Des amateurs dans les médias

Transcription

Des amateurs dans les médias
Cette publication entend faire avancer les connaissances empiriques et la réflexion
théorique sur ce « journalisme amateur » et les pratiques de diffusion des biens
culturels ordinaires par les médias. Les relations entre espaces profanes et espaces
professionnels, les médiations techniques et sociales des pratiques amateur, les
conditions et les effets de leur inscription dans la durée, constituent autant de
points d’entrée privilégiés sur le matériau empirique diversifié de l’ouvrage : les
publications alternatives en Tchécoslovaquie, un réseau de médias libres à Mexico,
les correspondant locaux d’un titre de presse quotidienne régionale en France, une
entreprise de production de logiciels éducatifs en Grande-Bretagne, ou encore des
blogs musicaux, de cinéma ou de bande dessinée.
À rebours des discours normatifs dont le « journalisme amateur » est le plus
souvent l’objet dans des débats publics récurrents, les analyses proposées ici
s’appuient sur une étude sociologique fine des individus et des groupes considérés,
ainsi que des données de cadrage pour articuler étroitement l’étude des relations
entre champs professionnels et espaces amateur, d’une part, et entre les sujets
et les objets de leurs passions politiques ou culturelles, d’autre part.
Benjamin Ferron est Maître de conférences au Département de Communication politique et publique
de l’Université Paris-Est Créteil et rattaché au Centre d’étude des discours, images, textes, écrits,
communication (Céditec, EA 3119).
Sciences sociales
es pratiques amateur, foisonnantes et hétéroclites, restent largement
méconnues, en particulier dans le domaine des médias et du journalisme, alors
qu’elles représentent bien souvent une part importante des activités culturelles
et sociales. Les recompositions récentes de l’espace public médiatique ont fait
émerger la figure du « journaliste amateur », tantôt perçu comme le fossoyeur du
journalisme professionnel, tantôt célébré comme un agent de démocratisation de
l’expression publique.
Des amateurs dans les médias - B. Ferron, N. Harvey, O. Trédan (Dir.)
L
Benjamin Ferron
Nicolas Harvey
Olivier Trédan
(Dir.)
Des amateurs dans les médias
Légitimités, autonomie, attachements
Nicolas Harvey est professeur APTPUO à l’Université d’Ottawa et membre du Centre de recherches sur
l’action politique en Europe (CRAPE-CNRS - UMR 6051).
Olivier Trédan est docteur en Sciences de l’information et de la communication et membre du Centre de
Recherche sur l’Action Publique en Europe (CRAPE-CNRS - UMR 6051).
29 euros
Presses des Mines
Amateurs.indd 1
29/04/15 11:17
Benjamin Ferron, Nicolas Harvey, Olivier Tredan (dir.), Des amateurs dans les médias, Paris,
Presses des Mines, Collection Sciences sociales, 2015.
© Presses des MINES – TRANSVALOR, 2015
60, boulevard Saint-Michel – 75272 Paris Cedex 06 – France
[email protected]
www.pressesdesmines.com
ISBN : 978-2-35671-211-0
© Photo de couverture : Danièle Akrich
Dépôt légal : 2015
Achevé d’imprimer en 2015 (Paris)
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous
les pays.
Des amateurs
dans les médias
Collection Sciences sociales
Responsable de la collection : Cécile Méadel
Centre de sociologie de l’innovation (www.csi.ensmp.fr)
J. Bourdon , Histoire de la télévision sous de Gaulle
N. Darène, Fabriquer le luxe
E. Kessous, A. Mallard, La Fabrique de la vente
J. Michalon, Panser avec les animaux
F. Musiani, Nains sans géants. Architecture décentralisée et service Internet
M. Callon, Sociologie des agencements marchands
L. Doganova, Valoriser la science. Les Partenariats des start-up technologiques
F. Granjon, Reconnaissance et usages d’internet. Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée
F. Massit-Folléa, C. Méadel et L. Monnoyer-Smith, Normative Experience in Internet Politics
D.Boullier, S. Chevrier, S. Juguet, Événements et sécurité. Les professionnels des climats urbains
M. Calvez et S. Leduc, Des environnements à risques. Signalements de cancers et mise en cause d’installations industrielles
G. Teil, S. Barrey, A. Hennion, P. Floux, Le Vin et l’environnement. Faire compter la différence
F. Granjon et J. Denouël (dir.), Communiquer à l'ère numérique
A. Mallard, Petit dans le marché. Une sociologie de la Très Petite Entreprise
M. Akrich, Y. Barthe, F. Muniesa, P. Mustar (dir.), Débordements. Mélanges offerts à Michel Callon
M. Akrich, Y. Barthe, C. Rémy (dir.), Sur la piste environnementale. Menaces sanitaires et mobilisations profanes
C. Lemieux, Un président élu par les médias ?
C. Lemieux, La Sociologie sur le vif
M. Armatte, La Science économique comme ingénierie
J. Denis et D. Pontille, Petite sociologie de la signalétique. Les coulisses des panneaux du métro (nouvelle édition)
M. Akrich, C. Méadel et V. Rabeharisoa, Se mobiliser pour la santé. Les associations s’expriment
A. Mol, Ce que soigner veut dire. Repenser le livre choix du patient
M. Akrich, J. Nunes, F. Paterson et V. Rabeharisoa (eds), The Dynamics of Patient Organizations
M. Mort, C. Milligan, C. Roberts et I. Moser (eds.), Ageing, Technology and Home Care : New Actors, New
Responsibilities
A. Desrosières, Pour une sociologie de la quantification. L’Argument statistique I
A. Desrosières, Gouverner par les nombres. L’Argument statistique II
A. Savoye et F. Cardoni (coord.), Frédéric Le Play, Parcours, audience, héritage
F. Audren et A. Savoye, Frédéric Le Play et ses élèves. La Naissance de l’ingénieur social Anthologie
A.-F. de Saint Laurent-Kogan et J.-L. Metzger (dir.), Où va le travail à l’ère du numérique ?
B. Latour, Chroniques d’un amateur de sciences
M. Akrich, M. Callon et B. Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs
V. Rabeharisoa et M. Callon, Le Pouvoir des malades
S. Dubuisson et A. Hennion, Le Design : l’objet dans l’usage
Benjamin Ferron
Nicolas Harvey
Olivier Tredan (dir.)
Des amateurs
dans les médias
Légitimités, autonomie, attachements
« Amateur, subst. et adj.
I – Emploi subst. [désigne gén. une pers.]
A.- Celui (ou celle) qui manifeste un goût de prédilection pour quelque
chose ou un type de chose (plus rarement de personnes) représentant une
valeur. Etre amateur de + subst. exprimant cette valeur
1.[Aspect imperf. : l’accent est mis sur la motivation permanente du
goût] Amateur de bonne chère, amateur des arts […]
2.[aspect perf. : l’accent est mis sur l’acte commerc. auquel peut
aboutir ou aboutit le goût pour qqc.] [...]
B.- Domaine des activités professionnelles. Personne qui exerce une activité
comparable à une activité professionnelle
1.[Celle-ci se distingue de l’activité professionnelle correspondante
en ce qu’elle n’est pas rémunérée] […]
2.[L’activité en question se distingue de l’activité prof. corresp. par
la moindre régularité et/ou la moindre qualification de celui qui
l’exerce] Travail d’amateur, troupe d’amateurs. Anton. Spécialiste […] »
Le Trésor de la Langue Française Informatisé
« Vous effrayez-vous de voir M. Tout-le-Monde jouer au journaliste sur
Internet ?
Jean-Piere Cotteret : Il y a un risque : le journaliste amateur va aller au-delà
de ce qu’il pense ou voit, dépasser la réalité, la vérité. C’est la porte ouverte
aux dérapages. Ce que l’on constate avec les blogs incite à la prudence. C’est
un système sans règles, donc dangereux.
