Analyse d`une séquence du film de John Ford
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Analyse d`une séquence du film de John Ford
Analyse d’une séquence du film de John Ford, Stagecoach, 1939 (à propos d’un texte de Nick Browne, publié en 1975 dans le numéro 23 de la revue « Communications ») Un texte fondamental Dans l'histoire de la théorie du cinéma, la revue de l'EHESS « Communications » a souvent joué un rôle important, voire fondamental. Les lecteurs intéressés se souviendront sans doute du numéro 23, daté de février 1975 et qui traitait un sujet « émergent » à l'époque : Cinéma et Psychanalyse. » C'était les débuts effectifs d'un nouveau courant de pensée dans la théorie du cinéma. Ce numéro resté justement célèbre permettait enfin de dépasser la sémiologie « pure et dure » des débuts, pour entrer de plain-pied dans ce qu'on a pu appeler la seconde sémiologie. Celle qui interrogeait la relation film / spectateur, alors que la première sémiologie analysait essentiellement les aspects « structurels » du cinéma comme langage. Dans ce numéro on trouve un des trop rares textes de Roland Barthes sur le cinéma, des textes de Julia Kristeva, jean-Louis Baudry, Guy Rosolato, Félix Guattari, etc. Il y a également un texte « fondateur » du regretté Christian Metz (son premier article sur le thème du « signifiant imaginaire », qui deviendra un livre à part entière deux ans plus tard) et aussi un texte de Nick Browne, professeur à Harvard, qui nous intéresse particulièrement ici : « rhétorique du texte spéculaire » (initialement publié dans « Film Quarterly », Berkeley, USA, printemps 75) (p. 202 à 211 pour l'article de « Communications ») L'analyse d'une séquence célèbre : Dans ce texte, Nick Browne analyse une séquence extrêmement brève de Stagecoach de John Ford, soit une douzaine de plans situés à environ 30 minutes du début du film. Cet article reste fondamental dans la théorie du cinéma car il pose des problèmes clés concernant d'une part la relation entre l'instance énonciatrice du film et la fiction qu'elle engendre et, d'autre part, le rapport que cet ensemble entretien avec l'instance spectatorielle. Si nous revenons aujourd'hui sur cet article ce n'est pas pour en contester les conclusions mais pour en faire une re-lecture critique et voir ce qu'on peut en retirer sur le plan méthodologique qui nous préoccupe, en tant qu'enseignants, en l'élargissant sur au moins un point important. Nick Browne énonce ainsi le programme de son article : « L'étude montre par une analyse détaillée la manière dont les deux niveaux des images, l'énonciation et la fiction, entrent en rapport mutuel dans un « texte » dont la structure procède, dans un premier temps, de l'interdit jeté sur toute rencontre des regards de l'acteur et du spectateur, dans un deuxième temps, des données sociales intervenant dans les rapports entre , © CRDP de Paris. personnages, [ainsi que l'importance structurale de] la notion d'implication du lecteur et son rôle ». (p.202) Il est vrai que cette séquence se prête merveilleusement bien à l'exercice. Le style de Ford également, mais de cela il ne sera pas vraiment fait état. La revue « Communications » n'avait pas pour objet de rendre grâce à un des metteurs en scène les plus prolifiques de l'histoire du cinéma. Il s'agissait avant tout de conceptualiser les développements de la pensée sur le cinéma, de constituer « l'objet cinéma » en discipline universitaire. Une séquence bâtie sur l'alternance : Dans cette séquence, Nick Browne pointe très clairement l'alternance des points de vue, et la structuration rhétorique que cette alternance provoque. Il établit clairement que la séquence oscille entre un point de vue anonyme (plans impairs) et un point de vue immanquablement attribuable à Lucy Malorie (plans pairs). Assise en bout de table, Lucy est la jeune femme d'un officier de la cavalerie américaine. Elle personnifie dans le film toutes les rigueurs de l'ordre moral qui conviennent à une jeune femme de la bonne société. Plans 2, 4, 6, 8, 10 Plans 3, 5, 7, 9 et 11 Nick