC n’est pas systématique.
Dans certains cas, ces outils sont uniquement exploités
pour des fonctions administratives ou leur confort. L’Enssat,
l’école d’ingénieurs de Lannion, propose un master
L’ éducation instituée < 15
« Lorsque l’on utilise du
numérique, tout doit être
scénarisé. Il faut penser à
l’étudiant seul chez lui, voir
si c’est asez clair »
S. Le Gall, chargé de projet UEB
numérique
Photo : R.I.
••• « Quand on n’a plus le face à face, on perd cette
perception de la compréhension, c’est la raison pour laquelle
il n’y a pas de formation “tout à distance” ». Pascal Plantard
met en garde contre ce fantasme de l’e-learning : « Les rares
expériences de “tout à distance’’ finissent par démontrer
que ce sont des gens qui sont déjà en grande difficulté
sociale qui vont de ce côté-là et qui se retrouvent finalement
à faire des formations un peu en position “autiste” ». En
général, les professeurs combinent le présentiel, c’est-àdire l’enseignement en face à face, et le numérique. Ce qui
nécessite de penser la pédagogie dès le départ. « Lorsque l’on
utilise du numérique, tout doit être scénarisé. Il faut penser à
l’étudiant seul chez lui, voir si c’est assez clair », décrit Soazig
Le Gall. Les technologies forcent les professeurs à se poser des
questions sur leur enseignement. « C’est même parfois violent.
Ce qu’on croyait être très efficace, il suffit parfois que l’on
change de support pour se rendre compte que finalement,
ce n’est pas si clair que cela », avoue Yves Chevallier.
Une nouvelle relation profs-étudiants
Cette remise en question fait évoluer la nature de la relation professeur-étudiant. « Les technologies permettent par
le mail, les forums, la mise en ligne d’un certain nombre
de documents, d’entretenir une relation pédagogique en
dehors du temps de l’enseignement. Et c’est assez fondamental parce que ça créé un lien qui dépasse les limites de la
classe », constate le chercheur Pascal Plantard. Les technolo-
16 >L’ éducation instituée
gies brouillent les frontières entre temps de travail et temps
extra-scolaire, ce qui prolonge le champ de l’apprentissage
mais ajoute aussi de nouvelles contraintes. Désormais, l’enseignant est joignable en dehors de son temps de service.
« Les étudiants m’envoient des mails sans arrêt, confirme
Yves Chevallier. Alors effectivement, cela enrichit les relations avec les étudiants. Ils ressentent bien que l’espace dit
de cours n’est pas clos. C’est un espace ouvert. Je crois que
c’est ça le changement majeur : le décloisonnement des activités de formation, de recherche. Le métier d’étudiant si
j’ose dire, devient beaucoup plus large ». La familiarisation
des outils technologiques joue pour beaucoup dans cette
évolution. « On observe un effet progressif de banalisation
de l’usage des technologies. Ce n’est plus l’ordinateur qui
compte mais les différents usages que l’on en fait », note Pascal Plantard.
Ce succès est donc lié à l’enthousiasme des étudiants pour
les technologies. « Ils sont très demandeurs », souligne Yves
Chevallier. « Mais je ne suis pas complètement dupe, je sais
qu’il y a aussi une part de consumérisme étudiant là-dedans. Sur Internet, vous avez Wikipédia, vous avez le sentiment d’avoir tout. Donc souvent, l’étudiant se pose malgré
lui dans une posture accumulative », résume Yves Chevallier. « Un peu comme ceux qui achètent des livres et ne les
lisent pas ». Le risque : prendre l’habitude de “zapper’’ puis
oublier... ♦
Au Télégramme : la formation
part, l’esprit reste
De formations polyvalentes en offres spécialisées, les
sociétés sont toujours plus nombreuses à former leurs
employés hors de leurs murs. Au Télégramme, l’esprit
d’entreprise demeure au cœur de la démarche.
par Nicolas Chaffron
Depuis janvier 2009, Le Télégramme s’est lancé dans une
révolution multimédia décisive. Face à la puissante concurrence d’Ouest-France et à la conjoncture économique, la
direction a fait le pari de la créativité. Une habitude pour le
groupe basé à Morlaix qui était déjà le premier, en presse
quotidienne, à passer à la couleur ou à proposer une formule
du dimanche. Une réussite dans l’innovation récompensée
par une progression de sa diffusion unique dans la presse
quotidienne régionale. Derrière ces succès se profile « une
identité Télégramme », un esprit d’entreprise particulièrement prégnant dans cette institution bretonne qui, pour la
première fois, fait appel à une société extérieure pour un
vaste plan de formation de son personnel : « Autrefois, la
formation au sein de la presse locale se faisait en interne,
les jeunes journalistes apprenaient au contact des anciens,
[...] Aujourd’hui, Le Télégramme travaille en collaboration
avec les formateurs de l’Ifra pour amorcer le virage du
multimédia », commente Olivier Clech, rédacteur en chef du
groupe.
Un enjeu humain et technique
Conserver l’esprit d’entreprise
Le nouveau site web du Télégramme, actuellement complémentaire du journal, diffuse des vidéos réalisées par les
journalistes à l’aide de petites caméras Sanyo dont toutes
les rédactions sont maintenant dotées. « Nous n’avons pas
les ressources internes pour ces nouveaux challenges que
sont l’usage d’une caméra ou le montage. Les formations
Ifra offrent l’opportunité de cadrer les choses, explique un
journaliste. Si tout se faisait en interne, nous n’aurions pas
vraiment l’impression de prendre du recul par rapport à
notre travail quotidien. » Former ses propres employés,
même auprès d’un prestataire étranger à l’entreprise, plutôt
qu’employer des ressources humaines nouvelles est un pari
humain bâti sur une culture de groupe : « Il n’y aura pas dilution de l’esprit d’entreprise », insiste-t-on à la direction du
quotidien, pour laquelle il est exclu de « subir » la formation
et qui parle même « d’apprivoisement ». Pour répondre à un
besoin, Le Télégramme fait appel à des agents externes afin
de se former stratégiquement à un marché de l’information
en remodelage. En espérant ne rien perdre de son originalité, l’entreprise participe à un élan dont la force d’inertie
lui échappe : celui de la multiplication des supports de production et de diffusion d’information. Le nouveau slogan du
groupe - « Le Télégramme. Plus qu’un journal » - prend alors
toute sa dimension. ♦
Photo : N.C.
L’ éducation instituée < 17
Apprendre en sociétés
Servana Aballéa, responsable « carrières-rédaction » du
quotidien, précise : « Le groupe a su à la fois capitaliser
cette richesse humaine, ce savoir-faire, et, parallèlement,
investir dans une formation « à la carte » dispensée par un
prestataire externe. » Dans les faits, le passage au numérique est une longue construction, enclenchée dès les années
90, qui mobilise l’intégralité des ressources humaines. Cela
nécessite une formation adaptée aux ambitions multimédias
du groupe finistérien et à l’usage d’un nouveau support, de
nouveaux outils et, par conséquent, de nouvelles méthodes
de travail. « Sur un semestre, plus de 200 journalistes suivent
quelque 840 jours de formation au multimédia, poursuit
Servana Aballéa. En plus des salaires des journalistes, cela
représente un coût de prestation élevé, des frais annexes et
des coûts de remplacement des personnels mobilisés. Suivront les secrétaires de rédactions, les secrétaires, les opérateurs techniques... »
Alternance,
l’entreprise faite école
CAP, BEP, Brevet et bac professionnels... L’alternance
est un moyen d’apprendre, au-delà d’un métier, les
savoirs indispensables dans l’univers professionnel.
Le rapport direct se fait dans l’entreprise, le choix de
celle-ci est donc déterminant.
L
par Lucile Brizais
L’apprentissage en alternance est une composante objectivables et évaluables mais indispensables pour son
importante de la formation professionnelle. Environ 18 400 futur métier.
Bretons suivent une formation alternant des périodes en
centre de formation et d’autres en entreprise. L’alternance
concerne une grande palette de métiers mais aussi de Le choix de l’entreprise
nombreux établissements. Elle est présente dans les CFA
Les situations d’apprentissage sont variées. Rapport aux
(Centre de formations d’apprentis), mais également dans des formateurs, intégration dans le centre de formation, choix de
lycées et dans l’enseignement supérieur par le biais des UFA l’entreprise sont autant de paramètres qui font que chaque
(Unités de formation d’apprentis)
situation d’apprentissage est
au sein des lycées et du supérieur.
relativement unique. « La diversité
«La diversité des entreprises des
L’alternance est souvent perçue
entreprises peut créer un
comme une solution pour résoudre
décalage
entre les apprentis selon
peut créer un décalage
le problème de la transmission de
la taille, les personnes, les travaux
certains savoirs absents du système
qu’ils effectuent pendant leur
entre les apprentis »
scolaire. Le rythme de travail, la vie
alternance » explique M. Rossignol.
M.Rossignol, chef d’atelier
en entreprise, certaines techniques
Le choix de l’entreprise est donc
se transmettent par cette intégration
primordial dans l’apprentissage
directe dans le monde du travail.
par alternance.
L’apprenti est acteur de son apprentissage, il ne le subit
Parmi les critères de choix, la taille de l’entreprise
pas et doit mettre en pratique ce qu’il acquiert. « Ils ont une d’accueil semble agir de manière déterminante sur la qualité
obligation de résultat et de rigueur qui est différente de celle de la transmission de savoirs professionnels formels ou non.
que l’on impose dans les centres de formation, commente En France, 40 % des jeunes en alternance se retrouvent
M. Rossignol, chef d’atelier, peintures et finitions, au lycée de dans des entreprises de moins de 10 salariés alors qu’elles
la Champagne à Vitré. Ils apprennent des choses inhérentes ne représentent que 20 % des salariés. « Souvent, les gens
à leur métier que l’on ne peut pas leur transmettre en ont l’image du maître d’apprentissage qui transmet à son
formation, comme par exemple le rapport avec des clients apprenti. Moi, je suis dans une entreprise de 19 salariés,
ou l’interaction avec d’autres métiers. » Cela permet à précise Ferhat, élève en bac pro technicien constructeur
la personne en alternance d’acquérir des savoirs moins bois. Je travaille en équipe, je dois être autonome, ne pas
18 >L’ éducation instituée
attendre que l’on me dise quoi faire. Ce n’est pas comme
si j’étais avec un artisan qui prend du temps pour mon
apprentissage. »
Le diplôme ne fait pas l’apprenti
Le temps accordé à la formation par les entreprises diffère
aussi selon les structures, les priorités et les intérêts qu’elles
trouvent à ce système d’alternance. « L’alternance, ça dépend
autant du patron que de l’apprenti. Il ne faut pas se leurrer,
les apprentis c’est pour certains une main-d’œuvre à bas
coût plutôt malléable, commente avec fatalisme, le formateur.
Pour d’autres c’est un investissement, il forme le jeune avec
leurs codes pour une intégration dans la boîte.» L’apprenti
est donc souvent vu comme un futur employé à plein-temps
par les entreprises. En plus d’une formation technique, elles
cherchent aussi à lui inculquer leur culture, leurs identités
spécifiques, indispensables à son intégration.
Si les apprentis sortent avec le même diplôme, leurs acquis
et leur niveau de pratique sont intimement liés à leur séjour
en entreprise. « Si l’apprenti ne fait que des taches ingrates
et de manière répétitive, il n’évolue pas dans sa pratique
professionnelle, dans la technique et donc sa formation n’est
pas aussi complète que d’autres qui font plusieurs activités. »
Explique M.Rossignol. Le niveau de formation de l’apprenti
est dépendant des savoirs, des pratiques et techniques
mobilisées durant ces périodes en entreprise.
Cela crée des différences significatives entre les apprentis
d’une même formation voire d’un même établissement.
« C‘est un peu comme si on avait le même diplôme mais
pas la même formation. Selon l’entreprise où on fait notre
apprentissage, on a des habitudes de travail, des coups de
main, des techniques différents », précise Ferhat. Au sein des
établissements, les formateurs se retrouvent donc souvent
face à des jeunes aux acquis hétérogènes. Sur le marché
du travail, les apprentis autant que leur diplôme doivent
mettre en valeur leurs acquis en entreprise comme partie
déterminante de leur formation.♦
Le contrat d’apprentissage
L’ Article L.117-1 du code du travail définit juridiquement le contrat d’apprentissage :
« Le contrat d’apprentissage est un contrat de travail de
type particulier par lequel un employeur s’engage, outre le
versement d’un salaire [...], à assurer à un jeune travailleur
une formation professionnelle méthodique et complète,
dispensée pour partie en entreprise et pour partie en centre
de formation d’apprentis. L’apprenti s’oblige, en retour, en
vue de sa formation, à travailler pour cet employeur, pendant
la durée du contrat, et à suivre la formation dispensée en
centre de formation d’apprentis et en entreprise.»
L’ éducation instituée < 19
La voile au-delà du sport
Avec ses 2 700 kilomètres de côtes, la Bretagne est la
région la plus littorale de France. Plus de 480 structures
y enseignent les sports nautiques, selon leurs impératifs
économiques et leurs philosophies de l’apprentissage.
ur la base nautique de l’île-Grande, à Pleumeur-Bodou, c’est l’effervescence. Le Club
moussaillons s’apprête à partir en mer. La
base accueille des stagiaires dès l’âge de
4 ans. « À cet âge, on ne leur fait pas pratiquer la voile à proprement parler, précise
en souriant Philippe, responsable voile loisir.
On leur fait découvrir l’environnement, on part à la pêche,
on crée un aquarium. C’est important de leur faire appréhender un milieu avant de les mettre à l’eau. »
Club moussaillons, jardins des mers, classe de mer ou
compétition, les écoles de voile sont polyvalentes. Une question de survie économique. La voile est un sport coûteux qui
demande des investissements matériels et humains. « Nous
avons quatre permanents et plus de dix saisonniers pendant la haute saison. Il faut aussi renouveler le matériel
assez souvent, pour la sécurité. Cela a un coût », explique
Dominique, gestionnaire de l’internat de la base.
La voile est un des sports les plus subventionnés dans la région. Depuis les années 1960 et le développement des projets
pédagogiques bénévoles en lien avec des sports nautiques,
la Région a soutenu de différentes manières les associations.
Celles-ci représentent aujourd’hui 81 % des centres de voile
en Bretagne. « La région est très tournée vers la mer. Les politiques savent que la voile véhicule une image de marque
et que cela attire une manne touristique non négligeable,
expose Solène Morvan, chargée de mission pour Nautisme
en Bretagne, organisme réunissant la plupart des ligues et associations de sports nautiques. Les politiques de subventions
varient selon les départements, elles peuvent s’élever jusqu’à
60 % des investissements d’un club. » Pas étonnant donc que
les Bretons représentent plus du tiers des licenciés de la Fédération française de voile et qu’ils figurent aux meilleures
places dans les grandes courses au large.
Du jardin des mers à la compétition
À l’île Grande, la compétition n’est pas une fin en soi. « Les
champions, c’est une vitrine. Cela amène des gens, constate
Dominique. Mais, pour nous, la voile ne se résume pas à
monter sur un bateau et à aller le plus vite. Avant d’être des
champions, ils sont passés par des écoles de voile où on leur
a appris, au-delà de la technique, un respect du sport et du
milieu. » Elle montre fièrement les photos de son fils à 4 ans
au jardin des mers et les plus récentes où il pratique la voile
à haut niveau.
S’il représente près des deux tiers des activités des centres, l’enseignement est souvent couplé avec des activités
de découverte du milieu marin. Cette réalité est désormais
visible jusque dans la formation. « Les moniteurs de voile ont
Photo : L.B.
à l’asso des connaissances
S
par Lucile Brizais
20 >L’éducation instituée
Photo : L.B.
dans leur diplôme des heures d’apprentissage sur l’environnement et sur le développement durable. C’est une spécificité pour ceux qui passent le monitorat de sports nautiques
en Bretagne », souligne Solène Morvan. Apprendre la voile ne
se résume donc pas à savoir naviguer.
À voir les jeunes moussaillons de l’île Grande enfiler leurs
tenues et leurs gilets, on ne doute pas de leur envie de découvrir. Cet après-midi, c’est balade sur le plan d’eau en bateau
collectif. « Hier, on est allé ramasser des casiers et on a pêché quatorze crabes », claironne fièrement Julien, un Lillois
de 6 ans. Quand on lui demande s’il ne préfère pas faire de
l’Optimist, la réponse fuse : « J’aime bien faire des chasses au
trésor et apprendre des trucs sur les animaux et les oiseaux.
La voile, j’en ferai plus tard quand je serai vieux ». Les plus
vieux s’attellent d’ailleurs régler la voilure de leur bateau.
Après un rappel rapide du moniteur, chacun s’empare de son
mât avec plus ou moins de facilité. On s’entraide, on s’emmêle, on désespère parfois. Une demi-heure après, les Optimist
sont prêts à prendre l’eau.