Jean-Louis Missika : Je ne suis pas d’accord. Ne mélangeons pas le
journalisme amateur avec le « parajournalisme », qui est produit par des
acteurs économiques et politiques [...]. Le journalisme amateur, c’est autre
chose. Il y a des outils, surtout sur Internet, qui permettent à tous de produire
de l’information. Lors des attentats à Londres, un témoin prend des photos
avec son portable, les envoie à un ami qui les met sur son blog et elles
sont reprises dans le monde entier. Production, édition, diffusion... Geste
professionnel, journaliste amateur. Cela ne m’inquiète pas »
Interview publiée dans L’Express le 16 mars 2006
Préface
Le présent ouvrage aborde une question centrale du point de vue des
sciences sociales : celle de la place et de la légitimité respectives des amateurs
et des professionnels. Il appréhende cette question à partir d’un secteur
spécifique, le journalisme au sens large, élargi de fait à la médiatisation
culturelle. Mais il offre ce faisant une magnifique occasion d’interroger les
grandeurs qui sont au fondement de ces deux types d’action sociale.
Les sciences sociales en général, et la sociologie en particulier, sont traversées
depuis leur naissance par l’hypothèse forte selon laquelle les sociétés
modernes se seraient progressivement structurées en univers sociaux de
plus en plus spécifiques et de plus en plus professionnalisés. Prolongeant les
intuitions du Durkheim de De la division du travail social, la sociologie n’a cessé
de décrire la montée en puissance de la solidarité organique aux dépens
de la solidarité mécanique. La modernité structure la société en univers
différenciés (champs ou mondes sociaux, peu importe ici) caractérisés par
une autonomie relative : monde de l’entreprise, mondes de l’art, monde de
la recherche, monde politique, monde de la santé... A chaque fois s’observe
le même processus de professionnalisation qui incite certains acteurs
à se spécialiser dans une tâche jusqu’alors non spécifique, à développer
des argumentaires et des visions du monde de nature à légitimer celle-ci,
à chercher à en tirer des revenus. Le processus de professionnalisation
est toujours inséparable d’un processus parallèle d’institutionnalisation :
corporations, académies, personnes morales privées ou publiques... Les
activités sociales gagnent en prévisibilité, elles se routinisent en s’inscrivant
dans des rôles eux-mêmes adossés à des institutions qui tout à la fois
socialisent, encadrent, surveillent, sanctionnent, et légitiment.
L’exemple de l’activité politique illustre parfaitement ce modèle.
Conformément aux analyses esquissées par Max Weber, l’histoire politique
contemporaine est marquée par un processus de professionnalisation
qui opère au détriment des notables et au profit des professionnels de
la politique. Les seconds, selon la formule célèbre du même Max Weber,
vivent pour mais aussi de la politique. Ils en tirent un revenu, ils ont effectué
un parcours universitaire qui très souvent les préparait au métier politique,
ils se consacrent à plein temps à celui-ci, ils peuvent à bon droit revendiquer
une compétence experte, celle des spécialistes maîtrisant un ensemble de
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Des amateurs dans les médias
savoir faire et de savoir être là encore spécifiques. Le métier politique, à rebours
de l’idéologie du suffrage universel qui voudrait que l’accès à l’éligibilité
soit égale pour tous, devient l’affaire d’une corporation de spécialistes. Le
champ politique devient partiellement autonome. Ceux qui, de l’extérieur,
tentent d’y pénétrer (les « entrants ») voient surgir toute une série d’obstacles
imprévus : procès en incompétence, en illégitimité, etc.
Ce qui n’était au départ qu’une fonction sociale (« le politique ») est donc
devenu une profession, un champ, un monde spécifique (« la politique »),
avec ses codes, ses institutions, ses personnalités, ses routines, ses
normes. Le raisonnement vaut à l’identique, au fil d’histoires sectorielles
qui obéissent évidemment à des logiques singulières, et selon un rythme
également spécifique, pour les mondes de la santé, les mondes de l’art et
de la littérature, les mondes de la sciences et de la recherche, de l’industrie,
de la banque… Les convergences objectives sont telles que la sociologie
(et pas seulement ce secteur de la sociologie qu’on appelle la sociologie
des professions) a pu sans trop d’hésitation développer une équation
simple permettant de rendre compte du changement social, équation
selon laquelle la professionnalisation était synonyme de modernité. Le
professionnel, l’expert, le spécialiste, furent érigés en incarnation d’une
modernité naturellement occidentale, les pays du Sud faisant preuve sur ce
terrain d’un supposé « retard ».
Venons-en au journalisme. La fin du 19ème siècle et le début du 20ème
correspondent parfaitement au cadre que l’on vient de suggérer. Ce n’est
que progressivement que l’activité journaliste se différencie d’activités
voisines (romancier, publiciste...), et ce n’est que progressivement que
l’écriture journalistique parvient à s’imposer comme mode de description
spécifique (et légitime) de la réalité sociale. Les travaux sur l’histoire du
journalisme montrent bien la convergence des processus constitutifs de la
professionnalisation : le symbole peut en être par exemple l’invention de
la carte de presse, qui signifie tout à la fois encadrement et légitimation.
N’importe qui ne peut se prétendre journaliste, n’importe quoi ne peut être
qualifié de journalisme. Il y a désormais dans cette activité une grandeur
originale qui suppose qu’on ne la confonde pas avec n’importe quel
discours sur l’actualité.
Au regard de ces évolutions, la figure de l’amateur, en matière journalistique
comme ailleurs, fait pâle figure. Opposé au professionnel, il multiplie les
Préface
11
stigmates. L’amateur est celui à qui fait défaut la compétence experte qui
distingue le professionnel. L’étymologie suggère certes qu’il aime faire ce qu’il
fait. Mais dans une société qui accorde crédit à la science et à la technique, le
goût, fût-il passion, est plus handicap que ressource. L’amateur est du côté
des émotions, le professionnel du côté de la rationalité technicienne. Au sein
des sociétés occidentales de l’après-guerre, la balance penche clairement en
faveur du second. L’amateur souffre également d’un déficit d’adossement
aux institutions. Il opère seul, dans son coin ; le désintéressement le rend
imperméable aux sollicitations institutionnelles, il n’est ni docile ni prévisible,
il n’est donc pas vraiment fiable. N’ayant de comptes à rendre à personne,
n’ayant pas parti lié aux institutions, il attire par son indépendance au mieux
l’ironie amusée, au pire la suspicion. Historiens amateurs, peintres amateurs,
musiciens amateurs, comédiens amateurs ne peuvent prétendre qu’au rôle de
dominés à l’échelle des champs dans lesquels leur activité s’inscrit. Celle-ci
est tolérée, mais elle se paie souvent au prix fort (acceptation de la position
dominée, absence de rétribution...) ; elle est même parfois interdite (on
n’imagine guère autrement que sur le mode de la boutade les catégories de
chirurgien amateur ou du militaire amateur)... Le terme finit par devenir,
dans ces professions symboles de la rationalité technicienne, une insulte.
Les années 2000 ont bouleversé ce schéma. Le contexte de crise de la
rationalité technique et scientifique a jeté la suspicion sur les figures du
professionnels ou de l’expert. Les institutions se voient mises en causes,
et avec elles la légitimité des supposés professionnels qu’elles encadrent.
La quête de rémunération se retourne contre le professionnel, suspect
d’insincérité ou de carriérisme. Les grandes figures hyper-professionnalisées,
le professeur de médecine, le ministre, l’artiste consacré, sont volontiers
remises en cause. Les légitimités institutionnelles sont ébranlées, l’institution
étant de plus en plus souvent perçue comme entre-soi suspect ou comme
univers de routines sclérosantes. La crise des institutions est aussi remise
en cause des professionnels. Dans ce contexte, on constate le retour en
grâce de la catégorie des amateurs. Leur désintéressement vaut garantie
de sincérité, il ne signifie évidemment pas désintérêt. Leur distance aux
institutions vaut preuve de liberté et garantie d’inventivité. La liberté
créatrice est perçue comme plus forte en marge des institutions qu’au cœur
de celles-ci, les amateurs peuvent donc prétendre incarner l’innovation.
