DERNIER DOMICILE CONNU Théâtre Jacques

Transcription

DERNIER DOMICILE CONNU Théâtre Jacques
DERNIER DOMICILE CONNU
Théâtre
Jacques NUNEZ-TEODORO
PERSONNAGES
LUI
VOIX 1 (off )
VOIX 2 (off )
LUI: Homme jeune, la trentaine. Ses vêtements sont manifestement coûteux : costume sombre
en lin léger, sans doute taillé sur mesure, chemise claire en soie, cravate club, mocassins
siglés. Barbe de trois jours, chevelure en désordre. Le reste à l’avenant. Il ne s’est pas lavé et
ne s’est pas changé depuis un certain temps. Tissus fripés, taches diverses, col ouvert, cravate
desserrée et de travers.
La fatigue marque ses traits. Les yeux qui papillotent, le visage secoué de tics. Il se meut avec
difficulté, précautionneusement, comme s’il était accablé par un fardeau.
Ou bien, il est saisi d’accès de fébrilité
La Voix 1 et la Voix 2 sont des voix féminines, distinctes l’une de l’autre.
Il s’agit de voix enregistrées, atones, monocordes, mécaniques, synthétiques.
Les textes des voix 1 et 2 ne doivent surtout pas être joués. Ils doivent être restitués de
manière plate, artificielle, robotique.
A chaque fois qu’on entendra la Voix 1 ou la Voix 2, le décor initial s’estompera et
apparaitront, en fond de scène, la silhouette 1 avec la Voix 1 et la silhouette 2 avec la Voix 2.
Gigantesques, chacune de couleur primaire, différente selon la silhouette , elles occupent
l’espace entier, du bas du plateau au ras des cintres.
Leurs apparences, dissemblables, obéissent aux codes esthétiques de l’expressionnisme ou de
l’art brut.
Ce sont des sortes d’hologrammes, qui ne nécessitent pas pour autant de recourir à la
production par laser. Les silhouettes doivent donner l’impression d’être des hologrammes.
DECOR
Début de nuit dans un été finissant. Une place dans une ville quelconque. Au milieu, un banc,
mobilier urbain. Un sac plastique y est posé.
Légèrement à l’écart, un réverbère – emplacement au choix
Autour de la place, des immeubles, dont on perçoit les formes, percés de multiples fenêtres
éclairées.
Eviter à tout prix le réalisme.
Les immeubles sont des esquisses croquées à main levée, ou, mieux, des dessins d’enfants.
LUI : (Il tient une bouteille débouchée) Hé ! Ho ! Vous, là-haut, tout autour. (Se précipite à
l’avant-scène. Au public.) Oui, vous aussi, en face. Regardez non mais regardez-moi. Me
voici, je suis dehors, je suis seul. Pourquoi elle a fait ça ? Pourquoi elle m’a fait ça ? Ça vous
étonne, hein ? Je vous étonne, ma main au feu que je vous étonne. (Il lampe directement au
goulot) Peut-être même que je vous amuse. Si c’est le cas…
(Il martèle) Je-ne-suis-pas-un-clown ! (Un temps) Je n’aime pas les clowns. Ils me font peur,
une peur atroce, vous n’imaginez pas !
J’avais six ans, pas plus, je suis certain, je ne sais pas quelle mouche a piqué mon père,
Monsieur avait décidé d’emmener sa petite famille au cirque. Tu verras, les bêtes. Les bêtes,
ça t’intéresse, hein ? Tu verras comme elles sont dociles, comme elles obéissent bien. Prendsen de la graine. Et les acrobates. Mets-t’en plein les mirettes, mon gars. Elles ont des jupettes
toutes courtes, il y en a même qui sont à peine vêtues, juste un peu de tissu scintillant, là où
c’est le plus intéressant, dommage. Ne te prive pas, mon fils, tu es un garçon, tu dois
apprécier ce genre de choses. Plus tard, tu en redemanderas, ouais, tu en redemanderas, ça
t’excitera, les filles à poil – et il m’envoyait des grandes claques dans le dos, il bavait, je
n’invente rien, il bavait. Mon père a toujours été un porc, un ignoble porc.