Entre tourisme et éducation
Pendant ce temps, de l’autre côté de la plage, un vacancier
a loué un catamaran pour goûter aux sensations fortes sur le
plan d’eau. Les séjours « clé en main » se développent de plus
en plus, une sorte de libre-service des mers. Les personnes
embarquent sur des bateaux déjà gréés, vont naviguer et les
redéposent. « C’est une obligation maintenant de faire des
produits en lien avec la demande des touristes. Ils veulent
pouvoir partir vite, ne pas avoir les désagréments », mentionne Solène Morvan. Une situation en contradiction avec
la volonté de faire découvrir le milieu et une certaine philosophie du sport défendu dans les centres. « Ce n’est pas antagoniste, estime Philippe. La manne financière qu’amène
le tourisme nous permet de développer des projets. Comme
par exemple d’accueillir des scolaires du coin qui viennent
profiter gratuitement de la base ou de proposer des séjours
tournés vers l’astronomie ou les oiseaux. »
La diversité de l’offre et l’alternance entre la voile de tourisme, d’éducation ou de compétition semblent être inéluctables pour des structures qui, bien qu’aidées, restent fragiles
financièrement. Le virage vers le multisports et le développement des « séjours clé en main » est amorcé. Pour les clubs,
c’est un moyen de faire venir des gens à la voile, même si
ce sport reste indissociable d’une connaissance du milieu et
d’un apprentissage technique. ♦
L’ éducation instituée < 21
À l’école de la MJC
Danse, multimédia, sport, cours de langues, sorties culturelles...
Les activités proposées par la MJC de Saint-Brieuc, située dans le
quartier du Plateau, sont nombreuses. Mais en quoi permettentelles d’acquérir des savoirs qui ne sont pas enseignés à l’école ?
P
Photo : Johann Foucault
par Faysal Harouat
Pour les jeunes, la MJC est devenue une institution. En
tout cas, ils la contestent au même titre que l’école ou la
famille : « Les animateurs savent à qui ils peuvent ou non
se frotter et à qui faire leur petite morale, prétend l’un
d’eux, venu prendre son café quotidien à la MJC de son
quartier. On peut même casser des trucs, ils ne nous diront
rien ».
À la différence de l’école qui est obligatoire, le jeune choisit de franchir ou non les portes de la MJC. Il a également le
22 >Titre de la séquence 1
pouvoir d’influer sur le contenu de l’offre. Car la MJC, bien
plus que l’école, est à l’écoute des attentes des jeunes qui la
fréquentent. Elle propose à ceux qui ne sont pas satisfaits par
les activités d’intégrer le conseil d’administration et de faire
entendre leur voix. Le bureau n’est composé que de bénévoles. Dès 18 ans, les jeunes peuvent y assumer une responsabilité. « Ça leur permet d’apprendre à gérer un budget, du
personnel, à négocier, à construire leur rhétorique », commente Loïc Le Nel, directeur-adjoint.
« La MJC m’a appris la citoyenneté »
Pallier les manques de l’école
Ancrée dans le réel, c’est par des projets concrets que
la MJC fait évoluer le jeune. Le projet « journalisme »,
piloté par Franck Piéto, en charge du volet « Réussite
éducative », en est l’exemple. Il permet d’intégrer les
jeunes ayant des soucis scolaires ou familiaux. « Ce
projet permet d’apprendre à travailler en équipe,
à respecter des délais, des contraintes financières,
à chercher l’information, à s’exprimer à l’écrit ou
à l’oral, explique Franck Piéto. À l’école, on ne leur
apprend pas à prendre la parole, à préparer des
questions, contacter des intervenants... Pour ceux qui
ont perdu confiance en eux, ça les remotive. »
La MJC accueille des publics variés. À peine un tiers
est issu du quartier. Cela favorise la mixité sociale et
permet d’appréhender l’autre. « Quand on est dans
le quartier, on reste entre nous, témoigne Daniel, 17
ans, qui fréquente la MJC depuis cinq ans. Grâce aux
sorties culturelles, on communique avec d’autres
personnes, on fait de nouvelles connaissances. Ça
permet de découvrir des gens d’ailleurs, de connaître
leur point de vue, d’apprendre des choses... Ça nous
enrichit et ça permet de s’épanouir ».
La MJC, une seconde famille
Pour ceux qui n’ont pas d’adulte à qui se référer,
l’animateur prend un peu la posture de grand frère. Ni
parent, ni professeur. Un peu des deux d’ailleurs. Il est
le confident et le « tuteur », qui tente de « redresser »
les jeunes qui partent à la dérive. « On arrive à instaurer un dialogue avec eux. On discute autour de la
sexualité, de leurs problèmes de cœur ou leurs problèmes quotidiens », commente Marina Kerambrun,
animatrice à la MJC depuis onze ans et responsable du
pôle jeunesse.
Pour les enfants d’origine étrangère, les cours de
langue et notamment d’arabe, enseignés au sein de la
MJC permettent d’apporter le substrat culturel qui ne
serait pas transmis naturellement. « Certains sont plus
dans l’oralité, précise Loïc Le Nel. Puisqu’ils n’ont
plus, ou très peu de contact avec leur pays d’origine,
on leur apprend à maîtriser l’écrit afin qu’il puisse
transmettre leur culture à leurs enfants. C’est plus
facile d’accueillir la culture de l’autre quand on est
bien ancré dans sa propre culture ».
La MJC vient ainsi compléter les rôles de l’école
et de la famille. Selon Marina Kerambrun, elle en
comblerait même les manques : « On parle du triangle
école-jeune-famille. On devrait y intégrer la MJC et
parler du carré. » ♦
Mohamed Ibnyassim, 29 ans, a grandi
avec les valeurs de l’éducation populaire, enseignées à la MJC du Plateau.
Aujourd’hui, il y est animateur, grâce à
l’association hip-hop qu’il a créée.
«
La citoyenneté. C’est le mot que je retiens de tout mon parcours. Les aniPhoto : F.H .
mateurs nous l’ont appris en douceur, à force de dialogue. C’est de ça qu’on
a besoin dans nos quartiers. Les jeunes vivent la violence aussi bien à
l’école que chez eux. Si c’était pareil à la MJC, on irait droit dans le mur.
La MJC, c’est l’école de la vie. L’éducation populaire. On y apprend à se connaître et à s’accepter, quelle que soit notre culture ou religion. Surtout les couleurs, on s’en fout.
Petit, la MJC était un exutoire. À 11 ans, j’y venais pour piquer des trucs,
gratter des animations, jouer au ping-pong... Ailleurs, ça aurait dérapé. Quand j’avais des soucis en français, je venais voir les animateurs.
C’était comme une deuxième famille. À 15 ans, on m’a proposé de rentrer au conseil d’administration. Mon cursus universitaire- un Master
en STAPS, un Master de lettres et une licence d’arabe - m’a permis, petit à petit, de comprendre et surtout, de défendre les activités des jeunes.
Un jeune tout seul qui veut monter un projet, c’est impossible. Avec la MJC, on
se sent soutenu. Mais à un moment, j’avais mes propres projets que la MJC ne
pouvait pas mettre en place. Donc, pendant mes études, j’ai créé mon association, «UnVsti». J’avais une période d’hyperactivité. Je voulais même être
maire de Saint-Brieuc ! Lors des dernières élections municipales, en 2008, la
tête de liste m’a proposé, en cas de victoire, de devenir adjoint à la jeunesse.
Nous avons été battus, je suis tout de même devenu conseiller municipal.
Depuis deux ans, je suis aussi coordinateur à la MJC, par le biais de
l’association. Quand des animateurs ont des problèmes avec les jeunes du quartier, je peux tempérer. Pour l’avenir, je ne sais pas encore. Un ami m’a proposé de m’embaucher dans sa banque à Paris.
En marketing et communication, grâce aux compétences acquises
en créant des événements et au comptable de la MJC qui m’a formé.
Aujourd’hui, l’association organise le battle du festival Cité rap (lire
page 53) et un battle international de hip-hop, un des cinq plus grands
en France. Il y a également l’événement « Zéro à la tolérance zéro », qui
prône la tolérance et le partage à travers la culture. Il rassemble des personnes handicapées, âgées et des jeunes du quartier. Dès que je crée une
manifestation, la MJC est partenaire. Comme ça, je la valorise. Elle m’a
soutenu quand j’étais petit. Maintenant que j’ai grandi, je lui renvoie la
balle. S’il faut aller au charbon pour la MJC, je la soutiens à 1000 %. »
En complément, l’interview « Dans les quartiers c’est la politique de l’endormissement. »
sur le site : http://apprendre-en-bretagne.
iut-lannion.fr
L’ éducation instituée < 23
Un savoir capital
La marque d’un territoire
Professionnels de formation
Savoirs en jeux
L
La transmission des
connaissances est le reflet
de notre société. à ce titre,
elle est un enjeu majeur
pour des acteurs aux intérêts
différents, voire divergents.
L’Etat, la Région Bretagne,
les associations, les citoyens
défendent ainsi leur projet
de société. L’éducation est
par conséquent une source
de tensions dans le champ
politique. L’autonomie des
universités, la réforme de la
formation professionnelle,
les langues régionales en
sont des exemples parmi
d’autres.
En complément
le site http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr
< 25
L’autonomie des facs,
à quel prix ?
L’application de la loi Libertés et responsabilités des universités
fait émerger le débat sur l’orientation de l’université. L’enseignement de qualité nécessite-t-il la mise en place de la concurrence ?
L’autonomie assure-t-elle l’égalité d’accès aux études ?
E
par Raïssa Ioussouf
njeu de transformation du modèle universitaire, la loi « relative aux Libertés et responsabilités » des universités (LRU) votée en 2007, a
généré un mouvement de protestation massif
des étudiants et professeurs. Une contestation
alimentée par la crainte d’une mise en concurrence des établissements, de l’accentuation
des inégalités et l’instauration d’une logique de performance.
Le conflit porte une dimension idéologique : les blocages,
manifestations et assemblées générales sont autant de signes
d’opposition à une politique jugée d’inspiration libérale.
Les opposants dénoncent l’alignement progressif de l’uni-
versité sur le modèle de l’entreprise, dirigée par un président
aux pouvoirs accrus. Il est désormais compétent pour nommer les professeurs et maîtres de conférence. « Concrètement, cela veut dire qu’un président dans une fac de sciences va pouvoir refuser un recrutement en biologie, critique
Yvon Le Caro, maître de conférence en géographie et aménagement des espaces ruraux à Rennes 2. C’est clairement
une logique managériale, une autonomie conçue avant
tout comme une recherche de la performance compétitive. »
Directeur de l’IUT de Vannes, André Balligand est favorable à
l’autonomie. Il considère, lui, qu’une université gestionnaire
est une bonne solution. « Je trouve ça très bien ! C’est clair.
Parce qu’effectivement, dans les
universités, je suis désolé, il y a des
gaspillages. Je pense que si on était
un petit peu plus gestionnaire cela
ne serait pas plus mal. L’argent
doit être dépensé intelligemment,
l’objectif de l’université c’est en
partie d’être performante. »
Un savoir capital
Logique compétitive
La concurrence serait-elle la
condition de l’excellence universitaire ? « Aujourd’hui, ce qui est
bien, c’est qu’il y a un minimum
de compétition. C’est important,
car cela oblige tous les établissements à faire des efforts dans
leurs formations. Mais elle ne doit
pas être effrénée », défend André
Balligand. Il affirme que la LRU
n’accroît pas la compétition entre les établissements. « elle existe
déjà de toute manière ». Lors d’un
débat avec Jean-Baptiste-Prévost,
président de l’Unef (Union natioPhoto : R.I.
26 > Savoirs en jeux
nale des étudiants de France), Valérie Pécresse a abordé la
question de la concurrence. La ministre de l’Enseignement
supérieur et de la recherche considère que la compétition
est une réalité quotidienne. « Avant même de parler de la
concurrence internationale, extrêmemement vive pour attirer les meilleurs cerveaux chez soi, nos universités françaises sont en concurrence nationale avec les grandes
écoles et les organismes de recherche. »1 Valérie Pécresse envisage la LRU comme un moyen de « redessiner ce paysage
en mettant l’université au coeur du système d’enseignement
supérieur et de recherche, en faisant le pari d’une université
autonome, regroupée en alliance avec les grandes écoles et
les organismes de recherche ». Interrogé sur le sujet, Yvon
Le Caro, est lui convaincu que la réforme « a pour vocation
principale d’organiser la compétition entre les universités,
basée sur l’évaluation de la recherche ».
Ce principe menacerait l’égalité des moyens entre les
établissements. « Si la recherche est mal évaluée dans l’université, non seulement les laboratoires auront moins de financements, mais l’université elle-même en aura moins en
crédit de fonctionnement, y compris pour l’enseignement.
C’est lié au nouveau système de répartition des moyens entre les universités », s’inquiète Yvon Le Caro. Cette politique
de récompense des meilleurs résultats pourrait menacer
l’égalité d’accès à l’enseignement. En accroissant les financements des universités les plus perfomantes, le système risquerait d’aboutir à la concentration des moyens sur quelques
pôles. Ce que dénonçait Jean-Baptiste Prévost face à Valérie
Pécresse : « La concurrence entre les universités est un fait,
mais elle a un prix et elle a ses victimes : les universités de
villes moyennes-celles qui jouent un rôle déterminant pour
la démocratisation de l’enseignement supérieur. »2 La réforme les place dans une position incertaine. « Tout le monde
ne peut pas faire ses études à Paris. Le projet Université 2000
avait pour but de rapprocher les facs des citoyens. Là, on
est dans une logique complètement inverse », accuse Yvon
Le Caro ♦
1. Libération du 24 avril 2009
2. Ibid.
Irlande : une illusion d’égalité
Chaque université irlandaise est libre de choisir ses programmes et ses diplômes, comme elle est libre de
recruter son personnel et de planifier ses stratégies de financement. Le système ressemble à ce que prévoit en France la loi LRU. Une liberté de choix au prix d’une croissance des inégalités.
Établissement public. Les 30 universités irlandaises sont des établissements publics autonomes placés sous la
tutelle d’une agence nationale, la Higher education authority (HEA). Elles sont subventionnées à 80 % par des
fonds publics, attribués en fonction du nombre d’élèves par établissements. « Pour le reste, chacune peut faire
appel à des fonds privés, explique Thomas O’Connor, professeur d’Histoire au Dublin institute of technology (DIT).
Ici, dans la section journalisme, la BBC attribue des fonds pour payer certains professeurs. »
église catholique. En Irlande, une école est qualifiée de publique lorsqu’elle est financée en majorité par des
fonds publics, mais elles sont la plupart du temps gérées par l’Église catholique ou des ordres religieux. Si elles
ne le sont pas, l’Église dispose de bureaux au sein même de l’université et organise régulièrement des repas, des
soirées, des aides aux devoirs...
Pas de diplôme d’Etat. Les universités sont autonomes en matière d’évaluation. Il n’existe pas de diplôme d’État
mais les universités délivrent des diplômes d’établissements. « Un étudiant qui sort de Trinity college n’a pas un
diplôme de la même valeur qu’un étudiant qui sort du DIT », explique Hélène MacElroy, un professeur de français au
DIT. Les étudiants n’y voient pas forcément de disparités entre les diplômes : « Pour moi, c’est juste une différence,
exprime Martin Dunne, étudiant en informatique et président de l’association étudiante du DIT. L’employeur a
alors un large choix : des diplômes plus recherche, ou plus technique...»
Recrutement. Les enseignants sont recrutés sur dossier et entretien. Il n’existe pas, comme en France, de « qualification » préalable. Dans certains cas, les universités peuvent déroger à la grille de rémunération afin d’attirer
les meilleurs chercheurs.
Coût des études. L’inscription à l’université en Irlande coûte environ 900 euros par an. Il existe très peu de
bourses pour les étudiants issus de milieux défavorisés, et il n’y a pas de résidence universitaire. Les logements
étudiants sont proposés par des entreprises privées, et les prix sont très élevés (de l’ordre de 600 euros par mois
pour une chambre).
Manon Loubet (à Dublin)
Savoirs en jeux < 27
« L’ université
a une mission
professionnalisante »
Directeur de l’établissement Thalès de Brest, Hervé Moulinier est également président du Pôle
mer Bretagne et administrateur de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie du
Finistère. (UIMM) Depuis avril 2008, cet entrepreneur de 56 ans fait partie des six personnalités
extérieures entrées au conseil d’administration de l’Université de Bretagne occidentale (UBO)
dans le cadre de la loi LRU. Il est convaincu que l’université et l’entreprise doivent collaborer.
Photo : S.Cohen
par Raïssa Ioussouf
Quels sont vos
pouvoirs et actions au
sein de l’UBO ?
Je n’ai pas honte de
dire que pour le moment, c’est quand même
assez restreint. Il faut
rappeler que nous sommes plus là en tant que
conseiller. Certes, nous
avons des propositions,
le dialogue est fourni.
Nous pouvons apporter
un œil extérieur à des
problématiques. Moi,
je suis toujours sidéré
de voir la façon dont ça fonctionne. Il
y a une culture du débat qui est extraordinaire, c’est une grande différence
par rapport au monde de l’entreprise.
Quand les personnes ont été nommées
pour faire quelque chose, elles ont délégation et on les contrôle après sur ce
qu’elles font. Dans les salles de l’UBO,
on discute de tout en détail, bien que le
président ait le mandat pour faire certaines choses. C’est sûr, c’est la culture de
l’université.
Quelles seront vos actions au
sein de ce conseil ?
Dans l’UIMM nous signons une convention avec l’université pour les contrats de professionnalisation. C’est en
complémentarité avec la formation. On
fait le relais vis à vis des entrepreneurs
et on essaie de faire bénéficier l’université d’une bonne collaboration avec les
branches professionnelles. L’Union de
la métallurgie du Finistère est très active
en matière de formation.
Pourquoi jugez-vous important
que l’université s’ouvre au monde
de l’entreprise ?
Nous ne pouvons pas dire qu’elle
n’est pas ouverte aux entreprises, mais
considérer l’université comme quelque
chose de professionnalisant n’est pas
complètement admis par les universitaires, en tout cas une partie. L’université
a une mission professionnalisante, mais,
dans certaines disciplines plus fondamentales ou plus académiques, la professionnalisation est réservée aux métiers d’enseignement et de recherche.
