Un chardon sur la falaise - éditions épingle à nourrice

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Un chardon sur la falaise - éditions épingle à nourrice
Éditeur : Gens du monde (association loi 1901)
ISBN 978-2-919521-13-5
SIRET : 521 903 294 000 10
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JEAN-JOËL LEMARCHAND
Un chardon sur la falaise
éditions épingle à nourrice
Jean-Joël Lemarchand (né en 1947) est Premier Adjoint
au Maire de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne).
Il chemine avec l’écriture dans le labyrinthe de la
connaissance, il transmet, témoigne, se connecte au
monde, et par l’imprudence du vocabulaire, libère la
pensée...
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DU MÊME AUTEUR :
Aux Éditions les Points sur les i
- SUBLIMES FRAGMENTS (2009)
Aux Éditions du Panthéon
- POUSSIÈRES : tomes 1 et 2 (2011-2012)
Aux éditions épingle à nourrice
- RUE DES IMPASSIÈRES : tome 1 (2012)
1 | LE NAUGRAGÉ
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit...
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« Les mots sont à cueillir, à arracher, à couper, les
mots sont des fleurs d’épidermes, de cerveaux, de jambes et de bras, les mots sont des corps, les mots ne
cherchent qu’une chose, la fraternité des mots,
l’universelle amitié des autres mots, leur amour tranquille. Aussi, il ne faut pas les frapper, ni les torturer, il
ne faut pas les renvoyer aux choses ou aux abstractions, les mots ne sont pas des véhicules et s’ils
n’agressent pas, il ne faut pas les agresser car les mots
ne se laissent pas faire, ils aiment à se défendre, si on
les provoque, avec une force extraordinaire, les mots
déplacent les montagnes, mettent les armées en déroute, poursuivent les princes numides, nus et humides,
sortent dans le noir d’une nuit ensoleillée avec des
amis noirs qui mettent des habits noirs, se couvrent le
visage de cirage noir, tirant à blanc mais jamais tyrans. Alors que tous ceux qui sont indignes avec les
mots restent indignés, moi, ils m’indignent, ils n’ont
pas de dignité. »
Êtes-vous prêtre, prête, êtes-vous prêt dans cette
situation libano syrienne, juste à la frontière, dans
l’entre-deux de l’intervalle, avec un trait d’union, de
fuite, un trait de désunion ? Alors à l’unisson des
désunis, amis et ennemis, amis des ennemis, ennemis des amis, hôtes des otages, hospitalité du désert,
appelons Racine qui s’y connaissait en matière de
désert oriental, en matière de tribus, appelons Athalie,
le combat des lévites contre les partisans de Baal.
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit où
s’entendait le râle des concepts égorgés ; les chiens
noirs se précipitaient sur eux, les dévoraient et mou7
raient les tripes éclatées, ventres ouverts et esprit
fermé, gonflés comme des baudruches. Et pendant
ce temps-là, les manèges enfantins tournaient, les
petites mains s’évertuaient à saisir le ballon qui
donnait un tour de manège gratuit : et tournez manèges ! Tandis que Maman assise sur une chaise lit
Athalie en serrant les jambes. Quel doux spectacle,
quel doux spectacle ! C’était par une nuit d’aurore
boréale où les chiens aboyaient, une nuit aux abois
de bois, où l’on entendait les aboiements dans les
bois. C’était par un jour terriblement clair, des quais
d’abordage se jetaient dans la mer comme des coulées de lave, comme du cristal qui trempait ses
doigts dans l’eau... Trop clair, trop délavé, ce jour,
un jour clair comme un lac boueux, une boue laquée
au moment où le tableau émulsionne et fait ressortir
le noir de l’eau comme une salamandre. Maintenant
je sais, pour le peu que je sache, la tête dans le sac,
je sais ce qu’est une boue laquée, un bouc corné.
Maintenant je sais, enfin je crois savoir ; religieusement d’après l’écriture sainte, je sais qu’Athalie a
un nom d’attentat, de tentation, d’apostat ou
d’hérétique, un nom de Hottentot et que tout cela, à
cause de ce nom, va très mal finir. C’est aussi un
nom de tête réduite, un nom Jivaro, un nom de Vénus callipyge, un nom de Vénus noire, un nom de
nuit noire comme un jour ensoleillé... Généralement, le redoublement du L se produit devant une
voyelle muette, c’est pourquoi il arrive que des
morceaux épars de grammaire flottent dans le naufrage des phrases. Fort heureusement, avec eux c’est
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l’imprévu qui se manifeste. « Reprenons » ! Le nom
est lancinant et lance des lances silencieuses, c’est
une horrible peur comme une erreur qui vous fait
sentir le vide du gouffre qui se creuse sous vos
pieds, c’est un horrible pendant comme le penchant
d’un pendu, c’est un horrible pendu qui pend au
gibet de Montfaucon, là où les dernières convulsions font se lever la mandragore. Figurez-vous que
la situation des mots est telle qu’oser les prononcer
dans leurs noms de fleurs, dans leurs profondeurs
comme des gorges de montagne, comme des gorges
profondes, figurez-vous que cette situation vous
conduit devant la haute juridiction du droit, à la
limite de la plainte, presque dans une situation de
viol, c’est la censure, « sensure », là où le sang sue,
c’est la censure des pauvres d’esprit. Pauvre
« sensure » et attention à ne pas écrire « beau cul »
au lieu de dire : « Merci beaucoup » ! Un beaucoup
n’est pas un beau cul, attention à l’agression et si tu
parles d’un prince numide, de surcroit humide, si tu
parles d’un canard au bec de vermouth qui lève de
façon obscène son croupion en l’air cherchant sa
nourriture sous l’eau, alors ne confonds pas tous les
canards. Attention à la graisse de l’agression, attention à la Grèce. Nos amis anglais diraient : où est le
courage ? Le courage de dire les yeux dans les yeux
ce que l’on a à dire au lieu de se comporter comme
un pleutre qui pleure derrière la diffamation. Alors,
Lemarchand, attention à cette horrible peur, à cette
horrible douleur qui en met quelques-uns en transe,
en souvenir d’une atrocité d’enfance qui ne te
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concerne pas. Dis-toi donc que la vie est ainsi,
qu’elle baigne dans la nostalgie de l’ineffaçable, que
les prénoms portent les noms des morts et que c’est
dur à porter, mais tu n’y es pour rien.
« Reprenons... » Et dans cette reprise, enhardissons-nous, osons dire ; aux anges, « beaucoup »
peut se dire en pensant les lèvres, en pinçant les
lèvres, en pinçant les muqueuses : beau cul ! Tel est
le voyage sonore du nom, que cela plaise ou non, tel
est le « raturer outre », cette insurrection des sons,
des couleurs et des vents qui rendent le sens insensé.
C’est ainsi que l’on peut dire : « Regardez mes
corps beaux, regardez nos beaux corps, regardez nos
corbeaux ». C’est ainsi, le mot est volatile, il souffle
des tempêtes où volent des troupeaux de scarabées,
de papillons, de mites, de lièvres, de grenouilles,
d’éléphants, de crabes, d’oursins, de sardines. C’est
ainsi, le mot est un roman venté, riche d’inventions,
surtout pas un minable procès avec des avocats et un
procureur étriqués ! Le mot ne relève pas de la sentence, le mot est comme les guerriers écossais, il
montre son cul à la censure.
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit...
« L’horreur d’une profonde nuit » : une phrase sans
verbe, enfin l’absence du verbe qui creuse une trace
dans la phrase et fait s’envoler le bel anacoluthe qui
se met à fondre comme la cire des ailes d’Icare, se
met à fondre sur sa proie et se saisit des vers en ses
serres, c’est un bel oiseau qui élimine l’herbe et les
racines du verbe, s’empare du lièvre qui gambade
dans l’herbe du commencement du monde ! Et il y a
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