Pour les clowns, il ne s’était pas répandu. Il ne m’avait pas averti. A peine deux phrases. Les
clowns, c’est de ton âge, tu vas rire beaucoup. Profites-en, tu t’apercevras vite, en grandissant,
que les occasions de rire ne sont pas nombreuses quand on est adulte, quand on a une famille
à charge, quand on a des responsabilités.
Mon père adorait faire des phrases et se donner de l’importance
En réalité, il ne s’en occupait guère, de sa famille. De nous. De lui, ça, oui. Il s’occupait de
lui. Il était seul au monde. Il se conduisait exactement comme s’il avait été seul au monde.
Nous, on comptait pour du beurre.
Exceptionnellement, il lui arrivait de réaliser qu’il avait une épouse et un fils. Alors, il
organisait la soirée, ou la journée ou le week-end.
C’est ainsi qu’on s’était retrouvés tous les trois assis dans des gradins inconfortables, avec une
piste ronde en face de nous, qui puait le crottin et la sueur.
C’est ainsi que je m’étais retrouvé au milieu de cette piste, où mon père m’avait poussé au
moment où ils réclamaient un volontaire, en face d’un clown, du clown, avec son visage tout
blanc, son gros nez rouge et du bleu autour de ses yeux. Il se balançait d’avant en arrière, sur
ses chaussures trop grandes pour lui, me tendant un ballon. Tu attrapes le ballon, tu as un
bonbon. Tu attrapes le ballon, tu as un bonbon. Et le ballon avançait, et le ballon reculait. Le
clown me hurlait dans les oreilles, la bouche ouverte, j’ai cru qu’il allait me mordre en voyant
ses dents jaunes. Et il braillait, et il rigolait. J’avais peur, ça n’en finissait pas, j’avais éclaté en
sanglots.
Sur le chemin du retour, mon père m’avait traité de poule mouillée, de pauvre minable. Dans
la voiture, ça avait été pire. Qu’est-ce que je fous avec ce merdeux ? Mon fils est un abruti
fini. Ensuite, ma mère avait eu son paquet. C’est ta faute, tu le couves, ton bébé, ça sera
jamais un homme, une mauviette, voilà l’avenir de mon fils, une mauviette.
Il nous avait débarqués devant la maison et était reparti en quatrième vitesse. Il avait dû
revenir dans la nuit, je ne sais pas, il rentrait souvent, très souvent, au milieu de la nuit.
J’ai fait pipi au lit. Ouais, j’ai pissé au lit. Ce soir-là et pendant longtemps aussi.
Jusqu’à mes douze ans.
J’ai cessé de mouiller mes draps quand mon père est mort.
Il a fini contre un arbre, il était saoul comme une grive, la voiture était en miettes. C’est ce qui
s’est dit à l’époque. Ce fut la version officielle. Il était mort dans un accident de la circulation.
L’histoire avait convenu à tout le monde. Alors, pourquoi chercher plus loin, vous ne croyez
pas ? Pourquoi ? Puisque tout le monde s’en contentait…
(Il boit, longtemps. Il rote.)
A la tienne, mon cher géniteur ! L’humanité n’a pas souffert de ta perte. Au contraire, tu l’as
soulagée. Tu as fait de la place. Tu n’as manqué à personne. Surtout pas à ta petite famille,
comme tu disais pompeusement. Ça, je t’assure, tu ne nous a pas manqué. Et tu ne me
manques pas.
A l’enterrement, je n’ai pas pleuré. Pas une larme. Droit comme un I, dans mon costume noir.
Maman, elle, elle n’a pas pu s’empêcher. Elle est trop sensible, l’émotion la submerge pour un
rien. (Il s’assoit sur le banc. En confidence.) Je t’aime, maman, je t’aime très fort
(Un temps. Il se lève d’un bond, tourne autour du banc et, s’adressant aux immeubles.)