Par contre, le lien direct avec l’économie et l’entreprise s’avère beaucoup
plus difficile à établir. Je rencontre fréquemment des étudiants qui ont du
28 > Savoirs en jeux
mal à s’insérer. Offrir un parcours professionnalisant, c’est intéressant pour
leur permettre de faire les bons choix,
les préparer au monde de l’entreprise.
Plus on rend la transition facile, plus
l’université et les formations s’adaptent
aux besoins du monde de l’entreprise,
et mieux ça se passera.
Les relations entre entreprises
et universités doivent-elles être approfondies ?
Entre le moment où apparaît un
besoin et celui où l’on peut sortir finalement sur le marché des étudiants
formés, il s’écoule plusieurs années.
L’université doit anticiper. Si elle n’est
pas en contact permanent avec le monde de l’entreprise, elle ne pourra pas
le faire. Que les étudiants d’université
puissent faire des stages, c’était jusqu’ici
beaucoup plus difficile. En écoles d’ingénieurs, ils en effectuent depuis très
longtemps, voire même plusieurs pendant leur cursus. C’est une très bonne
manière d’appréhender plus concrètement les problématiques de l’entreprise.
Pourquoi certains acteurs de
l’enseignement s’inquiètent du
renforcement des liens entre
universités et entreprises ?
J’ai lu des articles qui faisaient état
d’une crainte de la part d’enseignants
chercheurs, qu’ils n’aient plus la liberté
de choisir eux-mêmes la façon d’enseigner ou leurs thèmes de recherche. Ce
n’est pas parce que nous voulons coopérer avec l’université sur certains sujets qu’on souhaite la diriger. Je pense
que l’université a plus à gagner en coopérant avec les grandes entreprises que
l’inverse.
Vous dites que l’université a plus
à gagner à collaborer avec l’entreprise que l’inverse, vous pouvez
précisez ?
Dans les grands groupes, on a le
choix de collaborer avec telle ou telle
université. On peut très bien décider de
concentrer nos actions avec des universités qui ne sont pas françaises. Donc le
fait d’avoir à proximité des entreprises
capables d’apporter de la matière de
réflexion, des sujets de recherche, des
emplois pour l’université, cela va plus
profiter à l’université locale. Nous, nous
avons la possibilité d’aller recruter très
loin. En ce qui concerne l’université de
Bretagne Occidentale, son bassin d’action est nécessairement plus limité. Elle
a aussi la possibilité de coopérer avec
des entreprises partout à l’étranger mais
dans la réalité c’est plus difficile.
Qu’apporte l’université à l’entreprise ?
D’abord, le produit de sortie des
universités, ce sont des gens formés,
non pas simplement à l’accumulation
de connaissances, mais aussi formés
à se former. Des gens qui ont appris à
apprendre, qui sont curieux, rigoureux,
méthodiques. Dans mon domaine, plutôt scientifique, la formation par la recherche est très bonne et ne doit pas
être opposée à celle des écoles d’ingénieurs. En général, les gens qui sortent
des universités sont moins formatés par
des méthodes de travail collectif, ils sont
plus autonomes. Ils vont plus chercher
les connexions avec l’extérieur, alors
que les élèves en école d’ingénieurs restent plus dans un milieu fermé.
Après, la recherche ne peut pas être
faite uniquement dans les entreprises,
car elles n’en ont pas les moyens. On
est souvent focalisé sur le court terme
et le moyen terme. Or, la mission de
l’université est aussi de faire de la recherche. On attend d’elle cette capacité
de recherche, d’innovation, de solution,
d’être à la pointe des développements
futurs.
La recherche représente donc un
volet important pour les entreprises ?
Oui, en Europe et en France, on n’y
échappe pas, le développement économique passe par l’innovation. Il faut se
différencier par rapport aux pays où les
coûts sont moins importants. Et on ne
peut se différencier qu’en étant dans les
produits ou les services innovants. Pour
cela, il faut être soutenu par un effort
de recherche important. Si les pôles de
compétitivité trouvent un essor dans
tous les pays d’Europe, c’est pour cette
raison. On ne peut sortir que par le haut
de la compétition.
Attendez-vous des étudiants sortant de l’université qu’ils aient des
formations adaptées au marché ?
En tant que responsable du Pôle mer,
je souhaite que ces étudiants soient les
plus opérationnels possibles. Après,
on sait qu’ils doivent s’adapter au processus de l’entreprise et qu’une bonne
partie de leur formation s’acquiert en
travaillant tout au long de la vie.
N’y a t-il pas un risque que ces
étudiants opérationnels perdent
leur esprit critique envers l’entreprise ?
Je ne pense pas. Personnellement,
j’attache de l’importance à l’esprit critique et à l’esprit d’initiative. On ne cherche pas à embaucher des moutons, ça
serait pire que tout ! Les gens doivent
conserver leur capacité de jugement.
Simplement, on leur demande de tenir
compte de la réalité économique. L’entreprise a des contraintes, l’université
aussi. C’est justement par l’amélioration
des stages et des contrats de professionnalisation, des échanges entre les
universités et les entreprises que les
étudiants prendront conscience de ce
qui leur plaît ou pas ♦
Savoirs en jeux < 29
L’université de
Bretagne occidentale
et le laboratoire
Ifremer particpent
aux projets du pôle
mer Bretagne.
Photo : panorama-bretagne.fr
Pôle mer, le monde à l’horizon
C
Le Pôle mer Bretagne brestois est
à « vocation mondiale ». Il fait la
liaison entre formation, recherche
et entreprises dans un objectif
de développement d’activités
économiques.
onfrontée aux difficultés des secteurs de la
pêche et de la marine nationale, la Bretagne
« mise davantage sur les technologies marines
et l’énergie de la mer», explique Yves-Marie
Paulet, à la direction de l’Institut universitaire
européen de la mer (IUEM).
Le Pôle mer Bretagne associe, dans la filière maritime, des
grandes, moyennes et petites entreprises, laboratoires publics
et privés, universités et grandes écoles, implantés dans la région. Il a été labellisé «vocation mondiale», comme quatorze
autres pôles français. Les pôles mer Bretagne et ProvenceAlpes-Côte-d’Azur collaborent afin de répondre aux besoins
croissants de sécurité, de sûreté maritime et de développement durable. Leurs domaines d’excellence et leurs champs
de recherche couvrent également les technologies sous-marines, l’ingénierie, la réparation et la maintenance navales civiles et militaires. Ils traitent aussi des ressources énergétiques
marines, fossiles et renouvelables, des biotechnologies, de la
pêche, de l’aquaculture et du génie côtier. Avec 700 entreprises dans le secteur maritime, les deux régions représentent
les trois quarts de la recherche française. Leur ambition est
de développer les produits et services innovants qui feront
la différence sur les marchés internationaux et créeront activités et emplois.
Pour être labellisés, les projets doivent rentrer dans la thématique du pôle et avoir au moins la participation d’un acteur
breton. Ils sont financés à part égale par l’état (Fond unique
interministériel), les collectivités territoriales et des centres
de recherche. « Les projets doivent être innovants et doivent
déboucher sur des perspectives économiques», explique
Jacques Meunier, ingénieur à l’Ifremer, détaché au Pôle mer
Bretagne. Par exemple, Paintclean compte parmi les projets
engagés par le Pôle mer dans le domaine du naval et du nautisme. « Les partenaires de ce projet sont une PME (Nautix),
une grande entreprise (DCNS), l’Université de Bretagne sud
30 > Savoirs en jeux
par Raphaèle Desramé
et les laboratoires (Ifremer et le Centre de génie industriel).
Il s’agit d’élaborer une peinture antifouling respectueuse de
l’environnement pour les navires et les équipements immergés », résume-t-il.
Dynamiser un territoire
Le rôle du technopôle dans les différents pôles de compétitivité sera de soutenir la participation des PME et le montage
de projets collectifs. Plus de 6 000 personnes travaillent ou
étudient sur le site. « L’IUEM produit des connaissances, des
thèses en lien avec des projets d’entreprise. Le technopôle active le lien entre recherche et industrie, analyse Yves-Marie
Paulet. Récemment, le pôle a demandé de développer une
formation sur les marines renouvelables à Brest. Les acteurs
concernés se sont mobilisés très rapidement et un plan de
formation a été élaboré à la suite.» L’autre rôle du technopôle est de répondre à la fuite des cerveaux : « Beaucoup d’étudiants de l’IUEM travaillent à Brest. Mais l’institut garde
son autonomie. Il est financé pour moitié par l’université et
autant par des organismes de recherche », poursuit-il.
Dès le départ, la structure brestoise a pris le parti de tirer
profit de ses faiblesses supposées : son ancrage dans un territoire rural, bordé par la mer et peu industrialisé. « La Région
souhaite dynamiser les PME. Elle entend faciliter les financements en accélérant les procédures qui sont longues »,
commente Jacques Meunier.
Une étude commanditée par l’état montre que le Pôle mer
Bretagne fait partie des bons élèves. Il a atteint les objectifs
de la politique nationale 2007-2008 des pôles de compétitivité. « La dynamique créée par les projets est déjà positive.
Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact du dispositif sur
l’innovation et l’emploi. Seuls deux projets du Pôle mer Bretagne sont terminés à ce jour», conclut-il. ♦
Les lycées maritimes
dans le vent
Pour devenir « travailleur de la mer », il y a un siècle
on se formait sur le tas. Aujourd’hui, les jeunes
s’inscrivent dans les lycées maritimes où ils doivent
se plier à un enseignement de plus en plus théorisé.
Photo : E.C.J
par Emmanuelle Cabot-Jaquot
A
ujourd’hui, une cabine de bateau est bordée d’écrans et de radars aux commandes
complexes. Fini la vieille boussole en cuivre posée sur une carte marine jaunie par
le temps. Seule la barre à roue évoque un
lien avec le passé. Pour exercer un métier
de la mer, l’apprentissage empirique de
la profession, comme cela se faisait jadis, ne suffit plus. Progressivement, depuis la fin du XIXe siècle, les formations ont
été rationalisées et transmises de façon scolaire et institution-
Les formations, outils de la profession
Depuis presque 25 ans, reproduire ce que l’on a observé
sur le navire par acclimatation ne permet plus de s’aventurer
dans la profession. L’état français et les directives européennes exigent que les jeunes possèdent un diplôme qui fasse la
preuve de l’acquisition de bases théoriques, technologiques
et culturelles. De véritables cursus sont mis en place : CAP (de
marin pêcheur depuis 1984), BEP (pêche depuis 1991) et,
depuis cette année, des bacs pros en trois ans. Jusqu’en 1975,
l’obtention d’un diplôme était obligatoire seulement pour
embarquer sur des navires de plus de 25 tonnes. Depuis 1991,
il est nécessaire, quelle que soit le tonnage du bateau. D’après
Denis Biget1, anthropologue, et François Vourc’h2,•••
Savoirs en jeux < 31
La marque d’un territoire
Les élus de Paimpol bénéficient du
bateau du lycée pour mettre en œuvre
les techniques de navigation.
nalisée. Les métiers de la mer se modernisent. Les contenus
pédagogiques doivent s’adapter à l’évolution des professions.
Pourtant, aux yeux de bon nombre de jeunes qui ressentent
une aversion pour l’école, il suffirait simplement d’apprendre
sur le tas.
Au sein de quatre établissements basés à étel, Saint-Malo,
Paimpol et au Guilvinec, se répartissent 400 jeunes en formation initiale. Ces dernières années, les directeurs des lycées
maritimes ont observé une baisse des effectifs. Denis Béric,
le directeur de Paimpol, le déplore : « Les métiers de la mer
sont de moins en moins attractifs. Une des raisons est que les
accidents sont très médiatisés. » Même s’ils ont bien en tête la
spécialisation historique de leurs lycées (pêche, culture marine...), les chefs d’établissements diversifient leurs offres de
formations. Ils répondent aux besoins des professionnels et
des futurs étudiants. Le choix des formations s’élargit : aquaculteur, marin pêcheur, de commerce ou de plaisance, électromécanicien naval ou encore gestionnaire des entreprises
maritimes.
••• chargé de recherches au CNRS, cette rationalisation visait à assurer la sécurité des marins, à améliorer leurs conditions de vie mais aussi à contrôler le marché de l’emploi en
diminuant le nombre de petites flottes et, ainsi, l’effort de
pêche. La formation professionnelle est devenue un outil de
la profession. Pour Christian Perron, directeur du lycée de
Saint-Malo, qui n’est pas issu du milieu maritime, le contenu
pédagogique améliore les conditions de sécurité mais pas
seulement : « Cela a un impact sur la vie future des jeunes
en termes de santé. Mais la culture permet de faciliter une
réorientation ou de se préparer aux contraintes administratives et juridiques. »
La pratique est cependant primordiale. C’est grâce aux stages embarqués que l’élève apprend les techniques de navigation et le sens de la mer. Ainsi, comme l’indique Denis Biget
dans son étude, l’élève peut éclairer la théorie par la pratique
et corriger la pratique par la théorie. Enseignant à Paimpol,
Marc Hertu est convaincu qu’il y aura toujours transmission
des savoirs-faire traditionnels : «On apprend toujours à faire
des nœuds, à indiquer où sont bâbord, tribord, à connaître
la mer...Un navire, ça flotte ou ça coule. On a les mêmes
objectifs que Christophe Colomb.» ♦
1. Denis Biget, Des écoles de pêche aux lycées maritimes et
aquacoles, Techniques et culture, n°45, Apprendre la mer,
juin 2005.
2. François Vourc’h, Analyse des rapports sociaux à la pêche artisanale. Histoire et évolution. Rapport CORDES VI,
1980
Marc Hertu
et un élève
Photo : E.C.J
32 > Savoirs en jeux
Sans langue de droit
Paul Molac est président de Div Yezh Breizh. Cette association de parents entend défendre
l’enseignement du breton dans les écoles publiques. Près de 4 000 élèves en bénéficient.
Soutenir les demandes d’ouverture de classe, qui restent parfois lettre morte, est une
de ses principales activités. Fervent partisan du plurilinguisme, Paul Molac insiste :
l’enseignement des langues régionales dans le public est avant tout un droit.
par Dihya Maïni
Thierry Tesson, collaborateur de
Xavier Darcos, ministre de l’éducation nationale, explique : « Je me
pose une question basique : y a-t-il
des débouchés pour un enfant qui
pratique le breton ? ». Comment
percevez-vous cette approche utilitaire de la langue ?
C’est une vision très parisienne... Ce
que disent les psycholinguistes, Hagège
entre autres, c’est qu’il est plus efficace
de commencer par une langue inscrite
dans son environnement, pour qu’elle
ne soit pas qu’une « matière d’école ».
Et plus tard, apprendre une langue
« utile », comme l’anglais. On sait très
bien que le breton n’est pas une langue internationale, c’est assez clair. Ce
qu’on vise, c’est le plurilinguisme.
L’apprentissage du breton ne
serait en fait qu’un tremplin vers
d’autres langues ?
Non, c’est aussi un enjeu culturel important. On dit qu’il faut savoir qui on
est pour savoir où l’on va. Je pense que,
pour un Breton, il n’est pas totalement
illégitime de parler la langue bretonne.
Et puis, il y a l’aspect pédagogique. On
sait que le cerveau des bilingues est
plus performant. On voit qu’ils ont des
capacités à apprendre d’autres langues
qui sont supérieures à celles des monolingues. Pour nous, c’est sans doute
le plus important, avant même l’aspect
culturel d’ailleurs. Un autre enjeu serait
celui d’avoir une France plurielle. Mais
cela suppose de changer la vision que
la France a d’elle même, puisque jus-
Photo : D.M.
qu’à maintenant le seul modèle qu’on a
connu a été celui de l’assimilation.
L’état devrait-il proposer l’apprentissage des langues régionales
dans toutes les écoles ?
Selon Div Yezh, oui. Mais au regard
de la législation, cela n’est qu’une possibilité. Pourtant, si on pense que les langues régionales doivent être sauvegardées, il faut bien y mettre les moyens à
un moment ou à un autre.
Toujours selon Thierry Tesson,
« l’état se situe dans une logique
de réponse à la demande d’enseignement bilingue, et non dans son
offre »...
Dans la mesure où des ouvertures de
classes sont refusées, ils ne remplissent
pas leur contrat. L’enseignement en
breton devrait être un droit ; il devrait
être proposé automatiquement. Dans
les classes lambda, les parents sont des
consommateurs : ils mettent leurs enfants à l’école, point final. Pour le bilinguisme, on demande aux parents d’être
acteurs, de se battre.
Après sept ans de présidence,
constatez-vous une évolution dans
les rapports entre l’association et
les autorités ?
Une chose a quand même changé,
ce sont les prises de position de la Région en faveur des langues régionales,
le breton et le gallo. On sent bien que
les autorités académiques sont prises
entre deux feux, avec d’un côté le ministère et, de l’autre, la Région, qui veut
sauvegarder une langue qui a de moins
en moins de locuteurs ♦
Savoirs en jeux < 33
Le gallo
veut prendre du galon
Photo : R.D.
Lydie Micault et
Christophe Simon de
l’association Bertaeyn
Galeizz luttent pour la
reconnaissance de la
culture gallèse.
Les associations de promotion du gallo, parlé
en Haute-Bretagne, sont soutenues par le
département de l’Ille-et-Vilaine et la Région.
L’état tarde à le reconnaître.
