Rencontre de cultures, échanges alimentaires et identités culinaires
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Rencontre de cultures, échanges alimentaires et identités culinaires
LA PRODUCTION DE MODÈLES MONDIAUX ? Une globalisation culturelle au service du tourisme Rencontre de cultures, échanges alimentaires et identités culinaires : la cuisine portugaise sur le temps long RAQUEL MOREIRA [[email protected]] Anthropologue, professeur à l’ESHTE (Escola Superior de Hotelaria e Turismo do Estoril) et au CRIA/FCSH-UNL (Centro em Rede de Investigação em Antropologia / Faculdade de Ciências Sociais e Humanas - Universidade Nova de Lisboa) Résumé. Cet article tente une réflexion autour de la formation de la cuisine portugaise en se penchant sur le rôle des divers facteurs internes et externes qui, tout au long de l’histoire, ont contribué à enrichir la palette de plats et de goûts qui la caractérise aujourd’hui. La méthodologie de travail est fondée sur la recherche historique et l’analyse de documents. Sur le plan théorico-conceptuel, nous avons recours aux concepts d’alimentation et de cuisine, définis dans le cadre d’une approche culturelle de l’alimentation. Pour introduire l’analyse, nous commençons par une brève présentation du Portugal et de sa cuisine. Nous identifions ensuite les périodes historiques centrales pour la construction de la cuisine portugaise et son évolution. Trois époques historiques sont considérées : la période médiévale, au cours de laquelle le Portugal se forme en tant que nation ; les grandes découvertes maritimes, à partir du XVe siècle, au cours duquel le contact avec des terres lointaines et des cultures inconnues rend possible une multiplicité d’échanges culturels ; et les XIXe et XXe siècles, au cours desquels la cuisine portugaise s’affirme comme élément national tout en maintenant sa perméabilité aux influences externes et sa capacité d’évolution résultant de facteurs d’ordre interne. Abstract. This article attempts to present a reflection on the formation of the Portuguese cuisine reflecting on the role of the various internal and external historical factors, which have contributed to enrich the palette of tastes and dishes that characterizes it today. The methodology employed is based on historical research and analysis of documents. Regarding the theoretical and conceptual analysis, we use the concepts of food and cuisine, defined as part of a cultural approach of food. To introduce the theme of analysis we start with a brief presentation of the Portugal and its cuisine, followed by the identification of historical periods considered relevant for the construction of the Portuguese cuisine and its evolution. Three historical periods are considered : the medieval period, during which the Portugal was formed as a nation ; the Age of Discovery, from the 15th to the 17th century, in which the contact with new territories and cultures allowed a multiplicity of cultural exchanges ; and the 19th and 20th centuries, in which Portuguese cuisine presents itself as a national element while keeping its permeability to external influences and its ability to change resulting from internal factors. SEPTEMBRE 2011 • TOURISME ET MONDIALISATION • MONDES DU TOURISME 379 RAQUEL MOREIRA L a cuisine portugaise sur la présupposition que les pra- les découvertes maritimes, à partir actuelle est le résultat de tiques alimentaires peuvent se du la confluence de multiples regrouper dans quatre catégories contact avec des terres lointaines et facteurs internes et externes qui, qui correspondent aux différentes des cultures inconnues rend possible tout au long de l’histoire, ont contri- phases du parcours des aliments une multiplicité d’échanges, notam- bué à enrichir la palette de plats et depuis leur origine jusqu’à la table. ment alimentaires et culinaires ; et de goûts qui la caractérise aujour- Ces quatre catégories sont l’appro- les XIXe et XXe siècles, au cours des- d’hui. Les contacts avec différents visionnement, la conservation et le quels la cuisine portugaise s’affirme peuples et cultures, le voyage et le stockage, la préparation culinaire comme élément national (Ferro, e siècle, au cours duquel le tourisme, l’évolution récente du sec- et la consommation. Jack Goody a 1996 ; Sobral, 2007) tout en mainte- teur de la restauration et de la for- démontré que les pratiques alimen- nant