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EXTRAIT lepeupledemu.fr 1 #TIMETROTTERS 2ème édition Tous droits de reproduction, traduction et adaptation réservés pour tous pays. © Nicolas Cartelet © 2015, lepeupledemu.fr Illustration de couverture : © Cédric Poulat © 2015, lepeupledemu.fr Merci à Marjolaine Bertholat pour son soutien. ISBN papier : 979-10-92961-34-8 2 # Tarentula 3 C’est d’abord le hennissement d’un cheval qui interrompit les caresses de Dorothée. Un hennissement puissant, sonore. Dorothée crut bien sûr à un rêve. Un cheval en banlieue, ça n’avait aucun sens. Je veux dire, un cheval en banlieue et au vingt-huitième étage d’une tour HLM, ça n’avait vraiment aucun sens. Debout dans sa baignoire, le corps et les cheveux enduits de mousse, Dorothée s’était tout de même figée sur place, guettant nerveusement un nouveau bruit. Le second hurlement finit d’évaporer ses doutes. C’était tout proche. Il y avait bien un cheval – ou une gigantesque sono imitant le hennissement du cheval – planté dans le couloir de l’immeuble. Étonnant. Un peu déboussolée, Dorothée saisit d’un geste hâtif la pomme de douche et entreprit de se rincer le corps en quatrième vitesse. L’eau chaude ruissela le long de ses courbes. Des courbes parfaites, au demeurant. Dorothée avait un corps de rêve, que ne gâchaient pas un visage adorablement dessiné et des tatouages si nombreux qu’on n’en pouvait compter le nombre. Fine, musclée, affûtée. Une lutteuse hors pair. Une femme fatale, en somme. Mais quand, au beau milieu du rinçage de ce fabuleux physique, elle entendit exploser la porte de son appartement, Dorothée n’avait plus rien d’une femme fatale. Elle n’était plus qu’une petite chose, nue, sans défense, apeurée au fond de sa salle de bains. Les murs tremblèrent quelques instants. Des pas. Des bruits de sabots. Des placards que l’on ouvre. Les jappements étranglés de Puffy. Quelqu’un avait pénétré son logis. — Bordel de merde ! murmura Dorothée pour elle-même. Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Un regard nerveux autour d’elle. Rien pour la rassurer. Ses vêtements étaient restés dans la chambre. Elle se retrouvait donc nue face à de potentiels agresseurs. Tant pis, une serviette ferait l’affaire – elle attrapa celle qui reposait sur le radiateur et l’enroula autour de son bassin. Pour les armes, c’était pareil. Son sabre et 4 ses poignards étaient désespérément exposés au salon, sur la petite commode en acajou, au-dessous du poster de Johnny. Quelle connerie ! Derrière la porte, ça bougeait toujours. Ça bougeait beaucoup, même. Il devait y avoir plusieurs personnes. Et Puffy qui n’en finissait pas de grogner, de japper, d’aboyer sur les intrus. Un brave petit chien. Hélas, parfaitement inoffensif. Dorothée entendit toutefois quelques jurons lâchés avec une voix d’homme dans un langage étrange. Le chien les énervait. Cela ne calmait pas Puffy, bien au contraire. Encore à moitié trempée, Dorothée s’approcha à pas de loup de la porte de la salle de bains. Elle voulut se pencher en avant pour coller son oreille à la cloison. C’était sans compter la brosse à cheveux posée en équilibre sur l’étagère de droite. Qu’elle heurta du coude et qu’elle fit tomber au sol. Le carrelage résonna longuement. Il résonna bruyamment. Dorothée fut parcourue par un long frisson et s’immobilisa. Même son souffle s’interrompit. Au-dehors, tout s’arrêta. Les pas, le fracas des meubles, les jurons. Dorothée crut qu’elle allait mourir de peur. Elle était repérée. Même Puffy avait arrêté d’aboyer. Les secondes qui suivirent furent lourdes d’une indicible tension. À cet instant précis, Dorothée aurait tout donné pour disparaître. Pour avoir le pouvoir de se rendre minuscule et de courir jusqu’à la porte d’entrée. De courir pour s’échapper de ce piège. Bien sûr, elle n’avait rien de tout ça. Et c’est dans un formidable vacarme que la porte de la salle de bains fut soudain enfoncée, provoquant la panique de la jeune femme – elle recula de