Qu’est-ce qu’il y a ? Ça vous dérange ? Ça n’est pas normal ?
Ça dérange qu’un homme de trente-deux ans confie à sa mère qu’il l’aime ? (Il se précipite
face au public, agressif) Le bébé à sa maman, c’est ça, hein ? C’est ça que vous pensez dans
vos méchantes caboches. (Se radoucissant) Et alors ? Même si c’était vrai ? MEME SI C’EST
LE CAS ? Vous ne seriez pas les premiers. Elle aussi, elle le pense. Elle le pense si fort que ça
s’entend. Que je le sais. Allez, vous ne serez pas les derniers. Je vous pardonne.
(Il retourne s’asseoir. Attrape la bouteille puis la repose) Non ! Vas-y doucement, tu as le
temps. Songe au nombre d’heures à passer jusqu’à demain matin. (Il s’allonge) Ne respirez
pas si fort, vos souffles me gênent, j’ai du mal à réfléchir. Surtout, surtout, je déteste le bruit.
Les gens sont d’un sans-gêne incroyable. Ils se croient tous seuls dans leur bulle, et je parle et
je raconte et je respire et je vis !
Insupportable. Réellement insupportable. (Un temps, un temps long – il chantonne, comme on
chante pour endormir un enfant.)
Il était un petit navire
Il était un petit navire
Qui n’avait ja-ja-jamais navigué
Qui n’avait ja-ja-jamais navigué ohé ! ohé !
(Il a atteint le bord. Il chancelle au bord de son existence. Un pas de travers et il se
noie.)
(Un temps, une minute peut être. Il se lève et parcourt l’espace scénique de long en
large, marquant des pauses, pendant lesquelles il lâche quelques phrases.)
Ma mère est la meilleure maman du monde. Elle me murmurait à l’oreille cette
chanson chaque soir, pour m’emmener au pays du sommeil, disait-elle. Elle s’asseyait sur
mon lit, tout près de moi et penchait son beau visage. C’est cela, elle ne chantait pas, elle
chuchotait, la même chanson, toujours, tout bas pour que personne ne connaisse le secret,
notre secret, et je m’endormais, avec des images de bateaux, toutes voiles dehors pour
rejoindre les blondes sirènes aux voix délicates qui les attendaient
Il n’y a pas de plus belle berceuse.
Ma mère n’a jamais manqué aucun de nos rendez-vous, jamais jamais jamais.
Jusqu’au bout. Jusqu’à mon départ. Je n’aurais pas dû quitter notre maison. Je n’aurais
pas dû partir pour vivre ailleurs, avec quelqu’un d’autre… ça aurait évité… Ca, oui, ça, moi,
seul, comme un imbécile, en train de me répandre, seul, avec vous tout autour. Vous , vous
tous assemblés, qui me détaillez comme des maquignons, devant un bœuf dans son champ,
estimant ce qu’ils vont bien pouvoir en tirer , estimant combien ils vont pouvoir négocier ce
morceau de viande sur pattes .
Quand je suis devenu un homme et que j’habitais encore avec elle, maman, elle
m’accompagnait jusqu’à la porte de ma chambre, déposait un baiser sur mon front et me fixait
intensément, avec ses yeux mouillés – elle était sensible, énormément, je vous l’ai déjà dit.
Mon fils, mon amour de fils, me susurrait-elle. Ecoute, écoute notre chanson, qu’elle
t’emporte au pays des rêves.
Elle chantait, vite , puis elle se sauvait, vite. A l’époque, les rares fois où je sortais,
vraiment pas souvent, ça ne m’intéressait pas, si je rentrais tard, elle n’était pas couchée, elle
m’attendait. Comme les sirènes aux aguets attendent les bateaux. Pas pour les naufrager, mais
non !ça , c’est une vilenie qu’on a inventé pour faire tort aux sirènes .Les sirènes sont des
êtres doux , qui accompagnent les marins dans leurs périples .Qui veillent sur les voyageurs
.Les gens salissent tout ce qui est beau .