« E
par Raphaèle Desramé
n juin 2008, la Région s’est engagée
pour trois ans à délivrer des cours de
gallo deux fois par semaine à l’université de Rennes 2. J’assure ces cours ».
Dominique Deffain est le fondateur de
l’association des enseignants du gallo. Cette dernière milite
pour l’entrée de cette langue dans les programmes de l’éducation nationale et pour sa reconnaissance dans le pays.
Les langues bretonnes, le breton et le gallo, ont longtemps
été dépourvues de statut légal et interdites à l’école. La transmission familiale du breton s’est quasiment arrêtée dans les
années 1950 et celle du gallo s’est progressivement éteinte.
Les années 1970 ont vu la naissance d’associations travaillant
à la mise en valeur de la culture gallèse. Elles sont souvent à
l’initiative d’événements devenus majeurs comme la Bogue
d’or à Redon, la fête du chant à Bovel, le prix Froger Ferron
et la fête de la Gallésie à Monterfil. La décennie suivante a vu
l’émergence de nombreux lieux d’apprentissages instrumentaux, devenus pépinières de musiciens amateurs et professionnels.
Une transmission familiale
Deux pratiques de transmission se superposent actuellement. L’une, certainement en fin de vie, est celle issue du
monde rural où il est encore possible de rencontrer des « porteurs de tradition », des personnes qui ont acquis leurs savoirs
durant leur enfance auprès de leurs parents ou voisins. « Cette
réalité de terrain motive encore de nombreux passionnés
à initier une démarche de collecte. Ceci est vrai pour les
chansons, plus fragile pour la danse et rarissime pour les
contes », explique Lydie Micault, de l’association rennaise de
promotion de la culture gallèse Bertaeyn Galeizz. L’autre, plus
médiatisée, concerne le renouveau des musiques traditionnelles. Ces deux pratiques diffèrent par leur mode d’apprentissage : il s’agit d’une culture maternelle pour les aînés et,
pour les plus jeunes, la plupart du temps, d’une volonté de
pratiquer. Elles ressortent du domaine familial et privé.
34 > Savoirs en jeux
En décembre 2004, la Région adoptait, à l’unanimité, un
plan de politique linguistique de la Bretagne. Elle affirmait
dans ce plan, reconnaître officiellement aux côtés de la langue française, l’existence du breton et du gallo comme langues de la Bretagne. D’après la Région, 5 à 10 % de personnes
parleraient gallo en Haute-Bretagne. Selon Lydie Micault, « les
subventions apportées par le Conseil régional ont fortement
augmenté, suite à l’adoption du plan de 2004. On travaille
à la reconnaissance de la culture gallèse et le département
et la Région nous appuient. » Mireille Massot, première viceprésidente en charge de l’enseignement au Conseil général
d’Ille-et-Vilaine, rappelle que « le département sensibilise ces
acteurs au développement de nouvelles actions. Nous accompagnons les associations depuis 2004, au moment de la
mise en place d’un service consacré au gallo. »
Pour Lydie Micault, « tout se joue à Paris. Au contraire, les
autres pays européens, décentralisés, privilégient les cultures et identités régionales. Il est bien connu que le gallo était
limité au milieu familial et notamment agricole. Il est donc
important que la transmission passe par l’éducation nationale.»
La mission de l’association des enseignants du gallo est
justement de lutter à l’intérieur de l’éducation nationale.
«  L’association regroupe des enseignants et promeut la
culture gallèse, raconte Dominique Deffain C’est dans les
années 1980 que le gallo entre à l’école avec la nomination
d’un conseiller, Gilles Morin auprès du recteur. L’option est
ensuite proposée aux bacheliers. Petit à petit, on a couvert
un certain nombre de lieux d’enseignement ». Le gallo est
enseigné de façon optionnelle en Haute-Bretagne. « Il n’est
pas une priorité pour l’Etat, qui s’axe sur des matières plus
élitistes. Il n’est donc pas vécu comme porteur pour le gouvernement, explique Mireille Massot. Pour que les langues
minoritaires puissent exister, il faudrait une inscription
dans la Constitution. » Inscription qui n’est pas à l’ordre du
jour ♦
La formation
professionnelle à
travers les âges
Depuis le début du XXe siècle, la législation sur la formation professionnelle n’a cessé d’évoluer. Une
nouvelle impulsion est donnée, en 2004, avec la « formation professionnelle tout au long de la vie ».
Entretien avec Jacques Le Goff, professeur de Droit public à l’Université de Bretagne occidentale.
par Roland Gauron
Quelles résistances ont rencontré ces lois ?
D’abord, une résistance sociale sous
la forme du scepticisme de la société
qui ne voit pas clairement l’intérêt de
s’engager dans cette voie, spécialement
dans les petites entreprises. Seconde
limite qui ne va pas tarder à se révéler :
Photo : R.G.
l’inégalité face à la formation. Alors que
Delors veut en faire un correctif des
inégalités de départ, la pratique la révèle comme amplificateur de l’écart entre
les catégories socio-professionnelles. La
troisième résistance, pédagogique, qui
explique ce qui précède, tient à ce que
moins les salariés sont qualifiés et plus
ils projettent sur la formation l’image
négative qu’ils avaient de l’école.
En quoi la loi de 2004 constituet-elle un changement ?
Cette loi a une portée presque philosophique. Après avoir progressivement
mis la formation au centre du dispositif professionnel, on lui donne sa vraie
place dans l’existence citoyenne. On
avait commencé par convaincre les
employeurs. Cette loi vise à faire passer le message plus distinctement en
Savoirs en jeux < 35
Professionnels de formation
à quelle époque est apparu le
concept de formation professionnelle ?
J’en situerais l’apparition vers la fin
XIXe - début XXe siècle. Mais il s’agissait
alors de formation initiale selon une
conception assez « capitalistique » sous
la forme d’un capital de départ déployé
tout au long de la vie avec certes, un
enrichissement sur le tas, mais sans
formation spécifique organisée. Dans
les années 1950-1960, on réalise l’écart
grandissant entre le rythme de l’innovation technologique et le niveau des
compétences qui peine à suivre. Ce
sera l’effort des lois Debré et Delors
[voir encadré p. 36]que de le combler,
au prix d’une nouvelle représentation
de la formation qui ne peut plus désormais se penser que dans la durée
comme formation continuée.
direction des salariés enjoints
d’entrer dans cette culture. •••
••• La formation devient
donc un devoir...
On peut le dire et considérer
que Debré, lorsqu’il parlait de la
formation comme « ardente obligation », à l’instar du Plan, s’adressait déjà, mais à mi-voix, aux salariés. C’est dans les années 2000
que cette dimension de devoir va
s’imposer. A preuve : un salarié
qui refuse une formation, peut
être sanctionné. Il est très intéressant d’observer cet emboîtement
des problématiques successives :
formation initiale d’abord, formation continuée, ensuite une formation qui prend de l’épaisseur
en direction des employeurs et
finalement en direction des employés.
On retrouve l’idée déjà
présente chez Jacques Delors
d’« éducation tout au long de
la vie » ?
Bien sûr, tel était le cœur de sa
vision avec l’idée que tout commence par la capacité d’apprendre, comme il le dira dans son
beau rapport à l’Unesco, L’éducation, un trésor est caché dedans.
L’essentiel est d’être en capacité
de réagir aux sollicitations du
monde. Comme y avait insisté
la philosophe Simone Weil, c’est
l’attention au monde qui constitue le ressort de tout apprentissage. Avec cette conséquence que
la formation va bien au-delà du
professionnel en direction de la
culture prédisposant à semblable
attitude. Et les employeurs l’ont
compris.
Le terme « tout au long de
la vie » suppose une porosité
entre vie professionnelle et
vie privée...
C’est évidemment la condition
et la conséquence. L’idée qui est
derrière est celle de l’implication personnelle du salarié dans
son travail, en lien avec l’entrée
dans la société de l’information,
de la société cognitive. Dès lors
que vous travaillez de votre tête,
vous avez du mal à la laisser au
vestiaire. Alors qu’avant, il y avait
toute cette symbolique du salarié
qui revêtait et enlevait son bleu
de travail comme signe d’entrée
et de sortie du lieu de travail. Mais
il est aussi vrai que lorsqu’on est
impliqué personnellement, c’est
plus angoissant que de n’être
qu’un simple « corps machine ».
Le processus d’apprentissage tout au long de la vie
s’en trouve renforcé...
Il peut se concevoir sans cela,
mais il a été considérablement
amplifié par la nécessité de conjoindre formation strictement
professionnelle et culture générale. Ce n’est pas par hasard
que Jacques Delors se réclame
du personnalisme, de la pensée
de Mounier, Ricœur et Péguy. Il
y a une cohérence intellectuelle.
C’est aux antipodes de l’instrumentalisation d’une formation
strictement professionnelle.
Réapparaît aussi l’idée de
seconde chance ?
La seconde chance, c’était au
cœur de la philosophie de Delors.
L’objectif était d’allier l’efficacité
économique et la justice sociale.
Il fallait réparer les aléas de l’existence et tout le monde avait à y
gagner. Ce qui se retrouvera dans
la philosophie de John Rawls, La
théorie de la justice. Le plus pour
ceux qui en ont eu le moins dans
l’intérêt de tous. Tout le monde
a à y gagner, les entreprises marcheront mieux, etc. Et puis c’est
un facteur de pacification sociale
et d’apaisement des relations entre les groupes sociaux.
C’est un enjeu politique
majeur...
C’est l’une des grandes matrices de promotion des individus
et par là de pacification des rela-
36 > Savoirs en jeux
tions. Et ce n’est pas par hasard
si vont de pair, dans l’esprit de
Jacques Delors, la formation et
la négociation collective, qui ont
exactement la même visée : faire
vivre ensemble. Dans l’histoire du
droit du travail, c’est une préoccupation constante depuis la mi-XXe
siècle. Avec, en arrière-plan, la
thématique qui s’impose comme
centrale à partir des années 1970
et les lois Auroux de 1982 : la réconciliation entre l’économique
et le social ♦
Repères chronologiques
1919. La loi Astier pose les bases
d’un enseignement professionnel unifié. Elle initie des cours de
perfectionnement à destination des
ouvriers.
1959. La loi Debré entend donner
aux moins diplômés la possibilité
d’une promotion sociale. Elle permet
au centre de formation de mettre en
place des cours du soir.
1971. La formation professionnelle
devient une « obligation nationale »
inscrite dans la loi Delors de 1971.
Elle fait suite à l’Accord national interprofessionnel de 1970, le premier
en matière de formation continue.
Cet accord fonde la légitimité des
partenaires sociaux à s’occuper de la
formation professionnelle.
2004. Relative à la formation tout au
long de la vie, la loi du 4 mai 2004
institue le droit individuel à la forma-
tion et fusionne les différents contrats de
formation en alternance en un outil unique, le contrat de professionnalisation.
L’ Afpa dans les
tourments du marché
Après 60 ans passés dans le giron de l’état, l’Association pour la
formation professionnelle des adultes (Afpa) devra, d’ici 2010,
s’adapter aux lois du marché. Une réforme qui bouleverse cette
institution dans ses fondements.
U
par Roland Gauron
Un avenir « nullement assuré », c’est la conclusion alarmiste dressée, en novembre 2008, par la Cour des comptes
au sujet de l’Association pour la formation professionnelle
des adultes. Confrontée à des réformes de structures, l’Afpa
est condamnée à se réformer pour survivre. Le deuxième
organisme de formation en France, après l’Education nationale, affiche pourtant de très bons résultats. 54 % des
stagiaires, au chômage avant d’entrer en formation, retrouvent un emploi dans les six mois suivant l’attribution de
leur diplôme.
Au cœur de toutes les inquiétudes exprimées par les
syndicats : la régionalisation du financement. L’Afpa est financée à 85 % par des subventions de l’Etat. Or, ce mode
de financement est contraire au principe de concurrence
tel que défini par l’Union européenne. Cette tâche incombe
désormais aux Régions. à compter du 1er janvier 2009, l’Afpa
devait répondre à des appels d’offre au même titre que les
organismes privés de formation. En Bretagne, le transfert a
été anticipé dès le 1er janvier 2007.
L’antenne Afpa de PleumeurBodou s’est spécialisé dans le
secteur du bâtiment.
Service public ou marchand ?
Durant ces deux années de transition, les représentants
de l’Etat, de la Région et de l’Afpa se sont concertés. L’offre
de formation de l’Afpa s’est adaptée aux orientations données par la Région en matière de formation professionnelle.
« Nous avons dû ajuster nos programmes dans différents
secteurs : renforcer le bâtiment, stabiliser l’industrie et
certaines activités tertiaires », témoigne Jacques Ménez,
président de l’Afpa Bretagne. Certaines incertitudes n’ayant
pas été levées à la fin de l’année 2008, elle a décidé de solliciter les régions pour le maintien du subventionnement
durant une année supplémentaire. L’Etat doit notamment
transcrire dans le droit français une directive européenne,
d’ici la fin de l’année 2009. Cela risque de modifier le cadre
de la réforme.
Toute la question est de savoir si la formation professionnelle est un service comme un autre. Sur ce point, une cer-
Photo : R.G.
taine marge de manœuvre subsiste. Durant la période transitoire, la modalité du subventionnement pouvait encore
être mise en œuvre. « Grâce à la souplesse engendrée par
ce contexte particulier, les élus du Conseil régional ont demandé à l’Afpa d’ouvrir une antenne dans le Trégor, près
de Lannion, où l’offre de formation était insuffisante. »
Plusieurs régions réfléchissent ainsi à la mise en place •••
Savoirs en jeux < 37
« Renforcer le
bâtiment » a été l’un
des objectifs fixés par
la région.
Photo : R.G.
••• d’un service public régional de la formation profession- proposant que le patrimoine soit confié à l’Afpa.  « Le coût de
nelle. La formation des adultes pourrait être assimilée à un l’entretien sera, dans ce cas, répercuté sur le prix des forservice d’intérêt économique général. Cette notion de droit mations, fait remarquer Yves Raoul. Ce sera la Région qui
européen permet d’assurer « des activités de service mar- paiera à la place de l’Etat. »
chand remplissant des missions d’intérêt général et soumises
L’Afpa était, par ailleurs, le seul organisme de formation
de ce fait par les Etats membres à des obligations spécifiques habilité à délivrer de façon permanente des titres profesde service public ».
sionnels, diplômes délivrés par le ministère de l’Emploi. Elle
D’autres questions restent en suspens. Elles touchent à n’avait pas pour ce faire à demander un agrément auprès des
des points qui font toute l’originalité de l’Afpa. L’accompa- préfets de région, à l’inverse des autres organismes de forgnement des stagiaires dans leur projet en fait notamment mation. Une inégalité de traitement pointée du doigt par le
partie. Les psychologues du service
Conseil de la concurrence dans un avis
orientation de l’association étaient
du 18 juin 2008. Elle participait égale« On risque de s’orienter ment à la définition du contenu deer ces
jusqu’alors chargés de conseiller et
d’aiguiller les demandeurs d’emploi
titres professionnels. Depuis le 1 jandans le choix de leur formation. Or, vers des formations courtes vier 2009, l’Afpa s’est donc vue retirer
plus de 900 psychologues de ce serson habilitation systématique.
et non diplômantes. »
vice rejoindront, d’ici au 1er janvier
Reste à savoir si en 2010, l’Afpa pour2011, le Pôle emploi conformément à
ra s’aligner sur les prix pratiqués par ses
J.-M. Racinne, délégué CGT
la réforme du service public de l’emconcurrents. C’est sur ce point que les
ploi. « Il s’agit d’un nouveau mode de
conclusions de la Cour des comptes
coopération entre le Pôle emploi et nos services, relativise sont les plus alarmistes. « Environ 35 % du chiffre d’affaires
Jacques Ménez. Depuis une dizaine d’années, les psycholo- avec les Régions concerne des segments où l’établissement,
gues de l’Afpa expertisaient le projet de 25 % du public de de par sa faible position concurrentielle, ne peut que s’alil’ANPE. L’agence traitait les 75 % restants. » La réforme de la gner sur le niveau de prix de ses principaux concurrents
formation professionnelle constitue une réorganisation pro- alors que sa rentabilité n’est pas assurée à ce prix », a constafonde entre les organismes composant le service public de té en novembre 2008 Philippe Séguin, le président de la Cour
l’emploi.
des comptes. « Avec la logique de rentabilité, on risque de
Autre particularité de l’Afpa remise en cause : l’accueil des s’orienter vers des formations courtes et non diplômantes »,
stagiaires et leur hébergement. Ce service est d’autant plus s’inquiète, de son côté, Jean-Marc Racinne, délégué CGT et
important qu’une partie d’entre eux ne sont pas originaires employé à l’AFPA de Saint-Malo. Sur ce point, Yves Raoul préde la région. Les locaux sont la propriété de l’Etat. L’Associa- cise : « Le prix est le dernier des critères choisis par les élus
tion des régions de France (ARF) aurait souhaité qu’ils re- pour évaluer les différentes propositions de formation qui
viennent aux Conseils régionaux. En janvier dernier, Laurent leur sont soumises lors de cet appel d’offres. La Bretagne enWauquiez, le secrétaire d’Etat à l’Emploi, s’y était opposé en tend bien privilégier la qualité sur le prix. » ♦
38 > Savoirs en jeux
Diplôme à acheter,
espoir à vendre
à 58 ans, Fernand Moysan est au chômage. Il a repris les études
en passant par la case Validation des acquis de l’expérience ( VAE),
pour convertir son vécu professionnel en diplôme. Question de
pragmatisme, ou d’argent...