trois pas et se retrouva coincée contre la baignoire. Ils étaient là, face à elle. Dorothée eut le temps d’apercevoir le salon. Tout était en vrac. Il y avait des chevaux, plantés là au milieu de la pièce. Des chevaux noirs aux yeux noirs. Et devant, trois hommes. Dorothée ne voyait clairement que le premier d’entre eux, qui avait pénétré d’abord dans la salle de bains et pointait maintenant une longue épée dans sa direction. Tous les trois arboraient des turbans parfaitement blancs. Le reste de leur corps était parfaitement noir. 5 Leurs vêtements – de longues toges descendant aux chevilles et des sandales étrangement tissées – étaient sombres comme le jais. Leurs visages aussi étaient noirs – ou marrons, Dorothée ne faisait pas vraiment la différence. Dès l’abord, elle eut l’impression de voir débarquer trois émirs du Qatar. Ou trois rois-mages, peut-être. Des rois-mages très en colère en tout cas ; le regard du premier brigand en disait long sur son animosité et ses intentions. Dorothée fut frappée par la couleur de ses iris – un gris clair et intense. Elle fut fascinée par ce visage étrangement irréel. Tout cela ne pouvait pas être vrai. Ces gens sortaient tout droit du monde d’Ali Baba ! Quelques secondes passèrent. Dans la petite salle de bains de l’appartement, au vingt-huitième étage du HLM, le temps parut se figer. Les trois gaillards observaient Dorothée avec indifférence. Ils la détaillaient, mais ne paraissaient pas émus de la situation. Au fond d’elle, Dorothée se sentit un peu vexée. Une serviette rouge cachait toujours son bassin et sa poitrine, mais elle n’en demeurait pas moins nue en dessous. Le sillon de ses seins s’ouvrait sur un tatouage éloquent : deux pattes de chat montraient le chemin à suivre. Ses jambes interminables s’achevaient sur deux pieds adorablement taillés. Et malgré tout, ceux-là la regardaient comme un vulgaire meuble ! À vrai dire, seule l’araignée imprimée sur son épaule semblait les intéresser. Ils la fixaient tous les trois d’un œil mauvais. — Femme ! Toi rester tranquille ! lâcha finalement l’homme à l’épée. Un accent improbable. Un accent venu d’ailleurs. Perdue pour perdue, Dorothée ne voulut pas se laisser faire. Dans les rues de Dunkerque, on ne la connaissait pas pour sa diplomatie. — Tu viens d’où, l’Arabe ? grogna-t-elle entre ses dents. C’est pas très fair-play de me prendre à trois pendant que je suis sous la douche… Attendez que je vous retrouve. Un par un, je vous ferai bouffer vos couilles. Parole ! Les intrus restèrent interdits face au mépris de leur proie. 6 Dorothée eut même l’impression qu’ils ne l’avaient pas compris, puisque son premier interlocuteur continua son propos sans tenir compte des menaces. — Nous ne te vouloir aucun mal. Le petit gros dégarni nous donner ton adresse. Nous trouver ce que nous voulions. Ça, c’est à nous ! Nous le prendre. Comme il terminait sa phrase, l’homme au regard gris plongea sa main gauche dans les méandres de sa toge et en sortit un bout de tissu qu’il brandit en direction de Dorothée. Une longue étole bleu nuit. Dorothée plissa les yeux. Il lui fallut quelques instants pour reconnaître la djellaba qu’elle avait ramenée du Maroc l’été précédent. 800 dirhams. Plus un souvenir qu’un vêtement : elle ne l’avait jamais portée. C’est donc avec étonnement qu’elle accueillit les propos du brigand. Tout ça pour une djellaba ? Sans voix, elle lui jeta un regard perplexe. — C’est… C’est une blague ? finit-elle par demander. Si c’est pour la télé, ça me fait pas rire du tout ! Faudra me rembourser tout le bordel que vous avez… Dorothée fut arrêtée net par l’épée qui la menaçait, dont la pointe vint se poser délicatement contre sa gorge. L’homme au turban échappa un sourire énigmatique et porta un doigt à sa bouche. Le signe du silence. Il ordonnait à Dorothée de se taire. — Adieu, femme. Oublie notre venue. Dorothée était bouche bée. Sans plus de cérémonie, les trois intrus reculèrent comme un seul homme sans tourner le dos à la