Je n’aime pas les gens.
A la mort de mon père, je suis entré dans la période la plus faste de mon existence. Ma
mère n’avait plus que moi, elle s’occupait de moi, uniquement de moi, délivrée de l’autre, son
mari, qui l’obligeait à lui consacrer du temps, qui la trimballait dans ses soirées, ses foutus
rendez-vous d’affaires, paraît-il, où il l’exhibait , Môssieur était très fier de sa femme. Elle
était si belle ! Si attentionnée ! Si courtoise ! Si intelligente ! Et c’était lui le propriétaire
d’une pareille merveille ! Les autres mâles en salivaient d’envie !Et les autres épouses en
étaient jalouses !
Je n’aime pas les gens.
Mo père… lui…C’était un rustre … une brute … un pervers.
Oui , il était tout ça , et pire encore !Je l’ai vu ! Je vous jure, je l’ai vu ! Chez nous, à la
maison, il sautait la bonne. Ah ! Mais il ne faut pas croire, il ne baisait pas que la bonne ! Il
trompait ma mère de façon éhontée, presque sous ses yeux. Les mains au cul des femelles qui
passaient à sa portée, c’était une spécialité de Monsieur .Et peloter dans les coins, aussi, je l’ai
vu, je vous jure, je l’ai vu !
(Un temps – Il parait hésiter – Il jette des regards affolés aux alentours – se précipite
jusqu’au banc, empoigne la bouteille entamée et avale une bonne rasade – Descend à l’avantscène. Au public, présentant la bouteille.)
Vous en voulez ? Je veux partager (désignant le sac plastique sur le banc.) J’ai de la
réserve. (Un temps) Non ? (Un temps) Dommage ,vous regretterez. Bourbon, six ans d’âge.
Ce n’est pas le meilleur, j’en suis conscient, que voulez-vous, à la supérette, ils n’avaient pas
mieux. Ceci étant, quand tu t’enfiles la mixture dans le gosier, quarante degrés, ouais,
quarante degrés en route pour le cerveau. (Il rit et boit à nouveau. Plus bas, à la salle, en
confidence.) J’ai vérifié, oui, oui, à l’instant. Il n’est pas ici. Un instant , j’ai cru .Oui , j’ai cru
qu’il était ici , l’excité de la braguette. Non non non non non !Disparu. Pfuitt !
L’alcool est excellent pour chasser les fantômes. Je n’ai pas peur des fantômes .Alors
, si ça t’amuse , ne te gêne pas , Monsieur Papa .
Ouais, Tu es poussière aujourd’hui .Les vers t’ont bouffé , reste plus rien . Disparu,
envolé, kaput, Monsieur Papa, dans sa berline de luxe. Contre un arbre. Version officielle :
accident. Pourquoi pas, puisqu’il est mort et enterré. Crevé, la sale bête !
On a raconté qu’il était saoul comme un polonais. D’accord. D’accord, d’accord.
Personne n’a remarqué que les quatre pneus, les quatre, étaient à plat. Il roulait sur les jantes,
le cher père, les pneus étaient dégonflés. Raplapla. Pfuitt !
Quelqu’un avait dû dévisser quelque chose. (Le doigt sur la bouche) Chut !CHUT !
(Rire féroce) Hé oui ! Qui aurait imaginé ? Qui aurait seulement osé supposer que
…quelqu’un avait dû dévisser quelque chose ? On débloque la valve, juste assez pour que
l’air s’échappe peu à peu. Très simple. Chut !
Au soir des obsèques, ma mère m’a pris à part. Nous éviterons désormais le sujet de
ton père, a-t-elle déclaré. Il est arrivé ce qui est arrivé. Tous deux, nous savons. Ses yeux
brillaient, elle avait le feu aux joues. Un sourire ambigu, enfin, c’est le souvenir que j’ai gardé
de ce moment.
Après l’arbre et la voiture cassée, ma mère a respecté la coutume. Deuil. Elle ne se
montrait guère dehors. Elle refusait les invitations. Elle ne recevait pas. Elle gardait un œil sur
l’usine, à distance. Le fondé de pouvoir lui rendait compte régulièrement. Les mois passant,
elle a repris contact avec quelques amies, celles qui n’avaient pas couché avec son mari.
Elle s’est remise à vivre, comme on dit. Lorsqu’elle sortait pour une soirée, la
bonniche, la même toujours, celle qui faisait des gâteries à mon pére , une rouquine, avait
pour consigne de veiller à ce que je ne manque de rien. Elle en a bavé, je vous promets, je me
défoulais sur elle. De ma colère, de mon chagrin, de ma tristesse. Comme je ne voulais pas
accuser ma mère, je passais mes nerfs sur la demoiselle. Et je désire ceci, non, plus
maintenant, fais ceci, pas comme ça, tu es bête, je vais te dénoncer à maman, oui, tu as volé,
comment ça, c’est faux ? Ce sera vrai puisque c’est moi qui parlerai, un petit garçon comme
moi ne ment pas, c’est connu, si gentil, si timide, si calme, je l’ai fait pleurer, des seaux, plus
tard, lorsque j’ai commencé à avoir envie d’elle, il a fallu qu’elle me montre, de plus en plus,
elle a fini par accepter de se déshabiller entièrement, je l’ai tripotée, elle ne portait plus de
culotte dans la journée pour que je puisse la coincer quand je le voulais … Bref, j’ai entrepris
mon éducation sexuelle sur elle. Elle ne s’est pas plainte, n’a pas pipé mot sur ce qu’elle
subissait. Elle n’était qu’une bonniche et moi, j’étais le fils de Madame, le fils adoré,
incapable de la moindre méchanceté, on me donnait le Bon Dieu sans confession… Comme
en plus je l’avais menacée de révéler à ma mère que mon père l’avait culbutée, elle s’est
abstenue.
Elle a donné son congé, j’allais sur mes quatorze ans. Ma mère n’a rien su, rien du
tout. (Même jeu, doigt sur la bouche) Chuuut !
(Un temps. Il examine les unes après les autres, les fenêtres encore allumées. Dos au
public)
Je ne joue pas. Hé ! Là-dedans, vous comprenez ? Je ne joue pas. Pas avec vous.
Je n’aime pas jouer. En fait, je n’ai jamais aimé jouer, avec d’autres. (Il s’asseoit sur le
banc. Les yeux dans le vague, pointés sur le fond de la salle.) J’étais un enfant fragile, j’ai
attrapé toutes sortes de maladies. C’était bien. Ma mère, inquiète, aux cent coups, ne me
quittait pas, échappant ainsi aux corvées mondaines que lui imposait son mari. Elle en était
ravie, dès que j’avais le moindre bobo, branle-bas de combat, elle s’excusait auprès de mon
père et, dès qu’il avait tourné les talons, elle arborait un large sourire, elle resplendissait. Elle
me prenait les mains en répétant : mon fils ! Mon fils chéri ! Merci, merci, merci.
J’ai peu fréquenté d’autres enfants. J’ai eu une enfance solitaire et j’ai été heureux de
cette solitude.
J’avais ma mère et elle me comblait. Mes jeux, je les ai inventés avec elle, je lui
décrivais mes rêves, elle les transformait en jouets.
Ma mère était obsédée par la mer, elle aurait voulu vivre auprès de l’Océan. Nous
avions une villa sur l’Atlantique, nous nous y précipitions, elle et moi, tous les deux, aussi
souvent que possible, ce qui arrangeait tout le monde. Ma mère se débarrassait de son mari et
lui se livrait sans retenue à ses plaisirs favoris. Aujourd’hui encore, j’en mettrais ma main au
feu même si mon absence m’empêchait de vérifier.
Ma mère a vendu la villa il y a dix ans déjà, à cause des déboires à l’usine. On a loupé
le coche, on ne s’est pas adaptés à temps au marché… C’est ce qu’ont expliqué les créanciers.
