Rugby : le printemps des Tunisiennes

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Rugby : le printemps des Tunisiennes
LE MONDE SPORT ET FORME | 21.04.2016 à 15h34 • Mis à jour le 25.04.2016 à 16h10
Rugby : le printemps des Tunisiennes
Des jeunes filles s’entraînent au plaquage sur une plage
déserte de Sousse. Le ballon de rugby tournoie au-dessus
des joueuses en maillots roses, shorts en Lycra, et voile
pour celles qui l’ont choisi, à l’endroit même où les balles
d’un terroriste fauchaient la vie de 39 touristes, le 26 juin
2015. En Tunisie, chaque entraînement, chaque
déplacement de l’équipe nationale de rugby à VII féminin
se transforme en symbole.
Sur le chemin de son domicile, Rawia Othmani, 27 ans, capitaine de la sélection
tunisienne, se fraye un passage entre les gamins qui jouent au foot dans le
quartier modeste de Bizerte où elle est née. Sur la table basse du salon familial
trônent des souvenirs rapportés des tournois internationaux : Russie, Chine,
Maroc… « Le rugby, c’est complètement anonyme en Tunisie. Seule Al-Jazira a
fait un reportage sur nous car nous sommes la seule sélection arabe, soupire la
capitaine. Personne n’est venu à l’aéroport quand nous sommes revenues de
Rabat championnes d’Afrique en 2012. »
« Culturellement, je ne peux pas sortir courir dans ma ville »
Qu’importe : troisièmes de la même compétition en 2015 à Johannesburg, les
Tunisiennes sont qualifiées pour le tournoi préolympique qui se déroulera à
Dublin les 25 et 26 juin. Comme les joueuses, le « seven » sort de l’ombre et
sera présent pour la première fois depuis 1924 aux Jeux olympiques, à Rio, en
août.
Décrocher un ticket pour les Jeux tient cependant du rêve fou pour une équipe
d’abord portée par l’audace du « printemps arabe » et qui subit aujourd’hui de
plein fouet les convulsions que traverse le pays. Cinq ans après la révolution, le
fol espoir de la jeunesse tunisienne qui avait délogé la dictature de Ben Ali
s’essouffle.
Les subventions stagnent – les clubs exclusivement féminins recevant tout de
même une aide du ministère de la jeunesse et des sports – et l’inflation plombe
le budget de la Fédération. Les quelques joueuses à avoir décroché le bac et
une licence de sport sont au chômage, qui touche 15 % de la population et plus
de 20 % des femmes.
Derrière leur sourire presque enfantin, ces Tunisiennes, pour la plupart issues
de milieux modestes de l’intérieur du pays, vivent au quotidien les
conséquences de la montée des partis islamistes dans les urnes. Gharbi Amani,
22 ans, numéro 6 et originaire de Kairouan, en sait quelque chose. « Culturellement, je ne peux pas sortir courir dans ma ville. Ce n’est pas Tunis. Il
n’y a aucune fille qui s’entraîne en salle de sport à Kairouan », témoigne la
jeune femme avec une rage à peine contenue, les yeux braqués sur ses ongles
rouges impeccablement faits.
La Fédération tunisienne de rugby, à l’image du pays, tente de faire table rase
après des années de dictature. « Il faut faire l’inventaire du nombre de
licenciées [un millier actuellement], un diagnostic de l’état des clubs, et repartir
sur des bases saines », tranche Nahla Boudina, conseillère du ministre de la
jeunesse et des sports en charge du sport féminin. Elle a demandé à la
Fédération de rugby de renouveler les membres de son bureau, comme elle le
fait pour les autres disciplines, afin « que le sport redevienne un droit pour tous
les citoyens, pas seulement une vitrine servant à un dictateur ou à sa femme.
Leïla Ben Ali donnait de l’argent à l’équipe féminine de football, qui n’avait
même pas d’endroit où s’entraîner ».
Un assainissement qui prend du temps. Les joueuses ont continué à s’entraîner
dans leurs clubs respectifs, avec de très petits moyens. Mais elles ne remettent
les pieds sur le terrain en tant qu’équipe nationale que depuis fin mars, après
six mois d’interruption due au remaniement du bureau. Un gouffre qu’elles ont
essayé de combler en retournant à leurs disciplines d’origine.
Amal Dardouri, 22 ans, ancienne championne de boxe, a remis ses gants. A
l’image des autres joueuses, elle a été repérée par l’ancien entraîneur national
Mohamed Ali Hedi. L’idée lui semblait au début complètement incongrue. Elle
lui a ri au nez, de son gros rire puissant et chaleureux, avant d’essayer et de ne
plus jamais arrêter. Amal considère Mohamed comme un deuxième père –
malgré les baffes qu’il lui a données. Selon Mohamed, ces baffes « font partie
de la culture ». Mis à l’écart de l’équipe féminine, il entraîne désormais l’équipe
nationale masculine.
Le rugby de Tunis dans l’esprit de la révolution
Entre relents d’obscurantisme et vraies avancées, le numéro d’équilibriste de
l’équipe s’incarne dans l’un des berceaux du rugby tunisien : Jemmel, à environ
200 km de la capitale. La moitié de l’équipe nationale est née ici. Amira Fekih,
25 ans, première arbitre femme tunisienne, a raccroché les crampons pour y
entraîner les filles de moins de 14 ans. Ce jour-là, sur le terrain, ses petites
portent des tee-shirts blancs avec quelques mots en arabe pour soutenir
l’armée et la police à Ben Gardane. « On est fier pour les martyrs », peut-on lire
en référence aux forces de l’ordre tunisiennes qui ont perdu la vie en arrêtant
des terroristes le 7 mars.
Deux d’entre elles, Siwar Ben Henda et Ons El Ghoul, 12 et 13 ans, rentrent du
tournoi mixte de Monaco, où elles ont reçu leur coupe de championne des
mains de la princesse Charlène. Plus tard, elles veulent être « kif le coach »
(« comme le coach ») Amira. Les épaules presque enfoncées, timide hors du
terrain, sa voix devient puissante et directive lors de l’entraînement, au-dessus
du brouhaha et de l’appel à la prière de la mosquée voisine.
Helmi Ben Salah, membre du bureau de la Fédération en charge du rugby
féminin, lui aussi originaire de Jemmel, tient à préciser : « En 2012, Ansar AlCharia, une branche d’Al-Qaida, est venu faire un meeting dans ma ville. Les
gens les ont chassés à coups de pierres. Oui, c’est un fief d’où sont sortis des
islamistes extrémistes, mais aussi un lieu où les filles peuvent étudier et jouer.
Nous avons décentralisé le rugby de Tunis dans l’esprit de la révolution [de
2011] et amené le sport jusqu’à elles. »
Helmi nous embarque à quelques kilomètres de Jemmel, à Monastir, où se
trouve le mausolée de Habib Bourguiba, président de 1957 à 1987 ayant exercé
un pouvoir virant à l’autoritarisme. De la ministre des femmes aux joueuses,
Bourguiba est systématiquement cité pour expliquer « l’exception tunisienne »
en termes d’égalité homme-femme. Remise en cause au lendemain de la
révolution, cette égalité fut réaffirmée par des milliers de femmes hurlant dans
la rue le 13 août 2012. Une exception qui se vit aussi sur le terrain : la Tunisie
est le seul pays arabe à aligner une sélection nationale de rugby féminin. Avec
une nuance : « Le climat de peur se réinstalle, les islamistes veulent une
régression de nos droits », avance Samira Meraï, la ministre de la femme, de la
famille et de l’enfance.
« C’est durant cette manifestation de 2012 que je me suis dit : en Tunisie, les
femmes sont quand même très fortes. Avant, j’étais contre l’idée du rugby
féminin, mais j’ai vite changé d’avis en les voyant jouer à Moscou en 2013 », se
rappelle le Français Francis Crespo, conseiller technique à la Fédération et
présent à chaque déplacement.
«Le sport ne nourrit pas »
Actuellement, le coach est français : Didier Soulié, professeur d’EPS à
l’université de Bordeaux, est également l’entraîneur de l’équipe de France
universitaire féminine de rugby à VII. Confronté à de nouvelles problématiques,
il reste en retrait quand une joueuse voilée demande à ce que ce soit une
femme qui prenne en photo sa tête découverte pour un visa. La question du
port du voile, interdit par les règles de la Fédération internationale à cause du
risque de strangulation et du danger des épingles, s’est posée pour la première
fois au tournoi de Hongkong, en 2012. Fadwa Najeh, 24 ans, en a gardé un
souvenir vif : « Si je dois choisir entre le voile et le rugby, je m’éloignerai du
rugby. A Hongkong, ça m’a vraiment déstabilisée qu’ils me l’interdisent. C’est
mon choix. Ça m’a occupé l’esprit avant d’entrer sur le terrain. » Fadwa a
trouvé l’astuce : maintenir le voile sous un casque de rugby.
Ces détails réglés, l’équipe sera à Tours en mai pour un tournoi avant de
rejoindre Dublin pour le tournoi préolympique. Selon Francis Crespo, qui ne
lâche pas les joueuses d’une semelle, les Tunisiennes « devraient arriver en
phases finales du tournoi. Ce sera compliqué de gagner contre l’Irlande en
Irlande, ou contre la Russie, qui domine ». Son objectif principal reste le
championnat d’Afrique des nations, les 17 et 18 septembre 2016, et l’édition
2017, qualificative pour la Coupe du monde 2018 à San Francisco.
Quant aux filles, même si elles consacrent, sans rémunération, quatre jours par
semaine à leur passion du rugby, elles cherchent aussi les moyens de s’en sortir
en attendant de toucher leur premier salaire de semi-pro, fin avril. La capitaine,
Rawia Othmani, 27 ans, espère intégrer un master en sciences et techniques
des activités physiques et sportives à Bordeaux. « Le sport ne nourrit pas », lâche Ines Souissi, 27 ans, qui vient de quitter un emploi dans sa ville natale de
Djerba pour pouvoir rester en sélection nationale. Un écho aux manifestations
des déçus de la révolution, en février, qui scandaient : « la liberté d’expression
ne nourrit pas ».
Camille Lavoix (Sousse, envoyée spéciale)

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