La maree noire de l`Erika
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La maree noire de l`Erika
i i “erika” — 2007/11/26 — 11:46 — page 13 — #13 i i Circonstances nautiques du naufrage Par temps de tempête, forte houle, creux de huit à neuf mètres, le 11 décembre 1999, le pétrolier Erika, battant pavillon maltais et chargé de 31 000 tonnes de fioul lourd no 2, en route de Dunkerque à Livourne, rencontrait des conditions météorologiques difficiles au sud-ouest des côtes bretonnes. Vers 12 heures 40, une tôle sans doute fortement corrodée cède et le fioul se répand dans un ballast vide, entraînant la gîte du navire. À 14 heures, le commandant de l’Erika lance un message de détresse, qu’il transforme une demi-heure plus tard en message de sécurité, l’équipage étant parvenu à réduire la gîte en procédant à des transferts de la cargaison de cuve à cuve. En fin d’après-midi, le commandant informe les autorités françaises qu’il maîtrise la situation et prend la direction de Donges à vitesse réduite. Mais des fissures se manifestent sur le pont du navire, qui vont s’agrandir. Le lendemain matin 12 décembre, à 6 heures 05, le commandant lance un SOS : son navire est en train de se briser en deux. À 8 heures 15 du matin, le navire se casse à une trentaine de milles au sud de Penmarc’h. La partie avant sombre dans la nuit du 12 au 13 décembre ; la partie arrière, prise en remorque le 12 décembre à 14 heures 15 par le remorqueur de haute mer Abeille Flandre, coule à son tour en début d’après-midi, le lendemain 13 décembre. Les deux épaves, distantes d’une dizaine de kilomètres, reposent par environ 120 mètres de fond. La quantité de fioul libérée lors du naufrage lui-même a été estimée alors entre 7 000 et 10 000 tonnes. La nature du fioul de l’Erika Le fioul transporté par l’Erika est un produit lourd et à forte viscosité, le fioul no 2. Sa nature exacte a donné lieu à la fin du mois de janvier 2000 à une controverse émanant d’un laboratoire privé, Analytika, situé à Cuers dans le Var, controverse que les médias et les messageries électroniques sur la toile ont largement contribué à répandre dans le public. