La maree noire de l`Erika

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La maree noire de l`Erika
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Circonstances
nautiques du naufrage
Par temps de tempête, forte houle, creux de huit à neuf mètres, le
11 décembre 1999, le pétrolier Erika, battant pavillon maltais et chargé
de 31 000 tonnes de fioul lourd no 2, en route de Dunkerque à Livourne,
rencontrait des conditions météorologiques difficiles au sud-ouest des
côtes bretonnes. Vers 12 heures 40, une tôle sans doute fortement corrodée cède et le fioul se répand dans un ballast vide, entraînant la gîte du
navire. À 14 heures, le commandant de l’Erika lance un message de détresse, qu’il transforme une demi-heure plus tard en message de sécurité,
l’équipage étant parvenu à réduire la gîte en procédant à des transferts de
la cargaison de cuve à cuve. En fin d’après-midi, le commandant informe
les autorités françaises qu’il maîtrise la situation et prend la direction de
Donges à vitesse réduite. Mais des fissures se manifestent sur le pont du
navire, qui vont s’agrandir. Le lendemain matin 12 décembre, à 6 heures
05, le commandant lance un SOS : son navire est en train de se briser en
deux. À 8 heures 15 du matin, le navire se casse à une trentaine de milles
au sud de Penmarc’h. La partie avant sombre dans la nuit du 12 au 13 décembre ; la partie arrière, prise en remorque le 12 décembre à 14 heures 15
par le remorqueur de haute mer Abeille Flandre, coule à son tour en début d’après-midi, le lendemain 13 décembre. Les deux épaves, distantes
d’une dizaine de kilomètres, reposent par environ 120 mètres de fond.
La quantité de fioul libérée lors du naufrage lui-même a été estimée alors
entre 7 000 et 10 000 tonnes.
La nature du fioul de l’Erika
Le fioul transporté par l’Erika est un produit lourd et à forte viscosité, le fioul no 2. Sa nature exacte a donné lieu à la fin du mois de
janvier 2000 à une controverse émanant d’un laboratoire privé, Analytika, situé à Cuers dans le Var, controverse que les médias et les messageries électroniques sur la toile ont largement contribué à répandre
dans le public. Selon son directeur, M. Bernard Taillez, les analyses du
produit pratiquées par Analytika auraient montré que le fioul de l’Erika
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Circonstances nautiques du naufrage
était en réalité un chargement de déchets industriels spéciaux et non du
fioul no 2, déchets dont le propriétaire aurait cherché à se débarrasser à
bon compte, économisant ainsi le coût de l’incinération légalement obligatoire pour ce type de produit. La commission d’enquête de l’Assemblée nationale a établi, à la suite des auditions du directeur du Cedre à
Brest, M. Michel Girin, et du directeur général de l’Institut français du
pétrole à Rueil, M. Daniel Morel, que le fioul transporté, de même que
les échantillons recueillis en mer par le navire récupérateur Ailette, les
échantillons arrivés à terre et ceux collectés sur les plumes des cadavres
d’oiseaux, sont bien un seul et même fioul no 2, c’est-à-dire un produit
liquide à forte viscosité issu de diverses fractions de raffinerie, dont la
composition est complexe et varie selon la provenance du pétrole brut
traité. C’est la raison pour laquelle la définition selon la norme Afnor
d’un fioul no 2 ne fait pas référence à une composition chimique déterminée, mais fait appel à certains paramètres essentiellement physiques.
Le fioul transporté a une densité de 1,0025, voisine de celle de l’eau
de mer (1,027). Il contient de 21 % à 36 % de résines et d’asphaltènes, 42
à 50 % d’hydrocarbures aromatiques et de 22 % à 30 % d’hydrocarbures
saturés (cf. figure 1). Les différences de composition résultent de la nature
et de la polarité des solvants utilisés lors des analyses. Les hydrocarbures
aromatiques de l’Erika contiennent quelques fractions légères, monoaromatiques comme le benzène (6,6 %) et di-aromatiques comme le
toluène (5,9 %). Ces substances sont facilement solubles dans l’eau de
mer. Ce fioul contient également du nickel (40 ␮g/g) et du vanadium
(90 ␮g/g). Pour permettre le chargement du fioul par pompage, on ajoute
un mélange d’hydrocarbures légers (10 % à 20 %), appelé fluxant, qui
réduit fortement la viscosité.
Évolution du fioul en mer et dérive des nappes
Dans le bassin expérimental du Cedre (le « polludrome », dans lequel le fioul est déversé à la surface de l’eau de mer et soumis à l’action
d’un vent artificiel et d’un agitateur), le fioul no 2 de l’Erika forme rapidement des émulsions contenant 30 % d’eau de mer. La viscosité de cellesci est plus élevée que celle du fioul lui-même (70 000 centistokes contre
20 000 seulement) ; au bout de deux jours, l’émulsion contient jusqu’à
50 % d’eau de mer, et atteint une très forte viscosité (350 000 centistokes).
En mer, le même phénomène se produit, et les échantillons déposés sur
les côtes contiennent environ 50 % d’eau de mer. Le fioul no 2 est trop visqueux pour pouvoir être dispersé par l’action chimique de dispersants.