sa perméabilité aux influences mation professionnelle en cuisine taires doivent être intégrées et être externes, notamment celles venues constituent des facteurs détermi- comprises dans le tableau plus élargi de la cuisine française. Cette période nants dans ce processus de forma- des relations sociales à travers les- reste marquée par la séparation tion. Cet article tente une réflexion quelles elles s’établissent, en se révé- entre la cuisine traditionnelle, fami- autour de la formation de la cuisine lant transversales à différents liale et collective, et l’apparition portugaise en examinant le rôle de domaines qui vont de l’environne- d’une cuisine professionnelle, mise ces différents facteurs et le processus ment aux aspects symboliques, et en avant par des chefs, et indivi- même de la constitution de cette “se matérialisent” à table. duelle. S’ajoute actuellement à ces cuisine. Ici, un certain nombre Pour introduire l’analyse, nous deux tendances et à la grande noto- de questionnements surgissent : commencerons par une brève pré- riété des chefs un certain pluralisme Comment une cuisine se constitue- sentation du Portugal et de sa cui- culinaire (Sobral, 2007), notamment t-elle, et comment évolue-t-elle ? sine. Nous identifierons ensuite les dans les grands centres urbains et Comment s’articulent les facteurs périodes historiques centrales pour en Algarve, où l’on observe une internes et externes qui l’influencent la construction de la cuisine portu- offre multiculturelle dans le domaine à chaque moment de son histoire ? gaise et son évolution. Quelques de la restauration. Quel est le poids de la répétition et plats traditionnels portugais (natio- de l’innovation, autrement dit de naux ou régionaux) seront ensuite LE PORTUGAL ET la créativité ? Quels sont ses pris comme exemples pour narrer LA CUISINE PORTUGAISE acteurs ? Et quels sont ses résultats, cette histoire. Nous partons du prin- dans le passé et au temps présent ? cipe que ces plats sont porteurs Le Portugal se caractérise par une La méthodologie de travail est d’une mémoire collective fondée diversité géographique et culturelle fondée sur la recherche historique sur des temporalités successives, significative. Le Nord, montagneux, et sur l’analyse de documents. Sur révélatrices de facteurs qui ont froid et humide, contraste avec le le plan théorico-conceptuel, nous influencé l’histoire de la cuisine au Sud, plat, au climat tempéré et plus avons recours au concept de système Portugal, et qui expliquent les iden- sec. Le littoral et l’intérieur présen- alimentaire et de cuisine. Le concept tités alimentaires et culinaires du tent également des différences signi- de système alimentaire a été défini présent. ficatives, que ce soit dans la confi- par Jack Goody (1984) et repris par 380 XV Trois époques historiques sont guration du paysage ou dans les plusieurs auteurs, parmi lesquels considérées : la période médiévale, caractéristiques Jean-Pierre Poulain (2005), Jésus au cours de laquelle le Portugal se Historiquement, c’est un des pays Contreras Hernández et Mabel forme en tant que nation, fortement les plus anciens de l’Europe, aux Gracia Arnáiz (2005). Il se fonde marquée par l’influence musulmane; frontières stables depuis le Moyen MONDES DU TOURISME • TOURISME ET MONDIALISATION • SEPTEMBRE 2011 climatiques. LA PRODUCTION DE MODÈLES MONDIAUX ? Une globalisation culturelle au service du tourisme Âge, époque où il se constitue que le Portugal partage un modèle consommation s’étend dans le reste comme nation. La formation de la alimentaire méditerranéen, où la du territoire. La morue est consom- nationalité et la délimitation des trilogie “pain, vin et huile d’olive” mée sèche et salée, et les manières frontières résultent de la conquête est structurante. Au Portugal, le de la préparer sont extrêmement et de l’unification du territoire pen- pain est un aliment fondamental variées : cuite, frite, grillée, en salade, dant le XIIe siècle, partant du nord que l’on trouve dans tous les repas ; en soupe ou en plats à base de riz. en direction du sud où les musul- il est aussi utilisé comme ingrédient Une grande variété de légumes frais, mans étaient installés depuis le début pour diverses préparations culi- parmi lesquels le chou commun, du VIIIe siècle. Par la suite, d’autres naires, notamment dans le sud du apparaît emblématique, notamment contacts culturels se sont produits. pays. Le vin est la boisson nationale dans la cuisine quotidienne. La Les plus importants sont sans doute et l’huile d’olive, la matière grasse pomme de terre et le riz constituent ceux qui ont résulté de l’expansion de la cuisine traditionnelle portu- des aliments de base, préparés de maritime, du XV au XVII siècle, et gaise. Récemment le vin et l’huile multiples façons. L’utilisation des qui ont conduit à la construction d’olive ont fait l’objet d’investisse- légumineuses est une autre carac- de l’espace de la lusophonie. ments importants en matière de téristique de l’alimentation portu- qualité, de mode de production et gaise, avec le haricot, le pois chiche, de valorisation gastronomique. la fève et les pois. e e L’alimentation et la cuisine portugaises se sont forgées en fonction de ce parcours historique de ren- Porc, chevreau, agneau, volailles Sur le plan des principes culi- contres de cultures, ainsi que de la et gibier sont les principales viandes naires, on utilise fréquemment une diversité paysagère du territoire. Ici utilisées dans la cuisine tradition- base appelée refogado (huile d’olive, nous retenons par “cuisine” une nelle. L’importance de la viande de oignon et ail coupés en petits mor- définition fondée sur quatre élé- porc s’observe sur tout le territoire, ceaux), à laquelle vont ensuite ments : les ressources, la manière et plus particulièrement dans l’in- s’ajouter d’autres condiments et spécifique de préparer les aliments, térieur des terres, alors que le pois- arômes, ainsi que l’aliment principal les principes d’assaisonnement et son est naturellement plus présent “préparé en ragoût” (guisado), c’est- un ensemble de règles relatives aux sur le littoral. La même chose se à-dire cuit lentement dans cette base. repas et à l’acte alimentaire vérifie pour les volailles. Préparés Ce principe était déjà en usage au (Contreras et Gracia, 2005). Pour les surtout lors des jours de fête, le che- Moyen Âge, et il est communément ressources, l’alimentation tradition- vreau et l’agneau sont quant à eux considéré comme un héritage de nelle portugaise conjugue des pro- plus spécifique de la cuisine du l’influence musulmane (Saramago, duits provenant de la terre, de la Nord, dans le cas du chevreau, et 1997). En matière de technique culi- mer et des fleuves existant sur le de celle du Sud dans le cas de naire, il est habituel de cuire, frire, territoire, et qui constituent la base l’agneau. L’utilisation de la viande griller, étuver et préparer en ragoût. de l’alimentation traditionnelle des de bœuf est relativement récente Les viandes cuites au four, notam- Portugais : céréales, légumineuses, dans les habitudes alimentaires por- ment le chevreau, la poule, le canard une grande diversité de légumes tugaises. ou le porc, constituent des plats emblématiques des jours de fête. frais et de fruits (frais et secs), Parmi les poissons, la morue et viandes, poissons, fromages et char- la sardine constituent des éléments Outre le refogado, les principes d’as- cuteries. transversaux communs à tout le saisonnement de la cuisine portu- La longue présence romaine et territoire, et tiennent rang de référent gaise incluent fréquemment l’utili- musulmane sur le territoire et la identitaire national. À ces variétés sation de la tomate, du poivron, du liaison géographique et culturelle viennent s’ajouter d’autres poissons laurier et du persil. La cuisine du avec la Méditerranée expliquent pêchés dans l’Atlantique, dont la Sud a la particularité d’utiliser SEPTEMBRE 2011 • TOURISME ET MONDIALISATION • MONDES DU TOURISME 381 RAQUEL MOREIRA diverses herbes aromatiques, parmi de l’agriculture, notamment de la du reste du pays. Comme l’indique lesquelles la coriandre fraîche et la culture des céréales, de l’olivier et l’historien Alfredo Saramago, “la menthe pouliot sont les plus cou- de la vigne. Sous l’influence romaine, cuisine arabe est la véritable matrice ramment utilisées. les surfaces cultivées s’agrandissent, de la cuisine alentéjane” (1997, p. 118). Il faut encore noter dans la gas- les techniques agraires et de pro- tronomie portugaise une grande duction d’huile d’olive et de vin se Bien que différente, Romains et diversité de fromages à base de lait perfectionnent, ainsi que les habi- Arabes ont laissé une empreinte dans de brebis ou de laits de brebis et de tudes alimentaires autour de ces pro- la culture alimentaire des Portugais. chèvre mélangés, ainsi que de char- duits. Outre ces trois produits (la Celle-ci perdure jusqu’à nos jours cuteries, généralement à base de fameuse trilogie méditerranéenne), et inscrit de façon marquante la cui- viande de porc. La pâtisserie d’ori- les Romains auront enrichi l’alimen- sine portugaise dans le modèle ali- gine conventuelle, préparée à base tation portugaise en introduisant mentaire méditerranéen. Pour illus- d’œufs, de sucre et d’amandes, est diverses plantes agraires. Selon trer cet héritage, on peut prendre considérée comme un des aspects Eugénio de Castro Caldas (1991), l’exemple de l’açorda, un plat emblé- de distinction de la culture gastro- il s’agirait d’un nombre important matique de la région de l’Alentejo, nomique des Portugais. Ce type de d’aliments: feijão-frade (une espèce dans le sud du pays. Il s’agit d’un pâtisserie découle de l’influence des de haricot), concombre, melon, lai- plat de pain bouilli, mélangé à de découvertes maritimes et du rôle tue, poireau, asperge, carotte, arti- l’huile d’olive, de l’ail et de la des Portugais dans la diffusion du chaut, radis, persil, coriandre, cumin, coriandre fraîche, ou de la menthe sucre comme bien de consommation sarriette, marjolaine. Cet auteur pouliot, avec du sel. Le tout doit de masse. pense également que les Romains macérer. Il existe diverses variantes seraient responsables de l’introduc- de ce plat, que les habitants de L’INFLUENCE ROMAINE tion et du développement de la cul- l’Alentejo nomment açorda d’alho, ET ARABE SUR ture de quelques arbres fruitiers ou soupe alentejana, que ce soit en LA SÉDIMENTATION comme le prunier, le cerisier, le Alentejo ou dans les régions limi- DU MODÈLE ALIMENTAIRE pêcher, l’abricotier et encore le châ- trophes au nord et au sud (Algarve, MÉDITERRANÉEN taignier et le noyer. Ribatejo, Beiras). Dans ce plat, on Le Portugal se constitue en nation péninsule Ibérique à partir du Ensuite, les Arabes occupent la e nant de la présence romaine sur le siècle, au cœur du Moyen siècle, et ce, pendant plusieurs siècles. territoire portugais ainsi que de l’in- Âge. Antérieurement, divers peuples Au Portugal, leur présence se main- fluence arabe. Comme on l’a vu, on avaient occupé le territoire, ou sim- tient jusqu’au XIII siècle. Dans des doit aux Romains l’importance du plement maintenu des contacts ou aspects aussi divers que l’agriculture, pain et de l’huile d’olive et aux relations commerciales avec ses habi- le commerce et les sciences (notam- Arabes l’origine de la recette. au XII e e Grecs, ment l’art de la navigation, la lin- L’açorda est considérée comme la Carthaginois, Celtes, Suèves, guistique et la gastronomie), leur version actuelle d’un ancien plat Wisigoths. Mais ce sont les Romains influence est considérable. De nom- arabe, la tharîd, qui consistait en tants : Phéniciens, et les Arabes qui ont le plus marqué breux plats et des techniques culi- du “pain plongé dans un bouillon la culture alimentaire portugaise. naires variées, pratiquées encore parfumé et assaisonné à l’huile Tout d’abord, les Romains, dont aujourd’hui, témoignent de cette d’olive” (Saramago, 1997, p. 99). Ce l’occupation s’étend du IIe siècle avant influence, notamment dans le sud bouillon était accompagné de viande, Jésus-Christ au V siècle après Jésus- du pays (Alentejo et Algarve), qui de poisson ou de légumes de la Christ, ont été de grands stimulateurs distingue la cuisine de ces régions même façon que l’açorda actuelle, e 382 peut identifier des éléments prove- VIII MONDES DU TOURISME • TOURISME ET MONDIALISATION • SEPTEMBRE 2011 LA PRODUCTION DE MODÈLES MONDIAUX ? Une globalisation culturelle au service du tourisme bien que la viande soit généralement pour la première fois à Terre-Neuve. d’expansion maritime qui voient peu utilisée. À partir de ce moment-là, les les Portugais découvrir nombre de Une des variantes de l’açorda est Portugais commencent à fréquenter territoires localisés en Atlantique, l’açorda de morue. Elle se distingue régulièrement ces zones. La morue en Afrique, en Orient et au Brésil. de l’açorda d’alho par le fait que salée et séchée devient rapidement Du fait des découvertes maritimes l’eau utilisée pour faire bouillir le une ressource alimentaire essentielle arrivent progressivement en Europe pain est l’eau qui a servi à cuire les au Portugal. La