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UNIVERSITÉ LYON 2 Institut d'Etudes Politiques de Lyon L'essor des réalisatrices libanaises Aline FONTAINE Séminaire : Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel e 4 année, spécialité journalisme Sous la direction de Max Sanier Soutenu le 2 septembre 2008 Jury : Max Sanier et Yves Gonzales Table des matières Introduction . . 4 5 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. . . 15 Remerciements . . 1.1 - Le cinéma libanais, un cinéma actif qui vient provoquer des structures plutôt conventionnelles. . . 1.1.2 – Un métier qui cherche à se démocratiser : . . 15 15 17 1.1.3 – Des cinéastes dynamiques qui s’évertuent à promouvoir leur métier malgré les difficultés de leur pays : . . 17 1.1.4 – Les idées des cinéastes ont beau abonder, il leur est souvent difficile de trouver assez de moyens financiers pour concrétiser leurs projets. . . 20 1.1.5– Aux problèmes de financement, s’ajoutent des difficultés à distribuer les films dans le pays. . . 22 1.1.6 – Des obstacles techniques se dressent sur le parcours des réalisateurs et des obstacles moraux, telle que la censure qui hante la réalisation des films : . . 26 1.2 - Le statut de femmes serait un atout pour percer dans le milieu cinématographique au Liban. . . 30 1.1.1 – Du cinéma de masse au cinéma indépendant : . . 1.2.1 – Dans l’histoire du cinéma, les réalisatrices libanaises ont joué un rôle avantgardiste. . . 1.2.2 – Le Liban permettrait-il plus de possibilités que les autres pays arabes ? . . 30 30 1.2.3 – Et pourquoi ces femmes émergent-elles dans une société pourtant encore assez patriarcale ? . . 34 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. . . 2.1 – Deux motivations différentes d’illustrer sa propre réalité mais les réalisatrices libanaises ont la même volonté de donner une autre image à leur pays, différente de celle transmise par les médias, qui se cantonnent beaucoup aux épisodes meurtriers. . . 2.2 – Malgré des regards différents, un même objectif semble se démarquer de la part du travail des réalisatrices dans un pays en constante reconstruction : la recherche d’une identité pour une population tiraillée entre traditions et modernité. . . 2.2.1. La notion de crise d’identité . . 2.2.2 - La représentation d’une population en quête de modernité mais prisonnière des traditions : . . 40 40 45 46 Annexe 1 : grille d'entretien : . . 50 68 70 72 72 Annexe 2 : Entretien Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, réalisé le 10 juin 2008, à Paris . . 72 Conclusion . . Bibliographie . . Annexes . . Annexe 3 : Interventions de Joana Hadjithomas, lors de la caravane euro-arabe à Paris, le 9 mars 2008. . . Annexe 4 : Tableau des réalisatrices du monde arabe . . Résumé . . 72 75 75 L'essor des réalisatrices libanaises Remerciements Pour ce travail, je tiens particulièrement à remercier mes parents, de m'avoir fait découvrir le Liban, dans ses contrées les plus retranchées ; Thomas, pour son soutien inconditionnel et sa qualité d'expert en cinéma ; Monsieur Gonzales, de m'avoir ouvert la porte aux grands de ce milieu cinématrographique libanais ; et enfin à Monsieur Sanier, qui a supporté mes angoisses, tout au long de cette année. 4 Fontaine Aline - 2008 Introduction Introduction « Yallah ! » ou « inch’allah ! », comme on l’entend souvent de l’autre côté de la Méditerranée. Alors c’est parti, le plus dur étant de poser le premier mot. Dur a été également le départ de ce travail. Quel sujet aborder ? Comment ? Au début, je voulais travailler sur les labels indépendants de musique, plutôt par passion et sachant que Lyon les collectionne. Mais on m’a appris que ce sujet avait déjà été traité. Il a fallu se creuser les méninges, un peu vainement et désespérément, je dois l’admettre. Pour noyer mon chagrin, je me suis tournée vers une de mes autres passions, le cinéma. Septembre était là avec la nécessité d’une transition entre les vacances et les cours, se plonger dans le noir des salles obscures était une bonne solution. Au programme des sorties de la rentrée, trois films libanais, dont deux de réalisatrices, Un homme perdu, de Danielle Arbid et Caramel, de Nadine Labaki. Je ne pouvais pas tellement y échapper. En effet je ne peux cacher que j’étais ravie de voir des films libanais à l’affiche et d’aller les voir. De fait je dois le dire je suis fortement intéressée par cette région et ce travail a renforcé cet intérêt. C’est vrai que j’y suis allée à deux reprises pour des vacances et déjà du haut de mes 16 ans, ce pays m’avait marquée. Voir des familles qui vivent, mangent à l’air libre car les murs de l’immeuble sont complètement détruits et pour les parties qui restent incrustées de balles, ça frappe un esprit jeune naïf. Plus gros choc a été d’aller se promener dans les quartiers musulmans, de s’asseoir et se faire bercer par une brouette d’un vendeur de légumes et de s’entendre dire en rentrant dans la famille chrétienne : « Comment, vous êtes allés là-bas. Vous avez osé ! », avec une telle haine dans la voix. A cet âge, moi qui n’ai pas connu de temps difficiles, j’avais eu du mal à comprendre cette réaction. C’est certainement à partir de là que j’ai voulu en savoir plus sur cette histoire. Certes le diplôme que j’ai suivi sur le monde arabe m’a permis d’en comprendre plus au niveau géopolitique mais je me suis dit qu’à l’occasion de ce mémoire, je pourrais compléter ma connaissance de la région en me plongeant plus dans le vivier culturel de la société libanaise. Ces deux films sont tombés à pique. Le premier, je le concède, m’a perturbée, le second, m’a fait plutôt sourire. Au sortir de ces projections, j’ai tout de suite pensé que je pourrais m’intéresser à la place des réalisatrices libanaises. De plus je savais que le Liban produisait en moyenne entre 2 et 6 films par an. Le fait de voir deux films de femmes à l’affiche pour un d’un homme m’a interpellée. En parallèle, les mercredis passaient et le professeur-tuteur nous rabâchaient qu’il fallait trouver une question de départ, une problématique, des hypothèses,… J’avoue que ces mots m’ont traumatisée. Seulement au bout d’un certain temps, ayant remarqué que ces deux réalisatrices étaient chrétiennes, j’ai posé comme question de départ : « Pourquoi le cinéma libanais depuis 1990 est-il essentiellement représenté par des réalisatrices chrétiennes ? ». Je suis restée un moment avec cette question en tête, n’en connaissant pas tellement la validité. Je dirai même que je suis restée bloquée sur cette question jusqu’en mars, mon professeur me demandant toujours si j’étais sûre de la légitimité de mon sujet, à savoir si déjà il y avait bien plus de réalisatrices libanaises que de réalisateurs. J’ai obtenu la réponse à cette question à la caravane euro-arabe, organisée par l’Institut du monde arabe à Paris. Jeanne, une réalisatrice libanaise, a commencé son intervention Fontaine Aline - 2008 5 L'essor des réalisatrices libanaises 1 par : « On se faisait la remarque tout à l’heure avec Houda qu’au Liban il y a autant, voire plus de réalisatrices que de réalisateurs et que ça veut dire quelque chose aussi sur notre société. » Et là, j’ai soufflé, c’est bon, je tiens un sujet. J’ai gardé cette phrase en tête et ai décidé de porter mon travail dessus. J’ai d’abord pensé qu’il fallait que j’élargisse ma recherche aux réalisatrices libanaises en général, que le fait d’être chrétienne ne pouvait être qu’un élément parmi d’autres. A partir de ce moment, de cette caravane du cinéma, je dois concéder que je me suis doublement investie car j’ai alors trouvé une autre motivation à ce travail. Je me suis dit qu’à travers ce mémoire je pourrais également montrer combien cette région et ce pan de la culture m’intéressent et qu’ils pourraient, je l’espère profondément, m’aider à l’avenir. Cependant je ne peux pas dire que ma recherche n’a commencé qu’en mars. Non, avant j’avais toujours cette idée des réalisatrices chrétiennes en tête et j’ai d’abord axé ma recherche sur le cinéma libanais en général. On ne peut pas dire que dans ce domaine, la littérature soit florissante. Je n’ai effectivement trouvé aucun document consacré intégralement au pays. Alors je me suis basée, pour avoir une perspective plus globale du cinéma libanais dans le monde arabe, sur deux ouvrages principaux : Cinéma en Méditerranée : Une passerelle entre les cultures, de Mohamed Bensalah ainsi que Cinémas de la Méditerranée, cinémas de la mélancolie,de Raphaël Millet. Je suis donc partie de quelques réflexions de ces livres. Mohamed Bensalah intitule l’un de ses chapitres : le cinéma, média d’échange ou média de rupture ? Il postule ici que le cinéma change notre rapport au monde, notre rapport de vivre ensemble. Il se réfère à Fulchignoni écrivant que le cinéma reconstruit un univers imaginaire qui est le double du réel, mais la question reste de savoir s’il en est le reflet ou le révélateur. La caméra aurait-elle une valeur médiatrice entre l’homme et son environnement ? A voir pour le Liban ? Est-ce que le cinéma peut réunir côte à côte et dans un même milieu toutes les strates de la société ? De même les deux semblent s’accorder sur un même point : sans retracer l’histoire du cinéma libanais, les deux disent qu’aujourd’hui un vivier pourrait sortir des écoles, surtout une nouvelle génération d’artistes, soit nés juste avant la guerre soit pendant, qui ont au plus 40 ans, qui ont pour certains pu bénéficier de la formation de l’Institut d’études scéniques, audiovisuelles et cinématographiques (IESAV) ou celle du département cinéma de l’Académie des beauxarts (ALBA) ou de la formation intitulée PROFIL (Programme de formation professionnelle à la fiction longue). Mais les auteurs maintiennent que pour s’affirmer esthétiquement, économiquement et politiquement, le cinéma libanais a besoin des festivals. Les deux auteurs insistaient sur les difficultés financières de réaliser des films. 2 Par ailleurs, Raphaël Millet décrit le cinéma libanais par l’expression « l’art de construire en ruines » pour illustrer le fait que la production cinématographique libanaise serait étroitement dépendante des conditions politiques du pays. Est-il possible de continuer à réaliser un film dans un pays en guerre ? Il y a eu des films pendant la guerre civile et Nadine Labaki elle-même a monté son film pendant la guerre de l’été 2006. Peut-être la guerre est-elle une motivation de plus pour créer ? Cet auteur consacre aussi un chapitre sur les « mélancolies féminines des cinémas méditerranéens ». Il explique que les femmes passent de plus en plus derrière la caméra et que même les hommes ont tendance à traiter de sujets de femmes dans leurs villes. 1 2 6 Table ronde avec Jeanne, le 9 mars 2008 à l’IMA, Paris. In Cinémas de la Méditerranée, cinémas de la mélancolie, Raphaël Millet, p.58. Fontaine Aline - 2008 Introduction Je suis donc partie de ces réflexions-là pour bâtir les bases de mon mémoire. J’ai justement décidé de me restreindre aux réalisatrices nées pendant la guerre, qui ont au plus 40 ans, et qui n’ont donc pas commencé à réaliser pendant la guerre mais après. J’ai effectué d’autres recherches. Contrairement à ce que je croyais au départ, Internet n’a pas été d’une grande aide car idem, peu de sites sont consacrés au cinéma libanais. J’ai pu trouver des interviews des réalisatrices, sinon les quelques sites se contentaient de rappeler l’histoire du cinéma libanais, peu faisant un état des lieux actuels. Mon professeur m’a prévenue : le terrain m’aidera plus. Concours de circonstances, le festival de littérature, les Belles étrangères, était consacré, pour son édition 2007, au Liban. J’ai profité de l’étape lyonnaise pour aller rencontrer les intervenants espérant qu’ils me donnent des contacts. J’ai assisté à la rencontre entre Yasmina Traboulsi et Vénus Khoury-Ghata, une rencontre animée par Mohame Kacimi. Je suis allée les voir à l’issue de la discussion. Yasmina Traboulsi m’a donnée son courriel car elle m’a dit qu’elle avait des réalisatrices dans son cercle d’amies et qu’elle m’enverrait les adresses. De même pour Mohamed Kacimi. J’ai contacté la première à plusieurs reprises, vainement. Le deuxième m’a transmis le courriel de Dima Al Joundi, une réalisatrice de 40 ans environ. J’ai contacté cette dernière également à plusieurs reprises pour lui faire part de mon questionnaire, mais je n’ai jamais eu de réponses. Alors les Belles étrangères m’ont permis d’occuper mes soirées avec de bonnes lectures mais ne se sont pas avérées aussi fructueuses pour mon mémoire que je ne l’avais pensé. Au mois de janvier, je me suis rendue à la semaine Fenêtres sur le cinéma du Sud organisé par l’Institut Lumière de Lyon en janvier. Danielle Arbid devait venir commenter son film Dans les Champs de Bataille, mais elle n’est finalement pas venue. Finalement j’ai vu le film Civilisées, de Randa Chahal-Sabbag, film qui est toujours censuré au Liban. J’ai rencontré le responsable de l’association Regard sud, l’animateur de cette semaine. Entre deux projections, j’ai pu lui présenter rapidement mon projet, il m’a conseillé de le rappeler et comme cela on pourrait fixer un rendez-vous. Là encore les coups de fil n’ont donné que des coups de fil, apparemment je l’appelais à chaque fois qu’il était débordé. Du coup le rendez-vous s’est repoussé de mois en mois, le fait d’aller sur place n’a rien changé. Mais ce parcours n’a pas été parsemé que d’embûches. Au mois de février un séminaire a eu lieu à Lyon sur les Nouveaux médias dans le monde arabe : des télévisions satellitaires à Internet. Ce colloque m’a permis de rencontrer Yves Gonzales-Quijano, enseignant à l’université Lyon 2 et chercheur au GREMMO (Groupe de REcherche sur la Méditerranée et le Moyen-Orient), spécialiste des médias. Le cinéma n’était pas traité dans ce colloque mais les informations que j’ai recueillies sur les médias se sont révélées intéressantes dans la mesure où, comme on le verra par la suite, les médias télévisuels occupent une place importante dans le quotidien des habitants du monde arabe, en comparaison avec le cinéma. J’ai donc conclu un rendez-vous avec M.Gonzales, avant d’aller à la caravane de cinéma euro-arabe. Je crois que dans l’avancement de mon travail, c’est l’aide la plus précieuse que j’ai reçue. M.Gonzales m’a d’abord certifié que les femmes dans le milieu culturel libanais joue un rôle prépondérant et ce de tout temps. A ce moment je partais toujours avec ma première question concernant les réalisatrices chrétiennes. Il m’a certes e dit que les Chrétiens libanais avaient de vrais acteurs dans la première moitié du XIX siècle par rapport à l’entrée du monde arabe dans la modernité. Cependant il s’est étonné que je restreigne au critère de la religion. Alors j’ai élargi ma requête aux réalisatrices, en pensant justement que la religion pourrait être une hypothèse parmi d’autres, étant donné le caractère multiconfessionnel du Liban. Surtout il m’a parlé de l’émancipation féminine, dans lequel le Liban est beaucoup intervenu. Les women lib' se sont exportés au Liban dès les années 20 après avoir soulevé l’Egypte. Une autre phase de l’affirmation sociétale Fontaine Aline - 2008 7 L'essor des réalisatrices libanaises s’est opérée pendant les années 60, aux niveaux politique, culturel, économique. Le Liban s’est alors montré en avance sur ses voisins, alors que ces changements n’ont lieu que e maintenant dans les pays du Golfe. 2008 est d’ailleurs l’année du 50 anniversaire de la publication du roman de Layla Baalbaki, Je vis, qui traite de la révolte de la jeune fille arabe contre un système de valeurs patriarcal et conservateur à laquelle elle avait ajouté le drame de l’incommunicabilité. Après m’avoir exposé ces informations, M.Gonzales m’a parlé de la e caravane euro-arabe organisée par l’IMA, le 2 week-end de mars à laquelle j’avais prévu d’aller. Je lui ai signalé que j’avais eu de mal à rentrer avec la responsable Magda Wassef. Il m’a aussitôt dit qu’il comptait qu’il allait y aller mais ne pouvait pas à cause des élections. Alors il a envoyé un mail à Marie-Claude Behna, la co-organisatrice de ces journées comme il la connaît l’informant qu’il m’envoyait comme émissaire. La caravane du cinéma euro-arabe, intitulée Des réalisatrices face à leur société, a vraiment débloqué mon travail. Le vendredi j’ai assisté à la présentation des résultats d’un travail proposé par le Groupe de Réflexion Euromed Audiovisuel. Le document s’intitule Vers une Stratégie pour le Développement de la Coopération Audiovisuelle EuroMéditerranéenne. Concrètement cette conférence ne m’a pas apporté beaucoup mais elle m’a bien fait comprendre que les moyens accordés au cinéma dans cette région étaient très faibles et que la coopération entrait dans une période critique. Le lendemain j’ai donc assisté à la caravane euro-arabe. Sont intervenues des réalisatrices marocaines (Narjiss Nejjar), tunisiennes (Moufida Tlatli), algériennes (Nadia Cherabi-Labidi), égyptiennes (Kamla Abou Zikri et Hala Khalil) et une libanaise, Joana Hadjithomas, car Nadine Labaki, originellement prévue, était en tournée en Amérique latine pour la promotion de Caramel. A mon arrivée, je suis de suite allée voir Marie-Claude Behna qui m’a aussitôt présenté Joana Hadjithomas et Houda Ibrahim qui animait la table ronde. Joana Hadjithomas m’a assuré qu’on pourrait se rencontrer à un autre moment pour répondre à mes questions. Par la suite j’ai essayé de contacter d’autres réalisatrices Danielle Arbid, Nadine Labaki, au point de les harceler je pense, mais sans réponses. Je n’ai donc pu tester ma grille d’entretien qu’avec Joana Hadjithomas. Une autre difficulté s’est posée quand j’ai voulu me procurer les films des réalisatrices. Peu sont sortis en DVD, Caramel est sorti en mars dernier. Un coffret rassemblant Dans les champs de bataille et Un homme perdu est sorti en mai dernier. Mais c’est toi. Et comme je voulais analyser A perfect day, ça s’est compliqué. J’ai contacté Celluloid Dreams, le distributeur français mais la personne que j’ai eu m’a répondu qu’avec Cannes, cette année, ils étaient débordés. Je commençais à être désespérée mais quand j’ai rencontré Joana Hadjithomas, elle m’a recommandé d’appeler 1001 productions, leur boîte de production, pour qu’ils me l’envoient. J’ai enfin reçu A perfect day mais tout ça, début juillet… idem pour la fondation cinéma de Beyrouth, à qui j’avais demandé des documents. Mais comme le bureau est en vacances prolongées, comme ils sont en rénovation, la communication s’est avérée difficile. De plus j’étais en relation avec Pierre Sarraf, le responsable du festival « Né à Beyrouth », qui devait m’envoyer des DVD de Beyrouth, mais avec la situation politique et l’aéroport fermé, il ne pouvait pas passer à l’acte. Je ne les ai donc eus que fin juin et en ai fait l’analyse en juillet. Un parcours assez déprimant, parfois, néanmoins j’ai réussi à trouver satisfaction avec l’entretien de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, fin juin. C’est principalement sur la méthode de l’entretien que je me suis basée vu le peu de littérature dans le domaine. Je me suis donc servie du dossier de presse de Caramel dans lesquelles des questions sont posées à Nadine Labaki sur la réalisation de Caramel. Quant à Joana Hadjithomas et Khalil 8 Fontaine Aline - 2008 Introduction Joreige, j’ai opté pour un entretien semi-directif car au début je ne pensais rencontrer que Joana donc je lui aurais laisser plus de liberté pour qu’elle me raconte son histoire, son parcours. Mais comme j’avais la chance de faire la connaissance de Khalil, je l’ai interrogé sur sa vision de la situation. Donc j’ai relativement bien orienté les questions, d’autant que je m’étais beaucoup renseignée sur le pays, que j’ai de la famille maintenant libanaise, que j’y suis allée à deux reprises. J’ai ainsi pu rebondir aux réponses qu’ils m’ont tous les deux données. Leur présentationdétaillée apparaîtra ci-dessous avec celles des autres réalisatrices. Noms / Caractéristiques Date de naissance Etudes Productions Religion Joana Hadjithomas 1969 Khalil Joreige Nadine Labaki 1969 1974 Littérature à Nanterre Littérature et Etudes théâtre à Nanterre audiovisuelles à l’université SaintJoseph de Beyrouth Courts et long Courts et long Clips, courts et métrages, articles, métrages, articles, longs métrages installations vidéo installations vidéo Chrétienne Chrétien Chrétienne Toute cette période de recherche a donc mené au résultat suivant. D’une question de départ axée sur les réalisatrices chrétiennes, « Pourquoi le cinéma libanais depuis 1990 est-il essentiellement représenté par des réalisatrices chrétiennes ? », j’ai élargi mon champ de recherche à toutes les réalisatrices. Je me suis intéressée aux réalisatrices âgées de 40 ans, au plus, car cela veut dire qu’elles sont soit nées au début soit pendant la guerre et surtout qu’elles ont commencé après la guerre civile, après 1990, c’est-à-dire sous la reconstruction. La guerre n’était donc plus la directe toile de fond. J’ai donc voulu voir comment les films réagissaient à cette période par la même occasion, car auparavant tous les films trouvaient matière dans la guerre, le film de Nadine est véritablement le premier qui n’y fait pas référence. De même j’ai retiré le critère religieux, comme principal critère. Car il est vrai que le Liban est un pays multiconfessionnel où se côtoient 17 d’entre d’elles. Mais pouvais-je vraiment réduire ma question à celle-ci ? Ce n’est qu’une des questions, qui au regard de la configuration de la société, découle de ma problématique originelle. Aussi je suis revenue à mon constat de départ : Pourquoi ya-t-il à l’affiche deux films de réalisatrices ? Suite aux recherches que j’ai effectuées, je me suis rendue compte qu’auparavant de nombreuses réalisatrices avaient rencontré le succès, comme Jocelyne Saab, Randa Chahal-Sabbag, pendant et après la guerre, mais au même titre que les hommes réalisateurs de leur époque : Borhan Alaouie, Ghassan Salhab. Mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas : Qui vient concurrencer les noms de Danielle Arbid, Nadine Labaki,… ? Cette interrogation m’amène donc à la problématique de ce mémoire : « Comment peut-on expliquer l’essor des réalisatrices libanaises ces dernières années ? » A partir de là, je me suis attachée aux réalisatrices de fiction, et non aux documentaristes car d’une part le champ de recherche aurait été trop étendu et d’autre part le documentaire aurait été trop prêt de la société et ne demande pas les mêmes moyens que pour une fiction, ni n’implique les mêmes préparatifs. Je voulais plutôt voir en quoi différents regards peuvent mettre en scène différentes histoires et réciproquement, et ainsi étudier quelles sont les motivations et si impact du film il peut y voir et pourquoi. Je me suis d’abord demandé si Fontaine Aline - 2008 9 L'essor des réalisatrices libanaises le fait d’être une femme est un atout dans le milieu cinématographique libanais actuel et ensuite si ce qu’elles expriment dans leurs films contribuent à cette percée. Ce travail s’articule donc en deux chapitres. Le premier traite de l’émergence des femmes dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. Ce premier chapitre correspond à ma première hypothèse, à savoir voir si le fait d’être une femme est un atout pour devenir réalisatrice au Liban. Pour faire l’étude de cette hypothèse, j’ai trouvé nécessaire de planter le décor du cinéma libanais, afin d’en comprendre le fonctionnement, d’une façon assez générale puis de comprendre enfin comment les femmes s’inscrivent dans ce milieu. A partir de cet état des lieux, on analysera donc la particularité ou non de la place de la femme dans le cinéma au Liban. Pour cela, on comparera la femme réalisatrice libanaise à celles du reste du monde arabe puis à la place des hommes. Le deuxième chapitre s’attachera plus au contenu de deux films pour chercher en quoi les réalisatrices, avec leurs motivations, s’inscrivent dans un mouvement de société. J’ai choisi cette hypothèse car j’ai supposé que le fait d’être une femme ne devait pas suffire pour percer, les sujets traités dans leur film devaient aider à la pénétration des films. On verra ainsi quelles sont les motivations des réalisatrices, comment elles varient selon les réalisatrices, et ce qu’elles souhaitent montrer en faisant leur film. Suivant ces réponses, on s’intéressera plus particulièrement à leur film pour analyser la portée de leur contenu par rapport à l’état de la société libanaise. Voici un panorama des productions des réalisatrices concernées par la période étudiée : Les pionnières du cinéma libanais, telle que Jocelyne Saab et Randa Chahal-Sabbag, ont débrouissaillé le chemin pour leurs jeunes collègues. Avant que Danielle Arbid soit invitée à Cannes pour présenter son premier long métrage, Dans les champs de bataille en 2004, seulement 4 films réalisés par des femmes arabes avaient été montrés sur la Croisette (L’heure de la libération, de la Libanaise Heiny Srour, ce fut d’ailleurs le premier film réalisé par une femme présenté à Cannes ; Les silences du Palais et La saison de l’homme, de la Tunisienne Moufida Tlatli ; Rachida, de l’Algérienne Yamina Bachir-Chouikh). Et depuis, le Liban est présent lors de la Quizaine des Réalisateurs. En 2006, la fondation Liban-cinéma a présenté A perfect day. En 2007, deux longs métrages étaient présentés dans la sélection « Tous les cinémas du monde » : Caramel de Nadine Labaki et Un Homme Perdu de Danielle Arbid. Et pour l’édition du festival de Cannes 2008, un film a été présenté dans la sélection officielle : Je veux voir, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. 1. Dima Al Joundi est née le 16 septembre 1966 à Arnoun. Dima a commencé des études de philosophie à Beyrouth puis est parti à Bruxelles en 1984 pour étudier le cinéma à l' INSAS (Institut national supérieur des arts du spectacle). Elle a travaillé comme réalisatrice assistante et dans la production. Une fois ses études finies elle s’est d’abord convertie en monteuse de film dans plusieurs grandes villes telle que Bruxelles, Paris et des villes du Maghreb. Elle a coproduit et réalisé son premier film Entre nous deux… Beyrouth. Entre 1996 et 1997, elle a travaillé à Colombo, au Sri Lanka, où elle a produit des documentaires. Elle était alors responsable de la diffusion du monde arabe pour la compagnie Wordview Global Television. Al Joundi est ensuite retournée à Beyrouth pour y vivre. Depuis elle a organisé trois festivals de cinéma, dont l’édition 1999 du Festival de film de Beyrouth. Avec sa société Crystal Films, elle est devenue la première femme au Liban à produire et distribuer des films. 1. 1993 : Entre nous deux… Beyrouth, 52 min La rencontre de deux sœurs. L’une Dima qui a quitté le Liban, pour suivre des études de cinéma en Belgique. Elle est partie chargée de nostalgie, d’amertume, de violence, 10 Fontaine Aline - 2008 Introduction mais aussi de tant d’amour et de passion. L’autre, Rim, peintre, n’a jamais quitté Beyrouth, entretenant des rapports passionnels avec sa ville. Malgré leur séparation, les deux sœurs ont vécu chacune Beyrouth dans sa totalité. Rim vivait la ville de l’intérieur : peur, guerre, euphorie, plaisirs, beauté et laideur. Dima, malgré les rares visites et la distance qui la séparait de sa ville, continuait à la vivre de loin. La télévision et les journaux, le téléphone et les lettres nourrissaient son souvenir. Dima rencontrera à nouveau sa sœur, sa ville, sa beauté, la vie plus forte que les tourments de la guerre, les souvenirs de la terreur et découvrira le Beyrouth de l’aprèsguerre, cette cité animée, ses rues éclairées, ses cafés remplis de bruit et de joies et ces magasins à nouveau achalandés. 2. 1995 : The Silk Road in Central Anatolia, 52 min 3. 1996 : The Mask of the Night, 20 min. 2. Joana Hadjithomas est née à Beyrouth, le 10 août 1969. Elle travaille en tant que cinéaste, tourne des fictions et documentaires mais aussi en tant que plasticienne. Joana a commencé ses études à Beyrouth. Elle est ensuite partie pendant huit ans suivre des études de littérature à Nanterre avec Khalil Joreige, son compagnon dans la vie de couple et professionnelle, qui lui a ajouté le théâtre à sa formation. Ils sont aussi allés étudier le cinéma à New York, où ils ont pu réaliser de nombreux courts métrages (The Agony of the feet, 333 Sycamore). Ils étaient alors également photographes et écrivaient. Aujourd’hui ils vivent entre Paris et Beyrouth, leur fille étant scolarisée à Paris. Joana et Khalil sont les auteurs de nombreuses expositions de photos sur Beyrouth et d’installations exposées aussi bien en galeries que dans des institutions. Publications : ∙ Latence, in Homeworks,2002, Ed. Ashkalalwan ∙ A state of latency, in Iconoclash, Ed. ZKM et MIT press ∙ Bon je vais te montrer mon travail, in Al Adab, n°49, 2001 ∙ Que faisiez vous entre cette aube et la dernière, in Specimen, Ed. Amok, n°4, 1998 ∙ Beyrouth : fictions urbaines, Beyrouth : Mind the gap, 1997 Expositions : ∙ 1997 : Beyrouth, fictions urbaines, Institut du Monde Arabe, Paris. ∙ 1998 : Wonder Beirut, le roman d’un photographe pyromane, (Volet 1), Galerie Janine Rebeiz, Le Mois de la photographie, Beyrouth ∙ 2001 : Wonder Beirut, le roman d’un photographe pyromane, (Volet 2), Ecole Nationale des Beaux-Arts de Rennes Le Cercle de confusion, Missing Links, Galerie Townhouse, Caire, Egypte 2002 : Wonder Beirut, le roman d’un photographe pyromane, (Volet 3), ICONOCLASH, ZHM, Karlsuhe Filmographie : ∙ 1997 : Autour de la maison rose, 92 min À Beyrouth, dans le quartier de Matba’a trône un vieux palais, « la maison rose ». C’est là où se sont réfugiées au début de la guerre, deux familles. Aujourd’hui, le pays est en plein effort économique et les immeubles criblés d’obus cèdent progressivement la place à de Fontaine Aline - 2008 11 L'essor des réalisatrices libanaises vastes projets immobiliers. L’arrivée du nouveau propriétaire de la maison rose vient tout bouleverser. Il annonce son intention de transformer le palais en centre commercial. Les deux familles devront quitter les lieux dans les dix jours, conformément à la loi. Secoués par cette nouvelle, les habitants du quartier ne savent que penser et, petit à petit, ils se divisent. Au sein de ces tensions et des situations absurdes et drôles qu’elles engendrent, les protagonistes de l’histoire vivent chacun leur drame individuel. La maison rose agit comme un miroir déformant d’une certaine réalité, celle des deux familles, celle du quartier et celle d’un pays où chacun perd ou retrouve la mémoire face aux ruines d’une étrange 3 après guerre. ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ 2000 : Khiyam, doc, 52 min Don’t walk, essai vidéo, 17 min 2001 : Rondes, 8 min 2002 : Cendres, 26 min 2003 : Yémen, le film perdu, doc, 42 min 2005 : A perfect day, 1h28 Un jour parfait à Beyrouth dans la vie de Malek, un jeune homme surprotégé par sa mère qui accepte mal la disparition de son mari survenue 15 ans plus tôt, durant la guerre civile libanaise. Aujourd’hui, Malek et sa mère Claudia vont déclarer le disparu officiellement mort en l’absence de son corps. Le jeune homme souffre d’apnée du sommeil, sa respiration s’interrompt, dès qu’il s’arrête de bouger il somnole puis s’endort. À contretemps, il tente d’être plus synchrone, de retrouver une certaine cadence avec les autres, la ville, sa mère et surtout Zeina, la femme qu’il aime et qui ne veut plus le voir. Obsédé par cet amour, il la 4 cherche, la suit, la perd, la retrouve dans la ville… A perfect day a obtenu de nombreuses récompenses lors de ses passages dans divers festivals internationaux. Le long-métrage a ainsi été couronné des Prix FIPRESCI et Don Quichotte au Festival de Locarno, de la Montgolfière d’Argent, du Prix du Meilleur acteur et du Prix de la Meilleure création musicale au Festival des 3 continents de Nantes, et le Prix d’aide à la distribution au Festival de Belfort, et enfin, d’une Mention spéciale et du Prix du Meilleur acteur au Festival de Namur. 1. 2007 : Open the door, please, 12 min Segment du long métrage collectif ENFANCES sur Jacque Tati 1. 2008 : Je veux voir, 75 min « Juillet 2006. Une guerre éclate au Liban. Une nouvelle guerre, mais pas une de plus, une guerre qui vient briser les espoirs de paix et l’élan de notre génération. Nous ne savons plus quoi écrire, quelles histoires raconter, quelles images montrer. Nous nous demandons : "Que peut le cinéma ?" 3 Cette question, nous décidons de la poser vraiment. Nous partons à Beyrouth avec une "icône", une comédienne qui représente pour nous le cinéma, Catherine Deneuve. Elle va rencontrer notre acteur fétiche, Rabih Mroué. Ensemble, ils parcourent les régions touchées par le conflit. A travers leurs présences, leur rencontre, nous espérons retrouver une beauté que nos yeux ne parviennent plus à voir. Une aventure imprévisible, inattendue commence alors… ». (Synopsis des réalisateurs) http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/cinema_886/cooperation-cinematographique_5371/aides-production_5622/ films-aides_5623/films-aides-par-fonds-sud_5624/liban_6409/autour-maison-rose_6504/index.html 4 12 http://www.ecranlarge.com/movies-details-2891.php Fontaine Aline - 2008 Introduction Je veux voir a été présenté à Cannes en 2008 dans la catégorie, « Un certain regard ». 3. Danielle Arbid est née en 1970 à Beyrouth. Pendant la guerre civile, elle s’est exilée en France où elle a étudié la littérature et le journalisme à la Sorbonne. Ensuite elle a travaillé comme correspondante politique pour différents quotidiens parisiens, dont Libération, et Courrier International. « Jusqu’à l’âge de 27 ans, je n’avais jamais pensé au cinéma. Ça m’est tombé par hasard, j’écrivais des nouvelles et un ami m’a proposé de rédiger le scénario d’une nouvelle. », confie-t-elle. Ledit scénario est envoyé à la section « premier film » du Centre national de cinéma. Six mois plus tard, elle remporte le concours et 12 000 $ pour faire le film. De là est né le court métrage Raddem (Démolition). Ce court métrage a reçu le prix du meilleur court métrage et de la meilleure réalisatrice au Festival du film de Beyrouth. Après deux documentaires (Seule avec la guerre, 2000, et Aux frontières, 2002), un moyen (Étrangère, 2002) et deux courts-métrages (Raddem, 1998, et Le passeur, 1999) de fiction, Danielle Arbid est entrée dans l’arène du long-métrage. Après avoir obtenu plusieurs récompenses pour des courts métrages, elle a présenté son premier long métrage à Cannes en 2004, Dans les Champs de Bataille où il a reçu le prix « Europa » de la quinzaine des réalisateurs. Elle a réalisé entre 2005 et 2008 un « film sonore » pour France Culture dans lequel des jeunes femmes et hommes de Beyrouth parlent de leurs expériences sexuelles. « Les auditeurs qui s’attendent à un kamasutra oriental vont être déçus, croit Danielle Arbid. Les médias veulent toujours que nous, Arabes, soyons différents. Quelques -uns de fait font l’amour à bord d’un avion. Mais sinon tout est normal. C’est ma conclusion. Si vous l’entendez, vous direz certainement, « Oh, je fais la même chose. » » En 2007 est sorti son deuxième long métrage : Un homme perdu. Filmographie : ∙ 1998 : Raddem, 17 min ∙ 1999 : Le Passeur, 13 min ∙ 2000 : Seule avec la guerre, 58 min, ARTE ∙ 2000 : La Mutuelle, 13 min ∙ 2002 : L’Etrangère, 35 mm, 46 min ∙ 2002 : Conversation de salon, 9 min ∙ 2002 : Aux frontières, 60 min ∙ 2004 : Dans les Champs de Bataille, 90 min Beyrouth, 1983. Lina, douze ans, se lie d’amitié avec Siham, la bonne de sa tante, de six ans son aînée. Leur complicité nouvelle la conduit à défendre les intérêts de son amie et à protéger ses amours clandestines. Invisible aux yeux de sa famille, dans un quotidien marqué par la guerre civile, l’enfant accède seule, peu à peu, au monde des adultes, inconsciente du bien et du mal… Ce film mêle le conflit qui ravage le pays et les doutes existentiels d’une adolescente. Inspiré de l’enfance de Danielle Arbid au Liban, Dans les champs de bataille présente sa vision personnelle sur les événements vécus par tous ses compatriotes. - 2007 : Un homme perdu, 93 min. Danielle Arbid plonge le spectateur dans un monde souterrain à la poursuite d’êtres qui se fuient. Au hasard de ses clichés, Thomas, un jeune photographe français rencontre Fouad, un marginal errant au poste frontière entre la Syrie et la Jordanie. En territoire hostile, Fontaine Aline - 2008 13 L'essor des réalisatrices libanaises les deux hommes en perdition vont partager le temps de quelques jours un quotidien étrange fait de blessures passées, de perversité et de réelle détresse. Au-delà de la réflexion sur le destin de ses deux hommes, Danielle Arbid cherche à enfoncer certaines portes verrouillées par la structure des sociétés du Proche Orient, au premier rang desquelles on retrouve la condition de la femme. Danielle Arbid choisit de dévoiler ici une face cachée, presque honteuse de l’Orient de la Syrie à Beyrouth en passant par Amman. Thomas un photographe névropathe assouvi à son art et ses fantasmes dans les bars louches des capitales arabes. Il y rencontre des prostitués et promène son appareil voyeur durant tous ses ébats. Son monde, le monde parallèle de la nuit est peuplé de caïds, de souteneurs, de femmes à vendre et d’alcool. Thomas est devenu au fil de ses contacts, un manipulateur souvent pervers conscient de son charme et usant de sa qualité d’occidental. Au hasard des routes, il fait la connaissance de Fouad, un libanais énigmatique aux yeux exorbités et au profil fuyant. Captivé par le mystère que cache cet homme, Thomas va chercher à l’utiliser comme il le fait lors de chacune de ses rencontres. Fouad est un sinistré de la guerre du Liban. En 1985, à la suite d’un événement dramatique, il décide de s’enfuir. Il mène depuis une existence fantomatique loin de son pays, de sa famille et de sa mémoire. Thomas, toujours en quête de perversion s’en entiche pour une solde de quelques dollars. Par son silence, Fouad est une ombre parmi les ombres que croise le photographe français. Les deux hommes que 5 tout sépare partagent pourtant le même fardeau : l’échec affectif de leur vie précédente. 4. Nadine Labaki est née en 1974. Elle passe son baccalauréat à Beyrouth en 1993. Diplômée en études audiovisuelles à l’université Saint-Joseph de Beyrouth (IESAV, Institut d’études scéniques et audiovisuelles), elle réalise son film d’école, 11 rue pasteur, en 1997, qui obtient le Prix du Meilleur Court-Métrage à la Biennale du Cinéma Arabe de l’IMA à Paris en 1998. Elle tourne ensuite des publicités et de nombreux clips musicaux pour de célèbres chanteuses du Moyen-Orient et pour lesquels elle obtient des prix en 2002 et 2003. Elle a ainsi beaucoup travaillé avec Nancy Ajram, Carole Samaha. En 2004, elle participe à la Résidence du Festival de Cannes pour l’écriture de Caramel. En 2005, elle joue dans le film Bosta, l’autobus. Son premier long métrage, dans lequel elle joue Layale, est sorti au Liban le 9 août 2007 et en France le 15 août 2007. - Caramel, 96 min À Beyrouth, cinq femmes se croisent régulièrement dans un institut de beauté, microcosme coloré et sensuel où plusieurs générations se rencontrent, se parlent et se confient. Layale aime Rabih, mais Rabih est marié. Nisrine est musulmane et son mariage prochain pose problème : elle n’est plus vierge. Rima est tourmentée par son attirance pour les femmes et vit au rythme des visites d’une belle cliente aux cheveux longs. Jamale refuse de vieillir. Rose a sacrifié sa vie pour s’occuper de sa soeur âgée. Au salon, les hommes, le sexe et la maternité sont au coeur de leurs conversations intimes et libérées, entre coupes de cheveux et épilation au caramel. (synopsis du dossier de presse) Comme je l’ai précisé précédemment, en dehors de ces réalisatrices de fictions, il existe aussi de nombreuses réalisatrices de documentaires ou de films d’animation. Citons entre autres : Christine Dabague, Samia Gloor-Fadel, Mai Masri, Lena Merhej, Sabrina Mervin, Nadine Naous, Lena Rouxel, Rania Stephan. 5 14 http://www.film-documentaire.fr/film.php?id=1652 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. 1.1 - Le cinéma libanais, un cinéma actif qui vient provoquer des structures plutôt conventionnelles. 1.1.1 – Du cinéma de masse au cinéma indépendant : Les origines du cinéma libanais remontent à 1929 avec le tournage du premier long métrage Aventures d’Alias Mabrouk, sous le protectorat. Après l’indépendance en 1941, s’installe au Liban une industrie du cinéma bâtie sur le modèle phare de l’époque dans la région, le cinéma égyptien. Plus de vingt films par an seront tournés pendant les années fastes. Il s’agissait en effet de comédies, de drames romantiques, motivés par le désir de toucher un public de masse. mais la recherche de succès populaires se fait sans réelle recherche de qualité. Dans les années cinquante, puis au début des années soixante, le cinéma libanais s’offre des voies plus originales, s’éloigne du modèle égyptien. De fait, après 1955, la prospérité nouvelle d’un Liban devenu le centre financier du Moyen-Orient permit d’investir dans les infrastructures comme le Studio du Cèdre, le Studio Haroun, le Studio Moderne, le Studio Baalbeck. Le cinéma libanais connut alors un essor considérable avec, dès 1957, une série de premiers films, dont ceux de Michel Haroun, Georges Nasser et Mohammed Selmane. En 1958 Georges Nasser tourne Vers l’inconnu et Le petit étranger, des œuvres modernes par leur façon d’occuper la frontière entre fiction et documentaire. Certains pays arabes avaient bloqué l’accès aux films égyptiens pour des raisons politiques et économiques. Aussi ces pays, incluant l’Irak, la Jordanie et la Syrie, ont commencé à importer les productions libanaises. C’est la nationalisation du cinéma égyptien sous la férule de Nasser qui donnera vraiment au cinéma libanais un essor certain, au moins du point de vue du nombre de films. Producteurs et financiers se réfugient en masse au Liban pour y produire leurs films. Plus de trente films furent réalisés en moins de cinq ans. Et au total les producteurs libanais et les réalisateurs égyptiens ont collaboré à la production de 161 films avant le début de la guerre civile. La plupart étaient des produits de consommation courante dans la traditionnelle veine du cinéma commercial égyptien, confectionnés par des metteurs en scène et des acteurs égyptiens, parlant avec l’accent égyptien. Cependant après cette embellie, les réalisateurs égyptiens retournèrent au Caire, suivis par de nombreux bailleurs de fonds libanais désireux Fontaine Aline - 2008 15 L'essor des réalisatrices libanaises de produire des films égyptiens. Ceux-ci restèrent au Caire jusqu’au début des années quatre-vingt, quand la re-privatisation de l’industrie du cinéma sous Sadate leur offrirent de nouvelles possibilités. Ils dominèrent le secteur privé du cinéma égyptien en monopolisant la distribution des films réalisés en Egypte. Ceci entraîna une diminution rapide dans la production libanaise. La fin des années soixante et le début des années soixante-dix représentent une période cruciale du cinéma libanais. Au cours de cette période qui précéda la guerre civile, nombre de films s’intéressèrent à la situation politique. L’une des tendances principales de ce cinéma se caractérisa par le traitement de la cause palestinienne. Si la plupart ne relevait que de la catégorie des films d’action où le contexte politique n’est qu’un prétexte, ils jouèrent néanmoins tous un rôle quant au problème de la guerre israélo-arabe. Parallèlement à ce développement, de nombreux clubs de cinéma indépendants se créent dans les universités de Beyrouth et après 1970 il y eut même un festival de cinéma amateur. Pendant la guerre civile (1975-1990), les cinéastes veulent témoigner et agir dans l’urgence. Les structures de diffusion n’existent plus ou presque, trouver des financements et amortir un film exigent la participation de producteurs étrangers. Comme le seul véritable but des films du pays en proie aux bombardements est d’interpeller l’opinion internationale, la guerre est le sujet unique. Maroun Bagdadi, après le succès de Beyrouth oh Beyrouth, fait oeuvre de témoignage et d’engagement avec des films comme Houroub Saghira (Les Petites Guerres), L’homme voilé, Hors la vie (prix du Jury, Cannes, 1991). La guerre donnera une certaine renommée à d’autres jeunes réalisateurs telle que Jocelyne Saab, journaliste et cinéaste, qui livre Le Liban dans la tourmente, Les nouveaux croisés (où elle met en scène un ancien tortionnaire de la guerre d’Algérie engagé comme instructeur par les phalangistes), Le Sud Liban, Les enfants de la guerre, Beyrouth jamais plus et Lettre de Beyrouth. Kafr Kassem, de Borhan Alaouié est ouvertement engagé du côté de la cause arabe et dénonce le massacre par les israéliens des habitants d’un petit village. Mais la guerre civile a marqué le passage à une nouvelle génération qui, très marquée par la nécessité de documenter ce qui se passait sous ses yeux, s’orienta vers un autre style de cinéma très empreint de réalité. Outre Maroun Baghdadi, Borhane Alaouié et Jean Chamoun, Jocelyne Saab et Randa Chahal en furent parmi les principales figures. Elles signalèrent aussi le passage des femmes libanaises derrière la caméra, tandis qu’elles étaient jusqu’alors essentiellement cantonnées au rang d’actrices. Lorsque l’on sait aujourd’hui quelle est la place tenue par les réalisatrices libanaises (de Danielle Arbid à Nadine Labaki), on voit à quel point Saab et Chahal ouvrirent une brèche importante. Toutes deux ont tout d’abord développé un travail documentaire avant de progressivement passer à la fiction, notamment Saab avec Une vie suspendue en 1985 et Chahal avec Civilisées en 1997, deux films qui ont l’un et l’autre tenté de mettre à nu les dessous de la société libanaise. Ce n’est pas avant le milieu des années 90 que le cinéma libanais a pris un nouveau tournant avec l’arrivée sur le devant de la scène de jeunes réalisateurs, tout frais sortis des universités et des écoles de Beyrouth, où le cinéma en tant que discipline commence à être reconnue. Cette nouvelle génération s’est investie dans le travail des images et dans la création de leurs propres films, des films qui sont vraiment différents du style de leurs aînés. Ces films sont plus personnels, plus « individuels » dans la mesure où ils reflètent non seulement les préoccupations de leurs auteurs, jeunes libanais émergeant de la guerre, 16 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. mais simplement les questionnements qui taraudent cette jeune génération, comme « Quel est l’état du monde et à quoi pourrait ressembler le futur ? » 1.1.2 – Un métier qui cherche à se démocratiser : Des écoles de cinéma se sont progressivement constituées à partir de la fin des années quatre-vingt, et dont les premières promotions ont vraiment commencé à s’exprimer et à produire à partir de 1992-94. Les deux principales formations aux métiers du cinéma et de l’audiovisuel sont proposées par l’Institut d’études scéniques, audiovisuelles et cinématographiques (IESAV, fondé en 1988), de l’Université Saint-Joseph et par le département cinéma de l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA). Des enseignements consacrés au cinéma et à l’audiovisuel existent dans d’autres établissements tels que la Lebanese American University ou l’Université Kassilik. Par ailleurs, un cycle de formation supérieure au cinéma, intitulé PROFIL (Programme de formation professionnelle à la fiction longue), a été mis en place par la Fémis, l’ALABA et l’IESAV, en collaboration avec le Ministère français des Affaires étrangères et avec le soutien du Ministère de la culture libanais. Depuis le milieu des années 1990, il y a une indéniable montée en puissance des jeunes diplômés issus de ces écoles et cycles de formation, de plus en plus productifs et de plus en plus présents dans les festivals tant libanais qu’étrangers, où ils obtiennent une certaine reconnaissance. A titre d’exemple, sur seize courts métrages en compétition e à la 4 Biennale des cinémas arabes en 1998, cinq étaient libanais (c’est-à-dire que les jeunes réalisateurs étaient les plus représentés), et c’est l’un d’entre eux (11, rue Pasteur, de Nadine Labaki, un film d’école) qui a été primé. Cependant même si les formations fleurissent et que les écoles se révèlent être un vivier, il convient d’admettre qu’il est dur pour la plupart de percer en tant que réalisateurs au Liban, étant donné les difficultés de financement. Bon nombre s’oriente plutôt vers le privé. Pour preuve, Nadine Labaki a d’abord commencé dans la réalisation de publicités et de clips musicaux avant de rencontrer, par le fruit du hasard une productrice française, huit ans après son prix à la Biennale des cinémas arabes. 1.1.3 – Des cinéastes dynamiques qui s’évertuent à promouvoir leur métier malgré les difficultés de leur pays : Le milieu culturel au Liban a beaucoup évolué ces dernières années et semble très vivace, avec beaucoup de ramifications, notamment dans les médias. Le cinéma, ainsi que sa perception, n’échappe pas à cette évolution. Une tendance que souligne Jeanne : « Ça fait plusieurs années qu’on enseigne à l’université. Avant c’était très mal perçu par les parents que les enfants veuillent faire du cinéma. Mais en fait au Liban le taux de chômage lié aux études cinématographiques est très faible parce qu’on arrive à s’employer dans les télés, les pubs, les clips. La majorité des étudiants trouvent un travail à la sortie de leurs 6 années d’études. » 6 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 17 L'essor des réalisatrices libanaises 7 Selon une étude réalisée par InfoPro Center for Economic Information en 2006, 10 % des foyers libanais ont vu un membre de la famille perdre son emploi – dans la moitié des cas pour cause de licenciement, dans 15 % des cas pour cause de fermeture de l’entreprise employeuse. Un an après la guerre de l’été 2006, le taux de chômage a été estimé à près de 20 %. « Ce qui fait que maintenant c’est devenu plutôt rentable économiquement d’envoyer ses enfants faire des études dans l’audiovisuel. C’est sûr que nous, nos parents étaient très opposés à ça parce que métier instable, parce que nous c’était pas la voie audiovisuelle mais cinéma. Je les comprends en même temps car c’est un métier difficile, énormément de concurrence, et pas sûr de réussir, et on dépend d’énormément de facteurs. Voilà il y a plusieurs choses. Maintenant quelle est la place de la culture exactement, ça c’est différent. On devrait faire la différence entre l’art et la culture. Nous avons la culture appréciée par une certaine bourgeoisie, acceptée par les milieux au pouvoir et puis il y a l’art qui est forcément un peu en contradiction avec le pouvoir, en discussion, qui questionne et ne fait pas ce qu’on attend de lui, qui n’est pas lisse. Ça c’est une question très vaste. Je me la pose très souvent : quelle est notre place, notre rôle. C’est 8 changeant. » Ibrahim Al Ariss, qui aujourd’hui vit à Beyrouth, est l’éditeur culturel du journal Al-Hayat. Il croit beaucoup dans la nouvelle génération de réalisateurs. Il dit qu’ils sont « très sophistiqués, très intellectuels et, bien que la majorité soit des Chrétiens, ils sont plutôt de tendance gauche ». Ces réalisateurs font des courts métrages et des documentaires caractérisés par la combinaison de l’art vidéo et de la critique de l’état déplorable des relations sociales et humaines. Preuve de ce foisonnement, un groupe de réalisateurs a fondé Beyrouth Développement et Cinéma (Beyrouth DC), une coopérative de production en 1999. Depuis Beyrouth DC n’a pas fait que de produire des films, le groupe a aussi organisé des ateliers audiovisuels et les Journées du cinéma de Beyrouth (Ayyam Bayrut al-sinima’iya). Ce festival, de 10 jours, a présenté un large échantillon des productions indépendantes, variant entre les documentaires, les courts métrages, les films d’étudiants, et les films d’animation et d’art vidéo. Les fondateurs considèrent Beyrouth DC comme une nouvelle forme de cinéma, qui « contribue aussi à la promotion du développement social humanitaire et à un monde plus humain ». Leur objectif est « de donner une voix (et des images) à ceux qui se trouvent à la marge, de façon à ce qu’ils puissent exprimer leur réalité et la transmettre à un large public ». La formation de ce groupe, qui met à la disposition des moyens techniques — caméras, bancs de montage… — afin de permettre les expressions cinématographiques est un premier pas encourageant même si le problème majeur de la distribution demeure et oblige les cinéastes à s’exiler pour réaliser des projets cinématographiques. Cependant les idées foisonnent et les réalisateurs, oeuvrant au Liban, telle que Jeanne, croient en cette émancipation des cinéastes-artistes. « C’est sûr il y a ce petit groupe parce que d’abord il y a une nouvelle génération très active. Si on est un peu schématique il faudrait diviser les générations en 7 8 In Courrier international, Pas de travail, pas d'avenir, 19 juillet 2007. Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. 18 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. trois parties : la génération plus âgée que nous, qui ont fait leurs films pendant la guerre ou après, ça a été très compliqué pour eux car il n’y avait pas de structures, pas de moyens mais en même temps ils avaient une attention du continent qui leur permettait de faire leurs films. Puis notre génération, qui a plus travaillé en connexion cinéma-art, en tout cas dans notre cas. On est autant artiste que cinéaste. Dans le domaine artistique il y a une quinzaine d’artistes qui 9 travaillent ensemble. Et puis il y a la toute jeune génération. » Une autre initiative a donné naissance à la société de production «… né. à Beyrouth » et au festival du même nom. Pierre Sarraf, le responsable, définit son objectif ainsi : « créer un lien entre les réalisateurs et les spectateurs, et un démarrage d’une certaine industrie cinématographique ». Quel serait selon Sarraf le critère d’un film libanais ? « Difficile de le définir quant à sa production, car les cinéastes libanais n’ont pas tous nécessairement les fonds voulus pour assurer une production à 100 % locale. On a donc voulu donner le privilège à la nationalité du réalisateur. Il suffit qu’il soit libanais (même s’il vit à l’étranger), pour qu’il postule au festival. » Sarraf ajoute : « Certes, le cinéma est le miroir d’une société et souvent le sujet de la guerre se dégage en premier lieu au Liban, mais cela n’empêche pas cet art d’aller audelà de ce rôle ». La richesse du cinéma libanais réside également dans le fait qu’il reflète diverses identités. « Chacun de nous est imprégné par des cultures différentes et chaque cinéaste interprète dans ses films ses influences variées. Au final, c’est un cinéma diversifié et riche. », souligne Ghassan Salhab, lors d’un café-débat organisé par l’Orient le Jour en avril 2007. Les perspectives du cinéma libanais sont liées à la perspective du pays. « Les artistes en général et les cinéastes en particulier ont toujours réussi à faire preuve de créativité. Même pendant les pires années de la guerre, des films magnifiques comme ceux de Maroun Baghdadi et de Borhane Alawiyé ont continué à voir le jour. » Hojeige, réalisateur, considère donc que le cinéma libanais poursuivra son chemin, en s’ouvrant sur des perspectives nouvelles. Mais la question essentielle à poser dans ce contexte est la suivante : quelles sont les conditions de ce cinéma en gestation ? Les cinéastes libanais ont des moyens de production limités. Hojeige déclare que c’est là où le bât blesse. « Depuis 30 ans, les choses n’ont pas avancé d’un pouce, elles ont plutôt reculé. Il n’y aura pas de véritable avancée du cinéma libanais sans un appui du ministère de la Culture, sans un fonds sérieux de soutien qui donne la possibilité à des scénarii de trouver des financements ou un complément de financement. Pour le moment, les cinéastes sont des militants qui font un combat pour trouver 10 le financement nécessaire à la production de leur film. » 9 10 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Café-débat organisé par l’Orient le Jour, avril 2007. Fontaine Aline - 2008 19 L'essor des réalisatrices libanaises 1.1.4 – Les idées des cinéastes ont beau abonder, il leur est souvent difficile de trouver assez de moyens financiers pour concrétiser leurs projets. Malgré la volonté de produire de la part des réalisateurs, comme on l’a vu ci-dessus, il reste que de nombreux obstacles se dressent sur le chemin. Un des premiers points importants seraient donc la nécessité pour l’État de considérer le cinéma comme une œuvre d’art, mais également comme une industrie. « Pour que cette industrie se développe, elle a besoin de structure de logistique, de facteurs qui dépendent à la fois du domaine public, mais également du domaine privé », a conclu Hojeige, le réalisateur de Zennar el-Nar. Les problèmes sont ici multiples. Il existe donc un sérieux problème de financement, de la part des producteurs locaux comme du Ministère de la Culture. En 2001, le Ministère de la Culture a présenté, pour la toute première fois, un plan de financement pour soutenir le cinéma libanais. La somme totale allouée par le ministère s’est élevée à 200 000 $, à répartir entre dix films différents. Considérant qu’un film de fiction, à lui seul, peut coûter jusqu’à un demi-million de dollars, et que de telles subventions de l’Etat couvrent à peine cinq à dix % du coût d’un film, les cinéastes libanais ont dû chercher d’autres sources de financement pour réaliser leurs films. Les aides et subventions de l’Etat libanais sont quasiment nulles et restent symboliques. En 2006, elles se sont limitées à deux productions et deux coproductions de longs métrages. Avec le manque d’intérêt ou de la simple absence de producteurs locaux, ce financement a jusqu’ici principalement été fourni par l’UE (par les radiodiffuseurs de service public telles que Arte ou Channel Four ou par l’accord de 11 partenariat EuroMed) . Le manque d’intérêt que prête le gouvernement à la production cinématographique se ressent fortement parmi les réalisateurs. Kevan précise : « I ls essaient de faire des choses mais c’est à la mesure de leur priorité. La plupart des films libanais ont eu une aide. Cette aide a été très longue à avoir et elle est symbolique. Il y a une aide logistique qui est opérée. Par exemple si on veut avoir des figurants de l’armée qui pourraient nous aider. Ils nous donnent des facilités, par exemple pour fermer des routes. Mais c’est à la mesure de leurs moyens. C’est un pays en faillite, donc l’Etat libanais est en faillite. Donc nous quand on donne une aide, disons 15 000 €, on va mettre deux ans à encaisser l’argent parce que tout le monde demande de l’argent, les 12 hôpitaux, la sécurité sociale, et ils donnent au compte-gouttes. » Depuis le ministère subventionne chaque année 10 projets de production cinématographique au maximum. Cette mesure ne semble pas suffisante. Certains cinéastes, en particulier ceux qui travaillent sur des documentaires ou des courts-métrages de fiction en utilisant des appareils photo numériques, ont pu contourner le problème du financement par la production de ce qu’ils appellent "no budget” films. Nigol Bezjian, par exemple, a fait un court-métrage expérimental sur une danse arménienne, intitulé Verve pour exactement 90 $, et a admis qu’il lui était revenu à plus cher d’envoyer le film à l’étranger pour participer à des festivals que de faire le film lui-même. 11 12 20 Traduit de l'article : Ahead of the bandwagon : Lebanon's free media market, de Dima Dabbous-Sensenig. Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. Ces très faibles coûts de production sont sans surprise au Liban car de nombreux cinéastes parviennent à recruter une équipe d’acteurs, éditeurs, compositeurs, cameramen, bénévoles et ainsi de suite, alors qu’eux-mêmes remplissent plusieurs fonctions tels qu' écrivains, réalisateurs, producteurs, et même distributeurs. De plus, leur équipement vidéo est souvent mis gratuitement à disposition par les institutions pour lesquelles ils travaillent, stations de télévision ou universités. (Bezjian, 2005 ; Fouladkar, 2005). Wadih Safieddine, un jeune touche-à-tout (musicien, chanteur, événementiel, auteur, producteur, réalisateur) a jeté pour sa part quelques éléments de réflexion concernant la thématique abordée. À commencer par le paradoxe des productions libanaises et de leur identité. « Depuis les années 90, la quasi-totalité des films, courts ou longs-métrages, de cinéma produits ces 15 dernières années l’ont été avec des fonds étrangers. Cela nous donne des films comme celui de Hani Tamba, Beyrouth After Shave, réalisé par un Libanais, qui raconte une histoire libanaise, avec des acteurs libanais, en langue arabe. À l’arrivée, il 13 remporte le César pour meilleur court-métrage français. » Cet exemple pose ainsi la question de la « libanité » d’une œuvre et de ce qui la définit. Est-ce la nationalité du réalisateur, le sujet de l’œuvre ou l’origine du financement ? « Lorsque la production cinématographique d’un pays est assez fournie, elle peut contribuer à constituer une identité nationale et collective propre à ce pays. Et à offrir une identité au 13 cinéma lui-même. » Tout cela demande une volonté politique, des moyens économiques et le dépassement des tabous d’ordre politique et religieux. Les trois acteurs que sont les professionnels, l’État et les médias doivent enfin se mettre ensemble pour l’avenir de ce cinéma. Si le Liban dispose des talents, de la culture et de l’ambition de faire des films, il lui manque cependant les sources de financement essentielles, qu’elles proviennent de l’Etat ou d’entités privées. L’industrie cinématographique ne paraît pas tenir la place que nécessite une kyrielle de jeunes cinéastes. L’ouverture sur l’étranger est donc un des atouts du cinéma libanais et de ses jeunes talents. Les universités de Beyrouth sont nombreuses à proposer des cursus sur l’audiovisuel, mais tout aussi nombreux sont les cinéastes à s’exiler pour poursuivre des études en Europe ou aux États-Unis. Afin de pallier le financement gouvernemental et d’attirer les réalisateurs en herbe, de nombreuses structures se sont créées. La fondation Liban Cinéma, d’abord, a pour objectif de participer au développement de l’industrie du septième art au Liban en soutenant financièrement la création et la promotion des films aux niveaux local, régional et international. « Un projet qui remonte à 2001, tout au début de la création de Berytech, lorsque j’étais encore directrice de l’Iesav, explique Aimée Boulos, la présidente de la Fondation. En cherchant une initiative qui pouvait s’inscrire dans le cadre de Berytech (USJ), j’avais pensé à la création d’un laboratoire de développement 14 de films, créneau qui manquait au Liban et même au Moyen-Orient. » À l’époque, l’Iesav développait encore les films de ses étudiants en Europe en raison de cette lacune. Une industrie du cinéma suppose d’abord – c’est évident – des laboratoires. Ainsi la création de ces derniers a pris forme avec la société Kodak International qui a étudié la faisabilité du projet s’associant par la suite à The Talkies, une société libanaise qui s’est chargée d’installer des télécinémas (appareils qui transforment l’image film en image vidéo). Tout cela dans le cadre de Berytech. « À partir de là, il était possible de mettre en place un organisme de soutien aux cinéastes en leur assurant des fonds et en développant, 13 14 Café-débat organisé par l’Orient le Jour, avril 2007. www.fondationlibancinema.org Fontaine Aline - 2008 21 L'essor des réalisatrices libanaises parallèlement, le système de coproduction. L’entreprise permettait ainsi au Liban de devenir 15 un centre de production cinématographique » , dit encore la présidente de Liban Cinéma. La fondation s’installe donc à Berytech, où le pôle de l’image est bien ancré avec la présence de 16 entreprises oeuvrant dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel. L’Union européenne a également prêté attention à ce projet. Une mission d’experts européens a été chargée de dresser sur place un état des lieux, depuis la formation d’étudiants jusqu’à la production de films. L’UE a également impliqué la fondation dans l’organisation de la Semaine du film européen en 2004. Puis Liban Cinéma a été invitée à participer aux Journées libanaises de Barcelone en 2005. Et, pour boucler la boucle, l’institut de garantie des crédits Kafalat soutient le projet, considérant très prometteur ce secteur de l’industrie. Aimée Boulos ne s’est pas arrêtée en si bon chemin puisqu’elle a également préparé un séminaire placé sous le patronage de l’UE. Il s’agissait de sensibiliser le secteur financier au développement du cinéma au Liban et de l’amener à adopter une stratégie de gestion de fonds destinée à la production de films. Des rencontres entre des réalisateurs et des experts afin de jeter les bases des procédures financières et techniques ont aussi été organisées à cette occasion. Entre le souci de véhiculer un message et l’obligation de rentabilité, le cinéma libanais se cherche une identité. Et les cinéastes du pays restent profondément perplexes face à la e problématique. Le 7 art libanais est-il à la croisée des chemins ? Doit-il se contenter de porter des thématiques fortes sans s’embarrasser des contraintes de rentabilité ? Ou doit-il songer désormais à faire des recettes, histoire de s’autofinancer ? Aussi les réalisateurs eux-mêmes se voient contraints d’endosser le rôle de producteurs afin de pouvoir financer leur film. J. décrit : « Il y a des financements français mais je tiens absolument à ce qu’il y ait des financements libanais donc on a créé une société de production, qui co-produit tous nos films. Sur notre dernier film il a été à hauteur de 50 %. J’ai un producteur qui travaille avec nous et qui cherche plutôt des investissement privés avant que ça devienne plus institutionnel. Je n’ai pas perdu l’espoir, c’est 16 un peu utopique mais il faut croire à tout ça. » 1.1.5– Aux problèmes de financement, s’ajoutent des difficultés à distribuer les films dans le pays. Outre le manque de financement, on ne peut dire que le cinéma est une tradition au Liban, comme il peut l’être en France ou aux Etats-Unis. Aussi la pénétration du cinéma libanais dans la société n’est pas tant ancrée que cela. Jocelyne Saab, réalisatrice de Dunia, donne le ton sur ces problèmes de distribution que rencontrent les cinéastes. « Aujourd’hui l’industrie du film au Liban met plutôt en valeur les films conventionnels. Et le Ministère de la Culture n’est pas très efficace.Le film au Liban n’a pas vraiment de tradition. Tout comme le cinéma en tant qu’une forme artistique n’est pas enraciné dans le monde islamique. Quand je parle du 15 16 22 www.fondationlibancinema.org Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. monde islamique, j’inclus également la communauté chrétienne. La religion en Orient n’est pas une idée personnelle comme ça l’est en Occident. C’est plus une culture qui est transmise de génération en génération. En Orient seule la 17 calligraphie possède cette valeur de tradition artistique ». Le Liban souffre ainsi d’un manque de culture cinématographique et donc d’une certaine rigueur critique à ce niveau, notamment parce que la majorité des films qui sont proposés aux spectateurs par les distributeurs sont de grosses productions commerciales que le public "consomme" par défaut. 95 % de la diffusion sont des productions hollywoodiennes. Il semble que les mesures adoptées par les pays arabes pour rectifier le déséquilibre entre le flux d’information et les produits culturels aient été plus motivées par des tendances autoritaires et un désir de contrôler le flux d’information que par un véritable intérêt dans la protection et la promotion de la culture locale. Les gouvernements ne cherchent d’ailleurs pas vraiment à édicter des politiques culturelles qui pourraient assurer la promotion et la protection de la vie artistique locale, ni à introduire une législation sur les médias audiovisuels nationaux privés, avec par exemple l’instauration d’une autorité publique qui aiderait à atteindre cet objectif. Le Liban se démarque des autres pays arabes, comme étant le premier à avoir introduit, en 1994 une législation régulant le système privé des média. En plus de cette avancée, et de façon plutôt peu habituelle dans un contexte arabe, cette législation contient des clauses pour la promotion des produits culturels locaux En contraste avec cet intérêt distinct, fondé sur une base légale, pour la promotion de la culture locale sur les radios privées et la télévision, le cinéma libanais manque complètement de support de l’Etat. La seule part de législation concernant le cinéma est liée à l’aspect physique des infrastructures cinématographiques, telle que la taille ou encore des mesures de sécurité (Décision no. 509 datant du 19/12/1939). Sur les heures de programmation locale, treize heures doivent être consacrées au théâtre ou aux fictions, « inspirés par l’histoire libanaise, arabe ou internationale et à l’héritage littéraire ». Etant donné que ces treize heures ne touchent pas exclusivement l’héritage culturel libanais, le mode d’emploi ajoute que « le pourcentage de programmes libanais devraient correspondre au moins à 40 % de ces heures. » Tout d’abord la programmation des deux chaînes de télévision (Future TV et LBC) principales est pour la plupart locale. Ensuite presque la moitié de cette programmation locale (une moyenne de 47 % de la programmation annuelle des deux chaînes) est consacrée à des émissions de télé-réalité bon marché, alors que la fiction libanaise (qu’elle soit faite de comédies, sketchs,…) est à peine présente sur les écrans, en moyenne, 3,75 % sur l’ensemble de la programmation. On peut donc dire que les quotas fixés par la loi sont si faibles que de facto toutes les stations de télévision locales remplissent de loin leur quota. En contraste avec le secteur audiovisuel, où l’Etat décrète quelques formes de régulation pour protéger la culture locale, le secteur du film est entièrement laissé pour compte. Sauf dans le domaine de la propriété physique des cinémas, où la propriété – qui suit le régime appliqué à tout type de propriété – doit être libanaise, le cinéma libanais souffre d’une absence de l’intervention étatique, alors que la censure est dûment exercée à travers la Sûreté Générale ou la police interne, comme le stipule la loi de Novembre 1947). Alors que les chaînes de télévision locale, qui sont diffusées sur le satellite, créent et donnent une 17 in Encyclopedia of Arab women filmakers, Rebecca Hillauer, p.175. Fontaine Aline - 2008 23 L'essor des réalisatrices libanaises vision régionale de la programmation libanaise, comme nous l’avons vu, le cinéma libanais est rarement produit et distribué localement ou régionalement. Moins de trois films sont produits par an. Et parmi ceux-là, très peu passent dans les cinémas locaux pour le public libanais. Quelques soient les raisons qui poussent les distributeurs locaux ou arabes à dédaigner les films locaux, le résultat final est que ces films ne sont pas montrés aux publics locaux. Maryam n’a ainsi pas été diffusé dans les cinémas égyptiens (où le film a reçu un prix prestigieux), ni montré dans les multiplexes du Liban, comme l’aurait été montré un film hollywoodien. On devrait noter que la distribution cinématographique au Liban se résume à un duopole impliquant deux circuits majeurs, Empire et Planète, qui ont implanté des multiplexes au Liban avec succès dans les années 90. Sur 82 cinémas au Liban, Empire en possède 37 et Planète 28, et les 17 restants sont indépendants. Empire et Planète attirent à eux-deux 89 % des cinéphiles libanais. C’est ce duopole, plus que l’absence du rôle de l’Etat ou du manque de financement qui a été dénoncé par de nombreux artistes locaux, et considéré comme la majeure entrave à la visibilité du cinéma libanais sur les écrans libanais. Le résultat de ces circonstances défavorables est que le cinéma libanais est largement absent des écrans libanais, représentant à peine un pour cent du total des films montrés chaque année. En revanche, 90 % des films montrés sont américains, et les 9 % restants sont français. En résumé les films libanais, quand ils sont réalisés, leur probabilité d’aboutissement est incroyable. Tout d’abord ils manquent de support étatique et de ressources locales de financement (le marché est trop petit pour attirer les investisseurs et les producteurs locaux). Même si la vidéo numérique et les initiatives personnelles et le bénévolat ont facilité la production de films de grande qualité qui reçoivent souvent des récompenses à des festivals internationaux, le problème majeur reste la distribution. En effet, comme Smiers l’annonce, « la guerre réelle… porte sur le contrôle des chaînes de distribution dans le monde entier.” 18 Mais, il faudrait retenir que la définition de « local » est par essence problématique et devrait être utilisée avec précaution, particulièrement quand on essaie de quantifier ce qui est local et ce qui ne l’est pas. Par exemple, une part significative de la programmation sur FTV et LBC comprend des jeux ou de la télé-réalité. Ces émissions, pour utiliser le jargon des producteurs de télévision libanaise, sont des émissions « références » qui sont purement et simplement des « variations » ou « adaptations » locales des programmes internationaux, acquis aux Etats-Unis, en Angleterre, France ou Pays-Bas, dont la conformité avec le « format » originel occidental est assidûment contrôlé par les compagnies détentrices des droits d’auteur (Hammoud, 2005). Sur la quinzaine de films fiction qui ont été réalisés sur les 15 dernières années, 75 % sont co-produits s’appuyant généralement sur l’UE et principalement l’argent français. Etant donné le peu de diffusion que connaissent les films libanais dans leur pays, les festivals restent le moyen de les faire connaître au public. Bien que la situation politique du pays ne tourne pas forcément à l’avantage de ces festivals. Le principal éclairage annuel sur le cinéma libanais s’opère avec le festival international du film de Beyrouth (Beirut International Film Festival), depuis 2000, qui a changé de nom depuis peu : Festival du film du Moyen-Orient (Middle East Film Festival). Il existe aussi le Ayloul Festival, un festival international d’art et de la vidéo, ainsi que le petit Maghrebi Film Festival et « né à Beyrouth”, qui présente exclusivement des films libanais. Et depuis le début de ce millénaire, le Festival du Film Libanais et le Festival International du Film se 18 24 Traduit de l'article : Ahead of the bandwagon : Lebanon's free media market, de Dima Dabbous-Sensenig Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. déroulent à Beyrouth avec pour mot d’ordre "Make films, Not War !". Deux festivals menant une véritable guérilla contre l’absence de structures financières de production au Liban. Mais l’été 2006 par exemple, «..né.à Beyrouth » n’a pas eu lieu. Le rendez-vous était prévu, comme depuis cinq ans, fin août. Fin août 2006, à Beyrouth, il n’y avait certainement plus cette énergie suffisante pour remonter techniquement un festival de cinéma sept jours à peine après la fin des combats. Pour autant comme l’énonce clairement les responsables 19 du festival , «..né.à Beyrouth » ne tient pas particulièrement à jouer le rôle (vaguement malsain) du « festival de la guerre en images » maintenant, il est toutefois évident que tout film libanais récent porte en lui, et à sa façon, la marque de la succession d’événements qui auront secoué le Liban depuis 2005. Au moins reconnaît-on un évènement à cela : il est toujours à plus ou moins long terme un déclencheur pour réapprendre à voir et surtout pour se poser à soi même tout un régiment de questions : à quoi ressemble ma ville dont on me dit qu’elle est aussi une nation ? Quelles sont les dernières générations qui ont connu la paix, rien que la paix ?… Et si les financements ne courent pas les rues, pour s’affirmer esthétiquement, économiquement et politiquement, le cinéma libanais a réellement besoin de festivals afin que le public puisse avoir un accès libre et public aux films. D’autres structures essaient de promouvoir la diffusion des films libanais. Créée en 1999, la Cinémathèque Nationale du Liban (C.N.L.) qui dépend du ministère libanais de la Culture, a pour vocation de promouvoir ce patrimoine constitué d’éléments documentaires sur le cinéma libanais, arabe et étranger et de le mettre à la disposition du public le plus large. L’objectif principal de la CNL est de faire découvrir, ou redécouvrir, des œuvres, des courants et des artistes du monde entier, dans la tradition cinéphile du Liban d’avant-guerre, tout en intégrant les techniques de conservation et de restauration les plus modernes. La CNL prévoit également une politique d’acquisition de copies de films arabes, dans le but de conserver une partie de la mémoire du cinéma et de diffuser les oeuvres auprès d’un large public. En plus de l’aide financière la fondation Liban cinéma cherche à mettre en place un cinéma local qui impose une image forte du Liban aujourd’hui. Elle cherche à jouer un rôle fédérateur auprès des différents acteurs de ce secteur. La nouvelle génération rêve de convertir Beyrouth en un véritable pôle mondial du cinéma. Mais si le Liban motive ces jeunes réalisateurs créatifs, le pays manque de structures pour la production de films. Les réseaux télévisuels trop occupés à rabâcher des séries locales ridicules et grotesques, n’ont pas encore prévu d’entrer en partenariat avec l’industrie du cinéma. Il n’y a pas encore eu de coproduction ni système de pré-achat, ni d’aide à la distribution. Même si quelques propositions ont attiré l’attention, telle que celle de Future TV qui s’est engagée à récompenser le meilleur film d’étudiants et à le diffuser, cela reste insuffisant. Et ces réalisateurs sont toujours obligés, comme leurs aînés de chercher des financements à l’étranger qui semble plus intéressé par le développement du cinéma libanais. J. et K. dénoncent les entraves que pose la pseudo-régulation et par conséquent la supériorité que possède la télévision sur le cinéma. « Pour faire diffuser nos films à la télé, c’est plus complexe. Parce que justement il n’y a pas d’obligation. Nous, pour nos films, ce qu’ils nous disent c’est que 19 http://www.neabeyrouth.org/ Fontaine Aline - 2008 25 L'essor des réalisatrices libanaises voilà, on va vous prendre le film et en contrepartie on va vous donner de l’espace publicitaire. Ça dépend des films aussi. Si le film est très commercial, si on passe sur TF1, France 2 ce sera plus facile. La télévision achète déjà très très peu cher les films. Donc ils font acheter un film américain à moins de 10 000 €. Quand ils vont venir pour acheter notre film, 10 000 €, en échange ils vont nous donner des espaces publicitaires pour disons 50 000 €. Maintenant est-ce que ça sert à quelque chose j’en sais rien mais c’est un échange, un troc. Ça c’est un des problèmes, comme la télé n’a pas d’obligation, elle n’est pas obligée de rentrer dans les projets de film. Elle ne rentre dans les projets de film que si elle pense qu’ils vont être très lucratifs. Forcément au niveau de la production des films du pays, le problème qui se pose : le ministre de la culture, le CNC libanais n’a pas assez de moyens donc ne peut pas donner au-delà de 15 000 $, ce qui n’est rien. On se retrouve donc sans possibilité de production institutionnelle, pas de possibilité de chaîne de télé, si on n’est pas un film à potentiel ultra commercial donc il faut penser un peu sur le financement privé. Mais le financement privé doit aussi être remboursé par les entrées donc voilà c’est le problème aussi. Avant on comptait beaucoup sur l’aide européenne, aujourd’hui elle est fragile, le fonds sud va peut-être disparaître. Déjà plusieurs choses ont disparu, l’ADC sud, 20 ça n’existe plus. Beaucoup de comptoirs ont disparu. » L’obstacle majeur reste le manque de distribution. Mais à en croire Fouladkar à ce sujet, les récompenses qu’un film libanais obtiendrait dans un festival le rendrait moins attractif aux yeux du public local, qui a tendance à associer ces prix à un élitisme ou de l’art intouchable, et préfère la popularité et la rentabilité des films hollywoodiens. Outre les infrastructures de production, il ne peut y avoir d’industrie de cinéma sans un véritable marché. Une des solutions serait que les institutions permettent un accès facilité aux marchés internationaux et la mise en place d’une véritable politique araboméditerranéenne de soutien à la distribution des films arabes et méditerranéens. Comme cela s’est produit pour les vidéo-clips de la musique populaire arabe, il faut que les chaînes de télévisions arabes prennent conscience de leur rôle et de leur intérêt économique et culturel dans la diffusion des courts et des longs-métrages de jeunes réalisateurs de cette région du monde. 1.1.6 – Des obstacles techniques se dressent sur le parcours des réalisateurs et des obstacles moraux, telle que la censure qui hante la réalisation des films : Aux problèmes de financement et de distribution s’ajoutent les problèmes de censure au menu des réalisateurs. Il y a beaucoup à faire au Liban, pour atteindre le degré de liberté d’expression nécessaire qui permettra à chacun de préciser son identité réelle. La première étape du progrès concerne donc la censure. Car quand "par miracle" des films libanais ont réussi à se monter à l’étranger, ils ont de fortes chances de se retrouver amputés – de tout ce qui relève de la sensualité ou de la sexualité, de la violence verbale ou physique, de la 20 26 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. prise de position religieuse ou politique – au moment de leur diffusion au Liban. Une censure qui se décline plus ou moins officiellement. 1.1.6.1 - La censure officielle, une surveillance sur la production : La censure officielle est opérée par la Sûreté générale, un organisme dépendant du gouvernement qui passe au crible toutes les productions culturelles ou artistiques qui pourraient avoir une mauvaise interprétation dans l’espace public. Toutes les formes d’art (littérature, peinture,…) y passent, le cinéma n’y échappe donc pas. Tous les films sont passés à la loupe. Jeanne explique : « Il y a d’abord chez nous une censure officielle, c’est-à-dire que quand on écrit un scénario, avant de tourner on le présente à la Sûreté générale parce que la censure en dépend. Et sur ce scénario on est censuré, c’est-à-dire que s’il y a des choses qui ne vont pas il y a des avertissements qui sont posés. C’est ce que nous on a eu par exemple pour le scénario de « A perfect day » et cette censure pouvait aller de, il y avait une scène d’embrassade assez chaude, disons, jusqu’au fait que j’avais écrit dans le scénario avec Khalil, qu’il y a des femmes habillées avec des vêtements armées, c’était à la mode à l’époque, on s’habillait beaucoup en treillis tout ça et par contre j’ai eu un avertissement là-dessus parce que ça faisait comme si je me moquais de l’armée. Et si tous ces avertissements se retrouvent dans le film au tournage, on peut couper ces moments- là. Donc il y a ces choseslà, une censure réelle. Tout doit être écrit, montré, il y a des choses qui passent et des choses qui passent pas. Etonnamment par contre le film « A perfect day » n’a 21 pas été du tout censuré alors qu’il y a des scènes assez intenses. » Le dernier exemple en date remonte à la diffusion du film « Persépolis ». Il est finalement sorti en mars dernier, mais après de longues parlementations. La Sûreté générale a précisé que c’est le ministère de l’Intérieur, dont elle dépend, qui a « décidé d’autoriser la diffusion du film au Liban ». Le général Wafiq Jizzini, directeur de la Sûreté générale, avait déclaré avoir « interdit le film car des responsables chiites ont estimé que le film s’attaquait à l’Islam et à l’Iran ». « Le bureau de la censure (qui relève de la Sûreté) a jugé que si le film était visionné, il allait créer des tensions avec l’Iran », a déclaré M. Jizzini. Une source gouvernementale s’exprimant sous le couvert de l’anonymat avait également déclaré que le film avait déplu au chef de la Sûreté, considéré comme un proche du Hezbollah. « Il est clair que le général Jizzini est proche du Hezbollah et ne veut pas autoriser ce genre de film qui, selon lui, donne une image de l’Iran plus mauvaise que sous le Chah », a estimé cette source. Mais la Sûreté générale a nié dans un communiqué « l’existence de motivations personnelles, politiques ou confessionnelles derrière la décision d’autoriser ou de ne pas autoriser un film en général ». L’interdiction du film, critiqué par les autorités iraniennes pour sa peinture de la Révolution islamique, avait suscité une vive polémique dans les milieux politiques et culturels au Liban, qualifiant la mesure de « terrorisme intellectuel ». Le film libanais qui a le plus agité les esprits reste « Civilisées », de Randa ChahalSabbag. Civilisées aurait dû sortir sur les écrans en décembre 1999. La réalisatrice fait ici revivre quelques années de la guerre, durant l’année 1980. Elle y montre les francs-tireurs qui contrôlaient les immeubles, les rues, les quartiers et dictaient leur loi. Elle témoigne que 21 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 27 L'essor des réalisatrices libanaises les enfants étaient utilisés dans les combats et envoyés au front. Parle des otages qui ne sont pas seulement ceux que l’on croit. En l’occurrence, deux soldats syriens enlevés par un homme dont le fils a été lui même enlevé et qui est en train d’en devenir fou. Avec sa liberté de réflexion et d’expression, le film va à l’encontre des représentations officielles de la guerre civile et a valu à son auteur quelques sérieux ennuis en son pays. Selon la sûreté générale libanaise, qui voulait en censurer quarante-sept minutes (sur une durée de quatrevingt-dix-sept), Civilisées serait attentatoire à l’islam, pornographique et ordurier… Après de difficiles négociations et ayant accepté de bloquer le film pour en retirer quatre dialogues, Civilisées est sorti en France le 26 avril 2000 mais n’est jamais encore sorti au Liban. 1.1.6.2 - Un problème dans l’évolution des mentalités ? : En dehors de la censure officielle, les réalisateurs se heurtent à des problèmes plus d’ordre psychologique, à savoir que les traditions semblent être beaucoup trop ancrées pour pouvoir être chamboulées. D’abord le public n’a pas l’air prêt à être choqué par des images. C’est en quelque sorte un cercle vicieux puisque les producteurs libanais qui accepteraient de subventionner des réalisateurs libanais les complairaient dans cette appréhension. Jeanne : « Premier ordre de censure quand on écrit un film c’est que nous on n’est pas là pour caresser les choses dans le sens du poil, mais on est là pour dénoncer certaines choses dans notre société et le public parfois et disons les producteurs – les financiers privés car au Liban c’est surtout aux privés qu’on demande – nous disent : « oui mais ça ne va pas donner une bonne image du Liban ». Donc ça aussi c’est un gros problème. Nous sommes supposés faire des films joyeux, colorés, qui poussent au tourisme. Alors que ceux qui connaissent le Liban savent qu’au Liban, c’est un pays formidable mais qu’il y a quand même beaucoup beaucoup de problèmes, et nous on est là pour mettre le doigt sur ce qui fait un peu mal et ça c’est très difficile. Je me souviens de beaucoup de recherche de sponsors où les gens disaient : « oui mais il faut que tu changes la fin parce que là c’est pas possible ou ce personnage est négatif ». Voilà ils voulaient faire une intervention dans le scénario pour que l’image soit positive. Et pareil, le public dit aussi, c’est pas représentatif. Donc il y a tout un ensemble de choses à gérer par rapport à une bonne image que le cinéma est supposé donner or nous nous ne sommes pas censés faire des films-carte postale, mais des films 22 pour parler de notre société, réfléchir sur les problèmes qui nous agitent. » Les réalisateurs tentent également de combattre une certaine autocensure. Non seulement il y a des sujets tabous dans la société mais la réputation est un point crucial pour les Libanais. En effet on parle beaucoup l’un de l’autre et l’apparence reste un enjeu pour les familles. J.H : « Dans Perfect day, je sentais presque que l’acteur était plus pudique que la jeune femme. On aurait pu aller plus loin mais on n’en avait pas vraiment besoin. Mais c’est sûr que c’est une séquence qui pose des problèmes dans le monde arabe par moment. Sur des chaînes de télé on ne pourra pas le voir partout. Mais ma famille pas forcément, c’est sûr que je pense à eux quand j’imagine des séquences où je pourrai aller plus loin, j’essaie de ne pas me censurer et 22 28 Entretien réalisé avec Jeanne et Kévin, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. j’y arrive. Je ne m’autocensure pas mais je suis consciente de la possibilité de l’auto-censure mais j’essaie quand je m’en aperçois de la dépasser. Je ne la dépasse pas pour la dépasser. Si l’histoire le demande je le fais, je sais ce que ça veut dire et je l’assume. Si l’histoire le demande j’aimerais même aller un peu plus loin que ça parce que ça repousse une limite. Mais on s’autocensure tous, d’une manière ou d’une autre, et j’essaie de repousser au maximum les limites de cette autocensure. Je pense qu’au bout d’un moment on s’autocensure tous sur tel ou tel sujet. Je ne pense pas m’autocensurer sur les questions de sexe, peutêtre plus sur d’autres questions plus personnelles, en rapport avec la famille, mais de moins en moins. Ça dépend, c’est une forme de maturité, ce qu’on peut assumer par rapport à son évolution psychologique. Mais le sexe n’est pas pour moi un sujet tabou. Le plaisir pour moi serait plus intéressant, comment une femme est éduquée par rapport à son propre plaisir. Je trouve ça plus intéressant que l’acte sexuel parce que l’acte sexuel fait partie de notre évolution. Mais estce qu’on éprouve vraiment du plaisir, est-ce que nos mères nous parlent, est-ce qu’on en parle à nos filles, pas sûr. Et ça pas seulement au Liban, en France tout 23 autant. C’est compliqué, c’est difficile, on ne sait pas en parler. » La structure sociale du Liban ne facilite pas non plus la démocratisation du cinéma sous toutes ses formes. Un premier tabou apparaît quant au choix des comédiennes, qui pour certains rôles, hésitent à participer. Il faut dire qu’il y a beaucoup de familiarité dans la société libanaise, tout le monde connaît tout le monde. J.H : « Pour les actrices ce n’est pas toujours facile. C’est-à-dire que quand elles acceptent des rôles, où elles montrent une partie de leur corps ou quand elles sont prises dans des situations ou scènes sexuelles un peu fortes qui dépassent le simple bisou, elles peuvent avoir des problèmes, parce que les gens leur font une réflexion. C’est pas évident parce que justement le mec qui tient le café en bas de chez elle peut lui faire une remarque, son oncle, ses parents,…ça c’est une barrière difficile à franchir. Moi j’ai eu beaucoup de problèmes avec beaucoup de comédiennes par rapport à ça et il n’est pas question non plus de piéger. Mais des jeunes comédiennes arrivent à la franchir plus rapidement que des comédiennes plus âgées parce que la société évolue justement. Ça a été un très long casting pour trouver quelqu’un qui accepte ce rôle-là. La comédienne de Perfect day est très à l’aise avec ça. Nous avons pourtant eu des refus. Et d’ailleurs la comédienne de Perfect day elle s’en fout, elle s’assume, elle comprend bien que c’est du cinéma. On travaille beaucoup sur l’improvisation, très souvent avec les comédiens et je ne savais pas jusqu’où on allait aller donc il fallait une certaine liberté par rapport à ça. Et le problème de faire des films où il y a des films comme ça c’est que ce n'est pas très facile à montrer dans certains festivals ou sur certaines télévisions arabes. Voilà ce n’est pas encore vendu aux télévisions arabes mais je ne désespère pas car il n’est pas question 24 4 non plus de couper. » 23 Table ronde en présence de Jeanne, le 9 mars 2008. 24 4 Entretien réalisé avec Jeanne et Kévin, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 29 L'essor des réalisatrices libanaises Toutes ces données montrent bien qu’il n’y a pas de système établi au Liban. Certes les étudiants sortent de l’université avec l’envie de réaliser des films mais malheureusement il y a peu de structures et de soutien derrière. Chacun est donc obligé de construire son expérience avec ses propres moyens. Nous allons voir comment le laboratoire expérimental des réalisatrices arrivent à créer de vraies histoires et finalement percer dans le septième art. 1.2 - Le statut de femmes serait un atout pour percer dans le milieu cinématographique au Liban. 