L’amateur est spontané, libéré des apprentissages institutionnels synonymes
de reproduction à l’identique.
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Des amateurs dans les médias
Le monde du journalisme est directement impacté par ces évolutions.
Quand certains secteurs, encore très dominés par la rationalité technicienne,
demeurent fermés à l’amateurisme (mais observons par exemple la
montée en puissance des médecines parallèles), les mondes de l’art et plus
généralement ceux au sein desquels la part reconnue à la subjectivité est
forte sont travaillés par la concurrence entre amateurs et professionnels.
Quand par ailleurs les technologies démocratisent l’accès au public (c’est le
cas avec les blogs par exemple), la frontière entre les uns et les autres perd
en rigidité. Ainsi voit-on la figure du journalisme amateur (l’expression
sonnait auparavant comme un oxymore) gagner en légitimité.
C’est précisément ce moment de rupture qu’envisage l’ouvrage collectif
qu’on s’apprête à découvrir. Journalisme citoyen ? Journalisme militant ?
Les déclinaisons du journalisme amateur sont multiples, mais tous les
exemple développés convergent pour démontrer que la hiérarchie simple
qui prévalait jusqu’à présent est ébranlée. Médias militants alternatifs au
Mexique ou dans l’ancienne Tchécoslovaquie, blogs musicaux ou cinéma,
blogs BD, le foisonnement des initiatives bouscule l’ordre institutionnel.
Les nouvelles technologies (Internet) permettent précisément de faire
l’économie de l’adossement institutionnel. Preuve s’il en était besoin que
la configuration antérieure est chahutée : les tenants de l’ordre institutionnel
(les professionnels) ne peuvent plus ignorer les pratiques amateurs. Ils
savent que celles-ci sont porteuses d’une vraie légitimité alternative à la leur.
D’où des mécanismes d’échange, des tentatives d’instrumentalisation, de
récupération, d’intégration, qui posent nécessairement aux amateurs les plus
visibles la question de leur possible professionnalisation. D’où également
des zones grises (ainsi les correspondants de presse) qui fragilisent encore
un peu plus la frontière entre amateurs et professionnels.
Si la figure de l’amateur acquiert ainsi une légitimité inédite, c’est évidemment
parce qu’elle est en phase avec les nouvelles grandeurs qui travaillent la
société. Spontanéité, inventivité, expressivité, autonomie... L’autonomie
historiquement arrachée par les champs, jadis analysée par Pierre Bourdieu,
ne signifiait pas du tout autonomie pour les individus à l’intérieur de ces
champs. Les professionnels étaient (et sont toujours, bien sûr) contraints
par les logiques de champ. L’autonomie aujourd’hui revendiquée est celle
des individus demeurant en marge des institutions, se définissant comme
amateurs passionnés. Les professionnels symbolisaient l’autonomie d’un
Préface
13
champ par rapport aux autres champs, les amateurs symbolisent désormais
l’autonomie des individus par rapport aux logiques de champ.
On aura compris qu’en dépit de sa modestie apparente, l’ouvrage coordonné
par Benjamin Ferron, Nicolas Harvey et Olivier Trédan touche à quelquesunes des questions fondamentales de la sociologie actuelle. Il intéressera
évidemment les spécialistes (ou les amateurs !) de sociologie du journalisme.
Au-delà, il retiendra l’attention de ceux qui voient dans le développement
des pratiques amateur un indicateur significatif de changement social.
Christian Le Bart
professeur de science politique – IEP Rennes
directeur de la Maison des Sciences Sociales en Bretagne
Introduction générale
Le journalisme et les médias en amateur ?
Les pratiques amateur, foisonnantes et hétéroclites, restent largement
méconnues alors qu’elles représentent bien souvent une part importante
des pratiques culturelles d’une société comme la France [Donnat, 2011]1. De
nombreuses monographies ont pourtant été consacrées par des chercheurs
en sciences sociales aux pratiques artistiques et culturelles amateur, qu’il
s’agisse de musique [Hennion 2000, 2003, 2004, Dubois, Méon, Pierru,
2009], de photographie [Bourdieu, 1965, Maresca, 2006, Gunthert,
2013], de théâtre [Mervant-Roux, 2004], de cinéma et de documentaire
[Odin, 1999] ou encore de littérature [Poliak, 2006]. Cependant, l’étude
scientifique des pratiques amateur en matière de journalisme et de médias
d’information et de communication, principalement investie par des
essayistes et des commentateurs de la vie publique [Gillmor, 2004, Keen,
2007], est restée jusqu’à présent à un stade embryonnaire. L’objectif de cet
ouvrage est d’apporter une contribution à l’étude des relations complexes
entre les univers professionnels et amateurs des médias et du journalisme,
aux conditions historiques et sociales qui favorisent l’émergence d’espaces
relativement autonomes de pratiques médiatiques et journalistiques en
amateur, et aux interactions entre les acteurs du « journalisme amateur » et
les objets de leurs pratiques de médiatisation des biens culturels.
Une double relégation historique et sociologique
Depuis une trentaine d’années, les recherches historiques et sociologiques
consacrées au journalisme et aux médias [voir Neveu, 2001, Rieffel,
2005, Chupin, Hube, Kacaf, 2012 pour des synthèses] ont largement
concentré leur attention sur les conditions de genèse, d’autonomisation
1 Le présent ouvrage repose principalement sur une sélection de communications tirée du colloque
« Médias, amateurisme et journalisme » organisé par le Centre de recherche sur l’action politique en
Europe (CRAPE, UMR 6051) qui s’est déroulé les 18 et 19 mars 2010 à la Maison des sciences de
l’homme de Bretagne. À ces communications, qui ont été réécrites par les auteurs, se sont ajoutés
trois autres chapitres.
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Des amateurs dans les médias
et de légitimation des univers « professionnels » qui, à partir de la fin du
XIXe siècle [Schudson, 1978, Palmer, 1983, Ruellan, 1997, Chalaby, 1998,
Delporte, 1999], ont favorisé la sédimentation progressive au sein de
marchés du travail nationaux de représentations et de pratiques communes :
d’institutions, de statuts et de groupes d’intérêt spécifiques, de normes, de
discours et d’identités collectives [Gans, 1980, Tunstall, 1971, Marchetti,
1998, Le Bohec, 2000, Lemieux, 2000]. Si certains de ces travaux proposent
des développements éclairants sur les relations entre les « professionnels »
du journalisme et les « amateurs », ces derni–ers apparaissent néanmoins
comme les parents pauvres de la recherche.
Les journalistes amateurs sont en effet l’objet d’une première forme de
relégation historique dans le monde académique : ils ne semblent susciter
l’intérêt des chercheurs que dans la mesure où ils jouent un rôle dans
les périodes qui précèdent la constitution d’un espace du journalisme
professionnel.