J
par Manuel Delort
usqu’en 2006, il n’avait jamais entendu parler de Validation des acquis et de l’expérience ( VAE). Fernand
Moysan a passé 30 ans chez Alcatel à Brest comme
informaticien, accédant sans diplôme au statut de cadre, avec trois employés sous sa responsabilité. Lui qui ne
connaissait que l’entreprise pour seul quotidien, il se retrouve au chômage du jour au lendemain, victime des aléas économiques d’une multinationale et d’un plan social. S’ensuit
la procédure habituelle, l’ANPE, les Assédic... et une certaine
lassitude pour rebondir.
En 2003, il tente le tout pour le tout et retourne à ses
amours de jeunesse, la fac de psychologie. « Je voulais de
l’humain, j’en avais marre des machines », se souvient-il. En
1972, il avait abandonné son Deug de psycho à Brest pour des
raisons strictement personnelles. Pour sa reprise d’études,
l’ancien ingénieur suit les cours en parcours initial mais doit
reprendre en première année, le contenu de son expérience
universitaire étant caduque, trop seventies. Il valide ses deux
premières années. à quelques mois de l’acquisition du saint
parchemin, il doit effectuer un stage de deux semaines en
entreprise.
Payer, progresser
Fernand ne veut pas « perdre son temps ». L’entreprise, il
connaît. S’immerger dans un milieu psychiatrique ne l’attire
pas. Sa responsable d’études lui conseille alors la VAE. L’ex-cadre redevenu étudiant monte un dossier avec une conseillère
du service formation continue de l’université. Quelques pages à rédiger, des cases à remplir... et un chèque à faire, d’un
montant de 150 à 200 euros. C’est presque aussi simple que
cela. Une pratique symptomatique des dérives libérales de
l’université, diront certains. Un achat à la carte, en quelque
sorte. Fernand choisit trois unités d’enseignement à valider
de la sorte : le stage, un cours aléatoire (dit « UE Libre ») et
l’anglais. La langue de Shakespeare, il ne la parle pas, mais
justifie un bon niveau écrit par l’obtention d’un Toeic (test
d’anglais passé à Alcatel) et surtout par le langage informatique, exclusivement anglophone. Cela semble suffire.
Le jour de la soutenance, en janvier 2006, il présente son
dossier devant un jury de trois enseignants. Et se souvient
d’une situation singulière : « J’avais des partiels juste avant.
J’ai croisé un jury dans le couloir et il m’a dit ‘‘ Attendez,
je prends trois minutes pour lire votre dossier ’’. Le 3ème
membre n’était même pas là mais donnait par courrier son
accord pour l’obtention des UE. De toute façon, ça a duré
trois minutes, je n’avais rien à dire, je n’ai rien défendu. Je
n’aime pas raconter ma vie. » Seul cinq pages du document
démontrent sa motivation.
Deux ans plus tard, il réitère l’opération VAE pour ne pas
passer certaines matières de son master. Cette fois, pas question de renouveler entièrement son dossier, mais simplement
la lettre de motivation. Le chèque, lui, reste toujours de mise.
Lors de l’oral, les exigences sont tout autres. Voyant qu’il souhaite valider l’UE Droit du travail, une enseignante lui demande ce qui légitime ce choix. Où est la théorie ? Fernand argue
de son passé de syndicaliste et tout ce temps à défendre la
cause de ses collègues. Encore une fois, même si les attentes
semblaient là plus pointilleuses, l’affaire est conclue. Et le diplôme en partie « acheté ».
Aujourd’hui, s’il a eu quelques « facilités » à obtenir ses
diplômes moyennant finances, Fernand Moysan n’a aucun regret et trouve « normal de payer un service qui est rendu ».
Pour l’instant, aucune perspective d’embauche à l’horizon. En
attendant, Fernand bidouille des ordinateurs pour des amis
et pense peutê t r e , m a l g r é
une faible expérience professionnelle dans le
domaine, ouvrir
un cabinet avec
d ’ a u t r e s p s ychologues. L e
chemin semble
encore long...  ♦
Savoirs en jeux < 39
Photo : M.D.
Manques à gagner
Alternatives pédagogiques
Construire et se construire
Voies d’insertion
L
Les savoirs, les modalités
et les lieux de transmission
s’organisent selon un jeu
d’influences entre les
acteurs. Cette structuration
permanente définit à tout
moment une organisation
institutionnelle mais cristallise
aussi certaines failles du
système.
Des agents, individus ou
institutions, mettent alors
en œuvre des stratégies et
dispositifs alternatifs au sein
ou en dehors de la structure
dominante. Ceux-ci s’inscrivent
en creux dans les failles et
tentent de pallier certains
manques.
< 41
Le soutien scolaire :
une béquille pédagogique
Avec le développement des dispositifs d’aide à la réussite éducative,
l’école occupe une place grandissante dans le parcours des enfants.
Cela n’est pas sans susciter de multiples interrogations, notamment
sur la relation entre les parents et l’école.
Par Jean-François Mater
L’accompagnement à
la réussite éducative revêt
différentes formes, comme ici
l’aide aux devoirs après les
cours au collège.
Photo : Josselin Clair
Alternatives pédagogiques
« A
ccompagnement à la réussite
éducative »... Cette formule désigne les dispositifs d’aide dont
les élèves de l’école élémentaire et les collégiens ont pu bénéficier lors de l’année scolaire
écoulée (voir encadré).
Ce développement des formes de soutien et d’aide indique en premier lieu qu’en réponse aux difficultés scolaires, le
redoublement est de plus en plus écarté. « Le redoublement
constitue une réponse inefficace à l’échec scolaire, selon
Yannick Tenne, inspecteur d’académie des Côtes-d’Armor,
42 > Titre de la séquence 1
s’exprimant au nom du recteur. Avec le soutien, on agit en
amont. »
Pour éviter le recours au redoublement, l’école organise
donc elle-même les modalités du rattrapage. « Ce sont des
temps où l’élève est accompagné à son rythme, par petits
groupes, plaide Yannick Tenne. Il ne refait pas exactement
ce qu’il a fait auparavant à l’école ; les procédures sont plus
ludiques. »
« L’école doit être son propre recours »
Pour l’inspecteur d’académie des Côtes-d’Armor, l’aide
aux élèves en difficulté s’inscrit dans une logique de développement : « Les pays qui ont assis leur développement sur
la valorisation des très bons élèves ne progressent pas. Avec
Un accompagnement aux formes multiples
le soutien, on ne vise pas l’excellence, mais on fait en sorte
que les écarts s’amenuisent. » Cette aide gratuite permettrait
d’éviter le recours aux cours payants proposés par les entreprises privées : « Pour les élèves en difficulté, l’école doit être
son propre recours. Quand l’État ne fait rien, une sélection
sociale s’opère par l’argent. » Une vision contestée en partie
par Hélène Le Crom, secrétaire régionale de la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves) Bretagne, qui considère
que le soutien scolaire, dans sa forme actuelle, constitue « une
opération de communication » : « Sous couvert d’aide gratuite, on en profite pour communiquer positivement sur les
failles du système, sans tenter de résorber les problèmes. »
Car, derrière ces atours avantageux de l’accompagnement
à la réussite éducative, Hélène Le Crom et Thérèse JametMadec, secrétaire académique du SNES (Syndicat des enseignements du second degré) Bretagne, repèrent plusieurs
non-dits : « Comment se fait-il qu’on ait autant recours au
soutien, qu’il soit aussi visible ? Comment se fait-il que l’école
crée des difficultés qu’elle tenterait ensuite de résoudre ? »
Les enfants
Des stages de remise à niveau en français et en mathématiques sont organisés durant les vacances pour les CM1
et CM2, à l’instar de ceux qui se sont déroulés pendant la
première semaine des congés de Pâques, par petits groupes.
Durant ces vacances, 1 986 élèves de l’académie, du public
comme du privé, y ont participé.
Le collège est aussi concerné à travers l’accompagnement
éducatif généralisé à l’ensemble des collèges publics et
privés depuis la rentrée 2008 et aux écoles élémentaires
classées en zone prioritaire. À l’issue de chaque journée de
cours, deux heures sont consacrées à l’aide aux devoirs, à
des ateliers de langue et à des activités sportives et culturelles. Dans le public, 10 738 élèves du second degré et 1 113
du premier degré étaient inscrits lors de l’année 2008-2009.
Depuis la rentrée 2008, deux heures hebdomadaires d’aide
individualisée ont aussi été dégagées à destination des
élèves des écoles élémentaires, afin de remédier à des difficultés passagères. Le rectorat ne dispose pas des données
quant au nombre d’élèves participants.
de plus en plus liés à l’école
Le suivi personnalisé s’avère difficilement réalisable lors
des cours traditionnels, comme l’illustre Thérèse Jamet-Madec : « Quand on se retrouve avec des classes de 35 pour des
cours de langue, l’expression orale individuelle est on ne
peut plus réduite. De combien de temps dispose-t-on pour
faire progresser les élèves individuellement ? Aucun ! » Si,
pour elle, le but de l’école est d’«aider les enfants à sortir
de leur inégalité culturelle et de leur délivrer une culture
commune », cet objectif devient de plus en plus difficile à atteindre : « L’école est intégrée à part entière dans la société
et reflète ce qui s’y passe. Même si les enseignants tentent
de compenser, c’est difficile de faire mieux avec moins de
moyens...»
Les modalités de l’accompagnement à la réussite éducative font que les élèves demeurent de plus en plus au sein
de l’école et y sont de plus en plus liés. « Chaque enfant est
un cas particulier, souligne Yannick Tenne. En fonction
des contextes familiaux, certains enfants auront besoin de
plus ou moins d’accompagnement. » En revanche, Hélène
Le Crom trouve anormal que l’école instaure des stages de
rattrapage lors des vacances : « Normalement, ce rattrapage
devrait s’effectuer sur le temps de cours, car on doit permettre aux enfants de décrocher de l’école, surtout lors des vacances. C’est un désaveu implicite de l’école sur sa capacité
à remplir sa mission sur le temps scolaire imparti. »
Un premier élément d’explication apparaît avec le passage,
depuis la rentrée 2008, à la semaine de quatre jours au sein
de la majorité des écoles, au lieu de quatre jours et demi. La
concentration des cours et activités sur cette période ajoute à
la fatigue, avec, de surcroît, « des programmes de plus en plus
exigeants », selon Hélène Le Crom et Thérèse Jamet-Madec.
Du coup, le retour de la classe le mercredi matin est à l’étude,
avec l’éventualité d’y inclure des heures spécifiques de sou-
tien. Dans l’académie, des consultations organisées par les
villes de Brest et Rennes, sont en cours.
La relation école-parents à améliorer
Avec ces activités scolaires et extrascolaires, on peut se demander si l’épanouissement de l’enfant ne peut être favorisé
que grâce à l’école. Au-delà du soutien à proprement parler,
la relation parents-école se trouve au centre du débat. Alors
que l’accord parental est nécessaire pour autoriser les heures d’aide individualisée ou la tenue de stages de remise à
niveau, aucun dialogue ne semble s’engager à cette occasion
entre parents et enseignants. Une situation déplorée par tous
les intervenants. « L’école a longtemps été valorisée par les
parents, estime Thérèse Jamet-Madec. Mais, aujourd’hui, on
constate une rupture dans cette tradition, et cela a un impact sur la motivation des élèves. »
En multipliant les dispositifs de soutien, et donc en prolongeant le lien qu’entretiennent les élèves avec l’école, celle-ci ne se substitue-t-elle pas aux parents ? Hélène Le Crom
n’abonde pas en ce sens : « Il ne s’agit pas de déresponsabilisation des parents. Le soutien leur est quasiment imposé car
le refuser revient, pour eux, à s’imputer la responsabilité de
l’échec de leur enfant. » Yannick Tenne reconnaît que ce risque de substitution existe, mais tempère : « La multiplication
des offres ne doit pas conduire à ce que l’accompagnement
à la réussite éducative se substitue à la famille. Pour l’éviter, il faut instaurer enfin une relation forte entre la famille
et l’école. » Thérèse Jamet-Madec est sur la même longueur
d’onde : « Les parents croient souvent qu’ils ne sont pas en
mesure d’aider. Un travail d’information est nécessaire
pour leur faire comprendre le rôle qu’ils ont à jouer. » ♦
Manques à gagner < 43
Profs en ligne
Allô Prof ? Après les cours, au Québec, tous les élèves du primaire et du secondaire peuvent joindre
un professeur qui les aide dans leurs devoirs. Ces services (aide aux devoirs pat téléphone, bornes
informatiques en ligne, bibliohtèque virtuelle), financés par le ministère de l’Éducation de la
province du Québec, sont proposés depuis 1995 par l’organisme Allô Prof et suscitent près de 800
demandes de « soutien scolaire » par jour. Interview de Sandrine Faust, directrice générale.
par Anne-Lise Bertin
(à Laval-Québec)
Quel est le fonctionnement d’Allô Prof ?
Allô Prof fonctionne comme les numéros d’urgence. C’est une ligne d’urgence gratuite pour les travaux scolaires.
Les élèves peuvent contacter des enseignants qui sont tous réunis sur un même
lieu de travail, de 17 h à 20 h, du lundi
au jeudi. Ceci est notre force et notre
innovation, d’autant plus que ces enseignants ont tous les ouvrages scolaires à
leur disposition pour les aider. Si jamais
un enseignant ne sait pas répondre à
une question, il peut demander à un collègue. Ils ont vraiment l’esprit d’équipe !
Au total, Allô Prof emploie une cinquantaine d’enseignants et une vingtaine sont
disponibles chaque soir.
Quel est le public visé ?
Ce sont à la fois ceux qui ont vraiment
beaucoup de difficultés et ceux qui ont
vraiment des facilités ; des jeunes qui
veulent aller un peu plus loin. Les immigrants sont également un public très
friand de nos services. Cela concerne
les familles où les parents ne parlent pas
français, surtout à Montréal. Ces derniers fonctionnent essentiellement avec
le téléphone.
La gratuité du service rend-elle
vraiment Allô Prof accessible à tout
le monde ?
Oui, parce que tout le monde possède le téléphone et les appels sont gra-
tuits. Ce moyen de communication est
peut-être le moins performant parmi les
services que nous proposons, mais une
connexion Internet coûte cher. Et cette
dépense n’est pas toujours prioritaire
dans les milieux défavorisés.
De quelles méthodes usez-vous
pour attirer les personnes qui n’oseraient pas appeler, par désintérêt ou
méconnaissance, de la structure ?
Nous envoyons des représentants
d’Allô Prof dans les écoles défavorisées
où nos services sont présentés aux élèves. Nous ne faisons de la publicité que
dans ces écoles. Comme nous savons
que ces étudiants n’ont pas forcément
Internet chez eux, depuis deux ans nous
avons installé dans ces mêmes écoles et
dans des hôpitaux pour enfants une vingtaine de bornes. Ce sont des ordinateurs
qui font office de guichets automatiques
directement reliés à notre organisme.
Depuis sa création en 1995, quel
bilan faites-vous ?
Les gens ont beaucoup d’admiration
pour le chemin parcouru. Nous enregistrons chaque année, une augmentation
de 30 % à 40 % des demandes traitées
par nos services. Un bilan plus que positif.
Le principal objectif à la création
d’Allô Prof était de lutter contre le
décrochage scolaire. Cependant,
depuis 2000, le taux de jeunes quittant le secondaire sans diplôme est
passé de 26 à 29 %. Comment l’expliquez-vous ?
Le décrochage scolaire, c’est un
fléau ! Nous essayons de structurer des
44 > Manques à gagner
services mais il n’y a pas qu’Allô Prof. Ce
problème est tellement vaste, il faudrait
jouer sur plusieurs cordes en même
temps. Pour limiter ce décrochage, nous
essayons d’attirer les élèves vers Allô Prof
dès le primaire. Toutes notre communication publicitaire se fait au sein de ces
classes. Car si les élèves prennent l’habitude d’utiliser notre service tout-petits,
ils continueront au collège et au lycée.
Souvent, ce sont les plus jeunes les plus
à l’aise. Quand les élèves commencent
plus tard, ils sont plus gênés.
Que répondez-vous à ceux qui
pensent qu’Allô Prof n’aura jamais
autant de succès qu’un professeur à
domicile ?
C’est vrai... On ne peut pas se mesurer
à un professeur à domicile qui passe une
heure à la maison. Mais tout le monde ne
peut pas payer à ses enfants les services
d’un enseignant privé. Nous proposons
une autre formule, sans prétendre que
nous sommes les meilleurs. Cependant,
les professeurs développent des relations via Internet. Parce que les jeunes
sont à l’aise avec Internet, ils y sont habitués. Aujourd’hui, ils passent plus de
temps sur Msn qu’à jouer dehors dans
un parc. Et d’ailleurs, souvent, les jeunes
n’aiment pas les professeurs privés car ils
sont synonymes de devoirs supplémentaires. Si on veut que cela fonctionne,
qu’ils apprennent, il faut une formule
gagnante, un concept qui les attire. Nous
ne passons pas une heure avec un élève,
mais, en moyenne, sept à dix minutes.
C’est vraiment un dépannage, un coup
de pouce. Pourtant, il arrive que nous
dépannions une même personne plusieurs fois dans la même soirée ! ♦
Quand le breton
délie les langues
Diwan est la structure d’enseignement par immersion totale la plus
présente en Bretagne. Ses enseignants, mais aussi les spécialistes,
défendent le bilinguisme précoce qui développerait la capacité à
apprendre des langues.