Et les banquiers. Plus de crédit, l’usine a fermé. Oh ! Nous ne nous sommes pas retrouvés à la
soupe populaire.
Une des rares qualités de mon géniteur était sa relative honnêteté, une conception
fluctuante des limites entre ce qui était Bien et ce qui était Mal. Il avait truqué les comptes et
constitué un bas de laine à l’étranger, dans le cas où les affaires vireraient au noir. Un sacré
bas de laine, un magot qui nous assure, maman et moi un avenir sans souci d’argent. Nous ne
sommes pas des pauvres. Vraiment pas .
Je ne suis pas pauvre, sincèrement , rassurez-vous.
Si vous me voyez ici, à cette heure, sur cette place, seul, c’est parce que… (Il ricane)
Je ne suis pas SDF, ça, c’est pour les losers, moi, je suis de la race des gagnants. Maman me
l’a certifié. J’ai fait des études, longues, difficiles, compliquées. Mathématiques. Je suis un
génie en mathématiques. Je pourrais vivre largement sur l’héritage de mon père. Non, je
travaille. Pour combattre l’ennui qui m’oppresse.
Elle aussi travaille. Nous sommes un couple normal.
Quand je dis : elle , je ne parle pas de ma mère…
Non, si je me trouve ici, c’est parce que… autre chose… à cause d’autre chose. (Il
boit, pose la bouteille, hésite, le bouchon dans la main, reprend la bouteille et la vide. Un
temps. Il se lève, s’appuie au dosseret du banc et, face au public) Oui, j’étais un enfant
rêveur, la tête bourrée de chimères, des histoires de pirates, des voyages de marins, des
fureurs de tempêtes… Vous avez lu « Moby Dick » ? C’est un de mes livres de chevet. Une
métaphore remarquable de l’existence humaine, vous voyez ce que je veux dire ? Je peux
vous le réciter, je le connais par cœur.
C’est pour cette raison que je ne jouais pas avec les autres enfants. Ils ne suivaient pas.
J’aimais lire, eux, pas beaucoup, je fabriquais des jeux, eux tapaient dans un ballon. Ils étaient
vulgaires, grossiers… tiens, comme mes collègues… enfin, mes collègues, avant.
(Un temps. Il descend à l’avant-scène) Ecoutez bien, que vous compreniez bien. Ma
mère aime la mer, j’aime la mer. Ma mère a de l’imagination, j’ai de l’imagination. Ma mère
aurait voulu vivre près de l’Océan, je voulais vivre près de l’Océan.
J’en ai parlé, à l’autre, l’autre elle, à de multiples reprises, lui démontrant en quoi ce
désir était réalisable sans difficulté, combien nous y serions bien, heureux même, peut-être. A
chaque fois, elle démarrait au quart de tour. Non non non non et non ! Tu vas devenir adulte
un jour, qu’elle me balançait. Et elle continuait sur ce ton, en se montant toute seule en
mayonnaise. Tes bateaux, tes pirates, tes trésors, ton Moby Dick, j’en ai plein le dos de tes
lubies, marre de ton égoïsme. Marre marre marre. Marre de toi.
Alors, chaque fois, je me retenais, je refoulais le besoin impérieux qui me brûlait à
l’intérieur, la gifler, lui balancer une mandale , fort, à toute volée, pour qu’elle se taise, qu’elle
la boucle , qu’elle cesse de piétiner mes rêves.
Et je m’en allais, au hasard des rues.
Et je me suis mis à boire, emportant ma colère d’un café à l’autre, d’un alcool à
l’autre. (Un temps. Il se tourne vers les immeubles.)
(Bascule d’éclairage. On ne voit qu’à peine le décor. Fond indécis sur lequel apparait
la silhouette d’une femme.)
LUI : Maman ! Maman ! (Silence.) Maman, aide-moi. Je veux rentrer. (Silence.)