Si l’on se restreint au cas français, la presse du milieu du XIXe siècle concerne
principalement quelques « amateurs éclairés », c’est-à-dire des personnes
(fonctionnaires, notables, célébrités, écrivains, etc.) vivant majoritairement
pour mais pas du journalisme. Pour eux l’activité journalistique est faiblement
différenciée d’autres activités et constitue essentiellement un tremplin vers
la sphère politique, administrative, artistique ou littéraire. Seules quelques
centaines de personnes (directeurs de journaux, copistes, chroniqueurs ou
informateurs) exercent le journalisme comme profession principale. Ce n’est
qu’à partir de l’essor de la presse industrielle vers 1870-1880 que s’impose
progressivement une conception du journalisme comme une activité à part
entière. Ce processus de genèse d’un « marché du travail » va conforter
un triple sentiment d’appartenance à une profession, à un journal et à un
métier de l’information, et la fiction d’un univers journalistique homogène
malgré les fortes disparités internes entre les métiers qui le composent
[Delporte, 1999]. La période de l’entre-deux-guerres (1918-1940) apparaît
de ce point de vue déterminante puisqu’elle voit la reconnaissance de
la profession avec la création du syndicat des journalistes en 1918 et la
définition d’un statut professionnel en 1935. Le travail institutionnalisé
de définition de la profession et du « professionnalisme » (conditions de
temps et de revenus, positions et tâches effectuées, période probatoire,
droits des journalistes, instauration d’une carte d’identité professionnelle,
etc.) conduit à la fermeture des frontières de l’espace journalistique et à la
disqualification parallèle des formes marginales, dilettantes, amateur, du
Introduction générale
17
journalisme au nom de l’élitisme corporatiste porté par les associations
professionnelles [Ruellan, 1997]. Dans les phases historiques postérieures
à la Seconde Guerre mondiale, marquées par une professionnalisation
croissante des métiers du journalisme et des médias, les journalistes
amateurs semblent pour ainsi dire disparaître de la scène nationale, réduits
à exercer leurs activités dans les univers moins légitimes de la presse locale
ou dans des espaces sociaux marginaux – qu’on pense par exemple à la
« presse parallèle » à partir des années 1960 [Chadaigne, 2002] ou encore
aux « radios libres » à partir des années 1970 [Lefebvre, 2008].
Une deuxième forme de relégation du « journalisme amateur » – sociologique
– peut ainsi être observée dans la tendance des travaux sur le journalisme et les
médias à s’intéresser principalement à des acteurs, des activités ou des titres
qui occupent des positions élevées dans l’espace professionnel. L’excellence
journalistique et le professionnalisme apparaissent à ce point imbriqués
dans la structuration de la profession et les catégories de classements et de
jugement des journalistes que l’expression même de « journalisme amateur »
relèverait de l’oxymore. Rémy Rieffel propose ainsi une analyse du groupe
de l’élite des journalistes et des dirigeants de l’information en France, qu’il
définit par trois critères : leur statut professionnel, leur position au sommet
des hiérarchies professionnelles et leur spécialisation dans des activités
exigeant une prise de recul, une réflexivité à l’égard de l’actualité immédiate
[Rieffel, 1984]. On peut également souligner le privilège systématique
accordé par de nombreux observateurs du journalisme à des activités
réputées « nobles », comme par exemple le « journalisme d’investigation » à
l’affût des « scandales » et autres « affaires », alors même que les personnes
engagées dans ces activités à haute visibilité médiatique ne représentent
qu’une toute petite minorité de professionnels de l’information [Marchetti,
2000]. Ce privilège a pour envers une marginalisation des activités et rôles
moins visibles ou moins prestigieuses qui font le quotidien des rédactions,
qu’il s’agisse des producteurs d’informations eux-mêmes (comme les
journalistes et correspondants de la presse locale [Frisque, 2002, 2010]
ou les journalistes précaires [Accardo, 2007]), ou encore des ouvriers,
techniciens et cadres des entreprises de presse [Brandewinder, 2009].
A fortiori, les activités bénévoles et/ou épisodiques de production et de
diffusion médiatique d’information apparaissent dans cette perspective
comme un objet d’étude secondaire. On peut enfin déplorer la tendance
des recherches universitaires – qui risque selon Bastien François et Érik
Neveu de laisser de vastes friches scientifiques [François & Neveu, 1995] –
à privilégier les études sur la presse nationale écrite d’information générale
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Des amateurs dans les médias
et politique (dite « de référence »), au détriment d’autres médias comme la
presse locale, les publications professionnelles ou encore certains supports
audiovisuels qui n’occupent pas le haut du pavé du point de vue des chiffres
d’audience ou des chiffres d’affaire. C’est un constat qui s’applique à l’étude
des publications, dites « alternatives », « citoyennes », « participatives » ou du
« tiers secteur », c’est-à-dire les médias d’information et de communication,
souvent associatifs et bénévoles, dont l’organisation n’est pas celle d’une
entreprise professionnelle publique ou privée [Atton, 2002, Downing,
2001, 2010, Ferron, 2004, 2007, Rodriguez, 2001, 2009]. Ces médias sont
longtemps restées une terra incognita de la recherche universitaire, à l’instar,
plus récemment, des outils d’auto-publication sur Internet comme les
forums de discussion ou les blogs [Paldacci, 2006, Sedel, 2011, Trédan,
2012], sur lesquels cet ouvrage entend revenir.
Cette double relégation historique et sociologique du « journalisme
amateur » a conduit dans la majorité des cas les chercheurs à éluder dans
leurs analyses ces pratiques et leurs acteurs, et, le reste du temps, à les
étudier non pas pour elles-mêmes, mais comme des révélateurs des logiques
de l’univers professionnel. Ce constat général souffre cependant, comme
il sera vu ultérieurement, d’une série d’exceptions notables. Depuis la fin
des années 1990, en effet, une multitude de travaux annoncent l’émergence
(ou la ré-émergence), à une échelle de masse, de pratiques amateur de
production d’information et de diffusion médiatique de biens culturels,
un phénomène que des auteurs ont qualifié non sans ironie de véritable
« culte » [Keen, 2007] ou encore de « sacre » de l’amateur [Flichy, 2010].
La revanche des amateurs ?
Le phénomène du « journalisme amateur » se présente tout à la fois comme
un ensemble de pratiques et de discours sur ces pratiques.
Une recherche menée dans la presse francophone sur la période 19942013 permet de se faire une première idée non seulement de l’extrême
hétérogénéité des réalités auxquelles renvoient des expressions comme
« journaliste amateur » ou « média amateur » 2, mais des divergences
2 Nous nous basons ici sur la lecture d'une centaine d'articles publiés entre 1994 et 2013 contenant
un des mots clés suivants : <journalisme amateur>, <journaliste(s) amateur(s)>, <média(s)
amateur> (source : Europress).
Introduction générale
19
d’appréciation dans les jugements qu’ils suscitent chez les professionnels
du journalisme et des médias. En effet, si le « journalisme amateur » est un
objet de l’attention des observateurs de la vie publique, c’est d’abord et
avant tout un objet de jugements : sa légitimité est constamment interrogée
sur le registre de l’enthousiasme ou, au contraire, de la crainte.
Les expressions sont ainsi employées par des journalistes professionnels en
un sens péjoratif : dans une logique d’invective, elles servent à condamner
des pratiques de collègues journalistes jugées peu « professionnelles »
(vous travaillez comme des amateurs). Les expressions décrivent également,
avec une condescendance bienveillante, les expériences de jeunesse de
personnalités qui jouissent aujourd’hui d’une renommée médiatique (une
star du show business, un élu local, un animateur de télévision qui ont « tâté
du journalisme amateur » dans leur jeunesse, etc.). Elles peuvent renvoyer
également à des activités secondaires de personnes exerçant une profession
artistique (un grand écrivain américain qui participe à une association de
« journalisme amateur », un chansonnier hollandais qui crée un centre de
« journalisme amateur » pour « donner la parole à ceux qui ne l’ont pas »
[Goannec, 2005], etc.)