A
par Dihya Maini
à la veille des vacances de Pâques, les professeurs de l’école Diwan de Carhaix (Finistère) peinent à canaliser l’attention
de leurs jeunes élèves. Dans la classe de Gwenhael Besnard,
un triple niveau CE2, CM1, CM2, les écoliers sont en pleine
leçon d’anglais. Des chuchotements traversent la classe de
toutes parts. Ces nombreuses messes basses se font en français mais aussi en breton. « La langue de vie de l’école, c’est
le breton. C’est aussi celle que l’on utilise avec les enfants en
dehors des cours, précise Gwenhael Besnard. On n’est pas
là pour leur faire la guerre s’ils parlent français hors des
cours, mais on n’est pas là non plus pour ne pas avoir d’exigence. Le bilinguisme, c’est notre projet pédagogique. »
La plupart des enfants scolarisés dans les établissements
Diwan ont des parents non
bretonnants. Quel que soit leur
niveau dans cette langue, elle
sera la seule utilisée par leurs
professeurs dès leur arrivée,
à l’âge de 2 ans. Hervé le Gall
est directeur de l’établissement
et s’occupe d’une classe de
maternelle : « Chaque enfant
avance à son rythme. Certains
vont commencer par intégrer
des mots bretons dans leurs
phrases en français, puis ce
sera le contraire. » En 30 ans
d’existence,
l’enseignement
Diwan a évolué. « Nous avons
aujourd’hui beaucoup plus
de matériel pédagogique. Une
maison d’édition est spécialisée dans les livres en breton.
Cela nous permet d’avoir une
plus grande variété d’histoires à leur lire, de contes et de
jeux... C’est important, car il faut que la langue devienne
celle du plaisir avant tout. » L’apprentissage de la langue ne
doit pas être perçue par l’enfant comme une matière d’école,
c’est également ce que soutient Gilbert Dalgalian, docteur
en linguistique et auteur de Enfances plurilingues. « Pour
les enfants qui apprennent le breton, ou tout autre langue
d’ailleurs, il est essentiel d’avoir des activités, de pratiquer
un sport ou faire de la musique, de rattacher la langue à
une culture. L’affectif doit être mobilisé. C’est ce qui légitime La méthode Diwan, le
l’apprentissage de la langue. » Les enfants devraient donc bain linguistique total.
pouvoir trouver une utilité sociale à l’usage du breton. •••
Photo : D.M.
Titre de la séquence 1 < 45
moyen de stabilisation synaptique est fixé
à sept ans. Cela signifie que les capacités
non exploitées ne pourront plus l’être.
C’est la raison pour laquelle les jeunes
enfants peuvent acquérir une langue
étrangère plus facilement que leurs
aînés.
Plusieurs systèmes
de références
••• Les linguistes assurent que l’apprentissage d’une langue
dès le plus jeune âge doit être justifié par un ancrage régional
ou par l’immigration ; elle doit être ancrée dans l’intime. Une
thèse qui affirme l’artificialité de l’apprentissage précoce de
langues « utiles », comme l’anglais.
Un tremplin vers d’autres langues
Le bilinguisme précoce permettrait un apprentissage
beaucoup plus rapide des autres idiomes. Les stratégies mises
en place par un enfant bilingue pour apprendre une langue
seraient différentes de celle des monolingues. « Tout simplement parce qu’il est doté de plusieurs modèles linguistiques,
grammaticaux et lexicaux », signale Gilbert Dalgalian, allant
jusqu’à soutenir la supériorité des bilingues dans les capacités
à apprendre les langues. Il poursuit : « Ils peuvent passer de
l’une à l’autre sans passer par la traduction, contrairement
à un apprentissage tardif. Pour Diwan, par exemple, un enfant qui rentre chez lui raconte en français ce qu’il a vécu
en breton. Il s’agit là de reformulation, pas de traduction. »
Le développement cérébral expliquerait les capacités acquises par les bilingues. Ce que les spécialistes nomment l’âge
46 > Manques à gagner
« En apprenant le breton, ils s’ouvrent
à une culture, qui est aussi une autre manière de voir le monde. Leur curiosité est aiguisée.
L’enseignement Diwan, c’est aussi le respect de
la différence, de l’autre », affirme Daniel Kernaleguen, vice-président de Diwan jusqu’en
2001 et auteur d’une étude menée en 2000
sur le parcours des élèves Diwan. « Nous
avons été surpris par le nombre de pays
qu’ils avaient visités, ajoute-il. Beaucoup
parlent plus de trois langues et certains sont
même devenus interprètes. »
Préserver une culture
« Une génération, celles des parents d’aujourd’hui, a perdu l’occitan, le basque, le breton... et se sent appauvrie. Elle
confie à la génération suivante le soin de faire revivre la
culture régionale », explique Gilbert Dalgalian. En 30 ans, les
effectifs des écoles Diwan n’ont cessé de progresser, de même
que le nombre d’élèves du système Div Yezh (Enseignement
bilingue dans les écoles publiques) et Dihun (Enseignement
bilingue dans les écoles privées catholiques). Gwenhael Besnard a son avis sur la question : « L’immersion totale reste le
moyen le plus efficace de devenir bilingue. Les résultats de
Diwan sont supérieurs aux autres en ce qui concerne le breton. Il est le seul système à donner 100 % de bretonnants. Ici,
même les enfants qui ne sont pas bons en cours auront au
moins appris une langue, même si on fait en sorte que tous
les enfants arrivent au collège avec le meilleur niveau. Et
c’est la grande différence entre les enseignants Diwan et les
autres. Nous sommes forcement très motivés, puisqu’il y a
des enjeux culturels derrière. » ♦
Une immersion
ludique en
gaélique
Photo : A.G./L.P.
En Irlande, l’instruction est obligatoire à partir de 6 ans. Dès 4 ans,
les élèves ont la possibilité d’intégrer des Gaelscoileanna, écoles où
l’enseignement est dispensé en gaélique. Ils apprennent l’irlandais
par immersion au travers de chansons, d’images ou de saynètes.
par Amélie Girard et Lucille Pestre (à Dublin)
A
près la récréation, le cours de Barry McEvoy reprend en chanson gaélique. Les élèves connaissent déjà bien les paroles qu’ils miment avec entrain. Tour à tour, ils se lèvent, courent, pleurent
et dorment. La Scoil Oilibhéir est une école gratuite et publique. C’est l’une des 139 Gaelscoileanna, écoles
primaires gaéliques, de République d’Irlande. Dans le pays, le
mouvement Gaelscoil regroupe 10% de la population scolarisée de la maternelle au lycée, soit environ 50 000 enfants et
adolescents, ce qui en fait le plus grand programme d’éducation par immersion linguistique au monde. L’enseignement
y est dispensé en gaélique toute la journée à l’exception des
cours d’anglais.
Les élèves de Barry McEvoy ont entre 4 et 5 ans. Même s’ils
ne savent pas encore lire, la plupart apprend le gaélique depuis un ou deux ans. « J’utilise beaucoup de choses basiques
comme les chansons en irlandais. Ce sont des chansons-actions. Les enfants miment la chanson et intègrent la langue,
présente l’instituteur. Je n’ai pas du tout besoin d’utiliser
l’anglais pour me faire comprendre. » L’instruction est obligatoire à partir de 6 ans dans le pays. Mais à Dublin, environ
65 % des enfants sont scolarisés avant cet âge. Un créneau
dans lequel s’inscrit le réseau des Gaelscoil, qui scolarise environ 4 000 d’entre eux sur l’ensemble du territoire.
Pantalon gris, polo jaune et sweet-shirt vert et gris, les élèves portent tous l’uniforme réglementaire. Assis autour de
petites tables, aujourd’hui, ils révisent les humeurs. Être content, avoir faim, être fatigué. A l’aide de dessins et de mimes,
les trente élèves de Barry McEvoy mémorisent avec entrain
les mots en irlandais que leur répète leur maître.
Tous les enfants sans exception lèvent la main à la moindre
sollicitation du professeur. C’est au tour des noms des fruits
et légumes. L’instituteur met les enfants en situation. « Bonjour, je voudrais des oranges et des bananes », demande une
élève. « Un euro s’il vous plait », lui répond le marchand, derrière son stand de fruits et légumes en plastique. Le tout en
gaélique bien sûr.
Avec ce programme d’immersion totale proposé dans
les Gaelscoileanna, les élèves progressent très vite. « Les jeunes enfants sont comme des éponges, explique Gráinne Ui
Chaomhánaigh, directrice de l’école. Ils n’ont pas de préjugés. Tout ça leur paraît normal et ils l’acceptent. » Dans la
salle de classe, la bibliothèque regorge de livres d’enfant en
gaélique. Un tableau permet de classer les aliments : sont-ils
diététiques ou non ? L’occasion pour l’instituteur d’apprendre
aux enfants du nouveau vocabulaire en irlandais. Císte, caor
fíniúna, úll, seacláid... Gâteau, raisin, pomme, chocolat.... Les
élèves répètent en choeur après leur instituteur.
« Apprendre l’irlandais est aussi un moyen de garder notre culture. C’est la langue du peuple, de la musique et des
sports », avance Barry McEvoy. Une identité forte qui explique
le choix de beaucoup de parents ne parlant pas eux-mêmes irlandais, d’inscrire leurs enfants dans une Gaelscoileanna. Mais
« seulement un peu plus de la moitié de nos élèves continuent
leur scolarité dans un collège gaélique, déplore la directrice.
Les collèges qui proposent un enseignement par immersion
sont moins nombreux que les écoles. Et les familles préfèrent
choisir le collège près de chez eux. » Sortis du bain gaélique,
les enfants perdent l’aisance acquise au primaire. Le gaélique
est la seule langue celtique reconnue par l’Union européenne. L’enseignement de cette matière est obligatoire en République d’Irlande, où l’on évalue à 1,43 millions le nombre de
personnes ayant des connaissances dans la langue. En revanche, à peine 250 000 le parlent régulièrement  ♦
Manques à gagner < 47
La croix et les
bonnes manières
L’école Ker Lann de Serent (Morbihan), accueille 18 élèves
de la maternelle au CM2. Joëlle Belloir, la professeure, en
est convaincue : seule une pédagogie adaptée à chacun de
ses jeunes élèves permet leur épanouissement.
« I
par Dihya Maïni
Kerlann, école
privée hors contrat
trouve, à sa façon,
des solutions à
l’échec scolaire de
certains élèves.
l était hors de question de mettre nos
enfants dans une école qui n’aurait
pas la même vision de l’éducation
que nous. Ker Lann fait la passerelle entre l’école et ce que nous
leur inculquons à la maison. » Eric
Delamain emmène tous les matins
ses quatre filles dans la classe de Joëlle Belloir. Joséphine, Solenn, Domitille et Guillemette sont respectivement en grande
section, CP, CE1 et CM2. Toutes dans la même classe. Dès leur
arrivée dans la salle de cours, elles se dirigent vers le salon
attenant et vont chercher leurs blouses et chaussons. Une
fois installées, elles copient, dans leurs cahiers, la phrase inscrite au tableau : « Le respect doit nous inciter à aider les plus
faibles. » Entre 8 h 45 et 9 h, les dix-huit élèves s’assoient à
leurs pupitres. Ils s’occupent, studieux, en attendant la fin de
la conversation entre une maman et l’institutrice. Puis, commence la prière, qui marquera le début de la journée. « Du
catéchisme est proposé tous les jeudis et
nous étudions tous les trimestres un pan
de l’histoire de la religion. » L’immersion
spirituelle, c’est une des raisons qui ont
poussé les Delamain à inscrire ses filles à
Ker Lann. « Ici, il y a un cadre propice à
leur épanouissent. Nous ne sommes pas
que des intelligences. L’épanouissement
de l’âme et de l’esprit est primordial.
Nous ne voulons pas faire de nos enfants
des bêtes quantitatives (sic). Il faut mettre de l’humain dans tout ça. » Chaque
mois, une « vertu » est étudiée, à travers
des contes, histoires ou discussions. Ce
mois-ci, celle du respect. Une vision chrétienne sous-tend tous les enseignements
dispensés par madame Belloir. La maîtresse est d’ailleurs soucieuse de savoir si les
enfants appliquent chez eux le savoir-vivre acquis en classe. Elle les interroge sur
leur comportement à la maison. Comme
toujours, en les vouvoyant.
Trouver une alternative
Chaque enfant est unique, c’est le credo de Joëlle Belloir. Et c’est précisément
pour cette raison qu’elle a été choisie par
Photo : D.M.
48 > Manques à gagner
Photo : D.M.
les parents qui se sont mobilisés, il y a cinq ans, pour créer
une école. Mme de Gouvello, entre autres, était à l’initiative du
projet. « Notre fils, Eric, avait des difficultés avec la pédagogie appliquée dans les écoles publiques, notamment pour
la lecture. On a cherché à le faire changer d’école, mais les
mêmes méthodes étaient utilisées dans toutes celles du coin.
On a donc cherché à en monter une. C’est ensuite que nous
avons rencontré Mme Belloir. » Quelques mois après l’ouverture de Ker Lann, Eric raccroche avec l’apprentissage. « Il a
appris à raisonner, alors qu’avant il essayait de deviner les
solutions. Il a réappris les bases, en maths et en orthographe.
Aujourd’hui, il est au collège et tout se passe bien. »
François, quant à lui, est arrivé en CM1. Il ne voulait plus
apprendre. A 10 ans, il avait même déjà fait l’école buissonnière. « Nous avons été voir des psychomotriciens mais il n’y
avait aucune amélioration, explique sa mère. J’ai exposé le
cas à Mme Belloir, qui l’a accueilli en cours de CM1. Elle a
travaillé le niveau CE1 en français et CE2 en maths. » Une
flexibilité rendue possible par le système des écoles indépendantes. Hors contrat, elles ne sont pas tenues de suivre le
programme de l’éducation nationale. « François est entré à
Ker Lann au retour des vacances de février et les résultats
ont été stupéfiants. Il a tout de suite appris un rôle dans une
pièce de théâtre et s’est beaucoup impliqué. Il était très fatigué mais redevenait souriant. Ce qui l’a beaucoup aidé, je
pense, c’est d’être reconnu pour des qualités qui ne le sont
pas dans les autres écoles, sa serviabilité par exemple. »
Travail d’équipe
Après la récréation, les CE1 et CE2 entament une dictée
alors que leurs aînés font des exercices de sciences. Les deux
élèves de maternelles, quant à elles, colorient. « Je ne nivelle
ni par le haut, ni par le bas. Je m’adapte à chacun des enfants, malgré le brassage. » Joëlle Belloir jongle habilement
avec tous les exercices, répondant sereinement aux nombreuses questions qui fusent de toutes parts. « Quand vous
avez fini, vous vous corrigez tout seuls ! », lance la maîtresse.
Elle commente : « On s’accorde une confiance mutuelle, ils
savent que je ne mettrai pas en doute ce qu’ils ont corrigé. »
Comme chaque semaine, quatre équipes d’enfants de différents niveaux ont été constituées. Joëlle Belloir organise des
compétitions, comme des tournois de vocabulaire. « J’ai mis
en place ces tournois, entre autres, pour tirer parti du multi-niveaux. Ça les stimule de travailler en équipe. Lorsqu’ils
apprennent leurs leçons, ils le font aussi pour le collectif. »
Des bons points sont distribués à chaque équipe tout au long
de la semaine mais les écarts de comportements de chacun
peuvent aussi en faire perdre. A la clé, une place sur le tableau
d’honneur. « Ils sont très fiers lorsque le nom de leur équipe
y est inscrite. » ♦
Manques à gagner < 49
Freinet : un enseignement
coopératif
Gérard Viudes, 52 ans, est professeur des écoles. Depuis l’âge de 24 ans, il applique le programme de l’éducation
nationale et a toujours porté de l’intérêt à la pédagogie Freinet. Depuis trois ans, il est complètement libre
d’employer cette méthode, reconnue par l’état, au sein de l’école Célestin-Freinet de Brest.
par Emmanuelle Cabot-Jaquot
En quoi la pédagogie Freinet
diffère-t-elle d’une pédagogie plus
traditionnelle ?
Dans l’enseignement traditionnel, le
professeur des écoles débite un savoir
dont il est la seule source. Lorsque l’on
enseigne avec le modèle traditionnel,
on croit tout contrôler et les instituteurs
travaillent seuls. Avec mes collègues, ici,
nous travaillons en équipe. L’évaluation
des élèves est formative et non normative comme dans l’école classique. Les
« contrôles », nommés « brevets », sont
prêts et les enfants choisissent quand
ils sont aptes à s’y confronter. Pour que
l’enfant ait ces « brevets », il faut qu’il obtienne 16/20. Tant qu’il n’atteint pas cette note, il peut recommencer. Les élèves
ont le droit de se tromper. L’objectif est
la réussite de l’élève et la valorisation.
Pourquoi vous êtes-vous détaché
du modèle traditionnel ?
C’était terrifiant pour moi de faire
pendant vingt ans la même chose avec
les mêmes cahiers, les mêmes supports,
les mêmes méthodes. Je voulais tenter
l’expérience de la classe coopérative et
faire entrer dans la classe la démocratie
participative. J’aime l’émulation intellectuelle du travail en équipe, que cela
soit entre les enfants mais aussi entre les
professeurs. Nous cherchons de nouvelles idées, résolvons ensemble des problèmes, nous nous remettons aussi en
question. Les certitudes de la pédagogie
traditionnelle sont sclérosantes. Avec la
pédagogie Freinet, je progresse.
Photo : E.C.J.
Ecoute, respect des
rythmes individuels,
coopération,
solidarité, tels sont
les fondements de la
pédagogie Freinet.
Ce changement de méthode a-til été soudain ?