Browne pointe le fait que cette alternance place Lucy au cœur du système énonciatif de la séquence : soit on voit Lucy dans le champ, elle est dans l'ordre de la fiction en tant que personnage, (plans 3, 5, 7, 9, et 11) soit on voit par ses yeux : elle occupe alors une place centrale dans le champ de l'énonciation du film (plans 2, 4, 6, 8, 10). « Le spectateur / lecteur suit et occupe toujours une nouvelle vue, grâce à la « localisation » de la présence de Lucy qui bascule sans cesse entre l'énonciation et la fiction ». (p.207) , © CRDP de Paris. Plan 1 Plan 12 Les plans 1 et 12, non attribuables à un quelconque personnage (" nobody's shot " dans le texte anglais), sont des plans qui montrent : - 1) la situation initiale ou - 12) la résolution du conflit, et la nouvelle organisation de l'espace social autour de la table du repas.Ils échappent à la stricte alternance qui caractérise cette séquence dans sa globalité. L'attribution du regard à Lucy Malorie est liée d'une part à l'organisation géographique de l'espace (par les raccords de regard dans l'ensemble de la séquence) et d'autre part à l'intervention technique manifeste du début du plan 4 : en effet à ce moment, la caméra avance légèrement (travelling avant) pour, littéralement, prendre la place de Lucy Malorie, à l'endroit où elle a été vue jusque là. Une articulation dramatique : L'article souligne également l'articulation fondamentale de cette séquence autour des plans 5 et 6 qui portent l'affrontement des regards des deux femmes : Lucy dont Nick Browne souligne fort justement que le point de vue à partir duquel elle est vue n'est pas attribuable à Dallas (plan 5) et - Dallas, elle-même, la femme « de mauvaise vie » regardée avec insistance par Lucy (plan 6) Plan 5 , © CRDP de Paris. Plan 6 Cette confrontation tourne à l'avantage de Lucy, parce que c'est dans l'ordre social établi à ce moment là du film, mais aussi pour une raison cinématographique importante qui concerne un tabou central du cinéma : l'interdiction faite à tout personnage d'avoir un regard-caméra. « La différence importante [dit Nick Browne] ne se situe pas au niveau de la fiction - les deux femmes échangent simultanément leur regard - mais au niveau de l'énonciation, où le regard de Lucy est autorisé, celui de Dallas dépossédé ». (p.205) En effet, quand Dallas est vue du point de vue de Lucy, elle doit absolument baisser les yeux et détourner son regard vers le bas d'abord puis vers sa gauche. Si elle ne baissait pas le regard (pour affronter celui de Lucy, dont on sait qu'il correspond au point de vue de la caméra), la construction spatiale l'obligerait à regarder droit dans les yeux des spectateurs rompant ainsi un des tabous du cinéma dominant qu'est le regard-caméra. Nick Browne nous amène donc à réaliser pleinement que les relations dans la fiction sont entièrement redoublées au plan de l'acte énonciatif du film (et donc au cœur du système de la mise en scène fordienne). Il insiste sur le fait que les deux groupes sociaux décrits par la fiction ne sont jamais co-présents dans le même plan (sauf au plan 12 comme nous l'avons déjà dit) et que la hiérarchie des regards renforce cette donnée : soit Dallas et Ringo (la prostituée et l'évadé) sont rejetés hors-champ et soumis au regard d'un ou plusieurs des « gens biens », soit ils sont vus par Lucy seule. En conséquence, présents ou non à l'écran, ils sont soumis (par le regard) au jugement de la société. Le travail du spectateur : C'est notre travail de spectateur que de porter et comprendre cet ensemble de regards dans la séquence. Cette fonction semble possible par « un procès d'induction qui établi[t] un lien intelligible entre la place de l'énonciation et le déroulement de la fiction. Un lien que nous nommerons le locus, le lieu de la lecture du spectateur. Le locus, de notre point de vue, est un emplacement privilégié, intégré à la structure de la présentation et qui permet au lecteur de suivre le déroulement dramatique comme une suite cohérente d'événements. » (p. 207) Au final, dans ce court article, analysant