Ces expressions désignent aussi dans certains cas des pratiques
« journalistiques » de personnes qui ne sont pas des journalistes
professionnels, comme des blogueurs ou des intellectuels décryptant
l’actualité. Dans ce cas, les appréciations portées sur ces pratiques divergent
selon les locuteurs. Les uns soulignent en effet que le « journalisme
amateur » constitue une « menace » pour le journalisme professionnel. Ces
« pseudo-journalistes » renforceraient la précarité de la profession et les
difficultés économiques du secteur de la presse. Blogueurs et journalistes
professionnels seraient ainsi « entrés en guerre » selon un article de
L’Express [Houth, 2013]. Si l’on en croit une députée UMP qui publie
une tribune libre dans Valeurs Actuelles, ils feraient même peser un danger
pour la sécurité nationale en publiant, à l’instar de l’équipe de Wikileaks,
des informations classées secret-défense, menaçant dans le même temps le
secret des sources par leurs activités irresponsables et, de surcroît, illégales
[Grosskost 2011].
Ces discours posent la question des relations qu’entretiennent ces
producteurs amateurs de contenus médiatiques et les journalistes
professionnels. Pour les uns, il s’agit essentiellement d’une relation de
20
Des amateurs dans les médias
concurrence, constatée ou annoncée, perçue négativement comme
menaçant à terme l’économie des médias d’information et la déontologie
professionnelle des journalistes. Pour d’autres, à l’inverse, le « journalisme »
amateur, également qualifié de « participatif » ou « citoyen », constituerait
une réponse possible à la « crise de confiance » dont les médias de masse
seraient aujourd’hui victimes.
Rendu possible par des évolutions technologiques (par exemple les
fonctions « photo » ou « vidéo » des téléphones mobiles [Sallet, 2003]), cette
pratique offrirait une réponse est en quelque sorte double à la « crise »
du journalisme. En donnant la possibilité à des témoins d’événements ou
encore à des « citoyens reporters » désireux de publier des informations ou
des points de vue qui n’apparaissent pas dans les structures journalistiques
professionnelles, le fondateur du site Agoravox considère ainsi qu’il ne s’agit
en rien d’un danger mais, à condition de respecter une certaine « éthique »
de « transparence », d’un « complément aux médias généralistes et à la
presse professionnelle » [Revelli, 2007]. Amateurs et professionnels de
l’information évolueraient ainsi dans des sphères relativement indépendantes
les unes des autres, soit en raison de l’absence de relations observables
(ignorance, indifférence) soit en raison d’une relation complémentarité sans
chevauchements (source d’information parmi d’autres)
À cette fonction de revalorisation symbolique du journalisme professionnel
s’ajoute dans certains discours une fonction de relance économique. Une
dépêche de l’AFP publiée en 2005 signale ainsi que le portail Internet
américain Yahoo ! a intégré les blogs à sa rubrique d’actualité : toute recherche
d’information par mots-clés utilise alors les médias traditionnels indexés
par le portail mais aussi des blogs et des sites d’archivage de photographies
amateurs. Cette nouveauté répondrait à un impératif commercial : la
« volonté de valoriser le journalisme amateur, sur fond de conquête de
l’audience aiguisée par le rival Google » [AFP 11/10/2005].
Si les blogueurs tiennent le haut de l’affiche dans ces discours sur le
« journalisme amateur », d’autres pratiques journalistiques sont également
abordées, souvent avec un angle plus compréhensif. C’est le cas par exemple
de la vidéo amateur avec le portrait de ce vigneron qui « s’est mis au reportage
amateur par ennui », un « loisir de fin de semaine » qui a progressivement
« pris le pas sur son métier » [Le Garrec, 2006]. C’est également le cas de ce
photo journaliste amateur, membre d’un club photo, qui reçoit le premier
Introduction générale
21
prix annuel d’un festival de photographie amateur du sud de la France
[Sud-Ouest, 28/11/2011]. On trouve là des commentaires qui diffèrent du
cas des « citoyens reporters » cités plus haut. En effet, ce qui fait la qualité
de ces derniers (du point de vue des gestionnaires de sites « participatifs »),
c’est un amateurisme pour ainsi dire ontologique et atemporel. À l’inverse,
ce qui fait la qualité des productions vidéo ou photographiques de ces
amateurs « passionnés », c’est leur capacité à valoriser progressivement
des productions amateur appréciées selon les normes professionnelles
du documentaire télévisé ou du photojournalisme. Il s’agit de personnes
qui ne sont présentées par les journalistes professionnels ni comme
des amateurs « par accident », ni placées dans une logique éventuelle de
professionnalisation, mais comme évoluant dans une sphère relativement
distincte qui leur apporte toute satisfaction.
La comparaison des jugements de valeur portés sur ces cas éclaire les
enjeux que soulève le « journalisme amateur » pour les professionnels de
l’information : ces pratiques font généralement l’objet de débats récurrents
et de vives polémiques dans la presse, interrogeant la capacité et la légitimité
des « citoyens lambda » à devenir « tous journalistes » [Libération, 2005]
ou « tous photographes » [Télérama, 2013]. A l’inverse, dans les cas du
vigneron documentariste ou du photojournaliste amateur traités par des
journaux de la presse locale, ces pratiques et leurs acteurs sont présentés
comme étant « à leur juste place » – ils ne sont pas perçus comme cherchant
à empiéter sur le domaine réservé des professionnels.
Ce rapide tour d’horizon du traitement journalistique du « journalisme
amateur » montre que les discours sur ce dernier oscillent entre deux
perceptions dominantes de leur objet, qui se retrouvent largement dans la
littérature académique que nous avons pu consulter.
La première figure du « journaliste amateur » renvoie à un témoin
d’événements qui participe à sa médiatisation, c’est-à-dire des personnes qui
se trouvent sur place au moment par exemple d’une catastrophe naturelle,
d’un attentat, d’une manifestation de rue ou de tout autre événement
qu’elles jugent digne d’intérêt, alors les journalistes n’y sont pas ou n’en
parlent pas [Flichy, 2011]. Sans en avoir l’intention préalable, ces personnes
enregistrent des informations que des journalistes professionnels peuvent
utiliser par la suite, comme par exemple des sons et des images au moyen
d’un appareil photographique, d’une caméra vidéo ou d’un téléphone
22
Des amateurs dans les médias
portable [Gunthert, 2009]. Sur une page intitulée « Devenez journaliste
citoyen », le site Agoravox lance ainsi un appel aux visiteurs : « Vous êtes
témoin d’une scène incroyable que vous photographiez ou filmez grâce
à votre téléphone portable. Envoyez-les au premier ‘média citoyen’ ». Le
vocable du « journalisme citoyen » est ainsi mobilisé de façon récurrente
pour désigner ces pratiques.