jeune femme. L’épée quitta la peau de Dorothée, qui se sentit immédiatement soulagée. Lorsqu’il fut sorti de la pièce, le premier brigand saisit la poignée de la porte et referma derrière lui. Avant de disparaître complètement, il adressa un dernier regard à la locataire des lieux. Un regard étrange, encore une fois. Un regard que Dorothée ne comprit pas. La salle de bains à nouveau close, le brouhaha reprit de plus belle dans le salon. Dorothée entendit les chevaux se cabrer, elle entendit les sabots remuer le parquet. Dans un ultime hennisse7 ment, un vacarme sans nom fit trembler tout l’appartement. Des bruits sur le palier, dans les escaliers. Puis plus rien. Le silence. Complètement sonnée, Dorothée resta appuyée contre la baignoire pendant de longues minutes. Quand ses tremblements eurent disparu, elle se décida enfin à inspecter le logis. Avec une infinie précaution, elle fit basculer la porte qui la séparait du salon. L’horreur. La colère. Tout était retourné. Meubles, placards, canapé. Un champ de ruines. Et Puffy… # Quand l’inspecteur Martial Godillot fut arrivé au 11 bis, avenue du Bois Joli, il comprit tout de suite que cette affaire avait quelque chose de spécial. L’effraction avait été signalée deux heures auparavant, et déjà une horde de journalistes se pressait aux pieds de l’immeuble. Des caméras et des flashs dans tous les sens. Bien obligé de passer au travers de la foule, Godillot regretta amèrement de n’avoir pas plus de goût vestimentaire : tout ce qu’il portait semblait hurler aux alentours « Hé ! Regardez par là ! Je suis inspecteur de police ! ». Son jeans ajusté. Sa veste en cuir noir. Son brassard rouge, bien sûr. Ces détails ne trompaient pas – du moins les journalistes, habitués à l’exercice, ne s’y trompèrent-ils pas. En quelques secondes, tous l’entourèrent et l’étouffèrent de questions. — Inspecteur ! Un mot sur ces étranges voleurs ? Que sait-on d’eux exactement ? — Qu’est-il arrivé à la victime ? Est-elle encore en vie ? — Le ministre a-t-il pris le dossier en main ? Agacé, l’inspecteur Godillot jeta des regards noirs autour de lui et joua des coudes pour se débarrasser des parasites. — Laissez-moi passer ! grommela-t-il. J’arrive à peine sur les lieux, comment pourrais-je connaître quoi que ce soit de l’affaire ? L’argument, bien que décisif, ne découragea pas les envoyés 8 spéciaux qui suivirent le pauvre homme jusqu’à l’entrée du HLM. Là, un jeune policier en uniforme accueillit Godillot et le fit pénétrer dans l’immeuble. — Bonjour, inspecteur ! lança-t-il avec enthousiasme. Content de vous voir arriver aussi vite. Vous allez voir, c’est la pagaille là-haut ! — Pire qu’en bas, vous voulez dire ? ironisa l’inspecteur. J’ai du mal à y croire… Le jeune homme lâcha un sourire entendu. — Vous serez surpris ! Mais prenons plutôt les escaliers, si vous le voulez bien. La piste commence ici. Arrivé dans le hall d’entrée, Godillot regarda l’ascenseur avec regret et se dirigea vers la gauche, où commençait l’interminable série de marches. Il soupira et chercha un interrupteur sur les murs alentours. — Plus d’électricité, regretta le lieutenant. Il faudra grimper à la lampe torche. — Voilà qui commence bien… L’inspecteur attrapa la lampe qui pendait à sa ceinture et actionna le bouton ON. Il découvrit une cage d’escalier en piteux état. Il y avait bien sûr l’usure des temps, la peinture craquelée sur les murs et, un peu partout, les taches d’humidité. Mais il y avait aussi le délabrement récent : dès les premières marches, Godillot remarqua une épaisse couche de terre étalée au sol, encore humide. Au milieu de la glaise se dessinaient nettement des traces de sabots. Des traces en grand nombre. — Qu’est-ce que ça veut dire ? s’étonna Godillot à voix haute. On a fait monter un cheval ou un âne par ici ? — Aucune idée, patron. Et le plus étrange, c’est que les traces ne commencent qu’ici. Rien dans le hall ni à l’extérieur. Par contre, on a reçu plein d’appels au commissariat. Partout