Maman, je veux rentrer chez nous.
VOIX 1 : Tu ne peux pas. Ce n’est pas correct. Tu as ton chez toi.
LUI : Je veux rentrer chez nous. Avec toi.
VOIX 1 : Tu ne peux pas. Ce n’est pas correct. Tu as ton chez toi.
(Cependant que la silhouette s’efface et que réapparait le décor précédent, immeubles
et fenêtres éclairées.)
LUI : (court vers le fond, tendant les bras vers l’endroit où se situait la silhouette.)
Non ! Non ! Tu ne comprends pas ! Maman ! Tu ne comprends pas ! Je ne peux pas… (Il
revient et s’écroule sur le banc. Hoquetant, sanglotant.) Je ne peux pas. Je ne peux pas…
Chez moi. (Se lève d’un bond, comme mu par un ressort.) J’ai un problème. Un problème
monstrueux. Qui m’interdit d’envisager, fut-ce une micro- seconde, de rentrer chez moi. Oui,
j’ai dans ma poche des clés qui ouvrent une porte, la porte de MA maison. (Il sort les clés de
sa poche, les examine, regard de dément, puis les enfonce dans sa poche, d’un geste brusque,
comme si elles blessaient)
(Il a franchi les limites, la digue est rompue, la crue étend ses ravages.)
(Il descend à pas de loup à l’avant-scène, un rictus mauvais barre ses lèvres. Regard à
droite, regard à gauche, vivement. Il s’accroupit face au public.) Je vais vous en raconter une
bien bonne. A vous, uniquement à vous. Les autres, dans leurs immeubles, ne peuvent pas
entendre. Je viens de vérifier. (Il fredonne « I Want you » de Bob Dylan. Sans les paroles. En
marmottant, en quelque sorte.)
Il y a de cela trois semaines, un mardi, je ne risque pas de l’oublier, elle m’a annoncé
après le diner qu’elle irait au lit juste après le repas. Qu’elle était très fatiguée. Qu’elle
souhaitait dormir parce que le lendemain, elle animait une réunion importante. Que donc, je
disposais de ma soirée, à condition de me coucher sans bruit pour ne pas la réveiller. Que
d’ailleurs, elle allait prendre un somnifère.
Je n’ai pas compris pourquoi elle me débitait ce laïus, d’un ton solennel en plus. Que
nous passions nos soirées séparément n’était pas une nouveauté, elle allait dans un coin, moi
dans un autre, parfois elle dehors et moi dedans, ou l’inverse. Notre couple partait en vrille, la
tendresse avait pris la clé des champs.
On échangeait quelques mots, Ta journée ? Et toi ?... des banalités stupides pour
masquer la vérité qui nous minait, sans qu’aucun des deux se hasarde à l’exprimer. Notre
couple était foutu. On le savait et on se taisait.
Sauf quand ça débordait. On s’engueulait, comme des chiffonniers, en se faisant bien
mal. Elle surtout. C’est elle qui déclenchait les hostilités.
Ce mardi-là, donc, Madame au dodo, Monsieur s’est vautré devant la télé, une
bouteille de scotch à portée de main. C’était une émission sur Bob Dylan. Allons-y pour Bob
Dylan. Le sujet ne me passionnait pas. Je n’avais pas sommeil et je retardais au maximum le
moment fatidique, l’instant où je me coucherai , avec les cauchemars qui m’attendaient . Je
suis resté devant la télé comme un couillon en picolant et, au générique de fin, j’ai réalisé
qu’il était deux heures du matin.
J’ai peiné à me transporter jusqu’à la chambre, le plancher tanguait sous mes pieds,
grosse houle sur le pont, matelot. Sans du tout me rappeler que nous faisions chambre à part ,
je me suis dirigé vers le lit conjugal . Il n’y avait aucune malice , juste une ancienne habitude
qui remontait .
Elle ne s’était pas bouclée à double tour , je suis donc entré sans problème.
J’allume la lampe. Waouh ! Le spectacle dans la chambre !Notre chambre !