Si l’on en croit la définition de Jay Rosen, professeur de journalisme à
l’université de New York et grand prédicateur du « journalisme citoyen »,
celui-ci apparaît « lorsque des gens, considérés auparavant comme faisant
partie du public, utilisent les outils de presse qu’ils ont en leur possession
pour s’informer les uns les autres » [Rosen, 2008]. Les chercheurs
britanniques Stuart Allan et Einar Thorsen proposent ainsi une généalogie
du phénomène depuis le milieu des années 1990. Selon eux, le journalisme
citoyen – diversement étiqueté journalisme de la base (grassroots journalism),
open source, participatif, hyperlocal, distribué, en réseau, ou « contenu
produit par les utilisateurs » (user-generated content) – « transforme ce qui
était auparavant considéré comme le domaine exclusif du professionnel »
[Allan, Thorsen, 2009 : 18]. Ils comparent cette évolution à l’arrivée
d’Internet auprès du grand public en 1994-1995, qui a d’abord provoqué
un mouvement d’hostilité chez les journalistes professionnels, avant d’être
unanimement célébré par la profession. La médiatisation d’une série de
crises a joué un rôle moteur dans ce processus, depuis le tremblement de
terre en Californie en 1994, jusqu’aux attentats de Londres et l’ouragan
Katrina en 2005. Les auteurs soulignent ainsi l’existence d’un processus
de légitimation progressive de ces formes d’intervention citoyenne dans
l’espace public médiatique. La publication de l’essai We the media en 2004 par
Dan Gillmor a constitué de ce point de vue un moment fort en offrant des
outils d’interprétation et de légitimation de ces pratiques dites « citoyennes »
du journalisme [Gillmor, 2004]
L’acceptibilité sociale du phénomène reste cependant un objet constant de
luttes. Le journaliste photographe britannique Pete Jenkins exprime ainsi,
sous la forme d’une provocation, son exaspération face à la normalisation
de l’usage du terme de « journalisme citoyen », dans un courrier à la Press
Gazette, après la mise en place d’un « prix du journalisme citoyen » par
cette revue en ligne : « il s’agit probablement de récompenser des gens qui
ont eu assez de chance (ou de malchance) de se trouver pris dans telle
ou telle catastrophe, et de posséder incidemment un téléphone mobile
Introduction générale
23
équipé d’un appareil photo, ou quelque chose m’a échappé ? Quelqu’un
pourrait-il m’expliquer où se trouve le journalisme là-dedans ? » [Press
Gazette, 2006]. C’est avec une perspective critique et des inquiétudes très
semblables que l’essayiste américain Andrew Keen considère le journalisme
citoyen comme un euphémisme pour « du journalisme par des non-journalistes »,
et estime que cette pratique est une menace sérieuse non seulement pour
la qualité de l’information, mais pour la démocratie, et toute l’économie
de la culture [Keen, 2007]. Dans l’extrait d’entretien cité en exergue de
cette introduction, l’ancien directeur du CSA Jean-Pierre Cotteret exprime
également son inquiétude face aux « dérapages » que pourrait susciter le
sentiment que « Monsieur tout le monde » peut se sentir autorisé à « jouer
au journaliste » sur Internet [L’Express, 2006]. Pour André Gunthert, le
« journalisme citoyen » relèverait largement d’un mythe entretenu par les
journalistes professionnels eux-mêmes [Gunthert, 2013].
Selon Mark Deuze, trois points de vue doivent être considérés dans ces
débats. Premièrement, du point de vue de l’industrie des médias, le journalisme
citoyen peut être vu comme un moyen de produire des informations et
des opportunités commerciales à un coup faible ou nul, en utilisant le
travail gratuit de citoyens-volontaires. Deuxièmement, du point de vue
de la contribution des publics à ces dispositifs, le phénomène peut être
vu comme l’expression d’un engagement envers la société extrêmement
individualisé, voire solipsiste. Enfin, un point de vue plus optimiste
pourrait y voir l’apparition d’une culture de convergence [Jenkins, 2013] où
des reporters professionnels et des citoyens engagés contribueraient à
la co-création d’une sphère publique à l’intérieur de leurs communautés
de référence. Selon lui, l’avenir du journalisme citoyen semble ainsi se
dessiner autour d’une alternative : soit « établir les idéaux du journalisme
et de la démocratie, en permettant aux citoyens de s’autogouverner »,
soit « accentuer la fragmentation sociale de la société entre une quantité
innombrable de sphères publiques individualisées » [Deuze, 2009 : 263].
La deuxième approche dominante du « journalisme amateur » dans la
littérature scientifique renvoie précisément, non pas à des journalistes « par
accident », mais à des groupes organisés qui produisent intentionnellement
des discours, des contenu, des informations destinées à être médiatisées,
soit parce qu’ils sont transmis à des journalistes professionnels dans le
but d’infléchir leur traitement de l’information dans un sens favorable aux
intérêts de ces groupes, soit parce qu’ils sont publiés directement sur des
24
Des amateurs dans les médias
supports, parfois artisanaux, adaptés à cet usage (journaux « alternatifs »,
chaînes de radio ou de télévision associatives, sites internet d’information
militante, etc.). L’exemple du réseau de Centres de médias indépendants
(Indymedia) créé en 1999 pour couvrir les manifestations anti-OMC à Seattle
à partir d’un système de « publication ouverte » en fournit un exemple
étudié à de nombreuses reprises [Kidd, 2003, Juris, 2004, Salter, 2009].
Plus généralement, les travaux sur les médias dits « alternatifs » [Atton,
2002, 2004] ou « radicaux » [Downing, 2001, 2010] – et plus généralement
ce qu’on peut appeler le « médiactivisme » [Cardon & Granjon, 2010] –
offrent des outils théoriques pour penser ce type de « journalisme amateur ».
Ils illustrent la multiplicité des instruments techniques, des formes de
communication et des acteurs engagés dans la production et la diffusion de
contenus journalistiques amateur dans un objectif de « changement social »
[Gumucio-Dagron, Tufte, 2006]. La presse alternative et les « reporters
indigènes », grâce notamment aux technologies aujourd’hui disponibles
sur Internet qui permettent la diffusion non seulement de textes, mais
d’images, de son et de vidéo [Blondeau, 2007], contribueraient en effet à
subvertir les normes dominantes de production de savoir et les hiérarchies
consacrées d’accès aux médias [Atton, 2003]. De ce point de vue, il
conviendrait pour certains chercheurs de ne pas réduire ces médias à leur
opposition aux médias professionnels et commerciaux qui dominent le
paysage médiatique, car leur véritable effet ne se fait pas sentir dans leur
capacité à menacer les grands monopoles de l’industrie de la presse, mais
dans leur pouvoir de transformation des représentations collectives et des
affects de ceux qui les manipulent [Rodriguez, 2001, 2009, 2011]
Cependant, une des limites de ces travaux est qu’ils adoptent la plupart du
temps (explicitement ou implicitement) un cadre normatif, ayant pour effet
soit de les célébrer comme des instruments révolutionnaires au service de
« l’autonomie » des groupes mobilisés [Langlois, Dubois, 2006], soit de les
discréditer comme des jeux sans réelles conséquences [Comedia, 1984].
Les auteurs mobilisent peu en général le vocabulaire de l’amateurisme, qui
fournit un éclairage original à la fois sur les processus de production, de
diffusion et de réception médiatique de leurs contenus, mais aussi sur les
propriétés sociales des univers dans lesquels ils sont produits et des acteurs
qui les composent.
Cette opposition entre une vision du « journalisme amateur » comme
« journalisme citoyen » d’un côté, dominée par la figure du témoin, et comme
Introduction générale
25
« journaliste alternatif », d’un autre, dominé par la figure du militant, ne
doit cependant pas être naturalisée. Elle fait au contraire l’objet de luttes
collectives entre les groupes qui mobilisent ces étiquettes et ceux qu’elles
désignent. Dans certains cas, comme aux États-Unis, la question a fait l’objet
d’un processus de politisation autour du statut juridique de ces activités :
« Juxtaposer le mot ‘citoyen’, avec ses qualités afférentes de conscience civique
et de responsabilité sociale, avec celui de ‘journalisme’, qui renvoie à une
profession particulière, pour décrire un journalisme en ligne et numérique
fait par des amateurs, souligne le lien entre la pratique du journalisme et ses
relations à la sphère politique et publique. Le journalisme amateur, d’un autre
côté, situe le journaliste amateur dans le champ journalistique et l’implique
dans la réification du champ, ses règles afférentes et sa logique pratique.
L’expression ‘journalisme alternatif ’, d’un autre côté, est contre-hégémonique
et situe le journaliste alternatif en le juxtaposant aux médias dominants et
commerciaux, leurs valeurs et leur idéologie ». [Deutsch, Radsch, 2012]
En résumé, les travaux menés sur le « journalisme amateur » ont eu
tendance à cumuler deux biais analytiques. Le premier est la montée
en généralité visant à saisir le « journaliste amateur » comme une figure
idéal-typique à qui l’on prête certaines compétences (ou incompétences),
certaines intentions et traits de personnalité, au risque de gommer non
seulement l’extrême diversité des pratiques et des acteurs que ce terme
recouvre mais les conditions sociales de possibilité de leurs pratiques. Le
deuxième biais consiste à penser les relations amateurs/professionnels
sur un mode normatif, soit en reprenant les craintes des professionnels
vis-à-vis des menaces que ferait peser l’accès de profanes à l’univers
professionnel (schème de la concurrence), soit en prônant à l’inverse une
démarche visant à saisir « l’amateur » dans sa singularité, indépendamment
des représentations que les professionnels se font de lui, reprenant cette
fois les discours d’un certain nombre de ces amateurs eux-mêmes (schème
de l’indépendance). On voudrait ici montrer l’intérêt qu’il y a réfléchir sur
ce phénomène en évitant ces deux biais, c’est-à-dire en appréhendant à
partir de terrains spécifiques, sans généralisations hâtives, et en considérant
la relations entre amateurs et professionnels non pas comme un problème
à résoudre mais comme un fait social à examiner à la fois en tant qu’un
ensemble de relations objectivables et de discours sur ces relations.