dans Dunkerque, des gens se sont plaints du passage de trois cavaliers. Ces mecs ont fait pas mal de bordel en ville… Il y a certainement un lien. 9 Godillot ne répondit rien, mais fronça les sourcils. Il entreprit d’avaler les marches une à une en éclairant les traces. Une effraction à cheval. En plein Dunkerque. En 2015. C’était à n’y rien comprendre. Et c’était encore sur lui que retombait cette histoire de fou. Décidément, c’était une sale année. Six mois que l’inspecteur Martial Godillot n’avait résolu aucune affaire. Les trafiquants lui filaient entre les pattes. Les voleurs à la tire se riaient de lui. Même les meurtriers couraient sereinement dans la nature. Pendant longtemps, il avait cru que la baraka l’avait quitté. Que c’en était fini de lui et de ses coups de filet. S’il continuait sur cette pente, il serait bientôt muté aux douanes, c’était certain. Affecté au contrôle de frontières qui n’existaient plus. Passionnant. Mais il ne fallait surtout pas se décourager. Godillot n’était pas d’un naturel pessimiste. Depuis cinq jours qu’il avait consulté le professeur Mamadou, il voyait déjà des signes d’amélioration. Retour de la baraka assuré. Ça valait largement les deux mille euros qu’il avait lâchés pour l’occasion. Allez, Martial ! se murmura-t-il pour lui-même. Ressaisis-toi. Montre-leur que t’es pas fini ! Comme il s’était plongé dans ses pensées brumeuses, Godillot ne s’était pas rendu compte qu’il avait déjà grimpé vingt-six des vingt-huit étages qui le séparaient du lieu de l’effraction. Son lieutenant le rappela brusquement à la réalité. — Ça y est, inspecteur. On approche. Même sans cet avertissement, Godillot s’en serait aperçu. Alors qu’il passait l’ultime marche de sa course, arrivant sur le palier marqué du chiffre 28, il fut frappé de découvrir un appartement sans porte. Je veux dire, sans porte en état de refermer le logis. Des bris de bois avaient été projetés un peu partout en dehors et à l’intérieur, jonchant à présent le sol. Les gonds étaient littéralement défoncés. Là, sur le pas de la porte, un second policier attendait Godillot. Celui-là était bien plus âgé que le premier – la cinquantaine, au moins. Il sourit en voyant arriver son confrère. — Martial, enfin te voilà ! Nous t’attendions avec impatience. Fais attention en entrant, il y en a partout, ici. 10 Après s’être donnés l’accolade, les deux hommes se libérèrent et pénétrèrent les lieux. Godillot constata avec étonnement le désordre ambiant. Un raz-de-marée était passé par ici ; tables, chaises, bibelots… Tout était sens dessus dessous. À pas prudents, l’inspecteur alla se placer au milieu du salon et observa attentivement le capharnaüm qui l’entourait. — Que sait-on de l’occupant ? demanda-t-il en direction du vieux policier. — Une occupante, patron, commença l’autre en consultant ses notes. Dorothée Bressler. Trente-cinq ans. D’origine polonaise. Les voleurs étaient plusieurs – peut-être trois. Leurs chevaux sont entrés jusque dans le salon, à en croire les traces au sol. Il est probable que la jeune femme ait été enlevée, elle sortait de la douche et ses vêtements sont restés sur son lit. On ne se balade pas à poil en ville, en général. J’ai interrogé les voisins du dessus et du dessous ; aussi étonnant que cela puisse paraître, personne n’a rien vu ni entendu. En tout cas, c’est ce qu’ils prétendent… Et puis, il y a le chien… Une vraie honte. Le chien, l’inspecteur Godillot l’avait aperçu en entrant. Il n’avait pas tellement envie d’y retourner. Pour regarder ailleurs, il fit un pas vers le mur et inspecta la haute armoire de verre qui y était fixée. Il y avait là de nombreux trophées et des médailles à n’en plus finir. Sur l’une des coupes était gravée l’inscription suivante : « Championne du Nord-Pas-de-Calais — Ligue nationale de catch ». À côté avait été épinglée une photo. On y voyait une jeune femme à la chevelure longue et rousse brandir un trophée – en l’occurrence, la coupe de championne régionale. Dans son dos