une séquence elle-même courte, Nick Browne revenait sur les fondements de l'analyse des problèmes de l'énonciation au cinéma et la relation que les modalités énonciatives particulières du cinéma entretiennent avec le spectateur. Tendance normale de la revue il en profitait pour aller jusqu'à théoriser le travail du spectateur qui, oscillant entre les différents points de vue, oscille de fait entre la position de spectateur et celle d'énonciateur du film, par identification avec des points de vue de personnages. En disant que « les points d'affirmation énonciative et d'absence sont les masques de l'autorité narrative » (p. 207), Browne semble indiquer au final que tout cadrage, et donc tout plan dans un film devient une marque d'énonciation. Dans leur remarquable livre « l'analyse des films », Jacques Aumont et Michel Marie critiquent cette position théorique et refuse d'aller aussi loin : « Nous ne suivrons pas Nick Browne dans cette affirmation ; si la notion de marque de l'énonciation doit garder quelque consistance, il vaut mieux la réserver aux cas où il y a effectivement marquage : or si chaque cadrage est une marque d'énonciation, plus rien n'est marqué puisque tout l'est également. » (L'analyse des films, Jacques Aumont Michel Marie, Nathan, collection Nathan Université, Paris 1988.) , © CRDP de Paris. Le film hors-champ : Il peut sembler étonnant de revenir sur un article théorique trente ans après sa parution. Mais c'est intéressant à plus d'un titre car on peut mesurer le chemin parcouru. Ce texte historique porte en creux un manque important : il reste par trop « collé » à une infime partie du « texte filmique » et à son objet théorique. Ainsi, il évacue le film dans son ensemble ainsi que Ford lui-même et son style, sauf pour prétendre à un moment que le système rhétorique ainsi institué « privilégie le code moral et social de Ford » ! D'une part, il est étonnant de lire une telle affirmation de la part de quelqu'un capable d'une analyse aussi fine. D'autre part, la suite du film ainsi que la longue évolution du western » selon Ford « rendent cette simple idée caduque. Et cela, Nick Browne ne pouvait pas l'ignorer en 1975. Par ailleurs, la rigueur théorique de Browne aurait du lui interdire d'introduire tout à coup dans un essai de sémiologie cette « présence humaine » (celle d'une supposée psychologie de John Ford) forcément extérieure au film. En outre, une partie de cette analyse semble problématique : celle qui décrit l'asymétrie des regards entre Lucy et Dallas (plans 5 et 6). Après avoir largement décrit le fait que l'énonciation oscille entre « deux saisies en première et troisième personne », il évoque la relation entre les plans 5 et 6 : « L'asymétrie en 5, qui est la description, déplacée vers le frontal, (c'est nous qui soulignons) du regard de Dallas, prend acte de la position sociale de Lucy et de sa défense rigide des préséances ; elle enregistre le retrait de Dallas elle-même dans ce domaine. Du fait de ce déplacement, la présence de Lucy en 5 produit l'effet d'une auto-présentation autant que d'une description du regard de Dallas : comme énonciation, le plan est comparable « au plan anonyme » [point de vue correspondant aux plans 3, 5, 7, 9, 11]. (p. 206) Il est toujours surprenant de voir comment il est possible, pour conserver la logique impeccable d'une démonstration, de tirer la description d'une séquence vers ce que l'on souhaite en dire. L'article souligne pourtant la rigueur absolue de l'alternance décrite (plans impairs / plans pairs) autour du personnage de Lucy. Quand tout à coup, un point de vue (celui montrant Lucy en 5) sort de cette rigueur et rompt le bel ordonnancement, Nick Browne en souligne l'exception et le décrit comme « la description, déplacée vers le « frontal » du regard de Dallas » (p. 206). Pourtant quelques paragraphes auparavant, il décrivait ce moment précis de la séquence comme illustrant « la structure rhétorique fondamentale de la séquence » (p. 204) Une autre hypothèse possible : Que se passerait-il si, au lieu de cela, il