1.2.1 – Dans l’histoire du cinéma, les réalisatrices libanaises ont joué un rôle avant-gardiste. Au Liban les femmes ont effectivement joué un rôle d’avant-garde dans le cinéma. Pendant que Assia Dagher et sa nièce Mary Queeny, libanaises d’origine, sont devenues des pionnières du cinéma égyptien, selon le réalisateur palestinien Mohammad Soueid, c’est à Herta Gargour, libanaise d’origine allemande, que revient tout le mérite d’avoir posé les fondements du cinéma libanais et de la réalisation de films après la période du muet. La carrière de ces trois femmes a commencé dans les années 30, mais elles prirent un chemin différent par la suite. Dagher et Queeny ont émigré en Egypte, laissant la voie libre à Herta Gargour, qui dirigea les Films Luminaire, une compagnie de production fondée en 1934. Bayn hayakel Ba’albak (Dans les ruines de Baalbek, 1936) fut le premier film produit par les Films Luminaire. D’après Soueid, ce fut le premier film sonore. Après le travail de Gargour il y eut une pause dans la production ou la réalisation de films par des femmes. Pendant les années 70, les femmes ont plutôt oeuvré en tant qu’actrices, créatrices de costumes et maquilleuses. Ceci changea quand le pays entra en guerre civile. La guerre a surpris de nombreuses jeunes réalisatrices qui étudiaient à l’étranger. Celles qui étaient encore au Liban quittèrent le pays et y retournèrent pour une courte période, pour réaliser des documentaires. Parmi celles-ci, Jocelyne Saab et la libanopalestinienne May Masri, avec son époux libanais, Jean Chamoun, s’aventurèrent dans le théâtre de la guerre. En revanche Yasmine Khlat a tourné un film tout autant impressionnant et intime sur un groupe de femmes dans un appartement à Beyrouth qui ne sont touchées par la guerre que par les journaux et la couverture télévisuelle de l’événement. 1.2.2 – Le Liban permettrait-il plus de possibilités que les autres pays arabes ? Le Liban a une place particulière dans le monde arabe. Certes il est un des plus petits pays de la région mais proportionnellement à sa population il compte autant voire plus de réalisatrices que de réalisateurs. 30 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. Même si le dernier recensement officiel date de 1932 sous le protectorat français, la population a été estimée en 2007 à environ 4 millions d’habitants. Ce chiffre le place parmi les pays les moins peuplés du Machrek et Maghreb. Avec cette population le Liban se situe au même niveau que les Emirats Arabes Unis, la Palestine, devant le Koweit, le Sultanat d’Oman, la Mauritanie, le Qatar et Djibouti, mais bien loin derrière des pays comme l’Arabie Saoudite, l’Egypte, le Maroc, la Tunisie. Comment donc expliquer qu’en comparaison avec ces plus grands pays, le Liban compte plus de réalisatrices. Sur la période qui est étudiée ici et en s’intéressant aux réalisatrices de longs métrages fictionnels, on remarque que l’Egypte compte deux réalisatrices ; la Palestine, deux ; la Syrie, une ; l’Algérie, une ; le Maroc, deux ; la Tunisie, deux (voire tableau en annexe). Alors que le Liban en compte quatre et ne compte qu’un réalisateur, Philippe Aractingi, ayant réalisé son premier long-métrage en 2005. Pour ce qui est des autres pays, l’activité cinématographique n’en est qu’à ses premiers battements d’ailes. Une des premières explications pourrait être liée à la religion. En effet là où la Sharia, la loi coranique, est appliquée d’une manière très stricte, comme dans la majeure partie de la péninsule arabique, on trouve peu ou pas de réalisateurs. L’activité cinématographique est quasiment réduite à néant. Il est vrai que l’image dans le monde arabe a longtemps été interdite, du moins les cultures arabes n’ont pas eu besoin d’images pendant leur développement, contrairement aux cultures occidentales. Mais si on s’intéresse à l’islam, 25 5 il n’y a pas vraiment de théologie de l’image dans le Coran. Le Coran ne parle que de l’idole. Doit être évitée l’adoration de l’image et non sa création. Les sunnites maghrébins par exemple, pensent qu’il y a du secret divin en tout créature, d’où l’interdit à peu près absolu et durant plusieurs siècles de toute représentation figurative dans leurs e manuscrits. Seul le XX siècle a connu une certaine irruption de l’image. Les théologiens sont pratiquement restés muets face à la révolution des images. Seulement trois se manifestèrent : en 1922 pour légitimer les arts plastiques, à l’université de Al-Azhar, puis un autre sur la photo et le dernier sur un texte devant rendre possible un film biographique sur le Prophète. Mais cela n’a pas empêché le prince saoudien Khalid Ibn Musa’id d’attaquer les studios de TV parce que cette pratique reproduisait le corps humain. Or il suffisait de montrer que ce moyen de diffusion pouvait aussi répandre la parole de Dieu pour que l’opposition cesse immédiatement…Au fond l’intérêt généralisé sur les images n’a pas de causes essentiellement religieuses mais plutôt politiques. Les traditionalistes, dans leurs interprétations du Coran, ont imposé ces exigences. En même temps, on pourrait dire que la règle de l’interdit de la représentation des êtres animés a été le stimulant le plus grand de l’art musulman car dès lors que la règle est énoncée, elle fournit les moyens de la contourner. Et on sait qu’il n’y a pas d’art sans limitation, celles qu’on reçoit ou celles qu’on se donne. Alors si maintenant le cinéma commence à apparaître timidement dans les pays majoritairement islamiques, les femmes ont encore du chemin à parcourir pour s’imposer. 26 A en croire le ciné-IMA réalisé par l’Institut du Monde Arabe en mai 2006 autour du Golfle 6 , la « Saison du Golfe, le Golfe vu par ses cinéastes », sur les quatre journées organisées, seule une femme, Haïfaa Mansour, saoudienne, figurait parmi les douze cinéastes (courts et longs métrages, documentaires confondus) représentant le Koweit, le Bahrein, le Qatar, les Emirats Arabes Unis, et l’Arabie Saoudite. Haifaa Mansour a réalisé Femmes sans 25 5 26 6 in L'image dans le monde arabe : interdit et possibilités, de G.Beaugé et J-F Clément www.imarabe.org Fontaine Aline - 2008 31 L'essor des réalisatrices libanaises ombre, un documentaire. Le titre fait allusion à la condition féminine dans son pays. Ce documentaire a généré un soulèvement dans le pays même s’il n’a été projeté qu’une seule 27 7 fois dans la demeure du consul de France à Djeddah. Quant au premier long métrage saoudien, largement financé par la société Rotana, du prince Al-Walid Ibn Talal, il est sorti partout dans le Moyen-Orient en été 2006 sauf en Arabie Saoudite.Cette fiction, Comment va ?, selon ses producteurs, reflète la tension entre modérés et extrémistes religieux en Arabie saoudite. Mechaal al-Mutaïri, l’acteur principal du film, déclare : « Le problème de la société saoudienne avec l’art, c’est que la moitié le considère comme contraire aux valeurs 28 8 religieuses et les autres pensent que c’est honteux » . Le cinéma est longtemps resté interdit en Arabie Saoudite et l’absence de salles obscures témoignaient de ce manque d’intérêt pour les formes artistiques. Cependant un certain changement au niveau du cinéma s’est opéré ces dernières années. Comme on l’a dit précédemment, depuis que l’image est considérée comme potentiellement utile par les autorités, le cinéma a évolué. L’Arabie Saoudite a même créé 29 9 un festival de cinéma. Et comme le décrit Yves Gonzales , « en 2005, l'année même de la projection "publique" des premières oeuvres cinématographiques saoudiennes, un tribunal local s’est fondé pour délivrer son verdict sur une photographie : pour la première fois dans l’histoire du pays, l’image n’était plus a priori rejetée comme trompeuse mais devenait au contraire susceptible d’apporter un témoignage véridique. » Ainsi même si petit à petit la religion ne représente plus autant une barrière à la réalisation cinématographique, la condition féminine dans ces pays reste un handicap. Le seul véritable exemple en date est celui de cette société princière saoudienne Rotana qui a employé Haifaa Mansour pour la réalisation de son premier long métrage. Même si la situation montre quelques ouvertures, la religion semble toujours bien un frein à la production dans ces pays-là. Mais comment expliquer alors qu’il y ait encore plus de réalisatrices au Liban qu’au Maroc ou Tunisie, par exemple, pourtant des pays où les femmes sont relativement émancipées. D’un point de vue général, même si les conditions de production semblent tout autant difficiles dans tous les pays du monde arabe, le Liban est celui qui offre le plus de structures de formation. A savoir qu’au Maroc, la première rentrée des classes dans l’unique école d’arts visuels s’est effectué en septembre 2006. En Tunisie il existe une école supérieure de l’audiovisuel et du cinéma à Gammarth. Et en Algérie, par exemple la première école privée ouvrira ses portes en 2008. Cependant on remarque que parmi les réalisatrices libanaises sélectionnées dans cette étude, seule une est passée par une école et au bout de plusieurs années dans la publicité et les clips. De fait les formations ont ouvert à la fin de la guerre civile alors que les réalisatrices alors étudiantes à la fin de la guerre, étaient parties à l’étranger ou n’ont pas commencé des études spécifiques au cinéma immédiatement. Parmi les réalisatrices dont il est question dans ce travail, seule Nadine Labaki est passée par l’IESAV. On voit sur ces dernières années que la répartition des étudiants en première année confirme l’idée défendue dans ce mémoire. A la rentrée 2005/2006, intégraient 28 filles pour 14 garçons. En septembre 2006, on avait trois fois plus de filles, 24 pour 8 garçons. Seulement à la rentrée 2007, le nombre de garçons s’est approché de celui des 27 7 28 8 29 9 32 http://culturepolitiquearabe.blogspot.com http://www.algerie-dz.com/forums/archive/index.php/t-18391.html voire 27 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. filles (14 garçons et 16 filles), d'après les chiffres avancés par Elie Yazbek, directeur adjoint de l'institut. C’est là où le Liban apparaît comme un pays à part, et sa particularité il la tient de son histoire. En effet des femmes qui font des films sur les femmes il y en a en Egypte, au Maroc, en Tunisie et au Liban aussi. Mais les réalisateurs et réalisatrices qui sont nés au début ou pendant la guerre ressentent le besoin de parler, sous des angles très variés, de leur pays qu’ils ont parfois quitté durant des années, pour faire leurs études, fuyant la guerre, et qu’ils veulent conter maintenant. Et eux qui se trouvent dans une période de reconstruction souhaitent suivre cet élan. Et surtout ils désirent montrer qu’il existe une autre vision que celle qui nous est décrite dans de nombreux médias occidentaux pour insister que leur pays possède une vie sociale. J. exprime de cette envie de témoigner. « Et puis la question qui me perturbe beaucoup c’est quelle influence ces films peuvent avoir d’une façon ou d’une autre sur les sociétés qu’on a. Moi je n’ai pas fait d’études de cinéma. Je suis venue au cinéma par réel besoin de faire des choses après la guerre civile parce qu’aussi je me disais c’est pas du tout réglé cette histoire. Dire que c’est fini non, il reste encore énormément de problèmes, ces problèmes j’avais tellement peur qu’il y ait quelque chose qui se passe de nouveau que j’ai commencé à faire des travaux artistiques avec Khalil. Le cinéma ce n’était pas notre ambition à la base mais c’était pour essayer d’éveiller, en tout cas de poser les questions qui nous perturbaient énormément. Donc justement notre but est d’aller contre les censures mais la question centrale est d’aller contre tout en restant en contact avec la société à laquelle on s’adresse et qui est 30 0 la nôtre à la base. » C’est certes un point de vue sur la situation mais il se trouve dans une situation particulière d’un pays qui a été déchiré et détruit pendant 15 années, une situation que les autres pays n’ont pas connu. Et comment témoigner de cette percée des femmes réalisatrices libanaises sur leurs collègues du reste du monde arabe ? En plus de son histoire bien différente des autres pays, la spécificité du Liban réside également dans la multiplicité des points de vue qu’on peut y trouver. En effet le Liban a depuis longtemps été un pays de migration. Aujourd’hui il répertorie quelques 17 confessions religieuses. Aussi la femme libanaise n’existe pas. Chacune possède une histoire différente, certes c’est le cas pour tous les êtres humains mais au Liban, le mélange des cultures amplifie cette diversité. Aussi est-il difficile de cerner toutes ces individualités et tout autant délicat de les décliner. C’est pourquoi chacune a envie d’exprimer et de personnaliser son point de vue sur ce qu’elle vit, ce qu’elle a vécu et ce qu’elle voit. J.H : « Au Liban il y a autant, voire plus de réalisatrices que de réalisateurs et que ça veut dire quelque chose aussi sur notre société. Parce que justement ce qui est difficile quand on parle de la femme libanaise c’est qu’on ne peut parler que des femmes libanaises car les exemples sont très divers. Si tout à coup on part dans une situation extrême, elle représenterait très peu le pays. Donc il faut toujours faire très attention à l’image qu’on donne de cette femme-là car c’est une femme très contrastée. Et moi justement en tant que réalisatrice, je veux 30 0 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 33 L'essor des réalisatrices libanaises parler de ce qu’elle doit vivre par rapport à sa société mais en même temps on ne peut pas prétendre jamais pouvoir montrer la femme libanaise et je fais aussi très attention quand je fais mes films à mes personnages féminins parce que je n’aimerais pas non plus qu’ils soient récupérés par rapport à une certaine idée plus générale, plus cliché qu’on se fait de la femme arabe. Parce que ces personnages-là sont des personnages qui justement représentent une société libanaise très contrastée. Donc il faut un peu naviguer entre tout ça, ne pas faire trop le jeu d’un certain regard occidental, en même temps défendre certaines fins, certaines ambitions féminines en tout cas, ce serait tout à fait légitime et dénoncer la situation. Par rapport à ça c’est toujours un peu complexe. Mais voilà 31 1 c’est ce qu’on essaie de faire dans nos travaux. » La quantité de réalisatrices libanaises s’explique ainsi par leur histoire et celle complexe de leur pays. Malgré l’hétérogénéité des femmes libanaises, il semble qu’elles soient animées par le même combat de reconnaissance dans une société encore bien traditionnelle. Le métier de réalisatrices serait alors un de ceux qui offrent le plus de possibles dans l’expression de cette revendication. 1.2.3 – Et pourquoi ces femmes émergent-elles dans une société pourtant encore assez patriarcale ? Jocelyne Saab, très franche dans ses paroles, apporterait une première réponse à cette problématique. « Maintenant avec la fin de le guerre, et à cause des problèmes financiers, les hommes me disent, « vous prenez notre place ». Quand je filmais pendant la guerre je n’étais pas en train de prendre leur place car si je voulais mourir, j’en étais libre. Mais maintenant j’ai cette place, bien que ce ne soit pas la « bonne » place pour une femme dans la société libanaise. Pourquoi cela ? Je pense que c’est parce que nous osons dire des choses que les hommes ne veulent pas voir 32 2 communiquées dans une société patriarcale, une société masculine. » Cette idée reflète la volonté qu’ont les femmes réalisatrices de s’imposer dans une société non seulement masculine mais aussi traditionnelle. 33 3 Edna Politi, réalisatrice libanaise, écrit en 1984 : « Je trouve merveilleux qu’en l’espace de dix ou quinze ans le métier de réalisatrice soit devenu presque un métier comme les autres, alors qu’adolescente on me prenait pour une illuminée. Cela semblait fantaisiste et inimaginable, mais tout profession pour une femme était quasiment impensable. Je ne me rendais pas compte alors que je m’apprêtais à transgresser non seulement les interdits qui confinaient les femmes à la maison, mais aussi un interdit plus profond, peut-être plus intériorisé en moi, celui touchant à l’image dans la religion juive et dans la culture 31 1 32 2 33 3 34 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. in Encyclopedia of Arab women filmmakers, Rebecca Hillhauer, p.175. in Femmes d'images, Emilie Buton. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. arabo-islamique. Cependant, après avoir émigré en Israël et réussi à y travailler dans le cinéma, je me suis rendue compte que pour une femme, il y avait un double obstacle : être femme, et défendre des opinions qui ne s’inscrivaient pas dans l’idéologie dominante. C’est le sort des films faits par des femmes que de subir cette double censure (sexiste/idéologique), mais je trouve dangereux que les femmes s’enferment dans un ghetto qui fausse les appréciations et place leurs productions à part, simplement parce qu’il s’agit de femmes. Au contraire, je pense que les femmes peuvent apporter un regard nouveau, ouvrir des champs d’expérience , de sensibilité, différents et enrichissants… La femme, objet privilégié du cinéma, dont l’image n’a cessé d’intriguer, d’obséder et de stimuler l’imagination des réalisateurs, peut désormais retourner elle-même la caméra face à elle, livrer une nouvelle vision du monde (le sien et celui des hommes), elle doit devenir sujet créateur, au même titre qu les hommes. » Ce n’est pas tant le statut de réalisatrice qui semble difficile à obtenir c’est plutôt le statut de la femme plus généralement dans cette société que celles-ci entendent défendre en aboutissant à ce qu’elles souhaitent. J. revient sur la « guerre » qu’elle a menée. « Moi je suis née dans une famille où j’étais le deuxième enfant et on attendait un garçon. Et c’était un problème à ce moment-là parce que mon grand-père tenait absolument à avoir un garçon. Mon père avait déjà eu une fille et il n’y a pas eu de garçon. Donc j’ai toujours pensé cette idée-là que j’étais venue à la place d’un garçon et j’ai toujours voulu défendre cette qualité de femme. J’ai gardé mon nom par exemple, je me suis mariée jeune et je travaillais avec Kahlil, qui est mon mari, je n’ai jamais voulu prendre son nom pour des raisons justement qui font partie de ce combat-là. Je suis une réalisatrice qui a ce nom-là et je fais très attention à ça car je pense que les petits combats sont aussi importants que les grands. A l’université où j’enseigne on me met toujours Joana Joreige et moi je change toujours. C’est un combat que je mène depuis deux ans. Je barre toujours disant non c’est ça mon nom. Ce sont de petites choses que je trouve très importantes parce que le Liban est un pays très contrasté. On peut avoir énormément de liberté. Je n’ai pas senti dans mon parcours, quand j’étudiais et grandi de véritables entraves à mon désir d’étudier la littérature, de faire des films, à mon émancipation féminine, en apparence. Parce que de façon latente il y autre chose qui apparaît et qui est ce que nous nous essayons de lutter contre. L’exemple qu’on nous donne n’est pas celui de la réussite professionnelle mais celui de la réussite familiale. Il est très important de fonder une famille, d’avoir des enfants, ça c’est d’abord quelque chose et ne pas faire partie de ces personnes-là c’est toujours un handicap. C’est-à-dire que j’ai toujours senti que ma réussite professionnelle n’intéressait ma famille que vraiment au second plan et que j’essayais de mettre en péril « ma réussite familiale. Et moi ça m’a toujours donné envie dans mon enseignement d’expliquer pourquoi notre établissement était très important au niveau professionnel. Les entraves qu’on a sont des entraves de tous les jours et c’est vrai qu’il y a des grandes injustices dans nos pays mais de façon très différente et qu’il faut lutter aussi contre un recul, dû parfois à un fondamentalisme, mais c’est vrai qu’au quotidien, je trouve que des petites luttes sont très 34 4 très importantes aussi pour s’affirmer en tant que femme » . Nadine Labaki rejoint J. sur cette idée. 34 4 Table ronde avec Jeanne, le 9 mars 2008, à l'IMA. Fontaine Aline - 2008 35 L'essor des réalisatrices libanaises « La libanaise a toujours l’impression de voler ses instants de bonheur. Elle doit sans cesse ruser pour vivre comme elle veut. Et quand elle y arrive, elle se sent coupable. On se leurre en pensant qu‘elle est libre. Même moi, qui suis émancipée et qui fait le métier que je veux comme je le veux, je me sens conditionnée au plus profond de mon être par les traditions, l’éducation et la religion. Les petites filles libanaises grandissent avec le mot arabe « aayib » qui, accompagné par un geste du doigt un peu menaçant, veut dire : « C’est honteux… ». C’est honteux ceci ou cela. On a sans cesse peur de faire quelque chose qu’il ne faut pas faire. Avec cette idée de sacrifice pour contenter ses parents, ses enfants, son mari, sa famille. À toutes les étapes de la vie on nous présente un exemple à suivre, qui, bien sûr, ne correspond pas à ce qu’on a envie d’être. La femme libanaise, musulmane ou chrétienne, vit une contradiction entre ce qu’elle est, ce qu’elle a envie d’être et ce qu’on 35 5 lui permet d’être. » On peut voir que le métier de réalisatrice est un bon moyen face à cette pression et ces attentes de la société. Les réalisatrices seraient en quelque sorte les ambassadrices des Libanaises qui cherchent plus d’indépendance. K., qui travaille constamment avec une femme à la réalisation de ses films, commente cette percée des réalisatrices dans le milieu cinématographique libanais : « J’ai rien à en penser, c’est un constat pour moi puisque je travaille avec une femme donc je ne suis pas du tout dans une attitude où je considère que le Liban est le meilleur pays en termes d’égalité des droits de l’homme et de la femme. En même temps moi je ne vis pas du tout une ségrégation de l’un ou de l’autre. Ça c’est parce que c’est un mode de vie. Dans mes amis, il n’y a aucune différence pour moi. Alors que je sais que le pays, la vie la fait. Mais étrangement il y a comme des endroits un peu protégés qui sont ceux de l’art et du cinéma où il y a ce genre de problèmes, qui sont des problèmes importants, mais qui ne se vivent pas de la même façon. Maintenant c’est véritablement comment on peut le vivre. On n’est pas représentatif du tout de la société libanaise et encore moins les cinéastes. On n’est pas un échantillon qui représente ce qui se passe au Liban, du tout, c’est en cela qu’on n’est 36 6 pas des ambassadeurs non plus. » Les réalisatrices libanaises appartiendraient donc à un monde à part, une sphère dans la société libanaise, comparé aux autres femmes dans d’autres milieux qui connaissent plus de discriminations. En effet la société libanaise fait preuve de beaucoup de restrictions contradictoires à l’égard des femmes. Dans son édition d’avril 2004, le magazine NOUN revient sur les droits de la femme au Liban. Une discrimination certaine, dans les lois et les pratiques, existe toujours à l’égard de la femme libanaise, qui peine à acquérir certains de ses droits fondamentaux. Pourtant, la Constitution libanaise affirme l’égalité de tous les Libanais, quant aux droits civils et politiques notamment. Et bien que par ailleurs, Le Liban ait signé de nombreux traités visant à l’amélioration de la situation de la femme, notamment, en 1996, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmesconsidérée comme la Déclaration universelle des droits de la femme. Dans son article, la journaliste Nisrine Salhab dénonce : « En plus de la soumission des relations mari-épouse à un code rigide, la discrimination entre filles et fils en faveur de ces derniers, y compris par la mère, perpétue les inégalités, puisque les filles devenues mères vont reproduire le système. Cette éducation constitue 35 5 36 6 36 Dossier de presse du film Caramel Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. un frein certain à l’évolution des mentalités et à l’acquisition du réflexe de l’égalité des genres. Le marché du travail est également discriminatoire : pratique du harcèlement sexuel, promotion plus lente pour les femmes, jugées moins productives par rapport aux hommes. Ce préjugé n’est pas le moindre. D’après des études menées sur le terrain par le CRTD, les hommes, toutes classes sociales et économiques confondues, considèrent les femmes comme émotives, incapables de prendre une décision, irrationnelles, mesquines, ne s’aimant pas les unes les autres, moins intelligentes (que les hommes, évidemment !), ou alors "aussi intelligentes que les hommes sauf quand elles sont enceintes", dixit - excusez 37 7 du peu - un universitaire ! » Un exemple est ici donné concernant la considération de la femme dans le monde du travail : « Si le droit libanais du travail reconnaît, depuis 1946 notamment, une égalité de principe entre employées et employés, il a fallu attendre tout de même l’an 2000 pour que la loi interdise expressément à l’employeur toute discrimination en raison du genre concernant la nature du travail, la rémunération, l’emploi, la promotion, l’augmentation de salaire, la formation continue et l’habillement ! Dans la foulée, le législateur a augmenté la durée du congé maternité, qui est passé de 40 jours à 7 semaines (9 jours de gagnés) et a interdit le licenciement d’une femme enceinte, possibilité qui était ouverte à l’employeur, jusqu’à l’an 2000 donc, durant les 5 premiers mois de la grossesse. L’acquis principal reste cependant la perception désormais égalitaire des droits de l’affilié à la Caisse nationale de Sécurité sociale, quel que soit son genre. Jusqu’en décembre 2002, seul l’affilié de sexe masculin bénéficiait de toutes les prestations de la sécurité sociale, car considéré comme celui qui subvient aux besoins de la famille. L’employée ne pouvait profiter des indemnités familiales qu’en cas de divorce et si un jugement lui conférait la garde des enfants, qu’en cas de veuvage, ou si le mari était incapable de travailler. De plus, la CNSS pouvait demander le remboursement par l’affiliée des prestations financières reçues au nom de ses enfants. Ces multiples discriminations ont eu un impact sur "la participation incroyablement faible des femmes dans le secteur économique dit formel", comme l’affirme Lina Abou Habib. La présence des femmes est par contre importante dans le secteur informel (agriculture, artisanat, travaux non rémunérés tels le travail à la maison, la petite confection…), où elles ne bénéficient pas de la protection de la loi, donc d’aucun droit, et où le travail, en plus d’être aléatoire, est mal rémunéré. Sur le terrain, le rapport du PNUD sur les objectifs de développement du Millenium (septembre 2003) confirme la faiblesse de la participation de la femme au cycle économique et décrit une réalité peu satisfaisante : bien qu’il n’existe pas une grande différence dans l’accès à l’enseignement, les femmes comptent pour 21,7 % seulement de la population active et ne contribuent qu’à hauteur de 14,7 % dans l’activité économique ; la différence du salaire moyen est assez discriminatoire (de l’ordre de 20 % en 1997) ; pas plus de 8,5 %, en 1996, de femmes occupent des postes de direction. La même situation prévaut dans le secteur public : 2 % des femmes occupent des postes de 38 catégorie 1, contre 10 % et 19 % pour les catégories 2 et 3. » 8 Les réalisatrices apparaissent donc comme des privilégiés dans ce combat, qu’elles peuvent exprimer plus concrètement dans la réalisation de leurs films. De plus au sein de la société, le fait d’être une femme serait un atout pour s’affirmer dans le milieu cinématographique. K. revient sur cette idée : « Maintenant il y a autre chose, c’est que la notion même d’artiste, etc. il y a des explications qui peuvent être sociologiques parfois 37 7 38 8 http://liban.viabloga.com/news/droits-de-la-femme-au-liban http://liban.viabloga.com/news/droits-de-la-femme-au-liban Fontaine Aline - 2008 37 L'essor des réalisatrices libanaises et qui ne sont pas très flatteuses. Pourquoi ce sont des femmes qui peuvent être artistes et pas les hommes. C’est-à-dire qu’un homme sera beaucoup plus combattu s’il a envie de choisir une trajectoire artistique qu’une femme à qui on ne demande pas les mêmes reconnaissances sociales, positions. On attend beaucoup plus de rendements économiques de la part d’un garçon, qu’il contribue beaucoup plus matériellement à la société et à la famille. C’est pourquoi les familles apprécient encore moins que leurs fils rejoignent le milieu 39 artistique alors que la fille sera beaucoup moins réprimandée. » 9 Sa compagne, J. témoigne de cette relativement « facile » accessibilité à la profession. « Moi dans mon expérience avec Khalil, quand on a commencé à travailler ensemble, j’étais toujours considérée comme l’assistante, donc j’étais l’assistante de Khalil. Donc il a fallu aussi oeuvrer pour s’imposer au risque parfois de se faire traitée d’agressive. Voilà on m’a toujours dit « t’es trop forte » parce que tout simplement je voulais une vraie égalité avec mon partenaire de travail. Je pense que ça ce sont des choses très importantes qui se gagnent progressivement aussi. Au début c’est vrai qu’il y a certains fâcheux qui voulaient absolument que je sois son assistante mais on peut pas vraiment dire que ce soit la majorité. C’est pas tant en tant que femme que c’est difficile, c’est plutôt en tant que cinéaste parce qu’il y a une mentalité orientaliste sur le Liban et parfois les Libanais eux-mêmes ont cette mentalité de penser qu’un seul va pouvoir trouver sa voie et qu’il n’y aura qu’un film. Je pense que c’est ce Libanlà qui va nous porter les uns les autres. Plus on communiquera sur ce Liban -là, plus les gens auront envie d’en parler. Tout le monde n’a pas cette mentalité. Je ne l’ai pas senti comme un problème de femmes, ni envers mon équipe ni envers les financiers. Je n’ai pas souffert de ça. J’imagine que dans d’autres pays ou 40 0 dans d’autres situations ça peut arriver, mais moi non. » Et cette persistance des femmes dans le milieu du cinéma entraîne même des progrès techniques. Les réalisatrices jouent ainsi un rôle important dans l’utilisation de l’art vidéo dans le domaine des beaux-arts. Comme le spectre des tâches qu’il est possible d’effectuer dans le cinéma s’est étendu avec l’introduction de la vidéo, des médias électroniques, et des écoles audiovisuelles, le pourcentage de femmes parmi les étudiants d’audiovisuel ne cesse d’augmenter. Un bémol reste à marquer dans cet essor des réalisatrices libanaises au sein du milieu cinématographique est que les réalisatrices musulmanes ne sont pas encore autant représentés que les réalisatrices chrétiennes. Il faut croire que les réalisatrices veulent dépasser le problème de la religion derrière l’écran et que les réalisatrices chrétienens, plus nombreuses, oublient leur religion pour illustrer les difficultés qui animent les femmes libanaises dans leur ensemble. Ce qui n’empêche pas J. de dire : « J’ai jamais vraiment fait attention à la place que joue la religion. On ne peut pas tellement dire qu’il y a peu de femmes musulmanes. Pour la plupart je ne sais même pas leur religion. Je ne pense pas que ça soit lié à leur éducation parce qu’en fait ça dépend, au Liban il y a des 39 9 40 0 38 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 mars 2008. Table ronde avec Jeanne, le 9 mars 2008. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 1 : L’émergence de réalisatrices dans un cinéma qui peine à trouver reconnaissance. milieux chrétiens qui sont tout aussi conservateurs que les milieux musulmans. Je ne le verrais pas comme une barrière. C’est pas pertinent comme critère 41 1 surtout dans la jeune génération. » Les réalisatrices libanaises, les plus anciennes, avec de la persévérance et de la volonté et les plus jeunes, avec des formations plus ouvertes mais tout autant de persévérance et de volonté se démarquent des pays voisins. La situation de leur pays, leur condition les poussent à vouloir montrer une autre image de leur environnement. Nous allons étudier maintenant la particularité des thèmes qu’elle abordent dans leur film et voir en quoi elles toucheraient une large variété de personnes. 41 1 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 39 L'essor des réalisatrices libanaises Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. Dans ce chapitre, nous allons nous intéresser au contenu des films réalisés par ces réalisatrices et particulièrement Joana Hadjithomas et Nadine Labaki, avec leurs films A perfect day et Caramel. Un choix arbitraire ? Assez, oui. Mais il va justement nous permettre de voir en quoi à partir de motivations différentes, les réalisatrices libanaises parviennent à toucher toute une population. 2.1 – Deux motivations différentes d’illustrer sa propre réalité mais les réalisatrices libanaises ont la même volonté de donner une autre image à leur pays, différente de celle transmise par les médias, qui se cantonnent beaucoup aux épisodes meurtriers. Le Liban ne peut évidemment pas oublier son histoire. Il a connu la guerre à multiples reprises. Néanmoins la nouvelle génération de réalisatrices est poussée par la volonté de raconter de nouvelles choses, en s’éloignant des tableaux de la violence, même si elle reste consciente de son passé. Cette volonté de raconter des nouvelles choses est nourrie de plusieurs inspirations. Nadine Labaki commence ainsi : « Je me suis toujours posée des questions sur la situation de la femme au Liban. Avant tout parce que je suis une femme et que je vis cette transition que les femmes libanaises vivent actuellement. Nous sommes confrontées à la culture occidentale et à son modernisme ainsi qu’aux femmes occidentales auxquelles on a envie de ressembler. Il y a également tout le poids de la tradition, de l’éducation, de la famille ou de la religion qui fait qu’on est tiraillé entre deux mondes. On n’est pas encore arrivé à trouver le bon équilibre. On se cherche. Il y a une énorme envie d’être libre, de vivre des choses comme toutes les autres femmes… On le fait, mais avec beaucoup de remords et un certain sentiment de culpabilité. On n’est jamais tout à fait libre 40 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. car on a toujours peur du regard de l’autre. Il y a également cette obsession de la femme parfaite qu’on a envie de représenter que ce soit pour la famille, les amis, le mari, les enfants. Je suis une femme qui en apparence est très libre, je fais ce que je veux quand je veux avec une opinion propre mais toujours avec ce sentiment de retenue. » « L’image de la femme libanaise m’a toujours fascinée, avoue Nadine Labaki. C’est parce qu’elle ne parvient pas à trouver son équilibre ou qu’elle craint le regard des autres qu’elle tombe souvent dans les excès. Les contradictions qui l’animent et les mille questionnements qu’elle affronte et qui sont un véritable obstacle à son épanouissement m’intriguaient. Moi-même, qui me considère comme une femme libérée, me trouve souvent confrontée au lourd poids de notre double culture. C’est à partir de cette idée maîtresse que j’ai voulu 42 construire ma première œuvre. Une sorte d’hommage à la femme libanaise. » 2 Pour Nadine Labaki, les femmes véhiculent le message de toute une société. Elle montre aussi une image chaude et paisible de Beyrouth. Assez romanesque, d’ailleurs, ce qui explique certainement le succès que ce film a eu en salles. Elle explique combien c’était important pour elle de donner ces sensations : « Beyrouth c’est aussi ça… Ca n’est pas seulement cette image grise que les gens ont. Presque en noir et blanc d’ailleurs. J’avais envie de montrer un autre côté qui est tout aussi vrai que l’aspect sombre et chaotique de la guerre. Beyrouth regorge de gens qui ont envie de vivre, qui sont chaleureux, colorés… couleur caramel. Ils sont comme ça les libanais ! En dehors de la guerre, ils sont cette profonde envie de vivre. Je fais partie d’une génération qui veut raconter autre chose, des histoires d’amour par exemple, plus en rapport avec les sentiments que nous connaissons et les expériences que nous vivons qu’avec la guerre. On a tellement vu, analysé, revu, décortiqué les événements passés que j’éprouvais le besoin de ne pas en parler. »42 Au cours des différentes interventions que Nadine Labaki a données, elle s’est aussi exprimée sur l’intérêt qu’elle a pour les femmes et surtout sur la capacité qu’elles auraient à arranger les relations entre les différentes communautés. « Les femmes possèdent plus de passerelles entre elles que les hommes : les enfants, la préservation de la vie, la complicité, les histoires d’amour… musulmanes ou chrétiennes, on ne peut pas nous enlever ça, même 42 sous les bombes. Je crois à l’universalité de ces sentiments. » Joana fait preuve d’une autre vision sur ce qui la pousse à faire des films. Même si elle ne renie pas ni ne néglige sa condition de femmes, elle ne veut pas focaliser l’attention du public sur les femmes libanaises mais plutôt susciter la sensibilité du public à une situation plus générale. Quand on lui demande ce qu’elle pense du projet de Nadine Labaki et si elle se serait vu faire le film de Nadine Labaki, elle reste très mitigée sur la manière dont elle procèderait. J.H : « Ça dépend ce que Nadine fera après. Si elle veut continuer à faire ça ou non. Un seul film ne peut pas constituer une démarche. Les sujets épineux sont ici évoqués mais on les déduit surtout. C’est assez soft, car il y a des artistes qui touchent l’homosexualité par exemple au Liban de façon plus hard. Caramel est un bon film mais le problème c’est que Caramel répond à une attente occidentale. L’occident aime bien les histoires de femmes dans le monde arabe. Ça répond 42 2 Dossier de presse du film Caramel Fontaine Aline - 2008 41 L'essor des réalisatrices libanaises au cahier de charges occidental. On va travailler sur l’islamisme, le fanatisme, la femme soumise. Non pas que ce ne soit pas des réalités, ce sont des réalités mais bon, il y a aussi d’autres problèmes, très profonds dans ce pays-là, qui sont peut-être moins perçus et attendus par l’occident de tout temps. Un occident qui aime montrer qu’il a réussi à libérer sa femme avant les pays arabes et qui continue à avoir cette idée de la femme un peu arriérée. C’est vrai que ce que raconte Nadine dans Caramel existe et fait partie de nos souffrances mais disons qu’il est acclamé, attendu par l’occident parce que ça correspond à son attente ou à la projection qu’il se fait du monde arabe et que ce n’est pas misérabiliste. A cause de la situation, par exemple en Afghanistan, il y a beaucoup de choses à 43 3 dire sur la femme. » Quant à Khalil, qui l’a montré auparavant, il essaie de dépasser ces différences concernant les femmes. Il se lamente sur le fait que la société est trop souvent perçue dans les imaginaires à travers les discriminations vécues par les femmes. Pour lui : « Ça dépend aussi de quel genre on utilise, comment on veut le montrer, comment on est contemporain ou pas, comment on va travailler sur une image nostalgique ou de contemporanéité, de modernité. Moi j’estime que ce que je vis aujourd’hui à Beyrouth est aussi contemporain et pointu que ce que vous vivez ici ou ailleurs. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de réactionnaires. Et je dis qu’en terme de réflexion sur l’image, il y a des choses très précises. Après c’est le traitement, pas tant le sujet car le même sujet peut être traité autrement. Mais il y a un endroit où tout le monde se retrouve dans le cinéma arabe, c’est justement la façon dont on regarde les films arabes. C’est toujours des noms de femmes, des trucs comme ça, c’est un imaginaire que les gens aiment bien parce qu’ils sont rassurés, ah ces pauvres femmes c’est comme si toutes les sociétés devaient suivre le même développement, comme si on était aujourd’hui dans les années soixante de la France. Non, moi je ne suis pas d’accord. Je suis dans la 44 4 même période mais dans des situations différentes. » Cependant avec la réponse qui précède, on peut se demander s’il ne se focalise pas trop sur la modernité car outre la volonté de prouver que le pays est moderne, une partie du pays reste sous domination de la tradition et du patriarcat. Le problème c’est qu’il ne décrit pas tellement les « situations différentes » dont il parle, donc même si on voit que pour lui parler des femmes semble banal, il ne nous situe pas tellement par rapport à la situation où il se trouve. J.H explique pourquoi elle opte pour une façon d’aborder les choses plus générale et par là le rôle qu’elle entend se donner : « Nous ne sommes pas obligés de correspondre à votre attente, nous sommes même là pour la déjouer. Moi je considère que j’ai à faire les films que je dois faire moi personnellement, avec les sujets et la recherche que je dois faire avec Khalil. Il se trouve que moi je pense que nous sommes un pays qui au niveau du film n’a pas à être suiveur mais à trouver son esthétique particulière. Moi je fais des films de cinéma, je ne fais pas des films libanais, sociologiques. C’est-à-dire qu’avec Khalil je me 43 3 44 4 42 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. coltine la matière cinéma. Je sais ce qui se fait ailleurs, j’en prends note mais ce que je fais c’est travailler mon médium, essayer de trouver de nouvelles formes cinématographiques, qui me donnent à moi de l’émotion et qui en donneront au public. Mais pas une émotion connue ou éprouvée ou répétée. C’est comme quand on fait un travail artistique, on a un style et on cherche sa voie, son particulier. Moi ce que je cherche à faire avec le spectateur c’est un travail actif. Lui aussi il a ses choix, il n’est pas écrasé par ma volonté de raconter une histoire et de la raconter d’une telle manière. Je crois à un spectateur actif, à des gens qui peuvent dépasser des a priori pour éprouver des émotions différentes. La plupart des gens qui aiment notre travail n’aiment pas ça parce que c’est un film libanais. Parce que c’est un film cinématographique ils ont ressenti des choses, c’est très important que ça se passe comme ça. Ensuite vient le côté libanais. Après avoir fait un film de cinéma, je fais un film qui rend compte d’une certaine réalité. Mais la réalité que j’éprouve. Je n’ai pas non plus à être dans une réalité attendue. Je pense que la réalité dans laquelle je vis est une réalité très complexe et qu’il y a énormément de nuances, y compris sur le rôle de la femme. Tout ce dont on parle au Liban est complexe et ambigu. Le Liban peut aller d’une grande contemporanéité à un grand archaïsme, c’est une palette immense. Bien sûr si je prends un côté archaïque, je peux le montrer et dire oh là là, c’est terrible ce qui se pense mais à côté de ça il y a aussi une forme contemporaine. J’essaye de rendre compte de cette amibiguité et de rendre compte des nuances parce que moi j’estime, avec Khalil, qu’on vit dans un monde qui, à cause de la rapidité, de l’efficacité, des news, telles qu’elles nous sont présenté aujourd’hui, nous pousse à aller vite. On schématise, on fait des raccourcis, et ce schématisme, au fur et à mesure radicalise les positions, sépare et rend le monde de plus en plus binaire. Et donc l’Orient apparaît comme quelque chose de complètement étranger à l’Occident, or c’est pas du tout le cas. Et puis il y a énormément de nuances. Je ne sais ce qu’est cet Orient dont on parle, qui serait un Orient en plus unifié. L’Orient est multiple. Moi je pense que c’est dangereux, c’est trop d’engagement cinématographique de ne pas restreindre. Pour plaire je pourrais faire plus simple mais mon but n’est pas de le faire. Dans les médias européens il y a toute une technique d’alarmisme pour que les gens aient peur les uns des autres. Et quand ils ont peur on peut les manipuler comme on veut. C’est le cas aux Etats-Unis. Cette peur que les gens éprouvent, « l’arabe » est dangereux. Quand on parle arabe maintenant, on sent bien une méfiance. Mon travail à moi c’est d’essayer de contrecarrer ça, que des gens aillent voir mes films et en sortent en disant « tiens c’est pas exactement ce que je pensais ». Je dois perturber ce tracé-là. Mais justement cette perturbation n’est pas acceptée 45 5 unanimement. » Jeanne commente également sur le décalage qu’il existe entre sa volonté de montrer le pays comme elle le voit et justement la gêne que le résultat peut provoquer en voulant « perturber un tracé » : 45 5 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 43 L'essor des réalisatrices libanaises « Il y a une jeune génération qui s’est reconnue dans Perfect day. Là on voit quelque chose. Mais bien sûr ça ne peut pas aller dans toutes les télévisions arabes car j’ai pas envie de faire des choses où on ne s’embrasse pas, on ne se caresse pas pour être vendu sur la télé arabe. C’est très ambigu parce que beaucoup d’Occidentaux considéraient que ce n’était pas représentatif parce que justement ça représentait tellement une certaine génération. Pour eux le Liban c’est pas autant contemporain, pas aussi moderne. Il faut déjouer ça. Des gens m’ont dit : « Mais c’est pas Beyrouth ». Je leur répondais « mais vous êtes déjà allé à Beyrouth ? ». Et ils disent, « non mais bon j’ai vu ça à la télé. » Il y a aussi 46 6 ce travail-là mais je suis pour faire ce travail-là, j’ai pas peur de ça. » Jeanne entend perturber aussi donner un autre regard sur les femmes et la société en général. Avec Kelvan, elle semble vouloir donner une impression de société en mouvement. On verra plus tard comment ces deux perceptions différentes se reflètent dans les films de chacune. « Pour moi, au Liban, il y a les femmes les plus libérées. Ça ne veut pas dire que je ne ressens pas la pression dont parlent certains films mais je pense qu’elle est complexe. Aujourd’hui on ne peut pas dire dans notre génération, que nos parents réagissent pareillement. Je le vois également à travers mes étudiantes. Les parents n’ont pas les mêmes attentes et demandes. Bien sûr les parents continuent à souhaiter le mariage, la famille mais en France aussi. C’est sûr que c’est plus difficile au Liban de vivre seul mais c’est possible. Les choses évoluent progressivement. C’est mai 68 qui a fait évoluer les choses en France et nous n’en sommes pas très loin. Ça dépend des milieux aussi. J’imagine e que dans dans le 16 arrondissement à Paris, il y a encore des familles très conservatrices, conventionnelles. Déjà est-ce que montrer une famille française où il y a une énorme pression sur la fille c’est représentatif de toute la France ? Non, c’est représentatif d’une certaine façon de penser. Moi je pense que c’est ça. Quand un film émane du Liban, comme nous faisons partie d’images minoritaires et qu’il n’y a pas beaucoup d’images qui viennent de chez nous, tout de suite on va dire « ah ben voilà, ça c’est le Liban ». Justement avec Khalil, ça c’est ce que l’on refuse. C’est ce qui pose le plus de questions. Et nous on dit toujours, non non nous ne sommes pas représentatifs, c’est une histoire donnée, des personnes données, dans un moment donné de ma vie et dans une société donnée. On ne demande pas à un film français de représenter toute la France, comment on peut alors demander à un film libanais de représenter tout le Liban. C’est pour ça qu’il faut faire très attention, aucun film ne représente la femme, la condition du Liban. On ne veut pas tellement faire passer de message, on veut que le spectateur lui-même aussi pense avec nous. L’idée de l’endormissement, ça a à voir aussi avec un moment de la vie au Liban où on a senti qu’il y avait quelque chose qui ne pouvait plus durer. Et d’ailleurs pendant le montage Hariri a été tué, il y a eu un soulèvement et depuis tout a changé. Ça veut dire que quelque part on a visé assez juste. On est toujours en train de scruter notre société et de la questionner et donc pour nous il y avait comme une forme de 46 6 44 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. léthargie qui ne pouvait pas durer et au bout d’un moment ça allait exploser. Le réveil qu’on demandait allait à voir avec ça mais il n’y avait pas un message. Surtout comment on vit un présent, comment on arrive à se débrouiller avec un passé mais résolument dans le présent parce qu’on fait des films de présent, pas des films qui questionnent la guerre, mais des films qui questionnent le présent 47 7 où on vit et comment on se dépatouille avec ça. » Bahige Hojeige, auteur de plusieurs documentaires dont un sur le Musée national et un autre sur la reconstruction du centre-ville, réalisateur de Zennar el-Nar, pense qu’un cinéma peut posséder une identité qui lui est propre. Mais celle-ci n’est intéressante que lorsqu’elle n’est pas liée à « une certaine idéologie, à un certain nationalisme, à la défense de certaines valeurs un peu figées qui peuvent induire à un comportement xénophobe ou raciste qui peut se révéler dangereux. « L’identité dans un cinéma, ajoute Hojeige, c’est un bagage que le cinéaste porte en lui, c’est une lumière, un lieu, des comportements, des visages, un air qu’on respire et qu’on veut transmettre dans un film. » Un air qu’on respire et qu’on veut transmettre dans un film. Au Liban, l’air est en partie marqué par son passé. Un passé qui a fait souffrir le pays à plusieurs reprises et qui le place dans un état de questionnements. Dans Beyrouth fantôme de Ghassan Salhab, sorti en 1998, la voix y dit un texte symptomatique sur l’acte de filmer au Liban : « Peut-être que cela finira d’achever, une fois pour toutes, cette fichue ville. Je veux dire que cela lui donnera enfin une vraie mort, une mort franche, parce qu’après tout c’est là notre problème. On voudrait se relancer, renaitre. Alors que nous ne sommes pas vraiment morts. Nous sommes justes des mourants ». 2.2 – Malgré des regards différents, un même objectif semble se démarquer de la part du travail des réalisatrices dans un pays en constante reconstruction : la recherche d’une identité pour une population tiraillée entre traditions et modernité. La partie qui suit consiste à analyser des extraits de films afin de voir en quoi ils peuvent s’appliquer au quotidien. Bien sûr nous nous attacherons à garder à l’esprit que c’est difficile de réduire des fictions à des études sociologiques, les différentes motivations et volontés exprimées par les réalisatrices ci-dessus témoignent de cette pluralité de réalités. La dédicace de Nadine Labaki « A mon Beyrouth » en est le meilleur exemple. Même plusieurs films ne peuvent résumer ni représenter tout un pays. Cependant force est de constater que les deux films choisis, A perfect day et Caramel ont connu à leur sortie un véritable succès en France comme au Liban. Pourquoi ces deux films ? Tout d’abord parce qu’ils sortent de mains et d’esprits complètement différents. Nadine Labaki et Joana Hadjithomas n’ont pas grandi de la même manière. L’une a toujours vécu au Liban et a fait ses études à Beyrouth, l’autre est parti à 47 7 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. Fontaine Aline - 2008 45 L'essor des réalisatrices libanaises l’étranger pour étudier. Elles ont donc toutes deux des regards distincts sur leur ville. Ce regard se transmet à travers leurs films. L’une, Joana, réalise plutôt un film d’ambiance, l’ambiance des rues de Beyrouth, l’autre, donne plus l’impression d’une introspection dans la société. Un film assez sombre, l’autre plus colorée. Deux films qui se complèteraient afin de permettre à tous les pans de la société de se reconnaître ? C’est justement ce que nous verrons en les étudiant. 2.2.1. La notion de crise d’identité La représentation médiatique du Liban à l’étranger, et en France notamment, en dit beaucoup sur l’état de la société. A chaque fois que le pays traverse une période de guerre, les médias repartent au galop en rapportant le côté belliqueux du pays et en insistant sur la situation politique. Mais très peu osent étudier la société de l’intérieur. Ce n’est pas la prétention que j’ai ici, justement ce manque d’explications sur les dessous de la société libanaise montre qu’elle est difficile à cerner et surtout qu’elle est en constant mouvement. Cette idée de mouvement vient des différents groupes et volontés qui se « cohabitent » dans la société libanaise. Avant d’aborder des points plus théoriques sociologiquement parlant, on peut se référer à un moment de l’histoire libanaise de ces dernières années qui illustre cette divergence de points de vue sur la vie que doivent mener les Libanais. Cet exemple est l’assassinat de Rafik Hariri, premier ministre de 1992 à 1998 et de 2000 à 2004, à la tête du mouvement du futur, en février 2005. Ce dernier, certes richissime, a fait investir énormément pour le pays. Beaucoup de bâtiments, détruits pendant la guerre civile, ont été reconstruits. Economiquement parlant également, le pays s’était remis sur les rails. Mais il s’est franchement opposé à l’ingérence syrienne, ce qui lui a certainement valu d’être assassiné. Plus que cette vengeance politique, c’est plutôt la réaction de la société, que l’assassinat a généré, qui est intéressante pour ce propos. Dans les jours qui suivirent l’événement, des milliers de Libanais ont défilé non seulement en hommage à Hariri qui avait voulu donner, comme le nom de son parti l’indique, une assise au Liban pour les années à venir, mais surtout pour affirmer leur volonté d’indépendance et de poursuivre les mesures entamées par Hariri pour que le pays aille vers l’avant. Et parmi ces manifestants, on comptait de nombreux jeunes, qui avaient réussi à dépasser les clivages confessionnels et revendiquaient, personnellement comme collectivement plus d’autonomie. Mais cet élan n’a pas duré longtemps puisque Hassan Nasrallah, leader du Hezbollah, avait juste après réussi à rassembler autant voire plus de personnes, pour replacer le pays dans le droit chemin, selon ses priorités bien sûr. Ceci est un exemple, mais on a donc toujours ce clivage d’intérêts, religieux pour l’épisode relaté ci-dessus, entre ceux qui souhaiteraient plus de modernité pour le pays et ceux qui veulent le garder dans des traditions qui normalisent la société. La société libanaise a tous les attraits d’une société traditionnelle, où règne en théorie, comme l’a développé Emile Durkheim, une solidarité mécanique. Une notion qu’il a précisée dans De la division du travail social (1893). Ce travail de mémoire ne se prête pas à une étude approfondie de la société libanaise mais la théorie développée par Durkheim permettra de mettre en évidence certaines caractéristiques de la société libanaise. Ce type de solidarité résulte donc de la proximité. Les individus vivent ensemble dans des communautés. Le poids du groupe est très important. La famille est très importante dans la société libanaise, comme on le verra par la suite mais aussi la religion. La religion est un marqueur d’identité d’ailleurs dans la société, car les Libanais, presque avant même d’être 46 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. Libanais ils sont membres d’un groupe religieux, d’une confession, qui est précisément inscrite sur leur carte d’identité. Aussi les Libanais se reconnaissent-ils en partie par leur religion. Ils partagent ainsi normalement des valeurs communes très fortes : la conscience collective est élevée et aucun écart à la norme n’est toléré car, en remettant en cause la conscience collective, c’est la cohésion sociale dans son ensemble qui peut être mise en question. Malgré des normes bien définies qui orientent la vie de la personne dans un moule bien précis, la société libanaise traverse une crise qui influence et perturbe la vie de l’individu, de la famille et du groupe. Cette société semble tiraillée entre deux concepts, « l’holisme » et « l’individuation ». Des concepts qui mènent généralement au « changement social ». Dans la société holiste, l’individu est une simple partie de la totalité qui l’englobe : l’avenir est un destin fixé d’avance, la vérité et la morale sont imposées collectivement, l’identité personnelle elle-même est définie par la place occupée dans le groupe. Tout est organisé autour d’une finalité prioritaire, la survie du groupe. Chacun est censé trouver son identité dans sa position sociale, dans ses rôles sociaux et familiaux. On l’a d’ailleurs vu précédemment dans les interventions des réalisatrices. Les femmes libanaises ont une destinée plus « familiales » que les hommes. Avant même de se lancer dans des études ou de travailler, elles doivent s’assurer qu’elles pourront assurer une présence familiale digne de leur titre. C’est une des contraintes qui s’imposent à la femme, sinon elle est mal vu par le reste de sa famille. Les hommes, en échange, doivent apporter une certaine rentabilité pour faire vivre sa famille. C’est pourquoi les professions artistiques, qui ne promettent pas des rentrées forcément stables, ne sont pas vraiment acceptées dans la société. Mais parallèlement à ces exigences sociétales, une majorité de jeunes démontrent qu’ils veulent plus d’autonomie. Contrairement au rôle inhibiteur que la société holiste pourrait avoir sur l’individu, « l’individuation » a un sens positif. L’individuation signale moins un repli généralisé sur la vie privée que la montée de la norme d’autonomie : se comporter en individu signifie décider de sa propre autorité pour agir par soi-même, avec les libertés, les contraintes et les inquiétudes qu’une telle posture implique. Si l’individuation « relève de normes et de rapports sociaux, il est moins repli qu’appui sur le privé. L’inflation de la vie privée ne doit donc pas être comprise comme un étalage narcissique – c’est un épiphénomène – elle est ce que devient la vie privée quand elle se modèle sur la vie publique : un espace où l’on communique pour négocier et aboutir à des 48 8 compromis au lieu de commander et d’obéir ». L’individuation est coûteuse et ne va pas de soi : en effet, pour le gain indéniable de liberté qui se trouve ainsi introduit, que de souffrances psychiques mais aussi sociales, car l’impossibilité où se trouve placé l’individu de s’en remettre à un ordre des choses extérieur le conduit à devoir assumer seul des choix de vie, des choix moraux, des choix existentiels qu’en d’autres temps il n’aurait pas eu à faire, car ceux-ci lui étaient dictés, quoi qu’il lui en coûte, par la structure sociale. Assumer ses choix, c’est aussi s’en sentir responsable, redevable, et se voir contraint par eux. Le sujet abandonne les contraintes sociales, la vie sociale pour se consacrer à sa destinée propre. Si l’individuation doit apparaître dans une société du type traditionnel, 48 8 in Le Murmure des fantômes , CYRULNIK. Fontaine Aline - 2008 47 L'essor des réalisatrices libanaises holiste, ce sera en opposition à la société et comme une sorte de supplément par rapport à elle, c’est-à-dire sous la forme de l’individu hors du commun. Cette idée est bien exprimée dans le livre, écrit par Mohamed Kacimi et Darina alJoundi, d’après le récit de cette dernière, Le jour où Nina Simone a cessé de chanter. Le résumé du livre commence par : « Quel est le prix de la liberté ? Liberté sexuelle, amoureuse, politique, sociale ou religieuse… […] Toute l’histoire du Liban contemporain concentrée en l’histoire d’une personne, fidèle au rêve persistant d’un père journaliste et écrivain pour qui la liberté n’est pas négociable. Ce rêve va pourtant se fracasser sur la violence et la haine de la guerre civile, là où tout devient possible, le sexe défie la peur, la drogue défie la vie, le refus de toutes les règles sociales et des convenances religieuses défie une société qui va se venger durement contre la jeune insoumise… » En effet à la fin de son histoire, Darina termine dans une sorte d’asile pour femmes folles, après la demande de sa famille. Cette histoire se déroule pendant la guerre civile mais elle pourrait très bien avoir lieu aujourd’hui. Un exemple, les services consacrés aux femmes qui se dévient de la société existe toujours. Si le fond de l’histoire a changé, il reste difficile de mener une vie totalement émancipée de toutes normes sociales. On a donc vu que la société libanaise portait en elle des caractéristiques de société traditionnelle mais que l’individu cherchait à s’affirmer en dépit des contraintes qu’on lui impose. Ce phénomène est censé conduire à un changement social. 49 9 Au sens où Mandon le définit : « Le changement social est le produit observable d’une action qui résulte dans certaines conditions, de processus et de mécanismes sociaux mettant en cause un certain nombre d’agents ou de facteurs plus u moins déterminants. » Il est beaucoup répandu que l’innovation technique entraîne un changement économique, qui cause un changement des institutions et des pratiques sociales, puis, avec un certain retard, le changement des idéologies. Un changement des rapports humains va forcément résulter de ces transformations sociologiques. Aussi assiste-on à une remise en question de l’autorité : l’individu, s’éveillant à la conscience et à la culture, désire devenir acteur de son propre destin, et participer à part entière à son élaboration, au lieu de le recevoir « tout fait ». Une des théories du changement social s’applique particulièrement au processus exprimé dans les films dont l’étude suit : la modernisation. La modernisation est le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes. Moderniser, c’est se rapprocher de la modernité mais quand peut-on vraiment dire d’une société qu’elle est plus moderne qu’une autre ou plus moderne qu’avant ? La modernisation consiste à éliminer ou à réactualiser les valeurs, les normes, les rôles et les statuts relevant encore du modèle traditionnel. Le processus de modernisation se heurte à la résistance et à l’inadaptation à la modernité des acteurs individuels et collectifs qui ont été socialisés aux valeurs, normes, rôles et statuts du système social antérieur, et qui ont intériorisé ainsi une mentalité conservatrice. Pour que les mentalités puissent évoluer et changer, il faut que trois conditions générales soient réalisées simultanément : 1. que la situation exerce une pression suffisamment forte sur le groupe pour que, d’une part, un malaise existe et que, d’autre part, cette pression soit ressentie par la majorité 49 9 48 in Culture et changement Social,Mandon. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. des acteurs. Cette théorie s’est vérifiée lors de l’assassinat de Rafik Hariri, à la suite duquel s’étaients soulevés des milliers de personnes et créées de nombreuses associations, surtout jeunes, au-delà des divergences confessionnelles. J. fait mention de cette pression quand elle dit que : « l’atmosphère devenait pesant. On sentait qu’il fallait faire quelque chose, que le pays s’éveille. Pour preuve, juste après avoir terminé le montage, l’assassiant 50 0 de Rafik Hariri avait lieu. » ; 2. qu’il existe des zones de libertés dans la situation ou la société. Des comportements nouveaux doivent pouvoir s’exprimer dans la situation, le groupe ou la société. Les blocages et les freins moraux doivent être levés. Les contrôles sociaux doivent se faire moins pesants, les traditions moins rigides ; 3. que les acteurs aient connaissance de modèles socioculturels nouveaux, répondant aux nouvelles exigences et suffisamment valorisés. Les modèles socioculturels nouveaux sont souvent véhiculés par des individus qui ont vécu d’autres expériences en dehors de leur groupe culturel et qui y reviennent chargés de prestige et ayant acquis des modèles comportementaux nouveaux. Ici on retrouve notamment le rôle des réalisateurs et réalisatrices, en l’occurrence. De telles personnes qui sont pour la plupart parties de leur pays pendant la guerre civile pour étudier ont un regard différent sur leur pays et à la fois ont vécu différemment à l’étranger. Par conséquent, ils ont envie de parler de leur pays et d’en montrer une certaine image, qu’ils définissent chacun. Mais ils parviennent ainsi à mélanger des regards, qui, ils espèrent, pourront réveiller la population. Aujourd’hui, dans la société libanaise, malgré la prédominance du groupe sur l’individu, ce dernier tente de se détacher peu à peu du groupe, en cherchant plus d’autonomie et de liberté. Il s’agit donc d’un rapport conflictuel. L’individu intériorise et sélectionne ce que le groupe social lui donne. Il y a une reconnaissance du sujet non englobé par le groupe social. Le concept d’identité représente l’articulation du psychologique et du social chez un individu. L’identité est la résultante des interactions complexes entre l’individu, les autres et la société. La notion d’identité comporte deux pôles : le pôle individuel, traduit par le concept du Soi, c’est-à-dire les caractéristiques individuelles que quelqu’un s’attribue et qui lui permettent de se dire et de montrer qui il est ; le pôle social, défini par le système des normes, et qui s’exprime, d’une part, à travers l’ensemble des rôles auxquels un individu se conforme pour répondre aux attentes des autres, d’un groupe social ; et, d’autre part, à travers l’expression d’une appartenance à un groupe social. 51 1 Selon Camilleri , l’identité est abordée dans une "perspective dynamique". Elle est considérée comme le produit d’un processus qui intègre les différentes expériences de l’individu tout au long de la vie. Au sein des réseaux d’interaction, familiaux et sociaux, qui situent l’individu dans le monde, se construit et se reconstruit l’ensemble de traits qui définissent un individu et par lesquels il se définit face aux autres. Quand on parle "identité", on accorde une importance à "l’interaction" entre le sujet et le monde qui l’environne, c’est-à-dire d’autres individus, des groupes, ou des structures sociales. Dès le début de la vie, le regard de l’autre renvoie à chacun une image, une personnalité, des modèles culturels et des rôles sociaux que le sujet peut rejeter ou accepter, mais par rapport auxquels il ne peut éviter de se déterminer. Au sein des réseaux d’interaction, familiaux et sociaux, qui situent un individu dans le monde à chaque moment 50 0 51 1 Entretien réalisé avec Jeanne et Kelvan, le 9 juin 2008. in Stratégies identitaires, Camilleri Fontaine Aline - 2008 49 L'essor des réalisatrices libanaises de sa vie, se construit et se reconstruit l’ensemble de traits qui le définit, par lequel il se définit face aux autres, et est reconnu par eux. La dimension sociale de notre identité découle de l’appartenance aux groupes auxquels nous participons et des sentiments et représentations associés à cette appartenance. 52 2 Verbunt : « L’identité n’est pas innée : elle se construit dans le processus de socialisation, qui est une forme de transmission. La conformité au modèle est impérative dans le milieu traditionnel, car l’objectif de la socialisation est plus du côté de l’apprentissage des rôles que du côté de l’épanouissement d’une individualité.” Selon Camilleri, l’équilibre de l’individu est atteint quand les représentations et valeurs auxquelles il s’identifie, par lesquelles il fixe une signification à son être, sont celles-là même qui lui permettent de s’accorder avec son environnement. Tout au moins elles doivent être homologues, c’est-à-dire, relever d’un même modèle. C’est donc bien entre ces deux aspirations, aux traditions et à la modernité, que le Liban se trouve tiraillé, qui met la population à la recherche d’identité. N. Labaki concrétise ces données théoriques : « Je me suis toujours posée des questions à propos de la femme libanaise, oscillant moi-même entre deux mondes, la culture occidentale moderne, qui nous offre l’image d’une femme émancipée, et l’univers oriental, lourd de traditions, Chrétiennes ou musulmanes, nous subissons le poids de l’éducation rigide, de la religion toujours très présente. Nous avons la volonté de bien faire, de ne pas décevoir, et vivons dans la crainte du regard des autres, dans la hantise du jugement. Le Liban est considéré comme un exemple d’ouverture, de libération, mais ce n’est pas toujours le cas. La femme libanaise n’est pas très bien dans sa peau. Elle cherche son identité, parfois à travers le jeu des apparences, et souffre de l’hypocrisie du système. Je n’ai pas résumé, loin de là, la société libanaise. J’ai fait ce film parce que je me pose beaucoup de questions sur les femmes libanaises. Obsédées par leur apparence, elles cherchent leur identité entre l’image de la femme 53 occidentale et celle de la femme orientale. » 3 Aussi même si les scénarii se bâtissent à partir d’histoires personnelles, il reste qu’ils émergent dans une région du monde où les communautés religieuses, le poids de la famille semblent commander toutes les hystéries et déterminer les destins. Ainsi des contradictions naissent entre ce que les gens sont, ce qu’ils ont envie d’être et ce qu’on leur permet d’être. Des tentatives d’exister en tant qu’individu malgré ou au-delà du groupe. 2.2.2 - La représentation d’une population en quête de modernité mais prisonnière des traditions : 2.2.2.1 – Une apparence de modernité… Extrait A : 35’10 – 37'04: Après que la mère épie au bout de la rue toutes les voitures, espérant voir descendre son époux, c’est au tour de Malek d’attendre son ex-petite amie, 52 2 53 3 50 in La société interculturelle, vivre la diversité humaine ,Verbunt, p.13. Dossier de presse de Caramel. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. Zeina. Malek scrute le balcon de l’appartement des parents de Zeina, mais personne ne sort dehors. Il reste au pied de l’immeuble dans sa voiture. A la radio, l’intégration du Liban à l’OMC est discutée, des manifestations ont eu lieu revendiquant le respect de l’individu dans la société. Puis les derniers résultats de l’équipe de football libanaise à la coupe d’Asie en Indonésie sont proclamés. Les deux grands-pères qui passent leurs journées au pied de l’immeuble viennent voir Malek, qui leur donne immédiatement une cigarette. Malek en allume une aussi. La caméra est ensuite posée dans la voiture de Malek, apparemment, qui conduit dans les rues de Beyrouth, à la recherche de Zeina. Au début la voiture longe une série de bars, où femmes et surtout hommes sont assis. Il passe devant plusieurs groupes de filles. Un premier de trois qui marchent sur le trottoir. L’une est voilée, les autres non. Elles le regardent. Puis on en voit deux de dos, dont l’une en jean moulant et tee-shirt rose. Mais toujours pas de Zeina. La caméra zoome sur les hanches et le bas du buste d’une femme. Elle marche seule, son sac à main à l’épaule, ses clés dans la main. Elle porte une chemise à manches courtes et se déhanche à grands pas. Malek continue à conduire en donnant des coups d’œil autour de lui pour chercher Zeina. Il passe devant d’autres groupes de filles, vainement. Il suit ensuite un camion, genre express, dont les portes arrières sont recouvertes d’une publicité pour Pepsi. Une femme brune, les cheveux longs dans le vent, tend une cannette de pepsi. Bien bronzée, elle porte un débardeur, à fines bretelles, avec un décolleté assez prononcé. Il passe au-dessous d’autres panneaux publicitaires. Le premier montre le visage d’une femme, maquillée, avec des anneaux roses, en guise de boucles d’oreilles. Le slogan du produit est : « Envers et contre tout ». Sur un autre on peut aussi voir le visage d’une femme. Ses cheveux, ondulés, lui tombent sur le visage. Le slogan est : « N’exister que pour toi ». Le plan suivant se focalise sur la mère de Malek qui vide l’armoire des chemises de son époux pour en faire le deuil. Extrait B : 56’11 – 1'00'02 : Malek est donc rentré chez lui le soir. Sur son lit, il feuillette les journaux qu’il a récupérés le matin. Il reçoit un sms de Zeina, lui annonçant qu’elle sort rue Monot et elle lui demande de ne pas venir. Aussitôt Malek referme les journaux et les cache sous son lit. Une seconde plus tard, Malek se retrouve dans les encombrements de la rue Monot, avec les multiples coups de klaxon. La rue est remplie de voitures et de piétons. Malek scrute pour voir s’il n’aperçoit pas Zeina. Après avoir garé sa voiture, il erre tout d’abord dans les rues en vérifiant si elle n’est pas à l’extérieur d’un bar. Ça grouille de monde. Il entre dans un club, puis un autre. Ils sont aussi remplis l’un que l’autre. Femmes et hommes dansent. Zoom sur des couples qui se trémoussent. Dans le second, il tombe sur Zeina. Analyse : A travers ces descriptions, il est difficile de nier que le Liban n'a pas un pied dans la modernité. En effet la vie nocturne est très développée au Liban. Les discothèques abondent dans la rue Monot. Les réalisateurs montrent bien ici, en filmant de façon assez documentariste que la vie dans les rues beyrouthines ressemble beaucoup à celle des pays européens de la Méditerranée, où les gens vivent tard le soir, sont souvent dehors. Un deuxième aspect de la modernité est montrée par l’émancipation des femmes. De fait dans les rues, l’idée de la femme voilée ne pointe pas dans les esprits. Elles semblent très émancipées, portent des vêtements légers, qui montrent leur corps. Les publicités sont assez évocatrices, surtout celle de Pepsi. De fait des tenues aguicheuses à la chirurgie esthétique, tous les moyens sont bons pour attirer l’attention des cibles potentielles. Cette image d’une gent féminine libérée, parfaitement relayée dans la région par les chaînes satellitaires, est celle que la capitale donne aux touristes. Mais elle loin de refléter les réalités complexes d’un pays aux identités multiples, pour ne pas dire schizophrène. Fontaine Aline - 2008 51 L'essor des réalisatrices libanaises Les réalisateurs mettent en scène ce côté schizophrène avec des personnages, à moitié autistes dans leurs bulles respectives, qui peinent à communiquer et ne semblent pouvoir lâcher prise et démontrer leur attachement que quand leur vis-à-vis sombre dans un sommeil réparateur. C’est ainsi un film sur la reconstruction. Une reconstruction qui part de l’insondable, du gouffre, y revient et s’en empare pour remonter vers une forme d’éveil. L’individu se libère de ses entraves, du passé, du clan, et la rupture se fait graduellement, par étapes. Extrait C : 1’16’20 – 1'17'14 : Zeina vient de quitter la voiture de Malek, soudainement. La voiture de Malek se trouve à un feu. Il ne redémarre pas aussitôt, sa voiture ne bouge pas. Tous les autres autour klaxonnent et le contournent. Quelques chauffeurs s’arrêtent et descendent. Ils frappent à la vitre de Malek mais il ne réagit pas. Ils ouvrent la portière. L’un d’eux dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? Sortez-le de là. Soulevez-le. » Ils le portent tous, Malek commence à se débattre en criant : « Lâchez-moi. » Malek tombe. Après un léger « il n’a rien », tous les autres s’en vont. Malek, se tenant la tête, s’assoit contre sa voiture. Toutes les autres voitures le contournent. Extrait D : 16’59 – 20'16 : Malek et sa mère sont dans la voiture de Malek, coincés dans les embouteillages, en fin de matinée. Après le rendez-vous chez l’avocat pour signer l’avis de décès du mari disparu en 1988 pendant la guerre civile et être passé chez le frère du mari pour récupérer des articles de journaux signalant la disparition, Claudia s’ouvre à Malek sur ses sentiments. Ce qui la fait commencer c’est un coup de téléphone. Elle regarde le téléphone et dit : « Qu’est qu’elle me veut ? Qu’est-ce que je peux lui dire ? » A partir de là Claudia commence ses interrogations : « Tu crois qu’il faut qu’on le dise aux gens ? Qu’on reçoive des condoléances ? » Malek répond : « Il a disparu il y a 15 ans. » Sa mère continue : « On devrait peut-être porter le deuil, je ne sais pas peut-être qu’on devrait. » Jusqu’à présent la caméra était installée à l’arrière de la voiture. Pour la suite de la scène on voit les visages. Claudia soupire et commence à raconter la difficulté de la situation : « J’ai peur, s’il revient un jour, qu’il m’en veuille, se venge et me demande des comptes : « Comment aurai-je pu revenir ? Tu ne m’as pas attendu assez longtemps. » Chaque nuit je l’attends, j’écoute chaque voiture qui passe, une à une. Chaque fois je crois que c’est lui. » Malek appuie sa tête contre le repose-tête. Alors que Claudia continue, Malek ferme les yeux : « Je me dis, c’est lui, c’est le bruit de sa voiture, le bruit de son moteur, de ses roues, de ses freins. Je l’entends dans l’escalier. Sa clé tourne dans la serrure. J’entends ses pas dans le salon. Il m’appelle, je lui réponds. ». L’image devient noire. On entend toujours la voix de Claudia : « Mais non. » Soudainement l’image revient, on entend les coups de klaxon, Claudia secoue Malek : « Réveille toi. Qu’est-ce que tu as ? » Malek redémarre et rassure sa mère. Ils arrivent devant le lotissement. Claudia regarde son fils : « Tu ne te gares pas ? » Il répond « Non. Descends. Je ne vais pas tarder. » Claudia reprend : « Tu ne veux pas te reposer ? Ne me laisse pas toute seule. Je ne suis pas allée travailler, reste avec moi. » Elle insiste : « Je viens avec toi. J’attendrai dans la voiture. » Malek ouvre sa portière et la presse : « Descends, j’en ai pas pour longtemps. » Elle s’accroche à la portière, Malek démarre. Analyse : Une identité en recherche, qui s’enfouit sous le poids de la présence/absence d’un deuil inachevé, est effectivement présente dans A perfect day. Le sujet, au lieu de surgir et de s’assumer, préfère sombrer dans le sommeil et l’oubli. Cette évacuation de la conscience de soi par le syndrome de l’apnée, dont souffre le héros du film, est la métaphore de l’abandon pour une société qui n’arrive pas à se réapproprier sa propre identité. Pour Hadjithomas et Joreige, l’émergence de l’individu passe par la réappropriation de son propre corps et celui de l’autre, avant de se réveiller et de se retrouver dans une 52 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. société communautaire assez complexe. L’identité reconquise passe donc par la capacité de l’individu à se réconcilier avec soi-même en assumant son passé et son devenir. Cette recherche identitaire dissimulée, est vécue dans une temporalité de deuil et de mélancolie qui baigne l’univers du film, où le temps suspendu représente un passé qui revient sans réconcilier le présent avec l’autrefois. Le fantôme du Père hante les esprits de l’épouse et du fils, empêchant tout dépassement ou passage de frontières. Aussi c omment gérer le présent quand le passé est aussi complexe que singulier et que la nation est déchirée entre le souci de préserver la mémoire et la tendance à la rejeter. Et de façon importante le couple mère-fils relève de la plus importante question au Liban – le conditionnement des gens depuis leur enfance dans l’appartenance à une certaine communauté et la façon dont cela peut influencer la perception des autres sur eux – et entraîne un questionnement sur ce qu’est un individu. Quant à la situation de Malek, il est atteint du syndrome de l’apnée du sommeil, maladie qui se manifeste par des interruptions de la respiration et provoque une grande fatigue dans la journée. Dès qu’il n’est plus en activité, il s’endort. Par ce procédé, il fait ainsi preuve d’une absence à soi et au monde, et d’une incapacité à être vraiment avec les autres dans le plan. Donc il n’est jamais tout à fait là. C’est un peu un zombie, qui s’exprime peu, et brille par sa tiédeur. On voit bien ici les signes d’une communication qui cherche à s’établir, se rétablir. J. justifie cet emploi du SAS : « Dans la vie, en général, et au Liban, en particulier, il n’y a pas forcément de relation de cause à effet, de linéarité. Par contre on ressent les différents états d’âme. Rapport à la modernité, à la globalisation, sur le fait de trouver son rythme propre au sein de la société, comment être un individu au sein d’un tumulte. Malek a un rythme différent des autres. On a ainsi voulu montrer le rapport qu’on peut avoir au rythme. Comment aujourd’hui on peut vivre le présent avec le poids du passé et l’idée d’un futur hypothétique. Nous voulions faire quelque chose sur le sommeil car ce pays est en train de dormir. Quand va-t-il se réveiller ? Tout le film fonctionne sur cette idée de changement. » 54 4 Une idée de changement qui reste floue… Extrait E : 1’13’32 – 1'14'12 : Zeina et Malek, dans la voiture de Malek, ont décidé d’aller chez Omar pour la nuit. Ils repartent. Les lumières autour d’eux sont toutes pixellisées, comme des gros ballons, comme quelqu’un qui n’a plus ses lunettes. De fait Zeina a enlevé ses lentilles. Malek est au volant, Zeina, la cigarette à la main, repose sa tête sur l’épaule de Malek. Ils sont tous les deux enlacés. Les lumières, floues, troubles, de toutes les couleurs, défilent et clignotent sous leurs yeux. 1’20’57 – 1'23'50 : Une situation similaire a lieu quand Malek, après s’être fait lâcher par Zeina et s’être endormi au milieu du trafic, reprend la route et s’arrête soudainement. Il reste un moment le regard dans le vide puis remarque que Zeina a oublié ses lentilles. Il les met et reprend le volant. Il voit tout flou. Les klaxons résonnent au loin. Un motard s’approche de lui. On le voit voilé jusqu’à ce qu’il se rapproche du rétroviseur. Malek continue à conduire. Il pénètre dans un tunnel. Au début les lumières forment un néon puis se détachent les unes des autres, des spots rouges, blancs, bleus, et s’écartent. Pour donner sur l’horizon de la mer. Extrait F : 1’24’06 - fin : Après avoir quitté les lumières floues de Beyrouth, Malek est allongé sur un banc de la Corniche, au bord de la mer. Le soleil vient de se lever, il n’y a personne dehors. Malek se réveille et voit passer une femme qui fait de la marche rapide. 54 4 www.hadjithomasjoreige.com Fontaine Aline - 2008 53 L'essor des réalisatrices libanaises Il se lève, remue les bras, fait quelques montées de genoux puis des sprints. La dernière image du film se pose sur un banc d’oiseaux dans le ciel qui vole et tourbillonne les uns derrière les autres. Analyse : Voir comme l’autre, vivre en synchronie avec l’autre. On peut voir ici la métaphore d’un profond désir de fusion sans cesse contrarié dans son élan par les pesanteurs d’un pays qui n’en finit plus de panser ses plaies, mais qui ne demande qu’à renaître dans la ferveur d’un temps nouveau. Les réalisateurs expliquent ce procédé : « Il existe un état de latence dans cette ville où les choses sont là mais ne sont pas claires. » Le flou sur la modernité s’explique par la clarté des contraintes traditionnelles que comprend la société libanaise et qui vient mettre un frein à cette recherche de modernité. 2.2.2.2 –… face à une remise en question des traditions. 1 – l’importance du mariage le mariage comme norme sociale Une de principales valeurs est la famille fondée sur le mariage. La famille libanaise a son origine dans le mariage. Qui plus est un mariage religieux, sinon sa validité est remise en question. Chaque société a ses propres règles qui organisent l’alliance. Elles sont variables 55 5 selon les objectifs que chaque société souhaite atteindre : - pour favoriser les échanges sociaux entre groupes, on peut obliger un individu à trouver son conjoint à l’extérieur de son propre groupe social (village, famille, clan, tribu) : c’est la règle d’exogamie. - pour renforcer la cohésion sociale d’un groupe, on peut à l’inverse obliger un individu à trouver son conjoint à l’intérieur de son propre groupe social (aristocratie, groupes religieux, castes) : c’est la règle d’endogamie. - pour faciliter la transmission d’un patrimoine ou pour le rendre plus important, on peut même recourir aux « mariages arrangés » grâce auxquels les parents utilisent l’union de leurs enfants pour atteindre leurs propres objectifs économiques ou sociaux. Tout cela pour dire que le mariage ne peut jamais être une affaire privée. Pour parler du mariage libanais au Liban, il est nécessaire de comprendre la notion de couple dans le contexte libanais. Dans la société libanaise, le concept du « couple” est seulement lié au concept du « mariage”. On ne parle de « couple” que s’il est marié. La loi s’oppose à la cohabitation de l’homme et de la femme et aux relations sexuelles en dehors du mariage. Le chemin du couple vers le mariage se trace avec d’autres individus. Car, par le mariage, la communion sexuelle et l’affection mutuelle des couples prennent place dans l’histoire de la société libanaise. On le célèbre et surtout on le vit comme une alliance publique devant les familles, les amis et devant les représentants des communautés religieuses. Extrait 1 : 14’04 – 15'50: Un militaire se promène dans la rue où la voiture de Bassam est stationnée, après le dîner avec Nisrine dans sa famille. Il fait nuit, seule la lumière de deux guirlandes éclairent la rue. Et pour seul son, on entend la voix de Bassam et un chat crier. Le soldat jette un coup d’oeil en arrière avant de s’avancer jusqu’à la voiture pour en 55 5 54 in L'exogamie libanaise : catégorisation religieuse et stratégies identitaires dans le couple mixte (thèse), Gisèle Boughaba. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. inspecter la plaque et regarder à travers la vitre arrière. Le soldat fait le tour de la voiture. Bassam et Nisrine le suivent du regard, Bassam se demande ce que peut être son problème. Il s’arrête du côté de Bassam et frappe sur la vitre lui faisant signe de la baisser. Le soldat, debout dehors, demande à Bassam s’il est en panne. Bassam, assis au volant de sa voiture, répond non et en retour lui demande s’il y un problème. Le militaire demande : « La donzelle est votre femme ? » Bassam regarde Nisrine puis se retourne vers le soldat lui disant : « La donzelle est ma fiancée. » Le soldat renchérit : « Que faites-vous en plein nuit ? » Bassam explique : « On rentre d’une soirée. Là on discute. Je l’ai ramenée chez elle. Un problème ? » Pendant la discussion on aperçoit Nisrine se titiller le visage en arrière-plan. Le soldant insiste : « Pourquoi vous ne discutez pas chez elle. Ici, c’est une atteinte à la pudeur. » Bassam s’énerve : « Deux personnes discutant dans la rue, c’est une atteinte à la pudeur ? » Le soldat provoque Bassam : « Qui me dit qu’elle habite ici ? » Bassam s’emporte, en faisant des gestes avec ses mains : « Ses parents habitent ici. Vous voulez qu’on monte sonner et vérifier ensemble ? » Nisrine murmure quelque chose d’agacement en attrapant le bras de Bassam mais il ne l’écoute pas. Elle lui demande de baisser la voix. Bassam lui rétorque : « Tais-toi je discute. » Le soldat hausse la voix : « Qui me dit que c’est votre fiancée ? » Bassam réplique : « Vous laissez courir les criminels pour vous occuper de nous ? » Le soldat se défend : « ça me regarde ». Bassam profère : « Par le prophète, on ne va pas y arriver. » Le soldat lui demande immédiatement ses papiers. Nisrine le prie de les donner. Bassam objecte : « Pas question ! » Nisrine répète : « Donne-les-lui et ne fais pas de scandale. » Bassam persiste : « Jamais de la vie. » Le soldat s’exclame : « Une vraie tête de mule ! Tes papiers ou tu sors de la voiture ! » Bassam se lamente : « Personne ne me comprend dans ce monde. » Le soldat continue, en répétant : « Veuillez sortir du véhicule, s’il vous plaît. » Bassam s’emballe : « Je sors pas ! Montez, vous ! » Analyse : Ce passage met en valeur plusieurs points de l’ambiance qui règne dans les rues de Beyrouth. Déjà la présence de l’armée, qui depuis les accords Taëf a gardé un pied dans la vie beyrouthine. Il se peut que des soldats patrouillent de nuit également. D’ailleurs l’extrait cité ici l’illustre. L’extrait fait surtout allusion à l’incertitude concernant le statut de la femme. A en croire la façon dont Bassam répond au soldat quand il lui demande si la « donzelle » est sa femme, le soldat manque de respect envers la femme. Bassam insiste sur le mot « donzelle » comme s’il reprenait le soldat insinuant qu’il aurait pu employer un autre terme. En effet, d’après le petit Larousse illustré, « donzelle » est un terme familier, signifiant : femme, fille prétentieuse, vaniteuse. Ce terme n’est donc pas très éloquent. Le soldat s’interroge donc sur le statut de la femme. Il demande d’abord si c’est la femme de Bassam. Bassam lui répond que c’est sa fiancée. Le soldat ne semble pas croire Bassam mais plutôt, si on ose dire le mot que le soldat n’ose dire, imagine que Nisrine est une prostituée. De fait il provoque Bassam : « Que faites-vous en pleine nuit ?…Deux personnes discutant dans la rue, c’est une atteinte à la pudeur. » Etant donné que le soldat a l’autorité sur Bassam, il se permet de mettre en doute ses paroles et d’interpréter la situation à son goût. Mais ceci n’est pas forcément propre aux autorités libanaises. Ce qui est propre ici au Liban, c’est que si les deux personnes ne sont pas mariées, elles n’ont pas, pour le « bienêtre » public, le droit d’être dehors le soir, dans un endroit qui ne soit pas privé. Le mariage s’apparente ici à une porte d’entrée à la vie publique, du moins nocturne. L’homme peut être dehors, mais la femme si elle n’est pas mariée et en compagnie de son mari, on peut facilement la prendre pour une prostituée. Extrait 2 : 41’40 – 43'10 : Cette séquence alterne avec celle de Jamale qui passe un casting. On lui demande de poser sous toutes les positions, il fait chaud, elle est gênée par la lumière. On voit qu’elle a du mal à garder son calme. Elle se trompe de côté, se gratte Fontaine Aline - 2008 55 L'essor des réalisatrices libanaises les cheveux. Au moment où on veut évaluer son aisance à marcher, une autre séquence démarre. Layale est en train de marcher dans la rue, elle part à la recherche d’une chambre d’hôtel pour se retrouver avec Rabih et fêter son anniversaire. Layale n’est pas vêtue comme d’habitude, elle porte un tailleur gris qui la rend plus âgée. Elle entre dans un premier hôtel. Le réceptionniste lui demande si c’est pour un groupe. Layale répond non, pour deux personnes. « Deux filles ? » « Non, répond Layale, mon mari et moi. ». L’homme reprend : « Ah, vous êtes mariée. » Avec un sourire, il demande précision : « Un lit double, je suppose ? » Il vérifie si pour le samedi, des chambres sont disponibles. Pendant ce temps Layale jette un coup d’oeil autour d’elle. Le réceptionniste lui demande son nom. Layale lui répond : « Rosette Baddour ». Après l’avoir complimentée sur son nom, beau comme l’aube, il raconte à Layale qu’il connaît des Baddour, de Beït-Méry et lui demande s’il vient de làbas, si elle connaît le propriétaire du supermarché du même nom. Layale dandine la tête, comme si elle avait des tics, essayant de cacher son embarras et acquiesce. Il continue : « Au fait, c’est vous qui étiez au Canada ? » « Ah, non », répond Layale. Le réceptionniste s’excuse. Il reprend sa fonction la priant de présenter « sa carte d’identité ou tout autre document prouvant qu’elle est mariée, c’est le réglement », ajoute-t-il. Layale cherche dans son sac un moment, jette un coup d’oeil au réceptionniste, qui lui dit de prendre son temps. Au final elle relève la tête ave un « euh.. » On revient aussitôt sur Jamale, ce n’est pas l’intérêt de la scène ici. La responsable du casting demande à Jamale de se placer ainsi puis dans une autre position, puis lui fait remarquer qu’elle a un morceau de scotch collé sur le visage. Jamale récite son texte mais au bout d’un moment, elle craque, elle ne peut plus. Alors on retrouve Layale dans la rue qui a donc quitté le premier hôtel. Elle se rend dans un deuxième hôtel. Ce réceptionniste lui demande avec qui elle vient puis son nom. Cette fois Layale s’appelle Liliane Chakkhour mais quand l’homme lui demande un papier d’identité, elle a envie de parler mais pose son coude sur le comptoir, renonçant. La seconde après on la voit au volant de sa voiture, se tenant la tête. On la retrouve alors dans un troisième endroit où le réceptionniste est cette fois non plus en costard mais en marcel, la cigarette derrière l’oreille. Dans le couloir est assise une femme, maquillée, aux talons hauts, en robe, cigarette à la main. L’homme sourit : « Un bonjour plein de roses et de jasmin ». Juste après, Layale est dans la chambre, avec un sac poubelle, pour nettoyer toute la crasse qui règne. Elle dévoilera à ses amies par la suite : « Qu’elle aura même dû se faire passer pour une pute pour obtenir une chambre. » Extrait G : 1’12’24 – 1'12'50 : Malek est resté dans le club où se trouvait Zeina, malgré son désaccord et il s’est endormi sur un canapé. Zeina est allée le voir et commence à le caresser. Zeina et Malek se retrouve alors dans la voiture de Malek. Ils deviennent de plus en plus excités. Zeina demande à Malek : « Où on va ? » Malek répond : « Chez toi ? » Zeina rétorque : « Mes parents sont à la maison. » Analyse : Quand Layale cherche un hôtel pour passer un moment avec son amant et célébrer son anniversaire, on lui demande de prouver qu’elle est mariée à plusieurs reprises. Déjà elle se sent obligée de cacher son identité, de peur qu’elle n’ait des problèmes par la suite et certainement pour que ses parents ne soient pas mis au courant si jamais il lui arrive quelque chose, car ils ne sont pas au courant de sa relation avec un homme marié. Le fait de demander une preuve d' « appartenance à son époux » ne se fait pas dans les hôtels touristiques mais dans les autres si. On voit bien d’ailleurs dans le film que les réceptionnistes regardent à chaque fois Layale d’un air suspicieux. Légalement, on n’a pas le droit d’aller à l’hôtel si on n’est pas marié. Ce phénomène révèle un côté puritain de la société libanaise. 