popularité de sa de nouveaux produits alimentaires. tranches de morue servies conjoin- consommation est certainement liée Certains d’entre eux, comme le maïs, tement avec l’açorda. La présence à l’obligation d’abstinence de viande sont adoptés rapidement. D’autres, de la morue dans ce plat évoque un pendant les jours maigres, imposée comme la pomme de terre, sont autre chapitre de l’histoire de l’ali- par l’Église catholique (Magalhães, d’abord reçus avec méfiance et n’en- mentation portugaise, celui du lien e 2001, p. 5). Au cours des XVII et XVIII trent dans les habitudes alimentaires à la mer et à l’expansion maritime, siècles, les Anglais, les Hollandais européennes que quelques siècles le “caractère expansif” de la culture et finalement les Nord-Américains plus tard. Ces produits vont s’im- e portugaise (Dias, 1993). Cela renvoie adoptent ce type de pêche, devan- poser lentement, transformant les également à “une histoire du goût çant les Portugais pour un temps. cuisines européennes, et principa- alimentaire, des ressources, des Ce n’est qu’à la fin du siècle lement les cuisines portugaise, espa- e XIX modes de vie, des cultures”, comme que ces derniers reprennent leur gnole et italienne. Le maïs, la l’a rappelé l’historien Joaquim place dans l’activité qu’ils avaient pomme de terre, la tomate, le Romero de Magalhães (2001, p. 5). inaugurée au XVIe siècle. Durant la piment, le haricot et la citrouille La morue est un des poissons les première moitié du siècle, sont les produits coloniaux qui ont plus appréciés dans tout le pays, et l’Estado Novo encourage la pêche le plus transformé la cuisine por- l’un des principaux traits de l’identité à la morue en protégeant économi- tugaise. L’échange de plantes ali- gastronomique nationale, que les quement ce secteur et en stimulant mentaires qui s’effectue entre le Portugais ont pris l’habitude d’ap- la consommation de ce produit. Nouveau et l’Ancien Monde est une peler “fidèle ami”. La morue se pré- Cette politique a contribué à l’im- des conséquences les plus mar- pare de nombreuses façons, et l’on portance de sa valeur identitaire quantes des grandes découvertes, XX e dit qu’il en existe trois cent soixante- actuelle. Dans les années 1970, à par ses effets sur l’alimentation, la cinq, une pour chaque jour de l’an- la fin de l’Estado Novo, le prix de nutrition et la modification des habi- née. Nous utiliserons l’açorda, qui la morue augmenta. Moins “fidèle tudes culinaires. Cet échange de n’est qu’un exemple parmi d’autres, amie”, elle continue cependant à produits et de goûts se traduit éga- comme fil conducteur pour pour- être un aliment de prédilection pour lement dans les excès gastrono- suivre notre analyse de l’histoire de les Portugais, que ce soit au quoti- miques, les attitudes somptuaires la cuisine portugaise. dien ou pour les jours de fête. Dans et ostentatoires liées à l’enrichisse- tout le pays, le dîner de Noël tra- ment induit par la conquête de nou- LES DÉCOUVERTES ditionnel demeure le bacalhau veaux territoires. MARITIMES ET LA LENTE cozido com batatas e couves (morue TRANSFORMATION cuite avec des pommes de terre et être choisis pour illustrer cette DE LA CUISINE PORTUGAISE des choux, également cuits et assai- période, tant les changements appor- De nombreux plats pourraient sonnés à l’huile d’olive et à l’ail cru). tés par l’introduction des nouveaux L’épopée de la morue remonte L’arrivée à Terre-Neuve n’im- produits dans la cuisine portugaise au début du XVIe siècle, époque où plique pas une occupation territo- furent nombreux. Un de ces plats, une expédition portugaise arrive riale mais inaugure deux siècles la feijoada, illustre particulièrement SEPTEMBRE 2011 • TOURISME ET MONDIALISATION • MONDES DU TOURISME 383 RAQUEL MOREIRA 384 bien non seulement la modification la feijoada à transmontana et la fei- haricot résultent du contact entre apportée à la cuisine portugaise, joada à portuguesa. La spécificité Portugais, Espagnols avec d’autres mais aussi la circulation des produits de l’une et de l’autre réside dans le contrées. La base même de la cuisine et savoirs culinaires entre les divers fait que la feijoada à transmontana la plus utilisée au Portugal, le refo- territoires liés par les découvertes est servie accompagnée de riz blanc, gado, a été enrichie par l’utilisation maritimes. En effet, d’une part, la et que l’on peut