rompait la belle monotonie de l'organisation rhétorique décrite, (et celle de sa propre démonstration) pour accorder le point de vue du plan 5 à Ringo, interprété par John Wayne ? Si l'on regarde bien le film, il y a place pour le doute et une telle hypothèse n'est pas fantaisiste. Pourtant Nick Browne préfère voir dans le plan 5 que « Lucy est montrée quasiment de face ». (p. 204) C'est le « quasiment » qui fait sens ici, et si l'on regarde bien le plan 5, on , © CRDP de Paris. voit qu'elle n'est pas autant de face que Nick Browne veut bien le voir et qu'elle n'est pas « à une seule mais problématique exception près […] filmée d'un emplacement qui ne correspond à aucun des personnages présents ». (p. 203) Il ne s'agit pas tant ici de « déconstruire » (trente ans après) un article important de la théorie du cinéma que de rappeler (ce que nous signalons par ailleurs dans ce site) un point fondamental de méthodologie de l'analyse filmique : c'est le film qui est le garant de l'analyse. Le problème tient peut-être au fait, signalé par Browne lui-même, que cette étude s'appuie « sur une analyse des photogrammes » (p.202). Cet article pose en creux ce problème : décrivant avec force détails une séquence, il en oublie le reste du film et le propos plus large qui est tenu par l'ensemble des séquences de Stagecoach. Bien sûr, tout ce qui est décrit par Nick Browne peut être éprouvé, ressenti, par le spectateur. Mais d'autres opérations sont à l'œuvre au cours de cette séquence que le film, perçu dans sa globalité permet d'apprécier. Ainsi, si on considère le plan 5 comme vu, non pas du « centre de la table » (p.204), mais d'un point en bord de table proche de la place occupée par Ringo (John Wayne), alors la rhétorique globale glisse vers d'autres interprétations possibles. L'attribution de ce regard décrit (« depicted glance » dans le texte anglais) à Ringo est chose possible si l'on en croit Nick Browne lui-même : « la lecture d'un plan comme regard d'un personnage ne requiert pas que la caméra occupe, dans la topographie filmique, le même emplacement que le corps du personnage ». (p.204) Une autre lecture de cette séquence : Peut-être cela permet-il de mieux comprendre le regard hors-champ du même Ringo (dès le plan 8) vers l'espace occupé par le groupe des « gens biens ». Ce regard d'un des deux « parias » vers le hors-champ est exceptionnel. Il autorise ainsi Ringo à percevoir ce qui se joue dans cette séquence, et c'est l'occasion pour lui d'exprimer sa « prise de conscience » des rôles sociaux à l'œuvre dans l'ensemble du film (« It seems you can't break out of prison and enter society »). (On ne peut sortir de prison et être admis en société) En ne limitant pas l'interprétation de cette séquence à un objet théorique elle prend alors une autre tournure. Elle n'est plus seulement la représentation « du code social et moral » d'un réalisateur (p.207). Elle porte déjà très clairement en germe le discours ultime du film par lequel le shérif et le médecin feront partir Dallas et Ringo vers le Mexique en lançant ces mots (emblématiques de tout ce que sera le western selon John Ford par la suite) « they're saved from the blessings of civilisation » (les voilà sauvés des bienfaits de la civilisation) , © CRDP de Paris. Pour conclure : Pour conclure, répétons qu'il ne s'agit pas de remettre en cause la validité de cet article, ce qui n'aurait absolument aucun sens trente ans après ; il s'agit simplement de revenir dessus pour deux raisons : - cette scène est un « classique » de l'analyse filmique donc il est utile de revenir sur ce « texte fondateur », - il y a un problème méthodologique à creuser pour nos élèves qui n'ont pas, eux, à inventer des concepts, mais à s'emparer d'un film, d'un mode d'expression particulièrement difficile à cerner. Il faut qu'ils sortent de la simple analyse de cette séquence « canonique » pour la resituer au sein de l'analyse du film dans sa totalité. Article proposé par Marc Holfeltz, CRDP de Paris. , © CRDP de Paris. Auteur : Marc Holfeltz. Croquis Marion Le Gall