56 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. A moindre mesure, ce phénomène s’opère dans A perfect day, quand Malek et Zeina ne peuvent pas s’adonner au plaisir sexuel en toute liberté. Ils ne sont pas mariés et n’ont pas de foyer. Et ne peuvent pas aller chez les parents de Zeina. Il n’est même pas évoqué la mère de Malek, c’est peut-être ce côté que Zeina reproche à Malek, mais ceci dépasse le point étudié. Donc on peut au moins voir qu’ils seraient obligés d’agir clandestinement s’ils allaient plus loin. Extrait 3 : 37'40 – 38'42 : La séquence suivante a lieu le lendemain matin, dans la cuisine de la maison de Layale. La mère de Layale et deux amies sont en train de boire le café. Layale apparaît à la porte, pas tout à fait réveillée. La mère de Layale l’invite à les rejoindre, Layale fait la moue avant de forcer un sourire et de les rejoindre. L’une d’elles aperçoit un cheval blanc : « Tu sais ce que ça veut dire ? », demande-t-elle à Layale, et ajoute la réponse : « Un mari ! » Layale taquine sa maman : « Tu les crois, maman ? » « Mais, bien sûr ! », répond-elle. Une des amies s’adresse à Layale : « Si tu as un prétendant, fais un vœu à présent. » Layale tend la main. « Il y a un mari. Regarde-moi cette bague ! Regarde comme elle brille ! » L’autre amie ajoute : « C’est bon. Tu vas la marier ! » Layale sourit : « Tu crois ces bobards ? » Sa maman acquiesce : « Elle m’a dit des choses vraies. » Et les femmes finissent par des youyous. Layale sourit, se tenant la tête. Extrait 4 : 1’19’32 – 1'21'40: Le mariage de Nirsine approche, les femmes s’improvisent une séance d’épilation. On entend le klaxon de Rabih et le téléphone de Layale sonner mais elle se résout à ne pas décrocher. La séquence choisie ici commence avec la sœur de Nisrine qui siffle en sortant une culotte rose fushia. Les sœurs et la mère de Nisrine l’aident à faire sa valise. La sœur dit que c’est osé et là-dessus, la mère réplique : « C’est bien pour une mariée. » Les sœurs ouvrent les boîtes découvrant soutien-gorge, robes de chambre en lycra,…et s’émerveillent. Sa mère en fait de même et continue à remplir la valise de sa fille. Elle reste toutes les deux dans la chambre de Nisrine. Sa mère lui raconte, en versant quelques gouttes, combien elle est fière d’elle, combien cette dernière nuit chez eux lui brise le cœur. Elle poursuit en lui disant que « Demain, ce sera ta nuit. Tu sais ce que ça veut dire. Tu passes d’une étape à une autre. Ce sera la seconde étape de ta vie de femme. Toutes les filles passent par là. J’ai vécu cela aussi. Il ne faut pas avoir honte avec lui. C’est ton mari, ton seigneur. » Nisrine baisse la tête et sa mère continue : « Pour le meilleur et pour le pire. Petit à petit tu apprendras à le connaître. Ainsi va la vie. Dieu seul sait ce qu’elle te réserve. » Analyse : On voit ici que Layale habite chez ses parents. Le mariage semble se prêter à de nombreuses superstitions. Et en même temps ce passage révèle l’importance que représente le mariage dans la mesure où ces femmes, à partir d’un moustique (un cheval), annoncent un mariage dans l’année. Elles mettent ainsi une lourde pression sur les épaules de Layale car on voit bien que la maman croit à cette superstition. Et si l’on s’en tient au film, Layale donne l’impression qu’elle appréhende de saluer les amies de sa maman. Peutêtre n’est-elle pas tout à fait réveillée, peut-être a-t-elle peur qu’elles ressassent encore des commentaires sur le mariage. En même temps, le meilleur moyen d’accéder à une forme d’indépendance, en quittant le foyer parental, reste le mariage. Quelque soit le niveau de leurs rémunérations, la norme veut que les célibataires vivent avec leur famille jusqu’au « grand jour ». Ce phénomène est explicitement évoqué dans l’extrait de Nisrine. Le fait de quitter la maison, de passer la dernière et surtout de préparer la valise est un véritable protocole et on voit bien que c’est une étape dans la vie de la femme. Cependant un décalage se note entre Nisrine et sa mère. Quand cette dernière évoque la nuit prochaine, la grande nuit, Nisrine baisse les yeux. Peut-être n’ose-t-elle pas affronter sa mère, du moins Fontaine Aline - 2008 57 L'essor des réalisatrices libanaises elle sait ce que c’est. Elle n’a pas vraiment besoin des paroles de sa mère. Mais sa mère a besoin de se rassurer en rassurant sa fille car pour elle, c’est un changement de perdre sa fille. On ne ressent pas autant cette idée chez Nisrine, qui semble déjà prête à vivre son indépendance. le mariage comme barrière sexuelle Extrait 5 : 52’50 – 53'40 : Layale vient d’expliquer son désarroi à ses amies, après avoir attendu Rabih des heures dans une chambre d’un bordel, qu’elle a transformé en chambre d’hôtel. Elle leur décrit la honte qu’elle ressent vis-à-vis de ses parents. Layale n’est pas la seule à pleurer. Nisrine, d’un coup, s’y met aussi. Nisrine arrête Layale : « Tu crois que tu es la seule à avoir des problèmes ? » Layale s’excuse. « Mon prince charmant ne sera pas le premier », avoue-t-elle. Jamale ne comprend pas. Nisrine, en pleurs, la regarde : « Bassam ne sera pas mon premier homme. » Puis elle répond à Layale qui lui avait demandé s’il le savait : « il ne sait rien ». Jamale rétorque : « T’inquiète pas. On égorgera deux pigeonszaghlouls. » Nisrine, désabusée, secoue la tête et balance un ballon, Layale interloquée : « Qu’est-ce que tu nous chantes ? » Jamale ajoute très sérieusement, en premier Nisrine par l’épaule : « Il paraît que si une fille a fauté, quelques gouttes de sang de zaghloul suffisent. » Rima ironise : « Et pourquoi pas de moineau ? » Jamale continue : « J’en sais rien. C’est peut-être mieux. » Layale s’interroge : « Et le mari, il est où ? » Jamale, convaincue : « Alors là, elle devra se débrouiller. C’est à elle de voir. » Layale la reprend : « Tu en as de ces idées ! » Nisrine rétracte ses sourcils et son nez, Jamale lui rétorque : « Qu’est-ce que tu as à proposer ? » Puis comme le lieu s’y prête, les murs de la chambre se mettent à trembler, les filles rigolent et mettent fin à cette conversation. Extrait 6 : 54’02 – 56'20 : Après que Layale a convoqué ses amies dans « l’hôtel » qu’elle avait trouvé et que Nisrine s’est confiée sur la vie sexuelle, on retrouve les trois femmes, Jamale, Nisrine et Layale à l’arrière d’un taxi. Toutes portent des lunettes de soleil. Et Nisrine, une casquette rose. Elles sont en train de discuter sur un nom. Nisrine interpelle Layale : « Souad Abdel Sater ? Où as-tu trouvé ce nom ? T’aurais pu choisir un nom chrétien. » Layale pose son doigt sur ses lèvres faisant signe à Nisrine de parler moins fort et lui répond : « Rita ou Thérèse, par exemple ? » Nisrine continue : « Marie, Julie, j’ai le droit d’être Marie un fois ! » Layale commente : « Oui ça te va bien ! », d’un air indifférent. Jamale s’agace : « Tu crois que tu vas au Moulin rouge ou au Lido ? C’est juste une clinique, arrête ton cinéma. » Nisrine la repousse de la main. Layale insiste : « Tu sais pas dire deux mots en français. T’as redoublé ta maternelle ! » Nisrine enchaîne : « Je n’ai pas à parler. » Layale renchérit : « Tu serais une Française muette ? » Nisrine se justifie : « Ne t’en déplaise, je parle français. Je m’appelle Julie, je viens de Paris (en français dans le film). Je viens pour la « hot » couture. » Layale s’énerve : « Tais-toi il va nous entendre. », en montrant le chauffeur de taxi. Nisrine concède un « Bon, je me tais. » Une dame monte dans le taxi et annonce au chauffeur qu’elle veut aller au musée. On voit que le taxi est coincé dans les embouteillages. Layale s’adresse au chauffeur : « On ne va pas faire ce détour. » La dame lui répond : « Pas peur, madame. Je connais le chemin. » Les trois femmes se retrouvent ensuite à l’accueil d’un service de l’hôpital. Une femme inscrit sur une feuille le « nouveau » prénom de Nisrine. « Julie » est la troisième sur la liste. On lui demande : « Julie, comment ? » Nisrine répond : « Pompidou ». Layale serre les lèvres en faisant la moue. Alors que Nisrine sereine, tortille ses cheveux, la dame lui demande : « Docteur Stambouli, n’est-ce pas ? » Nisrine acquiesce. La dame lui indique la direction difficilement : « 4e étage, à gauche, ascenseur. » Layale lui fait signe d’y aller. La dame les 58 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. rappelle : « Demoiselle Pompidou, il faut signer, euh. » Layale attrape Nisrine et lui traduit en arabe pour que Nisrine lise sur ses lèvres puis elle signe, d’une façon très saccadée. Elles attendent ensuite dans le couloir. Layale assure : « Deux points stambouliens et tu nous reviendras neuve. » Jamale ajoute : « Eh, une fille de 15 ans, oui. » Layale dessine un sourire du bout des lèvres. Une porte s’ouvre au fond du couloir. Jamale puis Layale et enfin Nisrine tournent la tête vers l’homme qui en sort. Le docteur appelle la demoiselle Pompidou. Avant de se lever, Nisrine chuchote aux deux autres : « Vous direz à M.Pompidou que je suis chez la couturière. » Et Nisrine marche vers l’homme. Extrait 7 : 1’08’50 – 1'09'17 : Nisrine est en train de coiffer Rose. Cette dernière a été invitée par Charles, un Français, à prendre le café dans un bar. Elle décide donc d’aller se faire arranger les cheveux. Nisrine s’en occupe et lui fait une couleur. On voit Rose sourire pendant la coupe puis elle demande à Nisrine comment vont les préparatifs du mariage. Nisrine baisse la tête et lui dit : « il reste un petit truc à régler. » Puis elle redresse la tête : « Mais ça va aller. Si Dieu le veut. » Rose s’arrête sur le visage de Nisrine sentant de l’inquiétude. Extrait 8 : 1’12’35 – 1'12'56 : Layale vient de quitter la maison de Rabih où elle a fait un soin à sa femme. Pendant toute la rencontre elle contient son agacement et quand elle sort elle lâche ses nerfs puis repart, comme si elle était décidée à vivre un nouveau départ. C’est ce qui arrive à Nisrine dans ce passage. On voit une femme remplir la même feuille qu’à la première visite, avec « Julie Pompidou ». Nisrine est assise sur un lit d’opération, une charlotte sur la tête avec une blouse de protection. Elle est toute seule dans la pièce. Puis on la voit allongée, juste sa tête. Elle fait de grandes respirations en regardant tout autour d’elle. Pour quelques secondes, on voit Rose en train de coudre un tissu avec sa machine à coudre. Et on revient sur Nisrine, qui semble plus calme. Analyse : Le problème de virginité est très présent dans le film, il revient à plus de quatre reprises. Nisrine va se marier mais elle a déjà eu des relations sexuelles. Or chez les musulmans comme chez les chrétiens, la virginité reste une valeur. C’est quelque chose de très représentatif de la société libanaise. On voit bien dans le film qu’il faut éviter d’en parler dans le taxi pour ne pas que les autres entendent. Idem, Nisrine le tait à Rose. Elle tait d’ailleurs sa véritable identité et choisit un nom à consonance occidentale. Si on s’attache à l’intonation de Nisrine, on a l’impression qu’elle veut juste se donner un air occidental. Layale lui propose des noms à consonance musulmane, mais on peut penser que Nisrine, en se donnant un nom français veut diminuer les chances d’être repérée. Et beaucoup de femmes appliquent ce principe de virginité sans s’en plaindre, celles qui s’y plient ne comprennent d’ailleurs pas souvent celles qui enfreignent cette tradition. La pureté est quelque chose de très important. On évalue difficilement le nombre d’interventions car ce n’est pas accepté dans la société. Toujours privilégier l’apparence avec cette peur de ne pas correspondre au modèle. Quand il y a intervention, elles sont faites en cachette mais souvent dans des cliniques qui ont pignon sur rue. Mais les hommes ne sont pas très clairs sur cette question. Du coup, on ne sait jamais ce qu’ils pensent vraiment. Même s’ils prétendent avoir les idées larges, devant la réalité, comment vont-ils réagir ? Entre la modernité et la tradition, les hommes sont souvent aussi perdus que les femmes. Mais, là encore, il ne faut pas faire de généralités. Comme dans toutes les sociétés arabes, le sexe avant le jour J est moralement condamné. Dans les faits, elles sont de plus en plus nombreuses à franchir le pas, mais toujours aussi rares à l’assumer. Pas de vie de couple hors de l’institution du mariage, c’est une des principales normes de la société libanaise. Fontaine Aline - 2008 59 L'essor des réalisatrices libanaises 2 – le regard des autres Il s’agit d’une grande pression exercée par le système « communauté » sur l’individu. On parle plutôt de « groupe », représentant un ensemble de personnes, qui ont, les unes avec les autres, un mode d’interaction défini. La notion de groupe désigne le lieu par excellence où se joue l’articulation entre l’individuel et le collectif, où se définit le sentiment d’appartenance et d’exclusion, où s’élabore l’identité de chacun. Dans les sociétés modernes, rôles et statuts sont mobiles. Une femme peut devenir Premier ministre, un père de famille peut pousser le landau et langer le bébé ; les rôles et les statuts collent moins à la peau des personnes. Dans une société moderne, rôles et statuts sont aussi dissociés les uns des autres ; les collègues de travail ne savent souvent pas si l’un des leurs est célibataire ou marié, catholique ou musulman, etc. Dans les sociétés traditionnelles, où le regard de l’autre est très important, où les « on-dit » témoignent d’un contrôle social serré, le mot-clé est « réputation ». La bonne et la mauvaise réputation dépendent surtout de la façon dont l’individu a assumé les responsabilités découlant de son statut. Le statut désignant la position objective occupée en fonction du niveau social ; il englobe un ensemble de caractéristiques objectives qui 56 6 déterminent la place d’un individu sur une échelle sociale. Il s’agit de bien jouer le rôle que la société lui a attribué. D’ailleurs, c’est souvent le but principal de l’éducation dans ces sociétés. En revanche, lorsqu’il y a divergence entre les attentes du groupe et le comportement rél d’un individu, il existe un conflit de rôles. Moyennant que la notion de rôle permet de distinguer la position de l’individu dans le système. Analyse : « Dans cet univers typiquement féminin, ces femmes - qui souffrent de l’hypocrisie d’un système traditionnel oriental face au modernisme occidental - s’entraident dans les problèmes qu’elles rencontrent avec les hommes, l’amour, le mariage, le sexe… ». Aujourd’hui, dans cette partie du monde, le Liban apparaît comme un exemple d’ouverture, de libération et d’émancipation. Mais ce n’est pas toujours vrai. Derrière cette façade, nous subissons encore beaucoup de contraintes, la crainte permanente du regard des autres et la hantise de leur jugement. Dans ce contexte, la femme libanaise est minée par les remords et la culpabilité. Dans ce salon de coiffure et d’esthétique, mes héroïnes se sentent en confiance. C’est un lieu où, même si l’on est regardé dans ce qu’on a de plus intime, on n’est jamais jugé. La femme qui nous épile nous voit toute nue, au sens propre comme au sens figuré, car c’est un moment où l’on ne triche pas. - ne pas décevoir la famille 57 7 Benabent : « La famille peut se définir juridiquement comme un groupe de personnes qui sont reliées entre elles par des liens fondés sur le mariage et la filiation. La simple affection, même avec vie commune, n’y suffit pas : malgré l’extension actuelle du concubinage, personne ne parle de véritable famille avant le lien créé par un enfant, lien de filiation » Dans les sociétés holistes, les familles semblent considérer comme particulièrement nécessaire d’avoir un point fixe auquel se référer et au besoin de se raccrocher. Le premier argument invoqué est la valeur de l’affection échangée entre membres de la même famille. De plus le devoir de reconnaissance envers les parents ou celui de la responsabilité envers 56 6 57 7 60 in L'exogamie libanaise : catégorisation religieuse et stratégies identitaires dans le couple mixte (thèse), Gisèle Boughaba. in Droit civil, la famille , Benabent, p 3. Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. les enfants paraît fortement inscrit : la famille est plus que le sacré, c’est privilégié. Cette conviction que les parents se sont sacrifiés, ont travaillé dur pour élever leurs enfants, induit la conséquence que les parents méritent les témoignages d’affection et le respect. Cependant, dans un tel système, on peut se demander où est la place de l’individu ? Malgré ce grand soutien affectif, moral… est-ce que l’individu se sent libre, autonome, responsable de lui-même ? La famille serait ainsi perçue « comme un processus d’efforts permanents pour maintenir la paix ; celle-ci résulterait d’un ordre négocié, d’un arrangement non pas définitif 58 8 mais ouvert à une incessante re-négociation ». « Comme toute société close, la famille peut tomber dans un égoïsme collectif. Le secret familial apparaît comme l’exclusion d’autrui, où le privé n’est qu’une barrière hargneuse contre le dehors, où l’intimité signifie seulement étroitesse d’esprit et du cœur vis-à-vis de l’extérieur. On voit les conséquences en ce qui concerne la famille : communauté ouverte sur l’absolu, elle personnalise l’homme ; société close sur elle-même, elle le déshumanise. Telle est cette famille fermée au reste du monde, exerçant une pression interne sur ses membres, leur interdisant la jouissance d’un espace privé, et entravant le développement 59 9 de leur personnalité. » Dire ainsi que la famille est une institution dans une société, c’est donc observer que ses membres ne peuvent agir suivant leur bon plaisir, et que leurs conduites sur les points essentiels sont programmées – et de la même manière pour tous – par la société. Les femmes surtout prennent conscience qu’à ce jeu, elles sont perdantes, que la prospérité est surtout l’affaire des hommes, en un mot, que la famille les tient éloignées d’une société florissante qui leur demande beaucoup et de laquelle elles ont le sentiment de recevoir peu. Il y a quelques années, les rôles dans les familles étaient bien définis : le père avait le rôle « instrumental » ; chargé des contacts avec l’extérieur, il était le pourvoyeur économique du ménage ; la mère chargée de tout ce qui était affectif, avait le rôle « expressif ». Demeurant dans le réseau familial, les femmes seraient vouées à une situation d’infériorité ; parce que ce rôle n’est pas reconnu à sa juste valeur dans les sociétés contrôlées par les hommes. Les rôles d’autorité accordés à l’homme dans le mariage donneraient à la femme une image dévalorisante d’elle-même qui se traduit par un déséquilibre familial. Ajoutons que le rôle économique du mari entraînait un statut de dépendance pour la femme. Dans les échanges matrimoniaux, l’avantage sur le plan de la décision appartenait à celui qui apportait le plus de ressources dans ses relations conjugales : l’éducation, la qualification professionnelle et un salaire élevé étant des avantages considérables dans les tractations entre conjoints. Celui qui apporte l’argent dispose souvent d’un pouvoir, pouvoir de le dépenser, mais aussi pouvoir sur l’autre. La demande d’argent dont peut faire une femme à son mari, la met en situation de dépendance vis-à-vis de lui : dépendance économique, mais aussi dépendance plus subtile dans les relations qu’ils entretiennent. Le travail professionnel constitue pour la femme une véritable ressource qui lui permet d’améliorer son statut dans le couple et dans la société de façon notable. 58 8 59 9 in Sociologie de la famille et du mariage, Michel, p.220. L'exogamie libanaise : catégorisation religieuse et stratégies identitaires dans le couple mixte (thèse), Gisèle Boughaba (chap.2, p.10). Fontaine Aline - 2008 61 L'essor des réalisatrices libanaises Le métier a donné de l’assurance, de la distinction, ouvert des horizons. Les femmes, de plus en plus présentes dans l’espace public, accèdent en masse à une individualité, produite de l’égalisation. Dans un état multiconfessionnel comme le Liban, on est tenté de croire que les différences culturelles sont essentiellement d’ordre religieux. Mais ce serait beaucoup trop simple. Au pays des Cèdres, la question de l’émancipation des femmes dépasse les clivages confessionnels. Globalement, malgré les apparences, les valeurs traditionnelles et la mentalité orientale restent bien ancrées dans la société. Certaines plient sous le poids de pression, d’autres se rebellent en s’identifiant au modèle occidental. Mais la plupart opte pour le compromis, et quand elles s’émancipent, le font « en cachette ». Extrait 9 : 11’25 – 12'04: Après la frustration de Rima, qui dans un bus, jette des regards intéressés sur la jeune fille qui s’assoit à côté, mais n’ose pas faire plus, on retrouve Nisrine, assise dans la voiture de Bassam, son fiancé. Ils sont en train de rouler, de nuit. D’un regard désabusé et désœuvré, le premier geste qu’elle fait est d’enlever l’élastique qui nouait quelques-uns de ses cheveux et se les attacher à nouveau en prenant cette fois tous les cheveux. La scène se déroule sans parole, juste la musique mélancolique accompagne ses mouvements, la même musique qui rythmait les regards de Rima précédemment. Pendant ce temps, Bassam ne détourne pas le regard, il continue à conduire. Puis Nisrine boutonne le col de sa chemise qu’elle avait laissée ouverte, en faisant une bulle avec son chewinggum. Elle finit par déplier les ourlets de sa chemise qu’elle avait fait à ses poignets, et vérifie son allure dans le miroir de la voiture, tout en continuant de mâcher son chewing-gum nerveusement. Elle demande alors à Bassam, d’un ton assez sec : « Tu préfères comme ça ? ». Il lui répond : « Je préfère sans chewing-gum ». Elle soupire puis le crache par la vitre. Extrait 10 : 13’58 : Après le dîner avec la famille de Bassam, Nisrine et Bassam se retrouvent de nouveau à bord de la voiture de Bassam. On ne voit que la tête de chacun, Bassam de derrière et Nisrine de profil. Bassam est tourné vers Nisrine. Il lui dit, en haussant les épaules : « Nisrine, combien de fois faudra-t-il en parler, ma chérie ? » Nisrine, énervée, touchant sa chemise avec un geste d’énervement, s’exclame : « C’est pas ça, mais je me sens déguisée ! » Extrait 11 (séquence entre-deux) : 12’07 – 13'09: Nisrine est à table avec la famille de Bassam, chez Bassam. Elle a dû, comme on l’a vu précédemment recouvrir sa peau. Elle est assise à la droite de Bassam. Autour de la table, on trouve deux femmes accompagnées de leurs époux et leurs enfants, plus deux autres seules plus les parents. Les femmes s’activent avec les plats. On entend « Bienvenue à la fiancée. Vous illuminez la maison. Vous nous comblez. Dieu vous garde. » Bassam remonte la jupe de Nisrine et commence à lui caresser la cuisse. Surprise, Nisrine le prie discrètement d’arrêter. Il se défend en disant que personne ne les voit. Juste après on voit justement qu’un des enfants est assis sous la table en train d’observer la scène. Une des femmes s’approchent de Bassam et sert son visage entre ses mains, l’embrasse plusieurs fois sur la joue, lui clamant : « Comme tu es beau, prunelle de mes yeux ! » Alors que deux femmes se chamaillent pour rapporter les plats à la cuisine, le petit garçon en profite pour soulever la jupe de Nisrine et se cache sous la jupe jouant avec ses mains. Nisrine est attirée vers le bas et s’agite un peu. Le petite poursuit son petit jeu pendant que le père de Bassam demande à Nisrine si elle va bien, si elle a des tracas, l’interroge sur son travail. Nisrine se contente de répondre : « Non, tout va bien. Merci beaupère. ». Le père lui souhaite la bienvenue, lui précisant qu’elle est ici comme chez elle. 62 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. Analyse : Les deux premiers passages laissent entendre que Nisrine ne peut pas s’habiller comme elle veut si elle va dans la famille de Bassam, comme s’il fallait éviter de choquer les parents. Le fait de devoir se couvrir laisse à comprendre que si Nisrine s’était habillée d’une façon plus ouverte et libérée, elle aurait été mal perçue par la famille. On peut facilement penser que la famille de Bassam l’aurait prise pour une débauchée, même si elle est musulmane, comme l’est Bassam. De fait les sœurs de Bassam portent le voile. On voit également comment Bassam est hanté par l’idée de ne pas décevoir sa famille. Dans la voiture, il parle d’une façon très sèche à Nisrine, elle ne peut pas faire comme elle veut mais doit se plier aux attentes de la famille mais si elle ne se sent pas bien dans sa peau. C’est encore plus flagrant que Bassam la caresse. Elle ne le veut pas mais ne peut pas tellement s’opposer. Ceci révèle sur le comportement de Bassam que le jugement est très important mais qu’à l’écart des regards, peu importe, alors qu’il met Nisrine mal à l’aise. Le statut de Bassam est aussi souligné par l’intervention de la sœur. Quand elle lui dit : « Tu es la prunelle de mes yeux », elle est pourtant en présence de son mari, ceci ne l’empêche pas de donner de la valeur à son frère. De fait le garçon dans la famille libanaise reçoit beaucoup d’affection. De plus même si ce n’est pas clairement exprimé, on devine que Bassam est le seul garçon de la famille. Ses sœurs sont mariées et ont pour certaines des enfants. Aussi Bassam est le deuxième homme de la famille. Pour cela il ne veut pas décevoir non plus car il tient à garder sa reconnaissance dans la famille. Par ailleurs, la discussion dans la voiture après le repas montre bien que Bassam est accroché à ses valeurs familiales et Nisrine doit faire la concession et s’adapter. En lui répétant, « combien de fois en a-t-on parler ? », il insinue ici que la situation a déjà eu lieu et que ça ne changera pas. La famille reste importante à ses yeux aussi. Extrait 12 : 13’24 –13'58: La porte de la chambre de Layale est ouverte et on l’aperçoit se dandiner sous son drap. Une légère lumière transparaît à travers son drap. On l’entend dire : « Je ne peux pas parler plus fort. Mon petit frère dort. » En effet elle partage une chambre avec son petit frère qui dort dans le lit à côté, à un mètre d’elle. Son visage, caché sous le drap, apparaît. Elle est en train de parler au téléphone. Elle chuchote : « Je ne peux pas aller au salon. Mes parents vont m’entendre. » Elle se mord les lèvres et ajoute : « Attends je vais à la salle de bain. » Dans la séquence suivante, on la retrouve donc dans la salle bain, en train d’ouvrir le robinet. Pendant que l’eau coule, elle demande à son interlocuteur s’il l’entend mieux. Extrait 13 : 35’49 – 37'35: On quitte une maison pour une autre. La séquence qui fait écho à la précédente. Rose vient d’accueillir Charles, un Français, pour faire quelques retouches à son pantalon. Mais Lily fait encore du cinéma et dérange la rencontre des deux personnes. Ici on se retrouve dans la maison de Layale, le soir. Les parents, d’une soixantaine d’années, et leur fils sont assis sur un canapé, devant la télé. La femme est en train de s’aérer avec un petit ventilateur, le garçon picore dans un bol. Le père en pyjama, qui paraît plus âgé que la femme, ne bouche pas d’un sourcil. Layale est assise à côté des deux. Impatiente au point de se mordiller les doigts, elle vérifie son portable qu’elle tient désespérément dans la main. Elle demande à son frère, Walid, d’aller l’appeler de l’entrée pour vérifier son portable. Il répond qu’il n’a pas envie mais son père, toujours autant de marbre, lui pousse la cuisse et la mère, idem, dit à son fils d’obéir à sa soeur. Le portable marche. Layale regarde ses parents, elle se lève, sa mère lui demande où elle va. Elle répond qu’elle revient. Layale, assise sur son lit, compose un numéro de téléphone. Elle appelle Rabih, mais il ne l’entend. Au bon on entend la voix de sa femme, en bruit de fond qui implore sa fille de parler à son papa. Layale recommence, ça sonne occupé. Elle balance le téléphone sur sa table de chevet. Sa mère l’appelle, car les piles de son ventilateurs sont Fontaine Aline - 2008 63 L'essor des réalisatrices libanaises mortes, elle veut savoir si Layale en a d’autres. Layale, toujours assise sur son lit, lève les yeux au ciel et soupire. Extrait 14 : 51’47 – 52'40: Layale a passé la journée à chercher une chambre d’hôtel pour l’anniversaire de Rabih. Une fois qu’elle l’a trouvée elle doit la nettoyer de fond en comble car l’endroit est d’ordinaire réservé à d’autres activités. Elle a métamorphosé la chambre en véritable chambre d’hôtel avec de la décoration, ballons, guirlandes, pour l’occasion. Elle attend et attend Rabih mais celui-ci au bout de quelques temps lui envoie un texto, alors qu’elle s’est endormie, pour la prévenir qu’il n’a pas pu échapper à sa femme. Ses amies du salon viennent la consoler. Elle décrit comme elle se sent bête d’être dépendante d’un coup de klaxon, à savoir, celui de Rabih, signe qu’ils peuvent se voir. Elle avoue alors : « Je ne peux même pas regarder mes parents dans les yeux. Tellement j’ai honte. Je reviens le soir : « Où étais-tu ? » « Au salon. » « On te marie quand ? » Que veux-tu que je leur dise. » Analyse : La relation avec la famille est ici à nouveau dénoncée. Ici on voit particulièrement la pression que Layale ressent chez elle. Elle a peur du regard, du jugement de ses parents. Chez elle n’ose pas parler au téléphone à Rabih, elle est obligée de se cacher, de peur que ses parents ne l’entendent. Idem elle avoue ressentir de la honte. On ne sait pas au début ce qu’elle pense de sa relation avec Rabih, mais on comprend au moins qu’elle appréhende la réaction de sa famille et aussi dit-elle qu’elle joue double jeu avec ses parents. Elle a honte de mentir cependant elle est obligée de mentir pour faire ce qu’elle désire et ne pas choquer ses parents. Mais elle est obligée de le faire en catimini pour que personne ne s’en rende compte. Extrait 