Un chardon sur la falaise - éditions épingle à nourrice
Transcription
Un chardon sur la falaise - éditions épingle à nourrice
Éditeur : Gens du monde (association loi 1901) ISBN 978-2-919521-13-5 SIRET : 521 903 294 000 10 ©Droits réservés éditions épingle à nourrice Tél : +33 7 86 58 72 31 Courriel : [email protected] Site : http://www.editionsepingleanourrice.com/ Informations & adhésions : site Droits de reproduction et de traduction pour tous pays. Toute reproduction même partielle de cet ouvrage est interdite sans l’autorisation de l’auteur sous peine de poursuites. (Loi du 11 mars 1957 sur la protection littéraire) JEAN-JOËL LEMARCHAND Un chardon sur la falaise éditions épingle à nourrice Jean-Joël Lemarchand (né en 1947) est Premier Adjoint au Maire de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne). Il chemine avec l’écriture dans le labyrinthe de la connaissance, il transmet, témoigne, se connecte au monde, et par l’imprudence du vocabulaire, libère la pensée... ~~~ DU MÊME AUTEUR : Aux Éditions les Points sur les i - SUBLIMES FRAGMENTS (2009) Aux Éditions du Panthéon - POUSSIÈRES : tomes 1 et 2 (2011-2012) Aux éditions épingle à nourrice - RUE DES IMPASSIÈRES : tome 1 (2012) 1 | LE NAUGRAGÉ C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit... 6 « Les mots sont à cueillir, à arracher, à couper, les mots sont des fleurs d’épidermes, de cerveaux, de jambes et de bras, les mots sont des corps, les mots ne cherchent qu’une chose, la fraternité des mots, l’universelle amitié des autres mots, leur amour tranquille. Aussi, il ne faut pas les frapper, ni les torturer, il ne faut pas les renvoyer aux choses ou aux abstractions, les mots ne sont pas des véhicules et s’ils n’agressent pas, il ne faut pas les agresser car les mots ne se laissent pas faire, ils aiment à se défendre, si on les provoque, avec une force extraordinaire, les mots déplacent les montagnes, mettent les armées en déroute, poursuivent les princes numides, nus et humides, sortent dans le noir d’une nuit ensoleillée avec des amis noirs qui mettent des habits noirs, se couvrent le visage de cirage noir, tirant à blanc mais jamais tyrans. Alors que tous ceux qui sont indignes avec les mots restent indignés, moi, ils m’indignent, ils n’ont pas de dignité. » Êtes-vous prêtre, prête, êtes-vous prêt dans cette situation libano syrienne, juste à la frontière, dans l’entre-deux de l’intervalle, avec un trait d’union, de fuite, un trait de désunion ? Alors à l’unisson des désunis, amis et ennemis, amis des ennemis, ennemis des amis, hôtes des otages, hospitalité du désert, appelons Racine qui s’y connaissait en matière de désert oriental, en matière de tribus, appelons Athalie, le combat des lévites contre les partisans de Baal. C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit où s’entendait le râle des concepts égorgés ; les chiens noirs se précipitaient sur eux, les dévoraient et mou7 raient les tripes éclatées, ventres ouverts et esprit fermé, gonflés comme des baudruches. Et pendant ce temps-là, les manèges enfantins tournaient, les petites mains s’évertuaient à saisir le ballon qui donnait un tour de manège gratuit : et tournez manèges ! Tandis que Maman assise sur une chaise lit Athalie en serrant les jambes. Quel doux spectacle, quel doux spectacle ! C’était par une nuit d’aurore boréale où les chiens aboyaient, une nuit aux abois de bois, où l’on entendait les aboiements dans les bois. C’était par un jour terriblement clair, des quais d’abordage se jetaient dans la mer comme des coulées de lave, comme du cristal qui trempait ses doigts dans l’eau... Trop clair, trop délavé, ce jour, un jour clair comme un lac boueux, une boue laquée au moment où le tableau émulsionne et fait ressortir le noir de l’eau comme une salamandre. Maintenant je sais, pour le peu que je sache, la tête dans le