Elle dormait, le drap était tassé en boule sous ses fesses, sa nuisette remontée, elle
offrait ses cuisses écartées… Effet immédiat, j’ai bandé, obsédé par un désir animal, utiliser
son corps immédiatement, la baiser, la baiser comme une bête, précisement , hé, c’était ma
femme , quand même , il n’y avait pas faute.
Je me suis déshabillé en quatrième vitesse, j’étais dessoulé, je vous assure. Je me suis
allongé contre elle, je l’ai caressée, son ventre, ses seins, en lui murmurant à l’oreille : « I
want you/ I want you/ I want you so bad/ Honey, Iwant you.
Déception. Sans même ouvrir les yeux, elle me repousse, brutalement, sèchement.
Mais qu’est-ce que tu fais ? qu’elle se met à brailler. Moi, câlin, je lui réponds : I want you, I
want you et je m’installe sur elle. Mais tu veux quand même pas ? Tu as vu l’heure ?
Cause toujours, mignonne, tu es ma femme et je te fais l’amour. C’est ce que je lui dis
en appuyant sur ses épaules pour qu’elle ne s’échappe pas. Elle gigote, elle se tortille et
réussit à me jeter en bas du lit… Tu rêves, mon pauvre ami, tu délires. Va prendre une douche
froide, ça te calmera… Une hystérique, une harpie, déchainée, sadique.
Elle a attrapé ses vêtements, s’est enfermée dans la salle de bain, en est sortie
précipitamment et s’est barrée. J’ai entendu la voiture démarrer. Je l’ai haïe. Ce mardi,
j’aurais pu la tuer.
Je n’ai pas l’habitude qu’on me refuse ce que je veux. Je n’ai pas été élevé ainsi. (Un
temps) Vous vous rendez compte, ma femme, me faire ça !
Le mercredi, je suis arrivé au bureau avec trois heures de retard. J’ai été convoqué
chez le boss, ils m’ont collé un blâme avec suppression de la prime, il parait que c’était mon
quatrième retard dans le mois. (Il s’éloigne et tourne comme un fauve en cage. En direction
des fenêtres, il hurle) Je m’en fous ! Je n’ai pas besoin de travailler ! Vous, peut-être, dans vos
cages ! Moi pas. (Il retourne s’asseoir sur le banc, extrait une seconde bouteille de son sac, la
débouche et boit, boit, longuement. Il s’essuie les lèvres avec la manche et rote. Au public) Ne
croyez pas ce que vous voyez. Je n’ai pas bu une goutte d’alcool avant… (Bascule
d’éclairage. Le décor d’immeubles s’efface. Même principe que précédemment. Apparition de
la silhouette 2)
VOIX 2 : Vous avez du feu ?
LUI : J’étais à une terrasse en fin d’après-midi. Premiers beaux jours. Je buvais une
menthe à l’eau.
J’avais remarqué, en approchant du café, la belle fille, attablée seule. Par chance, la
table voisine était libre. Je la regardais en cachette, je la regardais sans la regarder pour ne pas
l’incommoder, pour éviter un malentendu, qu’elle sache bien que je n’appartenais pas à la
race des vulgaires dragueurs. Je souhaitais l’aborder, je n’ai pas osé. C’est elle qui a
commencé.
VOIX 2 : Vous avez du feu ?
LUI : En s’inclinant vers moi elle posait la question. Elle portait une robe légère,
décolletée, j’ai aperçu sa poitrine, je n’ai pas fait exprès, juré… Désolé, je ne fume pas. Je
n’ai pas…je n’ai pas…de feu…d’allumettes… de briquet.
Oh, comme j’ai regretté à ce moment-là de ne pas être fumeur. J’ai cru que c’était raté,
que ça allait s’arrêter là-dessus.
VOIX 2 : Tant pis (Un temps)
Vous êtes toujours aussi timide ?
LUI : Timide ? Non… Je ne sais pas… Peut-être
J’étais en sueur, ma voix tremblait