était fixé un long sabre japonais. Godillot déglutit péniblement comme il observait le corps de la jeune femme. Une vraie bombe. Toute de noir vêtue, elle arborait un long manteau de cuir. Un masque lui voilait le nez et les yeux. Chaque centimètre de peau dévoilé était recouvert par un tatouage. Dorothée ne passait pas inaperçue ! Et cette poitrine… Une vraie merveille. Quand, après de longues minutes d’investigation, il parvint enfin à détacher 11 son regard de la victime, l’inspecteur passa les yeux autour de lui et remarqua la mention « amicale de catch de Dunkerque » sur l’une des médailles du présentoir. Il sortit son carnet de sa poche et nota quelques mots. S’il voulait en apprendre davantage sur Dorothée Bressler, c’était là qu’il fallait commencer les recherches. Comme Godillot se retournait vers ses collègues, son attention fut attrapée par un poster de grande taille, affiché sur le mur à sa droite. Johnny. 2012. Stade de France. En grand fan qu’il était, il ne put s’empêcher d’approcher. C’est là qu’il le vit. Sur le petit meuble en dessous de Johnny, un long coffret de bois sombre était entrouvert. Il était parfaitement vide, mais un rembourrage de mousse laissait deviner ce qu’il avait contenu. La forme d’un long sabre et celles de petits poignards de poche étaient dessinées dans la boîte. L’inspecteur se gratta la barbe et réfléchit quelques instants. — On dirait qu’ils ont aussi emmené les armes. On sait quelque chose de plus sur les agresseurs présumés ? Je veux dire, à part qu’ils avaient des chevaux ? — Pour le moment, pas grand-chose, regretta l’un des policiers. Mais on prétend qu’ils portaient des turbans. Le type maghrébin. Ou turque, peut-être. Un long soupir parcourut l’assemblée. Toujours les mêmes ! pensa le stagiaire occupé à relever les empreintes sur les restes d’une armoire. Qu’est-ce qu’ils ont encore inventé pour emmerder le monde ? — Je crois que c’est clair, conclut Godillot. Commencez les recherches dans les quartiers nord. Quant à moi, je file au club de catch pour en apprendre davantage sur la fille. Au boulot, les gars ! Comme chacun se mettait au garde-à-vous pour saluer l’inspecteur, ce dernier enjamba le désordre et se dirigea vers la sortie. — Et occupez-vous du chien ! ajouta-t-il en quittant les lieux. C’est pas humain, des crimes pareils… 12 # — Les médias sont en boucle, Monsieur le président ! On parle de zone de non-droit. On parle même d’invasion. Politiquement, cette affaire est une catastrophe ! Un joyeux bordel. Voilà qui résumait l’ambiance régnant cet après-midi au palais présidentiel. Les chaînes d’information étaient toutes en direct de Dunkerque. Des étrangers avaient fait intrusion dans la ville. Un commerçant avait eu la main coupée. Une femme avait été enlevée. Et aucune interpellation ! Les représentants du Rassemblement bleu turquoise se bousculaient au micro des journalistes ; ils parlaient de « razzia » et rappelaient les heures sombres où Charles Martel avait dû repousser l’infamie. Et le président qui ne faisait rien ! La démission du politique. L’abandon de la défense nationale. Ni plus ni moins. Depuis la salle de réunion de l’Élysée, le président François Lefranc, justement, se faisait du souci. Autour de lui étaient ses principaux collaborateurs. Le ministre de l’Intérieur Louis François, bien sûr, l’attachée à la Défense Françoise Gauloise, aussi, et tout un tas de petits conseillers qu’il avait nommés là parce qu’il fallait bien remplir les cases des cabinets. À ce moment précis, comme tout le monde le fusillait des yeux et attendait de lui qu’il prenne une décision, François Lefranc ne savait vraiment pas quoi faire. Ni quoi dire, d’ailleurs. Il cherchait désespérément l’attitude à adopter. L’autorité ! pensa-t-il soudain en son cœur. Souviens-toi du général ! — Eh bien, hésita-t-il timidement… Comment dire ? Le roi… euh, le président, veux-je dire, doit connaître avant de disposer. Et, donc, euh, qui peut me faire connaître, dans cette