sac, je sais ce qu’est une boue laquée, un bouc corné. Maintenant je sais, enfin je crois savoir ; religieusement d’après l’écriture sainte, je sais qu’Athalie a un nom d’attentat, de tentation, d’apostat ou d’hérétique, un nom de Hottentot et que tout cela, à cause de ce nom, va très mal finir. C’est aussi un nom de tête réduite, un nom Jivaro, un nom de Vénus callipyge, un nom de Vénus noire, un nom de nuit noire comme un jour ensoleillé... Généralement, le redoublement du L se produit devant une voyelle muette, c’est pourquoi il arrive que des morceaux épars de grammaire flottent dans le naufrage des phrases. Fort heureusement, avec eux c’est 8 l’imprévu qui se manifeste. « Reprenons » ! Le nom est lancinant et lance des lances silencieuses, c’est une horrible peur comme une erreur qui vous fait sentir le vide du gouffre qui se creuse sous vos pieds, c’est un horrible pendant comme le penchant d’un pendu, c’est un horrible pendu qui pend au gibet de Montfaucon, là où les dernières convulsions font se lever la mandragore. Figurez-vous que la situation des mots est telle qu’oser les prononcer dans leurs noms de fleurs, dans leurs profondeurs comme des gorges de montagne, comme des gorges profondes, figurez-vous que cette situation vous conduit devant la haute juridiction du droit, à la limite de la plainte, presque dans une situation de viol, c’est la censure, « sensure », là où le sang sue, c’est la censure des pauvres d’esprit. Pauvre « sensure » et attention à ne pas écrire « beau cul » au lieu de dire : « Merci beaucoup » ! Un beaucoup n’est pas un beau cul, attention à l’agression et si tu parles d’un prince numide, de surcroit humide, si tu parles d’un canard au bec de vermouth qui lève de façon obscène son croupion en l’air cherchant sa nourriture sous l’eau, alors ne confonds pas tous les canards. Attention à la graisse de l’agression, attention à la Grèce. Nos amis anglais diraient : où est le courage ? Le courage de dire les yeux dans les yeux ce que l’on a à dire au lieu de se comporter comme un pleutre qui pleure derrière la diffamation. Alors, Lemarchand, attention à cette horrible peur, à cette horrible douleur qui en met quelques-uns en transe, en souvenir d’une atrocité d’enfance qui ne te 9 concerne pas. Dis-toi donc que la vie est ainsi, qu’elle baigne dans la nostalgie de l’ineffaçable, que les prénoms portent les noms des morts et que c’est dur à porter, mais tu n’y es pour rien. « Reprenons... » Et dans cette reprise, enhardissons-nous, osons dire ; aux anges, « beaucoup » peut se dire en pensant les lèvres, en pinçant les lèvres, en pinçant les muqueuses : beau cul ! Tel est le voyage sonore du nom, que cela plaise ou non, tel est le « raturer outre », cette insurrection des sons, des couleurs et des vents qui rendent le sens insensé. C’est ainsi que l’on peut dire : « Regardez mes corps beaux, regardez nos beaux corps, regardez nos corbeaux ». C’est ainsi, le mot est volatile, il souffle des tempêtes où volent des troupeaux de scarabées, de papillons, de mites, de lièvres, de grenouilles, d’éléphants, de crabes, d’oursins, de sardines. C’est ainsi, le mot est un roman venté, riche d’inventions, surtout pas un minable procès avec des avocats et un procureur étriqués ! Le mot ne relève pas de la sentence, le mot est comme les guerriers écossais, il montre son cul à la censure. C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit... « L’horreur d’une profonde nuit » : une phrase sans verbe, enfin l’absence du verbe qui creuse une trace dans la phrase et fait s’envoler le bel anacoluthe qui se met à fondre comme la cire des ailes d’Icare, se met à fondre sur sa proie et se saisit des vers en ses serres, c’est un bel oiseau qui élimine l’herbe et les racines du verbe, s’empare du lièvre qui gambade dans l’herbe du commencement du monde ! Et il y a 10