Non, durant des années, j’utilisais
des outils de la pédagogie Freinet en
complément de la pédagogie traditionnelle. Mais j’étais le seul au sein de mon
ancienne école à utiliser des méthodes
alternatives.
cela conduit parfois à des dérapages.
Mais, une fois par semaine, les enfants
se regroupent et font le bilan des « bêtises » commises par certains. Ils doivent
s’expliquer et s’ils le peuvent, ce qui
est généralement le cas, il n’y a pas de
sanction et ils ne recommencent pas
ensuite.
Appliquer Freinet dans ce cadrelà a-t-il été facile à vivre ?
C’était difficile, car il faut une équipe,
autrement cela ne fonctionne pas. J’étais
assez malheureux. Le regard des autres
collègues était négatif, la réputation de
la pédagogie Freinet est assez désastreuse. Certains pensent qu’il existe un
manque de discipline. C’est faux, nous
sommes vigilants et nous n’avons pas eu
d’ennuis. C’est vrai que l’autonomie requise peut poser problème, car certains
enfants savent détourner le système et
La pédagogie Freinet a plus d’un
demi-siècle. Pensez vous qu’elle
puisse répondre aux besoins des
enfants des années 2000 ?
De nos jours, il faut être de plus en
plus à l’écoute de l’enfant car, dans une
même classe, les origines ethniques, sociales sont différentes, certains ont des
familles recomposées... Un enfant n’intègre pas tout au même rythme qu’un
autre. L’attention portée individuellement est bénéfique ♦
50 > Manques à gagner
Alchimie artistique
à l’élaboratoire
Dans une friche industrielle de Rennes, l’élaboratoire
est un lieu de vie tourné vers la création
artistique. Un espace hétéroclite, que chacun
enrichit en engageant une part de lui-même.
C
par Théo Rouby
Un vivier de compétences
« L’idée est d’émanciper chaque individu pour le bien du
collectif. » Mika est un ancien. Ça fait trois ans qu’il a posé sa
caravane à l’Elaboratoire. Barbe de trois jours, look soigneusement négligé, il porte une chemise blanche à fleurs bleues
qu’il a taillée dans un morceau de drap. La coupe est originale,
la finition de qualité. Styliste de formation, il réalise des costumes pour des compagnies de théâtre. Sa qualification est particulièrement utile au groupe. Depuis un an, il organise chaque vendredi une séance de couture. « Les gens arrivent avec
leur projet, moi je les aide à le réaliser. Au premier cours, on
apprend généralement le fonctionnement de la machine à
coudre.»
Les rayons qui filtrent à travers la fenêtre de son
atelier emplissent la pièce d’une lumière douce. Un
grand lustre métallique aux branches torsadées, qui
suspend un essaim jaune-rouge de points lumineux
au dessus de la table de travail , ajoute une touche de
fantaisie au lieu. Lolotte est penchée sur une machine à coudre, entre les épaules de deux autres filles.
« Mika m’a beaucoup appris. Maintenant, je peux
expliquer comment faire quand il n’est pas là. »
Dans la pièce d’à côté se trouve l’atelier d’Anne. Fraîchement sortie de son école de céramique, elle •••
Photo : T.R.
Manques à gagner < 51
Construire et se construire
olossale ! La sculpture fait près de sept mètres de haut. Georges le plasticien et Jérémy le métallier ont uni leurs efforts pour la
réaliser. A partir d’un tas de ferraille et de
plastique, ils ont façonné cet imposant robot qui veille sur l’entrée du site... Bienvenue à l’élaboratoire, lieu d’effervescence
artistique, coincé entre la Vilaine et la ligne de chemin de fer,
sur la plaine de Baud à Rennes. Un univers curieux, qui réalise
l’improbable synthèse de Mad Max et d’Alice au pays des merveilles. Ici, un bric-à-brac de pièces métalliques sert de matière
première aux objets les plus fous et les vieux murs de tôle ou
de béton sont recouverts de fresques multicolores.
à la fois lieu de vie et lieu de travail, l’élaboratoire se répartit entre un ancien dépôt de la SNCF et une usine désaffectée,
éloignés d’à peine 500 mètres. Les terrains abritent une flottille de caravanes et de bus customisés. Les bâtiments, loués
à la municipalité, abritent des ateliers de peinture, de poterie,
de couture, de soudure et une salle de répétition aux ambiances disparates.
L’élaboratoire est d’abord une association, fondée il y a 12
ans par un groupe d’artistes de rue. Les comédiens, danseurs
et musiciens y côtoient désormais des sculpteurs, peintres,
céramistes ou des personnes désirant simplement
vivre autrement. Environ
soixante âmes cohabitent dans cet espace hors
du
temps, où la vie ne suit pas les mêmes
règles qu’à l’extérieur. On y passe généralement quelques mois, on y reste
­parfois ­quelques ­années. Chaque membre arrive avec un projet et met son savoir au
service de la collectivité, en même temps qu’il se
nourrit de la richesse et de l’éclectisme du lieu.
Photo : T.R.
••• s’est installée à l’élaboratoire pour se lancer. « J’aimerais réaliser plus d’ornementation, explique-t-elle. Mais en
ce moment, je fais de l’utilitaire pour gagner ma vie. » Sur
les étagères, des bols, vases et autres récipients. Des réalisations qu’elle produit presque mécaniquement. Installée
depuis septembre, elle est venue chercher autre chose. « La
confrontation avec d’autres artistes est très importante.
C’est vraiment pour ça que je suis venue ici. »
Isabelle est comédienne. Elle lui a proposé de réaliser des
masques neutres. Ils sont modelés en papier mâché et leurs
moules avec du plâtre. « Ça me permet de travailler avec
d’autres matériaux, explique Anne. C’est un peu comme
un apprentissage continu. » Le lieu regorge de compétences
dans lesquelles chacun peut puiser selon ses besoins, mais
parfois, la chose s’avère compliquée. « Certains ont totalement perdu la notion du temps. Il y a des personnes que je
n’ai toujours pas réussi à voir depuis que je suis là. »
Un espace autogéré
A l’élaboratoire, pas de cadres stricts. On vit et travaille
à son rythme. Il est entre minuit et une heure du matin, le
collectif vient de terminer sa réunion hebdomadaire. Sur la
scène adjacente au bureau tout juste abandonné, une répéti-
52 > Manques à gagner
tion de danse s’improvise. « Ce n’est pas évident de vivre en
collectivité, reconnaît Coline. Il faut respecter le rythme des
autres, s’adapter. » La jeune femme pétillante coiffe ses longs
cheveux frisés d’un bandana rose. Arrivée il y a dix mois avec
son bagage de comédienne, elle est déçue par le monde du
théâtre et veut créer une ferme biologique qui sera gérée en
communauté. A l’extérieur, elle suit une formation en agriculture. Son goût pour la vie en collectivité, elle l’a développé à
l’élaboratoire. « Tu arrives avec des projets qui aboutissent
rarement comme prévu, reconnaît-elle. L’élaboratoire, ça te
transforme. »
Xurxo, le peintre galicien, a récement été nommé président de l’association. Une distinction purement administrative, puisque l’élaboratoire est un lieu autogéré, sans rapports hiérarchiques. Son rôle le place néanmoins au centre
des projets. « Ca m’a permis de mieux appréhender la vie
culturelle de Rennes, déclare-t-il avec un fort accent espagnol. Ici, chacun peut apprendre en fonction des lacunes de
l’association. » Selon les besoins, on est ainsi amené à faire de
la comptabilité, du droit ou de la communication, autant de
compétences nécessaires à l’organisation d’événements. Car
l’élaboratoire est aussi un espace ouvert vers l’extérieur. Un
espace qui peut sembler à des années lumières de la Terre,
mais qui amène chacun à réfléchir sur le monde ♦
Citérap : festival reconnu
d’utilité sociale
Initié il y a plus de dix ans par l’association Le Cercle, le festival briochin de hiphop Citérap propose un véritable objectif éducatif. Son directeur artistique, Mathieu
Lefort, revendique la valorisation et l’échange des compétences et des savoir-faire à
travers un public acteur. Un concept, la recherche-action, apporte tout son sens à ce
festival culturel et socio-culturel.
par Pauline Laverton
Pourquoi avoir choisi de rendre
le public acteur de l’événement ?
Cette initiative trouve son inspiration
dans un groupe de recherche-action,
dont je fais partie. Il a été créé en 2006
par le sociologue Hugues Bazin, qui s’est
fait connaître par ses productions sur la
culture hip-hop, en 1995. Il s’est spécialisé sur les rapports entre culture et
espaces populaires, c’est-à-dire tous les
enjeux liés aux moyens d’expression qui
existent aujourd’hui, de l’atelier tricot à
une forme de spectacle élaboré. Qui dit
redonner de la place à l’expression populaire dit aussi s’intéresser à toute une
Photo : P.L.
En quoi le festival Citérap n’est-il
pas seulement un projet musical ?
Ce festival a été créé par une structure jeunesse. Au départ, on avait un fort
projet artistique. On voulait présenter
un maximum d’actions liées aux cultures urbaines, pas uniquement la culture
hip-hop : la musique électronique également, et la culture en général.
On peut présenter des œuvres assez
pointues d’art contemporain comme
du BMX ou des graffiti. Mais ce qui fait
la particularité de ce festival, c’est qu’il
est construit autour d’un fort projet jeunesse.
Pendant une semaine, on monte un
mini-camp où les jeunes peuvent s’investir sur tous les champs du festival.
partie de la population qui n’a peutêtre pas le diplôme
adéquat pour qu’on
s’intéresse à elle ou
pour qu’elle soit
catégorisée dans
ingénieur, cadre,
ouvrier, employé...
C’est chercher les
compétences, et les
valoriser en dehors
du cadre bien français, qui fait qu’on
juge d’abord par le
CV et le diplôme, et
que la case « loisirs »
est reléguée en bas
de page.
Comment, concrètement, valoriser et échanger des compétences
à travers l’organisation d’un festival
de hip-hop?
On a une commission jeunesse par
trimestre dans l’agglomération de SaintBrieuc. On travaille sur les représentations, sur le contenu du festival, sur ce
qui va, ce qui ne va pas, ce qui pourrait
être amélioré. Derrière tout ça, on essaye de mettre en place un projet éducatif qui va nous permettre de viser ce
fameux référentiel de compétences. En
disant par exemple : tiens, on a eu un
jeune de CAP cuisine, on va lui demander s’il veut bien réutiliser ses compétences dans ce domaine, pour intégrer
l’équipe de restauration sur le festival.
Ensuite, il va former d’autres jeunes qui
n’étaient pas du tout dans la restauration. C’est comme ça que l’on travaille,
par l’échange de connaissances. Avec
des tuteurs, professionnels ou non, ou
des adultes passionnés, ça dépend. Parfois, certains vont nous dire que de la
cuisine, ils en font déjà toute l’année, et
qu’ils aimeraient être aux entrées ou à
la billeterie du festival parce qu’ils n’en
peuvent plus.
On part toujours de la personne
pour voir ce qu’on peut en faire. On ne
lui demande pas un CV. C’est vraiment
ça, le principe ♦
Manques à gagner < 53
Le trèfle au fusil
André Pochon prend à contre-pied l’agriculture intensive. Son
modèle taillé pour les petites exploitations propose une autre
conception du monde. Il l’a développé tout au long de sa
carrière, au gré de ses observations et de ses expériences.
C
1932 : Naissance
à Saint-Mayeux
(Côtes-d’Armor).
1954 : Installation
à Saint-Bihy et
Création du Céta
de Corlay – Mûr
de Bretagne
1981 : Publication
de son premier
livre : La prairie
temporaire à base
de trèfle Blanc
1982 : Création
du Cedapa
1991 : Retraite.
André Pochon
soutient les
propositions de
MacSharry pour
une réforme de
la Pac
2009 : Publication
de son cinquième
livre : Les scandales de l’agriculture
folle
par Théo Rouby
C’est en pantoufles qu’il reçoit : André Pochon a laissé ses
bottes au vestiaire. Pour aujourd’hui du moins car ce petit
bonhomme ne tient pas en place. Les années ont creusé des
sillons sur son visage. Sa démarche est lente, ses mouvements
contenus. Mais ses yeux bleus pétillants révèlent une malice
d’enfant. L’ancien éleveur est enraciné dans les Côtes-d’Armor. En 1991, il a laissé son exploitation de Saint-Mayeux à
son gendre et sa fille, pour se retirer dans un pavillon de Trégueux. Son téléphone tourne à cinq appels par heure. Le militant, lui, n’entend pas raccrocher ! à 76 ans, André Pochon
continue de promouvoir sur tous les fronts sa conception de
l’agriculture. Hier, il fêtait Pâques à Sizun, dans le Finistère,
où il commentait le documentaire Herbe, véritable plaidoyer
pour l’élevage en prairie. Il donnera une formation à Nancy
la semaine prochaine. Et les éditions Du Rocher viennent de
publier son cinquième livre : Les scandales de l’agriculture
folle.
« Dédé », comme l’appellent ses amis, est depuis près de
trente ans l’un des plus actifs critiques de l’agriculture productiviste et de la Pac (Politique agricole commune). Bon
orateur et provocateur à souhait, il dissémine à travers les
campagnes une méthode « autonome et économe », qu’il a
lentement fait germer tout au long de sa carrière. La méthode
Pochon.
Vers une agriculture plus productive
Son certificat d’études à peine décroché, André Pochon
n’a pas 13 ans quand il commence à travailler dans la ferme
parentale, en 1944. Au sortir de la guerre, l’agriculture est à
reconstruire. L’instruction est alors d’autant plus importante
que le rendement des fermes est très bas. Leur avenir est entre les mains des jeunes. Sur les conseils de son professeur, il
décide de passer son brevet élémentaire. « Il faut reconnaître
que ça m’a donné des bases. » Le vieil homme affiche un sourire de gamin. « Comme j’étais bon élève, je l’ai eu en deux
ans au lieu de quatre. » Quand il retourne travailler, en 1947,
André Pochon a soif d’apprendre. C’est à la Jac ( Jeunesse
agricole chrétienne) qu’il va pouvoir continuer à se former.
« Ça m’a permis de me former sur le plan technique et de
54 > Manques à gagner
réfléchir à ce que nous allions devenir, raconte-t-il. On cherchait des solutions pour sortir l’agriculture française de son
état de sous développement et la jeunesse paysanne de son
état d’infériorité. »
L’approche du métier est déjà réflexive. Il la conservera
durant toute sa carrière. Loin des enjeux politiques et économiques d’aujourd’hui, il n’a d’abord qu’une chose en tête :
« Trouver des méthodes pour rentabiliser l’activité ». Partout
en France, des paysans s’organisent en Céta (Centre d’étude
techniques agricoles). Des groupes d’agriculteurs qui cherchent des solutions en collaboration avec les chercheurs
de l’Inra (Institut national de recherche agricole). Lorsqu’il
s’installe dans sa première exploitation en 1954, à Saint-Bihy,
André Pochon démarre l’expérience dans les cantons de Corlay et de Mûr-de-Bretagne. Commence alors une période de
collaboration fructueuse entre paysans et agronomes. « Ça a
fait un tandem formidable. Des paysans volontaires et puis
de jeunes chercheurs, motivés également. »
C’est à cette époque qu’il met au point, avec une véritable
rigueur scientifique, le modèle de la prairie à base de trèfle
blanc. « Au début, l’Inra préconisait l’emploi d’engrais azoté. Quand j’ai vu que mes voisins avaient de magnifiques
prairies avec beaucoup de trèfle blanc, je me suis dit qu’on
était peut-être à côté de la plaque. » Dès l’année suivante,
la méthode est testée... et approuvée. « On s’est aperçu que
l’engrais détruisait le trèfle blanc, véritable usine à azote. »
Avec cette technique naturelle, la production laitière augmente de façon exponentielle et s’accorde à merveille avec
un modèle d’élevage porcin venu du Danemark. Les vaches
paissent dans les prés et les porcs sont élevés sur litière, à
base de lait, d’orge et de betteraves.
Le tournant productiviste
S’il a été un modernisateur, André Pochon évoque les fermes de son enfance avec un brin de nostalgie. « à l’époque, il
y avait de tout dans une ferme, pour subvenir à tout. C’était
comme un jardin. » L’homme reste attaché à un modèle
d’exploitation à dimension familiale et autosuffisant, qui a
largement imprégné sa pratique de l’agriculture et son enga-
gement. Tout l’inverse du modèle productiviste, qui touche les campagnes de
plein fouet dans les années 1970. Pour
augmenter les quantités produites, les
bêtes sont nourries à base de maïs arrosé aux pesticides, de soja importé à
moindre coût et les litières en paille
sont remplacées par des caillebotis de
fabrication industrielle. Encouragée par
la politique européenne, la production
décolle et avec elle l’agro-business. André Pochon, lui, reste sur ses positions
et dénonce les coûts qui pèsent sur les
exploitations. « Sa force, c’est de ne pas
avoir écouté les commerciaux », confie
l’un de ses plus proches amis, Patrick
Le Fustec, exploitant à Plouaret.
Ils se sont rencontrés en 1982, quand
ils ont fondé le Cédapa (Centre d’étude
pour un développement agricole plus
autonome) avec quatre autres agriculteurs costarmoricains. Inspiré de l’expérience des Céta, l’organisme a pour
objectif de proposer une alternative
aux instances et méthodes dominantes
incarnées par la Chambre d’agriculture.
L’engagement d’André Pochon devient
alors plus politique. L’homme n’a rien
d’un radical, mais son modèle s’appuie
sur une autre conception de la société
et du rôle que doit y jouer le paysan.