pièce, la nature de ces étranges cavaliers ? D’où viennent ces gens ? J’attends. Personne n’était dupe. De l’autorité, Lefranc n’en avait aucune. Mais c’était lui qui nommait les puissants. Pour cinq ans, du moins. — Mes services mènent une enquête parallèle, Monsieur, 13 intervint Françoise Gauloise. Selon mes renseignements, ces gens sont des Ossètes. Des Géorgiens, si vous préférez. Personne ne sait comment ni pourquoi ils sont arrivés là, mais il semble qu’ils aient parcouru 4 000 kilomètres pour rallier Dunkerque. Un silence gêné s’installa dans la pièce. Le silence de la mauvaise blague, que le vieil oncle potache et aviné a lancé au pire moment. Le silence de l’humour mal dosé. — C’est fou, mais c’est comme ça ! rajouta Gauloise comme pour excuser ses dires. — Si la Géorgie est coupable, c’est à la Géorgie qu’il faut demander des comptes ! s’exclama alors Louis François. Nous ne pouvons pas laisser dire que nous refusons la réaction. Une insulte, ça ne doit pas rester impuni. Sinon c’est Munich que l’on rejoue ! Le ministre de l’Intérieur avait parlé avec véhémence. C’était son habitude. Mais rien dans ses paroles n’avait indiqué au président la marche à suivre. Bien sûr, il ne voulait pas répéter Munich. Enfin, il était quasiment persuadé qu’il ne le voulait pas. Qui l’aurait voulu ? Personne, n’est-ce pas ?... À bien y réfléchir, il n’en était plus très sûr. Peut-être qu’il voulait signer Munich. Mais c’était quoi, au fait, Munich ? — Que dites-vous ? demanda Gauloise d’un air morne, rappelant Lefranc à la dure réalité. Soit nous condamnons, soit nous excusons, mais il faut parler. Il faut dire quelque chose aux médias. Un vent de panique ébouriffa les cheveux clairsemés du président. Une idée, vite. Le bouton du nucléaire ? Non, pas ça ! La colère ? La compassion ? Comment faire ? Et puis, soudain, l’idée géniale. Le consensus. Bien sûr, le consensus ! François Lefranc était Monsieur Consensus. Il en avait fait sa marque de fabrique. Cette fois encore, le consensus allait le tirer d’affaire. — Que dit Bruxelles ? Un soupir de soulagement parcourut l’assemblée. D’un coup, les visages se détendirent, les membres s’affaissèrent et les langues 14 se délièrent. Avec Bruxelles, plus besoin de faire de la politique. Même la prise de décision était évitée. Quelle aubaine ! Au fond de son cœur, chacun des conseillers présents dans la pièce remercia la divinité qui avait placé Lefranc sur le trône. Un vrai génie ! — Nous sommes samedi, Monsieur, s’excusa du fond de la pièce un petit secrétaire chauve dont tout le monde avait oublié le nom. Bruxelles est fermée le week-end. En réponse, le président Lefranc sourit de toutes ses dents et se frotta les mains. — Qu’à cela ne tienne, nous attendrons lundi ! Henriot, dites à la presse que nous avons ouvert une cellule de crise. Sur ce, Messieurs, je vous libère. Et bon week-end ! Ce soir-là, les membres du gouvernement dormirent sur leurs deux oreilles. # Pendant que les politiques tergiversaient, que la police investiguait, que les criminels couraient, il était une ombre qui hantait les rues de Dunkerque. Une ombre qu’on avait mise en colère. On ne tue pas un chien impunément. Surtout pas un adorable bouledogue français. Coupé en deux. Froidement. Pour un simple aboiement. Je veux dire, même dans les films, les chiens ne meurent pas ! Il y a des limites à ne pas dépasser. Déterminée, Dorothée l’était assurément. Lorsqu’elle avait découvert Puffy, son sang n’avait fait qu’un tour. Elle avait enfilé son costume. Elle avait empoigné ses armes. Maintenant, elle allait rendre justice à Puffy. Et récupérer sa djellaba, au passage. L’homme au turban avait parlé d’un petit gros dégarni. Des petits gros dégarnis, Dorothée n’en connaissait pas des dizaines. C’était Ober le coupable, elle en était persuadée. Il avait rencardé les Arabes sur son lieu de résidence. Il avait précipité le drame. Furieuse, elle était décidée à aller jusqu’au bout. D’abord Ober. Ensuite les hommes aux