26
Des amateurs dans les médias
Définir relationnellement le journalisme et les médias amateur
Qu’est-ce qu’un amateur ? Au lieu d’être l’étape sur laquelle se construit la
réflexion, la définition de l’objet constitue en elle-même l’une des principales
problématiques qui surgit quand est mobilisée la notion d’amateur.
Appliquée au journalisme, la définition d’amateur pose de nombreux
problèmes. Comme le remarque Roger Odin, « le sens du mot amateur fuit
de tous côtés. Non seulement le mot amateur saute constamment d’un axe
sémantique à un autre – de l’axe du rapport à l’espace professionnel à l’axe
du positionnement psychologique (du Sujet) – mais ces axes se subdivisent
eux-mêmes en de multiples systèmes d’opposition » [Odin, 1999 : 47].
Considérant la polysémie du terme comme bénéfique pour la recherche, les
contributions réunies dans cet ouvrage proposent d’étudier successivement
ces deux axes, en les appliquant au « journalisme amateur » (du côté de
la production de contenus ou de médias) et de la diffusion médiatique
amateur des biens culturels (du côté de la réception, de la « consommation
active » de contenus ou de dispositifs de médiation).
De manière non exhaustive, nous pouvons évoquer quelques critères
normatifs utilisés pour distinguer le journaliste amateur du journaliste
professionnel : la reconnaissance institutionnelle de la profession, la nature
du travail rédactionnel, les espaces et les temps de sociabilité ou encore la
rémunération. Toutefois, des zones grises apparaissent lorsque l’on cherche
à rendre opératoire ces critères. Elles rappellent que l’opposition entre
professionnel et amateur reste avant tout une construction historique et
sociale [Ruellan, 1997]. Devrait-on nécessairement penser les activités du
professionnel et de l’amateur sur les registres universels de la complémentarité
ou de l’opposition, ou bien étudier empiriquement les cas où des relations
singulières se nouent entre ces catégories d’acteurs ? Qu’est-ce qui se joue
exactement dans les espaces de production des médias et du « journalisme
amateur » ? L’analyse des formes de coopération et de luttes entre ces acteurs,
de la nature du travail qu’ils réalisent, du degré d’autonomie des espaces de
relations où se définissent leurs rôles s’avère féconde. Il ne s’agit donc pas
de chercher à imposer un statut a priori, mais d’identifier les motifs d’un
engagement respectif des professionnels et des amateurs de médias.
Le second axe que nous avons distingué est celui du positionnement des
sujets par rapport aux objets de leurs pratiques. L’amateur peut ainsi être
entendu comme celui qui est « attaché » à quelque chose. Cette perspective
Introduction générale
27
implique un déplacement du regard qui n’est plus centré ni sur le pratiquant
ni sur l’objet pratiqué, mais sur le rapport entre les deux. L’amateur semble
alors se caractériser par le fait qu’il est actif, réflexif.
La proposition pragmatique d’une sociologie des attachements invite ainsi
à définir l’amateur non par un statut ou une position dans l’espace social
mais comme le résultat d’un processus qui combine « le rapport à l’objet,
l’appui sur un collectif, l’entraînement de soi, la constitution d’un dispositif
technique (compris au sens large d’ensemble plus ou moins organisé de
conditions favorables au déroulement de l’activité ou de l’appréciation) »
[Hennion, 2004 : 11]. Cette conception est un appel à s’intéresser in fine
aux médiations qui conditionnent l’activité de l’amateur. Dans le cas des
médias, il lui est offert de multiples manières de s’impliquer. Viennent à
l’esprit le courrier des lecteurs [Hubé, 2008], le dépôt de commentaires, de
billets sur les sites de titre de presse [Canu, Datchary, 2010], la participation
à une association d’usagers à des groupements associatifs ou militants
produisant des médias ou un soutien à l’entreprise de presse en en devenant
actionnaire [Szczepanski, 2009].
L’étude croisée des relations entre ces deux axes ouvre des perspectives de
recherche stimulantes. La sociologie des champs de production symbolique
[Bourdieu, 1979, 1996, 1998] permet ainsi à des auteurs de comprendre
relationnellement les conditions sociales de production des pratiques
amateur, en étroite interdépendance avec les logiques de consécration des
champs professionnels. La sociologie de la médiation ouvre pour sa part
une autre perspective de recherche centrée davantage sur les relations entre
les individus et les objets de leurs pratiques en amateur, et cherche à saisir
le plus finement possible la manière dont l’amateur se réalise à travers elles
[Hennion, 2009]. Si les premiers reprochent aux seconds de ne procéder qu’à
des rationalisations savantes des subjectivités indigènes – le goût ne faisant
pas nécessairement la pratique [Dubois, Méon, Pierru, 2009] –, les seconds
critiquent le « déterminisme sociologique » des premiers et leur manque de
prise en compte des interactions construites entre des acteurs toujours réflexifs
sur leurs pratiques [Becker, 1988, Hennion, 2009]. On peut néanmoins se
demander dans quelle mesure ces approches sont complémentaires ou
contradictoires. Peut-on étudier les conditions de production des pratiques
sans observer ce qui se joue dans la pratique elle-même ? Peut-on se focaliser
sur l’attachement « en situation » des sujets à l’objet de leur pratique sans
prendre en compte les conditions sociales de possibilité de cet attachement ?
28
Des amateurs dans les médias
Dans un ouvrage consacré aux écrivains amateurs en France, la sociologue
française Claude Poliak met ainsi en évidence l’existence d’un univers
relativement autonome de l’écriture littéraire en amateur [Poliak, 2006]. Cet
univers social est structurellement dominé de l’extérieur par les logiques
du champ littéraire professionnel : celui des « grands auteurs », des « grands
livres » et des « grandes maisons d’édition ». Cependant, il dispose d’une
autonomie relative, par exemple des systèmes de valeur originaux (genres,
styles), des quasi-instances de formation interne (les ateliers d’écriture)
ou des rituels de consécration propres (les concours de nouvelles). Cette
autonomie relative permet aux agents dont les relations structurent ce
sous-univers – les écrivains et les éditeurs amateurs, les organisateurs
d’ateliers d’écriture ou de concours d’écriture – de s’investir durablement
dans un « simili-champ » littéraire. D’après la chercheuse, ce simili-champ
fonctionnerait sociologiquement comme un espace de compensation visà-vis du champ littéraire « légitime ». Les acteurs dominants considèrent en
effet généralement avec le plus grand dédain ces écrivains « ratés », bien que
certaines passerelles avec l’univers des amateurs puissent être observées
occasionnellement. La sociologue oppose ainsi les écrivains amateurs (non
lus) aux « professionnels » (lus). Elle explique cependant le maintien de
ces écrivains dans cet univers – qui ne cherchent pas tous, loin de là, une
consécration littéraire – par les rétributions multiples que leur apporte
l’écriture en tant que telle, notamment la consolation qu’apporte le fait de
pouvoir imiter les activités du champ littéraire légitime sans disposer des
ressources permettant d’y avoir accès.