ajouter des choux de la tomate ou du poivron. D’autre feijoada renvoie à l’influence que cuits au ragoût final. part, les grandes découvertes mari- les grandes découvertes ont eu sur L’histoire de la feijoada met en times ont engendré la circulation le métissage de la cuisine portugaise, relation directe les influences de nouveaux produits alimentaires et, d’autre part, il s’agit d’un véri- mutuelles entre les cuisines portu- dans le monde entier, au-delà de table plat lusophone, dont on trouve gaise et brésilienne, et illustre leur introduction en Europe. En ce nombre de variantes tant au l’échange entre cuisines d’élite et sens, ils ont marqué de manière Portugal qu’au Brésil, en Afrique cuisines populaires. Les tentatives déterminante l’histoire de l’alimen- et en Orient (Goa et Macao). d’explication des origines de ce plat, tation portugaise et européenne, La feijoada est un plat à base de tant au Portugal qu’au Brésil, sug- ainsi que celle d’autres territoires haricots préparés en ragoût avec gèrent deux perspectives distinctes. où les Portugais se sont installés du des viandes et de la charcuterie de L’une soutient que la feijoada trouve XV porc. Ce plat est national et son son origine dans les senzalas et origine se situe dans le nord du pays qu’elle est une “invention” des e au XVIIe siècle. LES XIX E E ET XX SIÈCLES : mais également dans la présence esclaves, qui ajoutaient au haricot, DE LA CONSÉCRATION des Portugais au Brésil. Le haricot aliment de base, les parties du porc DE LA CUISINE est d’origine sud-américaine et, bien laissées par leurs maîtres. Selon COMME ÉLÉMENT NATIONAL que son histoire soit peu connue, il d’autres auteurs, l’origine de la fei- AU MULTICULTURALISME est en général admis que la variété joada est liée au cozido que les ACTUEL Phaseolus vulgaris a été introduite Portugais ont introduit au Brésil. en Europe par les Portugais et dif- Au siècle, il constituait l’ali- Les XIXe et XXe siècles constituent fusée dans le monde tropical, où mentation des élites. Les Brésiliens une période marquée par le chan- XIX e elle est venue supplanter dans la lui auraient ajouté leur aliment de gement : changement en termes majorité des cas les variétés pré- base, le haricot (Cascudo, 2004). La démographiques, sociaux, scienti- existantes (Ferrão, 1972). Au feijoada reflète la relation multisé- fiques et technologiques ; change- Portugal, le haricot a été introduit culaire entre le Portugal et le Brésil. ment en termes alimentaires et gas- dans divers plats, notamment les On la retrouve également dans tronomiques. Dans ce domaine, on soupes et les feijoadas. La feijoada d’autres territoires lusophones en assiste au développement de nou- est un plat changeant, caractérisé Afrique, à Goa ou à Macao. veaux produits et de nouvelles tech- par une importante capacité d’adap- La feijoada n’est qu’un exemple niques de conservation, à l’expan- tation aux différentes situations de parmi d’autres de plats typiques de sion des restaurants, à la naissance richesse ou de pénurie alimentaire la cuisine portugaise qui, sans les de la critique gastronomique et à et dont le haricot, ingrédient pauvre découvertes maritimes, seraient tota- l’internationalisation de la cuisine et populaire, constitue la base. Les lement différents ou simplement française. différentes manières de la préparer inexistants. Tous les plats, accom- Au Portugal, particulièrement à dépendent ensuite des types, de la pagnements, entrées ou desserts et Lisbonne, apparaissent les premiers qualité et de la quantité de viandes pâtisseries à base de pomme de terre, restaurants ainsi que la mode du et charcuteries utilisées. On distingue maïs, tomate, poivron, potiron ou “grand hôtel” et du “palace hôtel”, MONDES DU TOURISME • TOURISME ET MONDIALISATION • SEPTEMBRE 2011 LA PRODUCTION DE MODÈLES MONDIAUX ? Une globalisation culturelle au service du tourisme établissements dans lesquels la de ces traditions culinaires et par partir des années 1930, l’Estado “haute cuisine” représente une leur relation intrinsèque avec le ter- Novo promeut et protège la pêche forme de distinction sociale. Dans ritoire et le contexte culturel dans et le commerce de la morue en l’in- ces premiers restaurants et hôtels, lesquels elles s’insèrent. Cette ten- tégrant dans son régime corpora- les équipes étaient fréquemment dance s’inscrit dans une logique tiste. À cette