15 : 56’26 – 57'26 : Après que Nisrine rejoint le docteur pour discuter de son opération à l’hôpital, on retrouve Rima, en train de masser, le temps d’un shampooing, les cheveux mouillés de la femme inconnue, avec qui elle a auparavant échangé des regards complices. La femme ferme les yeux puis regarde Rima qui a son casque sur les oreilles. Elle lui demande ce qu’elle écoute. Rima enlève son casque car elle n’a pas entendu. La femme ne lui répète pas sa question mais la complimente plutôt sur ses cheveux. Rima la remercie et retourne le compliment mais ajoute : « ça vous irait bien le court. Vous avez un beau visage. » La femme soupire : « Je voudrais bien. » Rima s’empresse de lui demander : « On le fait maintenant ? » La femme fronce les sourcils puis met sa main sur sa bouche : « Les couper ? Ça les rendrait fous, chez moi ! » Rima sourit avec elle. Nisrine l’appelle : « Rima, y’a plus d’eau chaude ! Je fais quoi maintenant ? » Les deux femmes sourient. Analyse : On voit à nouveau ici comment la pression des autres pèse sur le choix, le libre-arbitre de l’inconnue quand Rima lui propose de lui couper les cheveux. Aussitôt elle se sent honteuse, elle se demande ce qu’on penserait d’elle chez elle. Aussi le regard de sa famille est une entrave à sa liberté. On peut se demander comment serait interprété le fait d’avoir les cheveux courts. Dans le film, Rima est la seule jeune à avoir les cheveux courts, et de fait la tendance est plutôt d’avoir les cheveux longs, on voit dans la rue dans A perfect day que toutes les filles ont une longue tignasse. Le fait d’avoir les cheveux courts a-t-il une connotation péjorative. En voyant Caramel on pourrait croire, et en soi c’est un cliché, que cela est une marque d’homosexualité. Un sujet qui reste d’ailleurs tabou. Mais quand on voit la réaction, la joie qui habite l’inconnue, après s’être coupée les cheveux, elle se soucie peut-être de la réaction des siens néanmoins elle se sent libérée. Extrait H : 44’20 – 45'25 : Malek rentre chez lui, le soir. Il fait nuit. Il s’empare de l’enveloppe contenant les articles de journaux sur la disparition de son père et du pistolet 64 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. qu’il a récupéré de l’ancien bureau de son père. Au bout de la rue du lotissement, se trouvent les trois hommes qui gardent l’entrée. Ils sont en train de jouer à un jeu avec des cailloux. Malek arrive. L’un d’eux le salue et vient le voir lui faisant signe avec sa main contre la bouche de lui donner une cigarette. Malek lui en donne une ainsi qu’aux deux autres. Le dernier qu’il salue lui dit : « Arrête de faire souffrir ta mère. » Malek acquiesce de la tête. Le premier l’interpelle et lui donne le service avec le thé que sa maman avait apporté, pour qu’il le remonte chez lui. Les hommes reprennent leur jeu et Malek rentre chez lui. Analyse : Précédemment dans la journée, la mère était venue servir du thé aux 'gardiens' du lotissement. Elle en avait profité pour regarder dans la rue. C’est vrai qu’à ce moment le spectateur peut se demander si Claudia espère voir se garer la voiture de son époux ou celle de son fils ou celles des deux. Mais les gardiens, eux, ne pensent qu’au fils, car ils ne sont pas au courant de l’épisode du père. De fait quand Malek revient le soir, les hommes lui font comprendre qu’il ne doit pas être ingrat envers sa mère mais plutôt la respecter et surtout ne pas lui faire de mal. Ils insinuent qu’il la fait souffrir pour lui faire comprendre qu’il ne doit pas être indigne envers sa mère, qu’elle ne le mérite pas. Extrait I : 1’03’10 – 1'06'10 : Malek a retrouvé Zeina dans une des discothèques de la rue Monot mais elle ne veut pas lui parler. Il est assis au milieu des danseurs. Il a posé son téléphone sur la table. Au bout d’un moment il se met à vibrer, sa maman est en train de l’appeler. Il pose son téléphone dans un verre et ne décroche pas. Il met sa tête entre ses genoux. De l’autre côté du fil, au milieu du couloir dans la pénombre se trouve la mère de Malek, pendue au téléphone, attendant que son fils décroche. Elle va voir à la fenêtre et change de fenêtre. Elle s’assoit dans le canapé et allume la lumière. Elle entend des bruits de pas à l’extérieur, s’immobilise. Elle retourne s’asseoir sur son lit, attend un moment puis reprend le téléphone et rappelle Malek à nouveau. Malek s’est endormi au beau milieu des danseurs et la musique très forte. + Extrait D Analyse : On voit ici combien la maman cherche à être présente dans la vie de son fils, et voudrait que son fils lui redonne l’appareil. Elle veut rester avec lui mais il ne veut pas, il donne l’impression d’avoir besoin d’air et que sa mère l’étouffe. Certes il a envie de s’en détacher mais on voit qu’elle impose une certaine pression dans sa vie. Il a beau laisser son téléphone vibrer dans un verre, elle le traque quand même. On a l’impression qu’elle veut retrouver dans son fils l’affection qu’elle ne reçoit pas de son mari disparu. Ce qui est propre au Liban ici c’est que ce cas de figure doit être assez fréquent, dans la mesure où il y a eu plus de 17 000 disparus pendant la guerre donc peut-être autant de veuves. Aussi la famille, auprès des filles comme des garçons, reste un poids car les parents, qui sont d’une autre génération, n’ont pas forcément grandi dans cette contemporanéité d’individualisme. - le respect de la religion Extrait 16: 15’53 – 16'50: Séquence qui succède aux parlementations entre le militaire et Bassam. On retrouve Bassam dans un bureau, assis sur une chaise contre le mur, en présence de deux militaires. Celui qu’il a rencontré dans la rue est debout et l’autre est en train d’écrire. Bassam a l’œil droit au beurre noir, une égratignure dans le coin de la bouche et son nez ensanglanté. Le soldat présent dans la scène précédente a la joue droite enflée. Le militaire assis retranscrit la plainte du militaire engagé dans l’affaire, on entend quelqu’un la taper à la machine : « Le policier ayant donc insisté demandant… ». A ce moment, Fontaine Aline - 2008 65 L'essor des réalisatrices libanaises Bassam tourne la tête vers Nisrine. Nisrine est assise à l’extérieur de la pièce et à côté d’elle se trouvent une dizaine de personnes assises également, alignées en rang d’oignon. Pendant qu’on entend le soldat continuer : «… à plusieurs reprises au conducteur… », on voit Nisrine, énervée, fixer Bassam et secouer la tête. Derrière elle, tous les yeux des personnes qui attendent sont tournés en direction de Bassam. Nisrine détourne le regard, les autres aussi et font semblant de regarder autre part. Le soldat marque une pause et demande : « Comment s’appelle-t-il, notre Roméo ? » L’autre soldat répond : « Bassam Vantard. » Le soldat s’étonne ironiquement : « Vantard ! » Bassam a la chemise défaite, ses mains sont accrochées derrière la chaise. Le militaire reprend sa dictée : «… de sortir du véhicule… » Nisrine scrute Bassam, et lui fait un signe de tête sous-entendant « tu es fier de toi, c’est malin, nous voilà dans de beaux draps, tu nous as fait la risée de tous. » Bassam répond de même insinuant : « C’est bon, t’en mêle pas. C’est rien. » Le soldat demande à son collègue frappé : « Qu’a-t-il répondu ? » Ce dernier reprend les paroles de Bassam : « Même Dieu ne me fera pas sortir. » Il laisse un temps de suspend. Nisrine s’agace, elle tourne la tête vers les autres, hochant la tête. La femme assise à côté de Nisrine se mord les doigts. A ce moment le militaire interroge : « Allah ? », puis il s’appuie sur le dossier de sa chaise en soupirant. Il reprend sa dictée : « Même Dieu ne me fera pas sortir du véhicule… » La caméra est alors située au fond de la salle d’attente et la porte entre celle-ci et la salle d’interrogatoire est ouverte. Un soldat surveille juste l’entrée. Le principal soldat s’écrie : « Il est gonflé ! Tu sais qu’il y a ici de quoi t’envoyer en prison. Tu y entendras sonner les cloches de l’enfer ! » Analyse : Ici la pression du regard de l’autre se fait particulièrement sentir. Nisrine et Bassam sont à une espèce de commissariat. A la droite et en face de Nisrine attend une dizaine d’autres personnes. Les regards se rivent sur Bassam et Nisrine par la même occasion, puisqu’ils se trouvent dans le même alignement. Nisrine se sent vraiment humiliée. Dans les regards noirs qu’elle jette à Bassam, elle montre qu’elle lui en veut, qu’elle lui en veut de lui infliger une telle honte car ils sont l’objet d’une humiliation publique. Et encore plus quand le policier insiste sur le recours à Dieu, disant que Bassam est gonflé. Il a blasphémé et on note bien que les autres trouvent cela honteux d’utiliser la région pour provoquer l’autorité publique. La religion est un des piliers de la société libanaise. Sur sa carte d’identité, on est autant chrétien maronite, druze, sunnite que Libanais. La religion est un pilier de la société et il semble impensable sauf au risque d’être renié de la société qu’elle soit utilisée pour jurer. Extrait 17 : 1’04’54 – 1'05'30 : Une procession a lieu dans la rue alors qu’au salon Youssef, le policier, est venu pour un soin, en remerciement du service qu’il avait rendu à Nisrine et Bassam, en le libérant de sa punition. Layale le prend en charge. Elle commence par les quelques sourcils au milieu du front. Puis au moment de lui faire la manucure, alors que Layale cherche ses outils, Youssef s’arrête sur la main de Layale et la fixe. Layale lève la tête puis esquisse un sourire. Puis Layale tourne la tête ainsi que Youssef, la porte d’entrée du salon s’ouvre. Les prêtres avec les enfants entrent pour bénir le salon. Tout le monde se lève, Layale et Youssef le font en étant très collés. Chacun se met face aux prêtres et entonne une chant. On entend la voix de Rima. Youssef chante également, avec beaucoup de sérieux : « A l’ombre de ta protection, nous nous réfugions, Sainte Marie. » Layale, derrière Youssef, rigole en regardant ce dernier et essaie de se retenir. Il fait un signe de croix, et elle sourit encore, en levant les yeux vers le policier. Puis on retrouve le policier dehors, rasé, sans moustache, souriant. Analyse : La religion, d’une autre manière, est présente ici. Voire omniprésente dans la mesure où elle rythme la vie. Une procession a lieu. Tout le monde y participe, c’est comme 66 Fontaine Aline - 2008 Chapitre 2 : Parce que les réalisatrices libanaises mettent en scène de multiples réalités de leur pays méconnus par les étrangers mais partagés par leurs compatriotes. un rite populaire. Dans la rue comme dans une structure privée. Ici les prêtres et le convoi entrent dans le salon et le bénissent en jetant des pétales en l’air. Et tout le monde se lève. On voit que Layale sourit. En effet, Youssef, depuis qu’il est entré dans le salon, ne fait que l’admirer or quand la procession entre, il fait comme les autres, se lève aussitôt pour se mettre à chanter et prier, comme si les simples regards qu’il venait d’adresser à Layale étaient péché. Or on voit bien qu’il est déstabilisé, comme si le plaisir était contradictoire à la religion, pilier sacré. Fontaine Aline - 2008 67 L'essor des réalisatrices libanaises Conclusion L’essor des réalisatrices libanaises, ces dernières années, est indéniable. Elles ne sont pas forcément passées par des études de cinéma mais ont souvent décidé de passer derrière la caméra par conviction et par besoin. Le fait d’être une femme est-il un atout dans ce pays pour devenir réalisatrice ? Cette hypothèse est ici validée dans la mesure. Tout d'abord les formations audiovisuelles se sont fortement développées après la guerre civile et les statistiques de ces dernières années montrent que les filles sont les plus nombreuses parmi les étudiants en cinéma. Contrairement aux filles, on a vu que les garçons reçoivent une pression de la part de la société qui correspond plutôt à une attente de rentabilité. On attend plus d’un homme qu’il fasse preuve d’une rentabilité immédiate qui lui permette de nourrir sa famille et encore plus une sécurité à l’emploi. Ce que n'assure pas forcément le métier de cinéaste. Pour les femmes, le métier de cinéaste s'apparente à une victoire. De fait la caméra leur permet de s'exprimer, de sortir des poids et traditions qui les obligent avant tout à se marier, à fonder une vie de famille. Et surtout avec la caméra, elles ont une indépendance qu'elles n'auraient pas dans d'autres corps de métiers. Le fait d'être une femme est un atout encore plus pertinent au Liban que dans les autres pays du monde arabe car même si elles sont poursuivies par ces traditions, le caractère multiconfessionnel fait qu'elles ne sont pas soumises à une seule loi, religieuse dans beaucoup des pays du Moyen-Orient, mais peuvent exprimer plus librement une multitude de points de vue. Quant au contenu de leurs films, et particulièrement ceux étudiés ici, force est de constater que les femmes veulent battre en brèche les contraintes auxquelles la société toute entière, et pas seulement les femmes, est soumise et qui empêchent l’individu de s'affirmer pleinement. Même si les points de départ des films de chacune sont différents, elles illustrent toutes ce manque d'identité au sein de leur société. Cependant le succès de A perfect day auprès des jeunes surtout démontre bien que la société est lente à s’adapter et a comme un blocage au changement. Il y a toujours des réticents. Et au Liban, particulièrement ces deux pans de la société s’équilibre, en témoignent le décalage et l'incompréhension entre traditions et modernité qui hantent certains des personnages des films. Pour preuve lorsqu’un mouvement se crée et manifeste pour aller de l’avant, deux jours après, un mouvement opposé défile pour rappeler la population à ses traditions. Aussi savoir si le contenu des films réalisés par ces réalisatrices vient justifier leur essor, ça reste délicat. Pour Caramel, la réalisatrice a surtout montré les poids qui pèsent sur la condition des femmes libanaises. Apparemment beaucoup de personnes se sont reconnues à travers les personnages puisque le film a totalisé de nombreuses entrées pour un film libanais, en comparaison avec les blockbusters américains, et a été diffusé au Liban avant d'arriver en France. Ce n'est pas forcément le cas des autres films libanais. En dehors des festivals, ils ne sont pas tellement diffusés dans les salles. Il est vrai que Caramel aborde des problèmes de la société mais les effleurent surtout, l'histoire est plus romanesque, à l'eau de rose. Mais quand on s'intéresse à des films plus "crus" qui par exemple mettent beaucoup plus en avant le côté moderne du Liban, l'accueil est différent et la tranche d'âges des spectateurs qui se sent concernée est nettement plus réduite. 68 Fontaine Aline - 2008 Conclusion Les femmes ont beau vouloir s'exprimer et montrer ce qui les dérange dans la société par l'intermédiaire de la caméra, il reste certaines représentations que la société ne semble pas vouloir accepter. Un constat que ce travail a révélé m'interpelle particulièrement. Le fait qu’il ne semble pas exister de culture cinématographique. S’il fallait que je continue ce travail, je choisirais ce point de vue, à savoir, étudier l’intérêt, le degré de sensibilité de la population pour la culture et surtout ce que les Libanais entendent par culture. A voir que les cinémas indépendants où les films libanais ont une chance d'être diffusés sont si peu nombreux en comparaison avec les salles d'Empire et de Planète, on a l'impression que les Libanais négligent leur patrimoine culturel. Il faudrait comprendre pourquoi ils sont moins attirés par leur propre production. Je me souviens avoir vu, lorsque j'ai visité ce pays, des télévisions allumées un peu partout, des familles passer leurs journées devant le petit écran, regardant et écoutant des clips musicaux ou des émissions de télé-réalité à tue-tête. Il serait ici intéressant de voir la fréquentation des salles de cinéma, des festivals, d'interroger sur les goûts de la population, pourquoi ils préfèrent tels films à tels films, ce qu'ils pensent de la production de leur pays, s'ils connaissent tout d'abord les films de leur pays et ce qu'ils pensent des initiatives mises en place par le gouvernement et/ou des indépendants. C’est un travail qui demande à être réalisé sur place bien sûr, mais il pourrait parfaitement faire l’objet d’un autre mémoire, à réaliser lors d’un stage prochain ! Fontaine Aline - 2008 69 L'essor des réalisatrices libanaises Bibliographie Benabent, Alain. « Droit civil, la famille », éd. Litec, Paris, 1998. Bensalah, Mohamed, « Cinéma en Méditerranée, une passerelle entre les cultures », éd Edisud, Cahors, 2005 Boughaba, Gisèle, « Exogamie libanaise : catégorisation religieuse et stratégies identitaires dans le couple mixte », thèse, Université Lyon 2, 2005. Camilleri Carmel, « Stratégies identitaires », éd. PUF, Paris, 1990. Cyrulnik, Boris, Le Murmure des fantômes, éd. Odile Jacob, 2003. Dabbous-Sensenig, Dima, « Ahead of the bandwagon: Lebanon’s free media market », in « Trading Culture, Global Traffic and Local Cultures in Film and Television », éd. Sylvia Harvey, 2006. Gaïd, Taher, « La femme musulmane dans la société », éd Iqra, Paris, 2003. Groupe de réflexion Euromed Audiovisuel, « Vers une stratégie pour le développement de la coopération audiovisuelle euro-méditérranéenne », Février 2008 Hillauer, Rebecca, « Encyclopedia of Arab women filmakers », Le Caire, 2005. Mandon, Daniel, Culture et changement Social, éd. Chronique sociale, 1991. Michel, Andrée, « Sociologie de la famille et du mariage, éd. PUF, Paris, 1972. Millet, Raphaël, « Cinémas de la Méditerranée, cinémas de la mélancolie », éd l’Harmattan, Paris, 2002. Verbunt, Gilles, « La société interculturelle, vivre la diversité humaine », éd Seuil, Paris, 2001. www.hadjithomasjoreige.com http://nicolas.tribut.free.fr/spip.php?article78#outil_sommaire_1 , dernière consultation, le 11.07.08. http://versionoriginale.ouvaton.org/article.php3?id_article=239 , dernière consultation, le 12.07.08 http://www.3continents.com/cinema/infos_diverses/liban.html , dernière consultation, le 11.07.08 http://www.imarabe.org/temp/films/films2007/films-editosuite2007-4.html , dernière consultation, le 11.07.08 http://expatliban.com/NewsArticle.asp?catid=32&artid=746 , consulté le 11.07.08 http://www.maghrebarts.ma/cinenews/030819.html , consulté le 13.07.08 http://www.libanvision.com/cine-liban.htm , consulté le 11.07.08 70 Fontaine Aline - 2008 Bibliographie http://www.dvdrama.com/news2.php?id=21538&page=1 , consulté le 13.07.08 Fontaine Aline - 2008 71 L'essor des réalisatrices libanaises Annexes Annexe 1 : grille d'entretien : Comme j'ai rencontré à la fois Joana et Khalil, j'ai adapté les questions au fur et à mesure. Idem pour les questionnaires que j'ai envoyés aux autres réalisatrices, je l'ai adapté en fonction des films réalisés. Annexe 2 : Entretien Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, réalisé le 10 juin 2008, à Paris A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon Annexe 3 : Interventions de Joana Hadjithomas, lors de la caravane euro-arabe à Paris, le 9 mars 2008. « Je travaille toujours avec Khalil Joreige donc mon travail est peut-être un peu différent de celle des réalisatrices qui sont là aujourd'hui. En fait je voudrais d'abord raconter un petit peu mon parcours. Moi je suis née dans une famille où j'étais le deuxième enfant et on attendait un garçon. Et c'était un problème à ce moment-là parce que mon grand-père tenait absolument à avoir un garçon. Mon père avait déjà eu une fille et il n'y a pas eu de garçon. Donc j'ai toujours pensé cette idée-là que j'étais venue à la place d'un garçon et j'ai toujours voulu défendre cette qualité de femme. J'ai gardé mon nom par exemple, je me suis mariée jeune et je travaillais avec Khalil, qui est mon mari, je n'ai jamais voulu prendre son nom pour des raisons justement qui font partie de ce combat-là. Je suis une réalisatrice qui a ce nom-là et je fais très attention à ça car je pense que les petits combats sont aussi importants que les grands. A l'université où j'enseigne on me met toujours Joana Joreige et moi je change toujours. C'est un combat que je mène depuis deux ans. Je barre toujours disant non c'est ça mon nom. Ce sont de petites choses que je trouve très importantes parce que le Liban est un pays très contrasté. On peut avoir énormément de liberté. Je n'ai pas senti dans mon parcours, quand j'étudiais et grandi de véritables entraves à mon désir d'étudier la littérature, de faire des films, à mon émancipation féminine, en apparence. Parce que de façon latente il y autre chose qui apparaît et qui est ce que nous nous essayons de lutter contre. Il y a une loi 72 Fontaine Aline - 2008 Annexes éducative en même temps nous donne accès à l'enseignement, à l'université. En même temps l'exemple qu'on nous donne n'est pas celui de la réussite professionnelle mais celui de la réussite familiale. Il est très important de fonder une famille, d'avoir des enfants, ça c'est d'abord quelque chose et ne pas faire partie de ces personnes-là c'est toujours un handicap. C'est-à-dire que j'ai toujours senti que ma réussite professionnelle n'intéressait ma famille que vraiment au second plan et que j'essayais de mettre en péril « ma réussite familiale ». Et moi ça m'a toujours donné envie dans mon enseignement d'expliquer pourquoi notre établissement était très important au niveau professionnel. Les entraves qu'on a sont des entraves de tous les jours et c'est vrai qu'il y a des grandes injustices dans nos pays à chacune mais de façon très différente et qu'il faut lutter aussi contre un recul, dû parfois à un fondamentalisme, mais c'est vrai qu'au quotidien, je trouve que des petites luttes sont très très importantes aussi pour s'affirmer en tant que femme. Moi dans mon expérience avec Khalil, quand on a commencé à travailler ensemble, j'étais toujours considérée comme l'assistante, donc j'étais l'assistante de Khalil. Donc il a fallu aussi oeuvrer pour s'imposer au risque parfois de se faire traitée agressive. Voilà on m'a toujours dit « t'es trop forte » parce que tout simplement je voulais une vraie égalité avec mon partenaire de travail. Je pense que ça ce sont des chose très importantes qui se gagnent progressivement aussi. On se faisait la remarque tout à l'heure avec Houda que au Liban il y a autant, voire plus de réalisatrices que de réalisateurs et que ça veut dire quelque chose aussi sur notre société. Parce que justement ce qui est difficile quand on parle de la femme libanaise c'est qu'on ne peut parler que des femmes libanaises car les exemples sont très divers. Si tout à coup on part dans une situation extrême, elle représenterait très peu le pays. Donc il faut toujours faire très attention à l'image qu'on donne de cette femme-là car c'est une femme très contrastée. Et moi justement en tant que réalisatrice, je veux parler de ce qu'elle doit vivre par rapport à sa société mais en même temps on ne peut pas prétendre jamais pouvoir montrer la femme libanaise et je fais aussi très attention quand je fais mes films à mes personnages féminins parce que je n'aimerais pas non plus qu'ils soient récupérés par rapport à une certaine idée plus générale, plus cliché qu'on se fait de la femme arabe. Parce que ces personnages-là sont des personnages qui justement représentent une société libanaise très contrastée. Donc il faut un peu naviguer entre tout ça, ne pas faire trop le jeu d'un certain regard occidental, en même temps défendre certaines fins, certaines ambitions féminines en tout cas, ce serait tout à fait légitime et dénoncer la situation. Par rapport à ça c'est toujours un peu complexe. Mais voilà c'est ce qu'on essaie de faire dans nos travaux. » « On peut dire qu'il y a plusieurs genres de censure. Il y a d'abord chez nous une censure officielle, c'est-à-dire que quand on écrit un scénario, avant de tourner on le présente à la Sûreté Générale parce que la censure en dépend. Et sur ce scénario on est censuré, c'est-à-dire que s'il y a des choses qui ne vont pas il y a des avertissements qui sont posés. C'est ce que nous on a eu par exemple pour le scénario de « A perfect day » et cette censure pouvait aller de, il y avait une scène d'embrassade assez chaude, disons, jusqu'au fait que j'avais écrit dans le scénario avec Khalil, qu'il y a des femmes habillées avec des vêtements armées, c'était à la mode à l'époque, on s'habillait beaucoup en treillis tout ça et par contre j'ai eu un avertissement là-dessus parce que ça faisait comme si je me moquais de l'armée. Et si tous ces avertissements se retrouvent dans le film au tournage, on peut couper ces moments- là. Donc il y a ces choses-là, une censure réelle. Tout doit être écrit, montré, il y a des choses qui passent et des choses qui passent pas. Etonnamment Fontaine Aline - 2008 73 L'essor des réalisatrices libanaises par contre le film « A perfect day » n'a pas été du tout censuré alors qu'il y a des scènes assez intenses. Mais un autre genre de censure c'est qu'il a été très difficile de trouver une actrice pour jouer ce rôle-là. La société libanaise est petite, où les gens se connaissent en général et pour les actrices ce n'est pas toujours facile. C'est-à-dire que quand elles acceptent des rôles, où elles montrent une partie de leur corps ou quand elles sont prises dans des situations ou scènes sexuelles un peu fortes qui dépassent le simple bisou, elles peuvent avoir des problèmes, parce que les gens leur font une réflexion. Ça peut être le portier, le cafetier ou les parents ou enfin. Moi j'ai eu beaucoup de problèmes avec beaucoup de comédiennes par rapport à ça et il n'est pas question non plus de piéger . Ça a été un très long casting pour trouver quelqu'un qui accepte ce rôle-là. On travaille beaucoup sur l'improvisation, très souvent avec les comédiens et je ne savais pas jusqu'où on allait aller donc il fallait une certaine liberté par rapport à ça. Et le problème de faire des films où il y a des films comme ça c'est que c'est pas très facile à montrer dans certains festivals ou sur certaines télévisions arabes. Voilà ce n'est pas encore vendu aux télévisions arabes mais je ne désespère pas car il n'est pas question non plus de couper. Il y a ce genre de censures, qui sont des censures effectives, bien sûr il y a aussi des censures psychologiques, qui sont de plusieurs ordres. Premier ordre de censure quand on écrit un film c'est que nous on n'est pas là pour caresser les choses dans le sens du poil, mais on est là pour dénoncer certaines choses dans notre société et le public parfois et disons les producteurs – les financiers privés car au Liban c'est surtout aux privés qu'on demande – nous disent : « oui mais ça ne va pas donner une bonne image du Liban ». Donc ça aussi c'est un gros problème. Nous sommes supposés faire des films joyeux, colorés, qui poussent au tourisme. Alors que ceux qui connaissent le Liban savent qu'au Liban, c'est un pays formidable mais qu'il y a quand même beaucoup beaucoup de problèmes, et nous on est là pour mettre le doigt sur ce qui fait un peu mal et ça c'est très difficile. Je me souviens de beaucoup de recherche de sponsors où les gens disaient : « oui mais il faut que tu changes la fin parce que là c'est pas possible ou ce personnage est négatif ». Voilà ils voulaient faire une intervention dans le scénario pour que l'image soit positive. Et pareil, le public dit aussi, c'est pas représentatif. Donc il y a tout un ensemble de choses à gérer par rapport à une bonne image que le cinéma est supposé donner or nous nous ne sommes pas censés faire des films-carte postale, mais des films pour parler de notre société, réfléchir sur les problèmes qui nous agitent. Et puis la question qui me perturbe beaucoup c'est quelle influence ces films peuvent avoir d'une façon ou d'une autre sur les sociétés qu'on a. Moi je n'ai pas fait d'études de cinéma. Je suis venue au cinéma par réel besoin de faire des choses après la guerre civile parce qu'aussi je me disais c'est pas du tout réglé cette histoire. Dire que c'est fini non, il reste encore énormément de problèmes, ces problèmes j'avais tellement peur qu'il y ait quelque chose qui se passe de nouveau que j'ai commencé à faire des travaux artistiques avec Khalil. Le cinéma c'était pas notre ambition à la base mais c'était pour essayer d'éveiller, en tout cas de poser les questions qui nous perturbaient énormément. Donc justement notre but est d'aller contre les censures mais la question centrale est d'aller contre tout en restant en contact avec la société à laquelle on s'adresse et qui est la nôtre à la base. » « Je sais que tout le monde est très pessimiste, et moi-même. En même temps quand on fait des films, notre premier désir c'est évidemment de parler à la société, de dire ce qui ne va pas, de dénoncer mais c'est aussi de trouver un public, un spectateur, je dirais moi plutôt qu'un public, des gens qui dans les salles viennent voir les films et comprennent que ce sont des situations où la nuance est très importante, il faut qu'on continue à mettre de 74 Fontaine Aline - 2008 Annexes la nuance dans nos films, à dire qu'il y a cette réalité, il y a une autre réalité aussi. Voilà les Arabes, ce n'est pas « ça », il n'y a pas quelque chose qui s'appelle les arabes, il y a les individus qui se battent à chaque fois pour des raisons différentes et comment. Ça c'est très très important, ça me motive énormément pour travailler. En me disant à chaque fois je vais essayer de montrer une image différente, de produire des images qui ne sont pas celles que l'on voit sur les télévisions, de produire des images qui sont peut-être pas spectaculaires mais qui peuvent donner une nuance différente des visages qu'on a un peu trop tendance à amalgamer. » Annexe 4 : Tableau des réalisatrices du monde arabe A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon Résumé THE HAYDAY OF LEBANESE WOMEN FILMAKERS As a film alcoholic and a person extremely interesting in the Arab world, when Caramel got on in the French movie theatres, I couldn’t help rushing into a theatre. Another film was on at the same time (September 2007) The lost man, by Danielle Arbid. When I noticed that there was only films made by women, in a country of an area rather know for being quite sectarian concerning the fair sex, I decided to deepen the subject. Lebanon is the country which produces the most numerous women directors in the Arab world. Therefore my essay deals with the boom of Lebanese women filmakers and especially aims at explaining this fact. First of all, I made an overview of the Lebanese film activity so as to understand where women stand in this field. Then I enquired whether being a women is an asset to succeed in the film industry in Lebanon, compared to other Arab countries. And to put it more concretely, I tried to study extracts of their films to see how they are in line with the Lebanese society. Fontaine Aline - 2008 75