turbans. Alors que la grisaille nocturne 15 tombait sur la ville, Dorothée avait tout d’une louve partie en quête de sa proie. Dans son dos, les rayons de Lune faisaient scintiller son sabre. Il y aurait du sang. Il y aurait la mort. Il y aurait des couilles bouffées en salade. — Je viens, Ober, murmura-t-elle dans le soir. La Tarentule est après toi… # — La troisième corde ! Passe-la par-dessus la troisième corde ! Sur le ring, The Fabulous Alysha dominait les débats. En face, Phoenix avait beau se débattre, elle ne faisait que repousser la fin du combat. C’était pour bientôt. Les cris du coach Günter, posté à l’angle des cordes, galvanisaient encore la jeune Alysha et décuplaient ses forces. Les deux combattantes étaient surentraînées. Chaque geste était pensé, voulu, répété mille et mille fois dans la petite cave de l’Amicale du catch dunkerquois. Depuis le fond de la pièce, l’inspecteur Godillot ne manquait pas une miette de ce fabuleux spectacle. Il n’avait pas eu le cœur à interrompre la séance – il attendrait la fin de la lutte pour interroger les membres du club. Surtout, il était ravi d’en apprendre davantage sur ce sport étrange. Surtout, il était ravi d’observer le physique avantageux des combattantes. Des postures éloquentes. Des cris rauques et sauvages. De belles courbes. Très peu de tissu. Voilà qui n’était pas pour lui déplaire. Autant dire que Godillot fut excessivement déçu lorsqu’enfin, après de délicieuses minutes de contact, Phoenix fut envoyée au-delà de la troisième corde. Combat terminé. — C’est tout pour aujourd’hui, les filles ! hurla Günter pour clore l’entraînement. On se voit mardi. Et Cindy, travaille tes mouvements tous les jours ! Tu manques encore de souplesse. Vexée, Cindy – alias Phoenix – ramassa sa serviette d’un geste rageur et regagna les vestiaires sans plus de cérémonie. Alysha, elle, rejoignit le coach et échangea quelques mots avec lui. Godillot en profita pour se mêler à la fête. En s’approchant, il ne put 16 s’empêcher d’apprécier le short – très court et très serré – de la jeune lutteuse. — Charmante demoiselle ! s’exclama-t-il pour initier la conversation. Si c’est ça qu’on appelle le catch, je veux bien lutter tous les jours. Et en combat mixte, si vous voyez ce que je veux dire… Comme piquée au vif par les mots de l’inspecteur, Alysha fit volte-face et jaugea l’homme qui l’avait interpellée. Son regard dédaigneux en dit long sur ses conclusions. — Il me veut quelque chose, le pervers ? lâcha-t-elle sur un ton méprisant. Vieillard ou pas, je me ferai un plaisir de vous renvoyer à l’hospice ! Godillot déglutit avec peine. Son visage vira au cramoisi. Manifestement, il avait un peu trop chargé la mule. Un silence pesant s’affaissa sur la pièce. Heureusement, le coach Günter désamorça rapidement la situation. — Héla, tout doux, ma belle ! Monsieur a simplement été maladroit, j’en suis sûr. N’est-ce pas ?... Et qui êtes-vous, d’abord ? Je connais tous ceux qui fréquentent mon club. Vous, vous n’êtes pas un habitué… L’inspecteur expulsa son stress dans un rire expressif. — On ne peut rien vous cacher, répondit-il en sortant sa plaque. Inspecteur Martial Godillot ! Pardonnez-moi, Madame, je n’ai fait que tenter un malheureux trait d’humour… Je suis là pour vous parler de Dorothée Bressler, pour tout vous dire. Mais vous vous en doutiez certainement. Les visages s’assombrirent aussitôt. Bien sûr qu’ils s’en doutaient. — Ils parlent d’elle en boucle à la télé, pesta Alysha. Une pauvre femme sans défense, qu’ils disent. Ça se voit qu’ils la connaissent pas ! Les mecs qui ont fait ça devaient être nombreux, parce que Tarentula, c’était une vraie tueuse. Ils l’ont prise d’une façon pas loyale, c’est certain ! — Pour sûr ! ajouta Günter. Elle était la meilleure… 17 Godillot, qui avait sorti son carnet, fronça les sourcils et releva la tête. — Tarentula ? articula-t-il d’un air perplexe. — Son pseudo de catcheuse, précisa Günter. Elle en était très fière. Vous savez, Dorothée, c’était