époque, la morue constituées de cuisiniers français, plus vaste de valorisation du patri- séchée et salée fait déjà partie des dont l’influence sur la cuisine por- moine qui inclut différents aspects habitudes alimentaires des Portugais, tugaise s’étend jusqu’à nos jours. de la culture matérielle et immaté- et le gouvernement tente de L’apparition de cette forme nouvelle rielle. En second lieu s’observe un répondre grâce à ce produit aux de restauration représente également mouvement de rénovation de la cui- problèmes de ravitaillement alimen- le début de la distinction entre la sine et de la restauration au taire que connaît le pays. cuisine traditionnelle familiale et Portugal, sous la houlette de nom- L’analyse de deux manuels de une nouvelle cuisine professionnelle, breux jeunes chefs de cuisine qui recettes de cette époque rend compte au sein de laquelle l’influence fran- développent leur propre concept de de l’importance de la morue dans çaise est très nette jusqu’à la fin, ou cuisine et de restaurant. Mais, ce la cuisine portugaise. Il s’agit de presque, du XXe siècle. “cosmopolitisme” et ce “multicul- l’ouvrage Culinária Portuguesa (voir turalisme” actuels (Sobral, 2007, pp. Bello, 2004), considéré comme la pre- Paradoxalement, au cours de cette même période, et surtout durant la 14-45) s’enracinent dans une longue mière synthèse de la cuisine natio- siècle, la tradition de rencontre de la culture nale, et des recettes de João Ribeiro première moitié du XX e cuisine est exaltée comme élément portugaise avec d’autres cultures. (voir Labaredas et Quitério, 1996), national et l’on assiste littéralement En effet, même s’il s’avère difficile chef cuisinier portugais des plus à la naissance de la cuisine nationale d’illustrer cette dernière période his- importants de la première moitié (Ferro, 1996 ; Sobral, 2007, pp. 19- torique par un plat unique, tant les du XXe siècle. Culinária Portuguesa 52). Cette cuisine nationale inclut dynamiques observées sont multiples est un traité de cuisine portugaise naturellement le territoire colonial. et les changements rapides, contrai- qui reflète l’influence coloniale, Dans ce cadre, les modèles gastro- rement aux périodes antérieures, le incluant diverses recettes provenant nomiques de la première moitié du cas de la morue reste toujours le des ex-territoires d’outre-mer. Le siècle oscillent entre l’exaltation plus emblématique du fait de l’im- livre de recettes de João Ribeiro de la cuisine portugaise, le goût portance qu’elle revêt en termes conjugue, quant à lui, recettes por- e XX français et l’appréciation des pro- identitaires et du fait de sa polyva- tugaises et références étrangères, duits et recettes coloniales. Ces ten- lence en termes culinaires. Nous notamment françaises. Dans le pre- dances persistent jusqu’à la fin du évoquerons ici la signification qu’elle mier apparaissent plus de quarante- régime dictatorial portugais et, par acquiert au long de ces deux siècles cinq recettes à base de morue, conséquent, de l’empire colonial. dans la culture alimentaire des notamment la recette du bacalhau La fin du XXe siècle, particulièrement Portugais. à preta. Le second n’intègre que dix les deux dernières décennies, est Comme nous l’indiquions plus recettes à base de morue, dont une marquée par de nouvelles dyna- haut, le contact entre les Portugais de morue à la sauce blanche et fro- miques gastronomiques et culinaires. et la morue remonte au XVI siècle, mage râpé, gratinée au four. En premier lieu, depuis les années à l’époque où sa pêche à Terre- 1980, on observe une valorisation Neuve commence. Cependant, ce retrouve une bonne partie des des produits et des cultures alimen- poisson devient un symbole de recettes à base de morue encore pra- taires et gastronomiques locales. l’identité gastronomique des tiquées de nos jours. En effet, l’ou- Cela s’explique par la singularité Portugais au cours du XX siècle. À vrage de cuisine traditionnelle por- e e Dans ces deux ouvrages, on SEPTEMBRE 2011 • TOURISME ET MONDIALISATION • MONDES DU TOURISME 385 RAQUEL MOREIRA tugaise le plus important du e la cuisine à la table, représentant mation de la cuisine portugaise tout siècle, le Cozinha Tradicional même une certaine rupture par rap- au long de l’histoire du pays. Portuguesa, de Maria de Lourdes port au passé récent. XX Pour les deux premières périodes Modesto (1984), contient un nombre abordées, les modifications alimen- de recettes, pour la plupart simi- CONCLUSION taires et culinaires ont résulté essen- laires, équivalent à celui que pro- tiellement des contacts culturels et À cet ensemble de recettes viennent LA CUISINE PORTUGAISE AUJOURD’HUI : TRADITION, CRÉATIVITÉ s’ajouter, au cours des dernières ET OUVERTURE venaient s’intégrer aux goûts et posent les deux ouvrages précédents. décennies, quelques recettes utilisant veaux, adoptés à mesure qu’ils techniques culinaires préexistants. de la crème fraîche, de la sauce Comment se construit une cui- Parmi les protagonistes, les femmes, blanche ou béchamel, recettes qui sine, et comment évolue-t-elle ? auxquelles revenaient historique- sont devenues très populaires et très Quels facteurs interviennent ? Quels ment les tâches culinaires, ont joué appréciées par les Portugais. en sont les protagonistes, et quels un rôle important. Pour la période Certaines créations récentes des sont les processus qui l’influencent ? des XIXe et XXe siècles se sont conju- chefs cuisiniers constituent égale- Dans cet article, certains des gués, à l’origine des modifications ment des facteurs de changement moments historiques les plus mar- de la cuisine portugaise, des facteurs de cette cuisine portugaise à base quants dans la formation de la cui- d’ordre externe, comme les de morue. À titre d’exemple, citons sine portugaise ont été abordés. Les influences française et coloniale, et les pastéis de bacalhau recheados contacts avec d’autres peuples et des facteurs d’ordre interne, poli- com ovas de salmão (beignets de d’autres cultures constituent un tiques et sociaux notamment, ainsi morue farcis aux œufs de saumon), trait quasi permanent de l’histoire que des facteurs scientifiques et du chef Vítor Sobral, ou un sushi du pays. De ces rencontres cultu- technologiques. L’introduction de de bacalhau, du chef Paulo Morais, relles a résulté le métissage, une produits nouveaux se fait moins deux des chefs les plus fameux caractéristique centrale de la popu- prégnante dans cette période, et la actuellement. lation et de la culture portugaises cuisine évolue davantage par l’imi- (Dias, 1993). tation et l’assimilation de goûts La tendance au renouvellement 386 de l’introduction de produits nou- de la cuisine portugaise s’est vérifiée Ce métissage est également visible valorisés socialement. À la lente au cours des deux dernières décen- dans la culture alimentaire des évolution de la cuisine familiale nies et résulte du travail mené par Portugais, qui intègre de multiples vient s’ajouter le changement intro- les premières générations de chefs influences : influence des peuples duit par la créativité des profes- ayant reçu une formation profes- qui ont occupé le territoire avant sionnels liés à la cuisine et à la res- sionnelle. De façon générale, ce la fondation de la nation ; influence tauration. La cuisine portugaise renouvellement s’est traduit par un des cultures que les découvertes traverse actuellement une phase de allègement des techniques culinaires maritimes ont fait connaître à grande ouverture, de cosmopoli- et des bases de condiments, et par l’Europe à partir du siècle ; tisme et de pluralisme, conjuguant un progrès très net dans la présen- influence ensuite de la cuisine fran- la valorisation de la tradition réin- XV e tation des plats. Du reste, l’évolution çaise, internationalisée à partir du terprétée et rénovée quotidienne- esthétique est un des aspects les plus XIX siècle, à travers le tourisme. ment avec la modernité résultant notables de cette période, repérable Différents rythmes et degrés d’as- de l’innovation et de la créativité non seulement dans la cuisine pro- similation et de résistance, ainsi d’une nouvelle génération de chefs prement dite mais aussi dans l’es- que d’échange et d’acculturation, qui lui impriment de nouveaux hori- pace physique des restaurants, de caractérisent les processus de for- zons. e MONDES DU TOURISME • TOURISME ET MONDIALISATION • SEPTEMBRE 2011 n LA PRODUCTION DE MODÈLES MONDIAUX ? Une globalisation culturelle au service du tourisme RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES António MARIA de Oliveira BELLO, Culinária Portuguesa, Assírio e Alvim, 2004. Luís da CÂMARA CASCUDO, História da Alimentação no Brasil, Global Editora, 2004. 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