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Évolution du fioul en mer et dérive des nappes
aromatiques
benzènes
alcanes linéaires
25 %
phénanthrène
30 %
alcanes ramifiés
heptadécane
pristane
octadécane
phytane
cycloalcanes
40 %
naphtalènes
pyrène
pétrole brut
cyclohexanes
cyclopentanes
chrysène
fluoranthène
hopanes
drimanes
pérylène
benzo(a)pyrène
asphaltènes
porphyrines
métaux
stéranes
95 %
composés
azotés
N
N
pyridines quinolines
N
pyrrole
N
carbazole
composés
oxygénés
composés
soufrés
5%
S
O
R–SH
R–OH
mercaptans
alcools
thiophène
R–S–R
R–COOH furane
S
OH
sulfures
acides
R–S–S–R
R–COOH
disulfures dibenzothiophène
acides phénol
Figure 1 — Les grandes familles d’hydrocarbures contenus dans les pétroles
bruts ; les proportions indiquées correspondent aux bruts les plus courants.
La formation des émulsions contribue à rapprocher encore plus la
densité du fioul no 2 de celle de l’eau de mer. De ce fait, par mauvais
temps, les nappes ne restent pas en permanence en surface, et sont donc
particulièrement difficiles à suivre par les observateurs aériens. Le fioul
no 2 est très peu soluble dans l’eau ; toutefois, les aromatiques légers
qu’il contient sont solubles dans l’eau de mer et peuvent se disperser
en formant de minuscules gouttelettes d’hydrocarbures (moins de dix
micromètres de diamètre). D’autre part, par mer forte et vent violent,
les nappes d’émulsions ont tendance à se fragmenter progressivement en
galettes et boulettes de plus en plus petites impossibles à récupérer en
mer. Une fois déposées sur les plages, des machines de criblage du sable
ont été utilisées pour les récupérer avec succès.
Le déplacement des nappes visibles en surface a été étudié avec
des modèles prévisionnels de dérive des nappes sous l’effet du vent et
des courants. Le modèle de Météo-France (Mothy), comparé à deux
autres modèles (le modèle commercial britannique Osis, développé à
partir d’un projet européen, et le modèle américain Oilmap), s’est révélé
le meilleur, après recalage quotidien en fonction des observations aériennes. Les prévisions de Météo-France ont été de plus en plus systématiquement vérifiées, et ont fourni aux autorités responsables des actions
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Circonstances nautiques du naufrage
à terre les informations de référence. Le fait que l’émulsion ait une densité très proche de celle l’eau de mer explique que certaines nappes aient
pu échapper, temporairement ou non, aux observateurs aériens.
L’état de la mer n’a pas permis d’utiliser les données des satellites
équipés de radars, pas plus que les images dans le spectre visible et
l’infrarouge de satellites tels que Spot. De plus, ces satellites, placés sur
une orbite polaire, ne passent sur la zone qu’un jour sur dix.
Les premiers jours après le naufrage
Les premières observations aériennes des avions des Douanes et de
la Marine nationale, après le naufrage de la partie avant du pétrolier, révèlent plusieurs nappes dérivant, dont l’une, de 15 kilomètres de long, est
estimée à 3 000 tonnes de fioul. Ces nappes se déplacent alors vers l’est
à une vitesse d’environ 1,2 nœud (1,2 mille marin à l’heure, ou 2,2 kilomètres à l’heure). Quelques jours plus tard, des chapelets de nappes plus
petites se fragmentent tout en continuant à dériver. Le 16 décembre, des
petites nappes d’une centaine de mètres de diamètre sont concentrées
dans une zone de 25 km de long sur 5 km de large. À partir du 17 décembre, ces nappes commencent à s’enfoncer à quelques centimètres
sous la surface.
Les premiers arrivages à la côte sont observés dans le Finistère sud
le 23 décembre (cf. figure 2). Des arrivages dispersés ont lieu sur Groix
et Belle-Ile le 25 décembre, la Vendée et Noirmoutier le 27 décembre.
Le 26 décembre, le gros de la pollution atteint la Loire-Atlantique au
nord et au sud de l’estuaire de la Loire. Une couche visqueuse de 5 à 30
centimètres d’épaisseur recouvre certaines zones sur plusieurs mètres de
largeur. Les vents violents et les forts coefficients de marée contribuent à
projeter sur les falaises littorales les arrivages de fioul jusqu’à une dizaine
de mètres au-dessus du niveau des plus hautes mers.
La lutte en mer
Dès le 16 décembre, des essais de pompage en mer, seule technique utilisable avec ce produit, sont pratiqués. Plusieurs navires, deux
français, un hollandais, un allemand, un britannique et deux espagnols,
équipés de système de récupération par pompage, ont travaillé jusqu’au 23 décembre, puis, après une amélioration des conditions météorologiques, ont repris leur activité à partir du 30 décembre. Au total,
1 200 tonnes de fioul ont été récupérées, limitant d’autant l’impact sur
le littoral.
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