Au-delà de l’agriculture, son combat
s’accorde avec celui des environnementalistes. Il est ainsi l’actuel vice-président de l’association Vivarmor nature,
qui œuvre pour la protection de l’environnement dans les Côtes-d’Armor.
« Des écolos intelligents, qui ne sont pas
contre tout », déclare-t-il. Aujourd’hui,
certains sont effectivement plus jusqueboutistes. André Pochon n’est pas
un militant bio et ne revendique pas
l’arrachage d’OGM. Néanmoins sa
méthode, vieille de 50 ans, rejoint des
problèmes d’actualité. A la lumière de
sa carrière, ce grand observateur apparaît comme un précurseur des très actuelles réflexions sur le développement
durable ♦
Photo : T.R.
« Le trèfle c’est le moteur de la prairie. » (André Pochon)
En complément, le reportage télévisé « Dépaysants bretons »
sur le site http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr
Manques à gagner < 55
Permis de
se reconstruire
Le Panier de la mer 56 est un chantier d’insertion qui
emploie des personnes en situation professionnelle et
sociale précaires. Pendant six mois, les salariés apprennent
les techniques du filetage, mais surtout un rythme de
travail et des habitudes perdues ou inconnues.
par Gwenaël Cohignac
«U
Photo : G.C
Voies d’insertion
n kilomètre à pied, ça use,
ça use, un kilomètre à pied,
ça use les souliers... ». En
tranchant d’un coup sec la
tête d’un congre de 8 kg,
Nati chantonne. L’horloge
de l’atelier indique 15 h et,
depuis 8 h 30 ce matin, les 16 salariés découpent, préparent
et congèlent les 780 kg de congre invendus à la criée de Quiberon. Retravaillés en filets, les morceaux de poissons seront
ensuite livrés à la banque alimentaire. Créé à Lorient en 2003,
le Panier de la mer 56 est un chantier d’insertion spécialisé
dans la trasformation du poisson.
Sous le regard de Christian Gilbert, leur encadrant techni-
56 > Manques à gagner
que ce jour-là, les fileteurs s’affairent sur les plans de travail.
Dans le labo, le sol est humide, l’odeur de poisson forte, et
l’ambiance conviviale. Parfois peut-être un peu trop : « Eh les
filles, on bosse là ! ». Rappel à l’ordre immédiatement contré :
« C’est quand la pause ? ». Les cageots se vident et les kilos
s’enchaînent. « Par contre, commente le formateur, il n’y a
pas de contrainte de productivité, même si les tire-au-flanc
s’attirent les foudres des autres. »
« J’ai repris confiance en moi »
Aucune obligation de performance : c’est l’un des éléments qui distinguent le Panier de la mer d’une entreprise
lambda. Embauchés pour un contrat de six mois, avec 26
heures de travail hebdomadaire, les salariés touchent le Smic
horaire. S’ils ont des trajectoires et des histoires personnelles
diverses, tous sont longtemps restés en marge du marché de
l’emploi.
Reprendre un travail n’est donc pas une évidence. « Je leur
apprends les gestes de base et je veille surtout à ce qu’ils appliquent les consignes : les horaires, l’hygiène, le respect entre collègues, la sécurité... », souligne Christian Gilbert.
L’association essaie de les épauler dans la contruction de
leur projet professionnel, sans que celui-ci ait forcément un
lien avec le milieu de la pêche. Jessica, par exemple, a décidé
de devenir assistante funéraire. Dans l’atelier, involontairement arrosée par Marie-Thérèse qui nettoie son poste, elle
garde le sourire. « Je n’aimais pas l’école, donc j’ai arrêté tôt.
Un moment, je me suis retrouvée sans rien et avec de gros
problèmes familiaux. J’étais au chômage, je me levais à pas
d’heure. J’ai senti qu’il fallait que je reprenne une activité. »
Son premier jour au Panier de la mer en octobre 2008 est
marqué par un accrochage avec la formatrice. Dur retour à
l’autorité. Par la suite, elle effectue son stage obligatoire dans
une entreprise de pompes funèbres. « J’ai su que je voulais
Photo : G.C
Produire pour apprendre à travailler.
faire ce métier. à la sortie, j’ai un travail qui m’attend. Mais,
ici, j’ai surtout repris confiance en moi », raconte la jeune
femme de 24 ans. Pour d’autres, l’avenir est plus incertain. Au
final, 40 % des ex-fileteurs du Panier de la mer 56 trouvent un
contrat intérim longue durée, un contrat à durée déterminée
ou une formation qualifiante.
Droit, santé, logement...
La majorité des salariés sont des femmes, souvent dans
des situations personnelles complexes. Personnage clé de
l’association, Nolwenn Dellavée-Mevel porte une double casquette. « Je suis à la fois l’écoute et l’autorité ! Les salariées
sont souvent seules avec des enfants, en instance de divorce
ou peuvent souffrir d’addictions à l’alcool, à la drogue ou
avoir des problèmes avec la justice, précise l’accompagnante. Nous essayons de les aider individuellement sur tous les
plans ». En entretien personnalisé, les salariés font régulièrement le point sur leur projet, les démarches à effectuer, leurs
difficultés. L’efficacité de ce suivi reste aléatoire : « Pour que
cela fonctionne, il faut que la personne en face accepte cet
accompagnement », reconnaît Nolwenn Delallée-Mével.
Celle-ci anime également des activités de groupe. Tous les
mardis, les employés laissent leurs bottes en caoutchouc aux
vestiaires : direction l’étage et le calme d’une salle de cours.
Pendant une journée, Nolwenn leur explique comment gérer les problèmes quotidiens. Le programme est vaste : droit,
santé, logement... et même politique. « Ils peuvent venir avec
une question. Pendant la période des législatives, ils m’ont
demandé de réexpliquer les partis politiques, la gauche, la
droite... » Peinture, poterie, films, tous les supports sont utilisés pour que les salariés s’expriment. Cette journée est aussi
l’occasion d’organiser des sorties : visites d’expositions, balades en bus dans la ville... Le but : connaître et reconnaître son
territoire. « 80 % des personnes recrutées ici habitent dans
des Zus (Zone urbaine sensible ), souvent elles sortent peu
de leur quartier. Quand elles découvrent la ville, elles ont
l’impression de faire davantage partie de la cité. » ♦
En complément, l’article «Mission insertion dans les quartiers»
sur le site http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr
Manques à gagner < 57
L’ armée,
un « escalier social »
Bien que 30 % des recrues quittent l’armée au bout
d’un an maximum d’engagement, ses responsables
défendent sa vocation de tremplin social.
par Jean-François Mater
« Q
Pour attirer de
nouvelles recrues,
l’armée met toujours
en avant sa vocation
de tremplin social.
uand vous vous engagez, nous nous
engageons à vos
côtés. »
Difficile
d’échapper à ce slogan, le dernier en date de l’armée de Terre. Il
a fait mouche auprès de Nicolas, 20 ans, actuellement en première année de Droit, « par
défaut ». Son objectif ? Devenir sous-officier
dans le renseignement. « Je parle espagnol
couramment et je suis en train de me perfectionner en anglais. On peut évoluer au sein
de l’armée, se réorienter. De plus, la mobilité
m’attire. Et la discipline et l’organisation ne
me font pas peur... »
Ce n’est peut-être pas le cas de ces 30 %
d’engagés qui quittent l’armée au bout d’un
an maximum d’engagement. Depuis sa professionnalisation
en 1996, l’Armée rencontrerait-elle des difficultés pour fidéliser ses recrues ? « L’armée, c’est d’abord être militaire, avant
d’apprendre un métier ou de suivre une formation, souligne
le lieutenant-colonel Pagès, chef de corps des 21 centres d’information et de recrutement des forces armées de la région
terre Nord-Ouest. Aussi poussés soient-ils, les filtres de sélection ne remplaceront jamais le choc de l’incorporation, avec
l’éloignement, la séparation familiale, les départs en opérations extérieures, les pathologies qui peuvent apparaître. »
Face à la concurrence du privé
Quant aux qualifications et aux évolutions de carrière possibles, à l’heure de l’arrivée à la retraite de la génération du
baby-boom, le lieutenant-colonel Pagès estime que l’armée
demeure toujours attractive par rapport à la concurrence
du privé : « Les départs ne seront pas tous compensés par les
jeunes générations. La concurrence du secteur privé est un
enjeu important pour le renouvellement des effectifs et les
grands groupes se mettent en ordre de bataille pour recruter. Au même titre que d’autres institutions, nous avons des
besoins à satisfaire. » Par ailleurs, un article d’Ouest-France
soulignait, le 25 avril, que de plus en plus de jeunes officiers,
58 > Manques à gagner
Photo : J-F.M.
issus des écoles, n’allaient pas au bout de leur engagement
de cinq ans, des entreprises privées rachetant leur scolarité
à l’armée.
« Le savoir-être des militaires est très apprécié des employeurs , souligne Josette Outurquin, chef par suppléance de
l’Agence pour l’emploi des militaires de Rennes, qui s’occupe
de la reconversion des militaires. à compétences équivalentes,
cela fait souvent la différence, surtout pour un ancien officier, même si le fait d’avoir été militaire ne garantit pas à 100
% la réussite du retour dans la vie civile. »
Mais tout cela ne concourt pas, pour le lieutenant-colonel
Pagès, à remettre en cause la vocation que se donne l’armée :
« Des jeunes sans qualification aux bac + 5, tout le monde
peut avoir sa chance, comme lieu de carrière, d’acquisition
de connaissances et de qualifications, même en cette période de crise. L’armée représente un escalier social, que l’on
grimpe marche après marche, tout en ne perdant pas de vue
qu’elle ne sera jamais un lieu de formation ou une entreprise comme les autres. »
Nicolas, lui, s’inscrit dans la double démarche de formation
et de transition professionnelle : « Si je dois quitter l’armée,
ma formation en langue sera reconnue. Mais l’armée demeure mon premier choix. » ♦
L’ enseignement peine
en prison
Romain Écorchard, 22 ans, est le délégué régional Grand Ouest du Génépi (Groupement
étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées). Il revient sur le rôle
que tient l’enseignement dans la réinsertion des détenus et sur la place ambigüe des
associations de bénévoles dans l’enseignement au sein du système pénitentiaire.
par Jean-François Mater
pour suivre une formation contre l’illettrisme.
24 % de la population pénale a
participé à des activités scolaires
en 2006. Un chiffre encourageant
ou trop faible ?
Ça dépend du point de vue que l’on
adopte. Par rapport à la population générale, évidemment que c’est faible. Dans
le même ordre d’idée, 90 % des cours
offerts sont inférieurs au bac. Après, on
rencontre une contrainte toute simple :
il faut savoir que la moyenne d’incarcération est de huit mois. C’est trop court
pour effectuer toutes les demandes, et
pour que la machine administrative se
mette en marche.
Être instruit peut-il se révéler
source de tensions ?
Non, le rapport de force sera favorable à celui qui sera le plus instruit, qui
sera respecté et sera sollicité par ses camarades. Ces tensions concernent plutôt les trafics de drogue ou de portables.
L’enseignement calme les détenus, apaise leurs relations avec les surveillants.
Quand les enseignants et les bénévoles
ne sont pas là, c’est très long pour eux,
notamment pendant l’été.
Être instruit constitue pourtant
un atout important en prison...
Oui, car tout se fait par écrit, comme,
par exemple, les demandes de rendezvous avec un médecin... Le paradoxe,
c’est qu’il faut faire une demande écrite
Selon la loi du 22 juin 1987, le
service public pénitentiaire doit
favoriser la réinsertion sociale des
personnes confiées par l’autorité
judiciaire. N’avez-vous pas l’impression que l’État se décharge en
partie de cette fonction sur des associations comme le Génépi ?
Cette loi indique aussi que le Génépi
participe au service public pénitentiaire. Nous sommes des étudiants, nous
n’avons pas la formation et les qualités
des enseignants. Normalement, nous
devons agir de manière complémentaire à l’Éducation nationale, pas en
Photo : J-F.M.
Plusieurs textes nationaux et
internationaux soulignent que l’enseignement est un droit fondamental du détenu. Quelle connaissance
les détenus ont-ils de cette disposition ?
Quand un détenu entre en prison,
c’est toujours un choc. Il reçoit une
multitude d’informations et sa priorité
n’est pas de savoir quand il aura des
cours, mais de régler les détails de la vie
quotidienne, savoir à quelle fréquence il
pourra recevoir de la visite de son entourage... L’enseignement, ça vient après,
une fois habitué à la vie pénitentiaire.
Ça n’est pas la priorité des détenus.
Quelle influence l’instruction
possède-t-elle sur la récidive ?
Difficile à dire. On sait que le faible
niveau scolaire est une cause de délinquance. La scolarité est un moyen de
s’en sortir. Mais c’est un facteur parmi
tant d’autres, comme par exemple avoir
maintenu des liens familiaux... Car sortir
de prison, c’est comme quand on y entre : c’est un choc.
remplacement. Pourtant, les activités
d’enseignement représentent 60 % de
l’ensemble des activités du Génépi.
Les 40 % restants sont des activités socioculturelles, comme du sport, des
revues de presse... Selon moi, dans
l’idéal, le Génépi devrait disparaître,
pour l’enseignement. Ce n’est pas notre
vocation. Mais, pour le volet socioculturel, je trouve logique que ce soient
des bénévoles qui s’en occupent. •••
Manques à gagner < 59
•••  La tendance actuelle ne
va pourtant pas dans le sens de
l’ouverture de postes d’enseignants supplémentaires, en prison
ou ailleurs...
On ne doit pas justifier une quelconque baisse des postes d’enseignants par
la qualité de l’action des associations de
bénévoles. En 2007, Rachida Dati avait
souligné l’importance du rôle dans l’enseignement du Génépi, au même rang
que l’Éducation nationale. Nous avions
tout de suite réagi pour dire que ce
n’était pas notre vocation.
Pourtant, quand l’Éducation
nationale est absente pour assurer certains cours, vous prenez le
relais.
Oui, car nous ne pouvons pas laisser tomber les détenus lorsqu’ils ont
besoin de cours. C’est pourquoi notre
David ou le temps de la reconstruction
à 32 ans, dont plus de cinq années passées
en détention, David vient de terminer avec
succès un CAP en maçonnerie. Une formation commencée au cours de son quatrième et dernier séjour dans le monde carcéral.
« Ce n’est vraiment pas beau. Regarde le ciment, il s’en
va ! » En ce milieu d’après-midi, David pointe les insuffisances de la maçonnerie des locaux de l’association Emergence qui œuvre, à Brest, à la réinsertion
des détenus et ex-détenus. Une scène encore inenvisageable l’année dernière. Car David, 32
ans, a passé cinq ans et huit mois derrière les barreaux. « Pour violences, séquestration, trafic de
stupéfiants... » Sa dernière peine a duré 18 mois, il est officiellement sorti le 28 novembre 2008.
David a partagé son enfance entre sa grand-mère et la Ddass. « J’ai quitté l’école à quinze ans, en
5e. Ça te dit mon niveau... Je suis parti de la Ddass à 18 ans et j’ai vécu en squatt, à Lille. J’ai fumé du
shit, du cannabis, sans y être non plus accro. » Mais, quand son amie, la mère de sa fille, le quitte fin
2004, il sombre dans l’héroïne. « A la fin, j’en fumais 5 grammes par jour, j’avais besoin d’un rouleau
de trente mètres d’aluminium par semaine pour assurer ma consommation. » Interpellé lors d’un
trajet entre Lille et la Bretagne, David retourne derrière les barreaux en mai 2007. Pour la quatrième fois. Celle de trop. « Là, j’ai décidé de faire quelque chose de ma vie. Les trois premières fois,
je n’avais pas réfléchi et personne ne m’avait informé sur ce que je pouvais faire. C’est en discutant
avec d’autres détenus que je me suis lancé dans la formation. Et la maçonnerie, ça m’intéressait. »
Il lui faut d’abord passer le certificat de formation générale afin d’acquérir des connaissances de base. « J’ai appris à lire, à compter. À réfléchir aussi... Maintenant, je lis chaque jour un manga. » David valide ensuite une formation préprofessionnelle en maçonnerie, puis un CAP dans la même spécialité, qu’il a achevé le 27 mars, après la fin de
sa peine. « Je suis fier d’avoir suivi ma formation jusqu’au bout. J’en avais trop besoin... »
Hébergé dans un des appartements de l’association Emergence, David vient de rater son permis de conduire, après avoir obtenu son code durant son séjour en prison.
Mais il ne s’en formalise pas. « J’avais déjà fait des projets pour du boulot, je comptais aller à Rennes, mais ce n’est que partie remise... Je suis déterminé à continuer sur ma lancée. »
Un élan qui le dirigera, espère-t-il, vers ce qu’il présente comme le but de sa vie : retrouver sa fille. « Je ne l’ai plus revue depuis quatre ans et demi. » Hilouna a aujourd’hui 5 ans.
60 > Manques à gagner
rôle est ambigu, et c’est en cela que j’estime que nous sommes parfois abandonnés. Mais c’est comme ça depuis les
débuts du Génépi, en 1976. Si jamais
la situation devait empirer, on s’opposera fortement, avec les enseignants à
nos côtés, à ce que l’enseignement soit
systématiquement dispensé par des bénévoles ♦
© Don McCullin (Contact Press Images)
SOUTENEZ REPORTERS SANS FRONTIÈRES, ACHETEZ LE NOUVEL ALBUM
En vente partout dès le 30 avril - 9,90 � seulement
www.rsf.org