Dans quelle mesure ce cadre analytique permet-il de comprendre le
« journalisme amateur » ? C’est à cette question que s’attachent à répondre
les trois premières contributions de cet ouvrage, qui examinent les luttes de
légitimité journalistique et les processus d’autonomisation de la production
amateur d’information. Simon Smith (chapitre 1) analyse ainsi une situation
historique tout à fait singulière durant laquelle les hiérarchies habituelles
en matière légitimité journalistique sont pour ainsi dire inversées. Dans la
Tchécoslovaquie communiste des années 1980, les producteurs amateurs
de petites publications indépendantes, les Samizdat, jouissent alors d’une
réputation et d’un enthousiasme des lecteurs sans commune mesure avec
ceux de la presse officielle, largement discréditée en raison de son rôle dans
la diffusion de la propagande gouvernementale. Benjamin Ferron (chapitre 2)
explore quant à lui, à travers l’exemple d’un réseau de « médias alternatifs » à
Mexico, le processus à travers lequel se constitue et se stabilise un sous-espace
Introduction générale
29
du militantisme politique au Mexique, consacré à la production de médias au
service de mobilisations politiques, qui en vient de plus en plus à fonctionner
comme un univers relativement autonome structuré autour de rapports de
forces et d’enjeux spécifiques. Pour finir, Samuel Bouron (chapitre 3) a pu
observer la socialisation et le processus de professionnalisation de deux
catégories de journalistes précaires, les correspondants locaux et les stagiaires
dans la presse quotidienne régionale. Bien que les correspondants locaux ne
soient pas statutairement des journalistes professionnels, certains ont comme
ambition d’accéder à la profession et le « journalisme amateur » constitue
une porte d’entrée presque obligatoire pour plusieurs d’entre eux. Les
contributions de cette première partie soulignent ainsi, tout en le discutant,
l’intérêt analytique de cette approche en termes de « champs » et certaines
de ses limites, notamment les difficultés à appréhender le fait que des
espaces de production amateur peuvent jouir dans certaines circonstances
historiques d’une plus grande légitimité politique et culturelle que le champ
médiatique professionnel (Smith), le fait que la construction de ces univers
médiatiques « alternatifs » ne s’opère pas exclusivement en référence au
champ journalistique professionnel, mais également à d’autres champs de
production symbolique comme le champ politique (Ferron) ou encore le
fait que dans le cas des jeunes journalistes de la presse locale il peut s’agir
d’une étape dans la trajectoire professionnelle et non d’un enfermement dans
l’univers de l’amateurisme (Bouron).
En partant des contraintes économiques, des représentations, des luttes
symboliques à l’œuvre dans ces univers, la deuxième partie s’intéresse
à la double tendance de l’entrée de praticiens amateurs dans un espace
professionnel et une professionnalisation des amateurs au gré de
l’extension du territoire journalistique. Plus précisément, l’articulation
journaliste/amateur semble pouvoir s’analyser selon une double
perspective contradictoire : une dynamique d’expansion au fur et à mesure
que de nouveaux espaces de « niches » émergent et une logique de clôture
de l’espace professionnel par la mise à distance de la figure de l’amateur.
Cette contradiction apparente peut constituer une piste de réflexion pour
interroger l’évolution du système médiatique à ses marges. En partant du
principe que les dispositifs socio-techniques orientent les amateurs comme
ils orientent les professionnels, leur attribuent des pouvoirs et des savoirfaire, l’approche consistant à observer les relations entre des « passionnés »
et l’objet de leur passion permet ainsi de mieux cerner leur logique de
fonctionnement. Quelles représentations des amateurs produisent et
30
Des amateurs dans les médias
véhiculent-ils ? De quelle manière les amateurs sont-ils intégrés dans le
dispositif ? Sont-ils associés à des professionnels, le cas échéant ? S’inspirant
d’un cadre théorique inspiré des Science and Technology Studies (STS), Philippe
Ross (chapitre 4) a étudié le processus par lequel s’affrontent différents types
de légitimités de l’expertise dans une entreprise de logiciels éducatifs, où la
connaissance profane du public peut rivaliser avec une expertise technique.
La prise en compte dans le processus même de production des médias de
la logique des « forums hybrides » [Callon, Lascoumes, Barthes, 2001] est
un phénomène remarquable : elle tend à légitimer chez les professionnels
des médias le point de vue des usagers amateurs, qui est ainsi constitué
en enjeu pratique. Jérôme Gastambide (chapitre 5) analyse de son côté
en détail comment des pratiques individuelles issues de groupes de pairs
passionnés de musique en viennent à se construire en activités « sérieuses »,
non seulement pour les producteurs de commentaires musicaux qui y
cherchent une forme de légitimation mais une partie des professionnels
de l’industrie musicale. Manuel Dupuis-Salle (chapitre 6), en étudiant les
blogs de cinéma, s’intéresse dans une perspective comparable aux liens
entre amateurs et professionnels, où les rapports de force ne sont pas
unidirectionnels. Les entreprises cinématographiques ont intérêt à ce que
les blogs spécialisés couvrent les sorties en salle et de DVD. Une série de
rétributions symboliques, matérielles et pécuniaires, peut alors être faite afin
que ces blogs publicisent ces films. À l’opposé, des sanctions symétriques
peuvent être effectuées si la critique est désavantageuse ou si une sortie est
occultée. Ces blogueurs doivent ainsi faire face à des problèmes éthiques,
analogues à ceux rencontrés dans la profession journalistique. Enfin,
Olivier Trédan (chapitre 7) s’intéresse à l’éclosion des blogs BD. Cet univers
a émergé au gré d’une appropriation du blog et d’une intégration des
contraintes du format de publication : des dessinateurs amateurs mettent
en scène leur quotidien sous la forme de planche à dessin. Cet univers
s’est développé au-delà des frontières d’Internet, où les blogueurs les plus
reconnus ont pu publier des albums « matériels » et où un festival permet
aux dessinateurs amateurs de rencontrer leur public.
Table des matières
Préface�����������������������������������������������������������������������������������������������������������9
Christian Le Bart
Introduction générale�����������������������������������������������������������������������������15
Première partie - Luttes de légitimité journalistique et
autonomisation de la production amateur d’information�����������������31
Chapitre 1 - Des entreprises amateur d’autonomie médiatique - Étude
d’un magazine
Samizdat à Prague dans les années 1980 ����������������������������33
Simon Smith
Chapitre 2 - Économie des « médias alternatifs » et rétributions du
militantisme de l’information : les medios libres de Mexico (19992006) �����������������������������������������������������������������������������������������������������������61
Benjamin Ferron
Chapitre 3 - Un journalisme en mode mineur - Compétences
d’amateurs et trajectoires de professionnalisation dans la presse
locale (Poitiers, 2006-2008)���������������������������������������������������������������������83
Samuel Bouron
Deuxième partie - Médiation et médiatisation amateur
des biens culturels�����������������������������������������������������������������������������������101
Chapitre 4 - À quoi tient la distinction entre experts et amateurs ?
Enquête dans une entreprise britannique de production de
nouveaux médias éducatifs ����������������������������������������������������������������������� 103
Philippe Ross
210
Des amateurs dans les médias
Chapitre 5 -La construction d’un espace social de pratiques amateur
Enquête ethnographique auprès de blogueurs musicaux (Paris, 20092010)���������������������������������������������������������������������������������������������������������������� 121
Jérôme Gastambide
Chapitre 6 - Manœuvres tactiques et rationalités d’actions des
blogueurs : l’exemple du cinéma �����������������������������������������������������������147
Manuel Dupuy-Salle
Chapitre 7 - Les blogs de BD comme « monde social » amateur �������169
Olivier Trédan
Conclusion générale������������������������������������������������������������������������������189
Bibliographie��������������������������������������������������������������������������������������������191
Remerciements������������������������������������������������������������������������������������������207