pas juste une comédienne. Je veux dire, elle avait une vraie force. En plus, elle était un peu tarée sur les bords. Alors, me dire qu’elle s’est fait enlever, je peux pas y croire… — Vous voulez dire que n’importe qui n’aurait pas pu faire ça ? renchérit l’inspecteur. Il y a quelqu’un à qui vous pensez ? N’hésitez pas, toutes les infos sont bonnes à prendre ! Le coach sembla hésiter un court instant. Et puis, après avoir repris son souffle, il se lança et vida son sac sans trembler. — Eh ben, à la télé, ils ont dit que c’étaient des types louches qui avaient fait le coup. Des types pas vraiment de chez nous, si vous voyez ce que je veux dire. Moi, quand j’ai entendu ça, j’ai tout de suite pensé à l’ancien producteur de Dorothée. C’est peut-être con, je sais pas, mais ça m’est venu directement. Alors bon, je vous le dis. — Son ancien producteur ? demanda Godillot. Vous pouvez m’éclairer ? Dorothée a fait du cinéma, ou quelque chose comme ça ? — On peut dire ça, intervint Alysha sur un ton amusé... Tarentula était dans le porno. Il y a dix ans, c’était une des stars du milieu. On peut dire qu’elle a profité de sa jeunesse ! L’inspecteur Godillot s’arrêta de noter comme il comprenait les mots de son interlocutrice. Il se figea sur place et réfléchit de longues secondes. Tarentula… Peut-être, oui… Le nom lui disait vaguement quelque chose. Mais les actrices étaient tellement nombreuses, aussi. Comment pouvait-on se les rappeler toutes ? — Vous avez l’air pensif, se moqua la jeune femme. Vous vous souvenez d’un de ses films, peut-être ? Godillot prit un air faussement offusqué. — Je, euh… Non, bien sûr que non ! se défendit-il maladroi18 tement. Enfin, je veux dire… Là n’est pas la question ! Je vous rappelle que nous parlons de votre amie disparue ! — À cette époque, c’était un certain Ober qui la produisait, enchaîna le coach Günter d’un air grave. Josiah Ober, je crois. Il habite sur Dunkerque. Dorothée avait encore des problèmes avec lui, elle en parlait souvent. Il la menaçait, si j’ai bien compris. Et il était toujours accompagné par une bande de sales types. Alors, il a peut-être décidé de franchir le pas… L’inspecteur termina de griffonner son calepin et jeta un regard satisfait à ses témoins. — Bien, conclut-il, je crois que cet Ober a mérité une petite visite. Monsieur, Madame, je vous remercie. Vous serez tenus au courant de l’avancée de l’enquête. Avant de tourner les talons, Godillot n’oublia pas de saluer les deux merveilleux seins de la plantureuse Alysha. Celle-ci s’en aperçut et jura dans son coin. Mais l’inspecteur était déjà loin, occupé à composer le numéro de son fidèle lieutenant. Une sonnerie. Deux sonneries. Le petit clic signifiant que quelqu’un avait décroché. — Allô, Tony ? Écoute, il faut que je trouve un certain Josiah Ober. Il produit du porno dans la région de Dunkerque. Tu pourrais me localiser sa résidence, s’il te plaît ? À l’autre bout du fil, un cri étouffé interrompit les mots de Godillot. — Josiah Ober, vraiment ? s’étonna Tony. C’est incroyable, on vient justement de recevoir la plainte d’un Josiah Ober ! Il prétend s’être fait mutiler la nuit dernière. Il est aux Urgences, là. Convalescence douloureuse, je crois… — Ça alors, elle est pas banale, celle-là ! lâcha Godillot… Qui lui a fait ça ? — Attends, j’ai la copie de sa déposition par ici… Je vais te le… Do-ro-thée… Dorothée Bressler ! Il a porté plainte contre Dorothée Bressler, patron. Kiki l’a entendu par téléphone. L’inspecteur Godillot manqua s’étouffer. Il raccrocha sans 19 même saluer son lieutenant. Tarentula, vraiment ? Sans plus attendre, il avala quatre à quatre les marches qui le séparaient de la sortie du club et s’engouffra dans le froid des ruelles. À l’hôpital, vite ! (...) 20 ENCORE ? Commandez votre exemplaire sur le site de la maison d’édition en cliquant sur l’image ci-dessous ou rendez-vous dans votre librairie (physique ou en ligne) préférée... Le peuple de Mü est diffusé par SoBook Diffusion 21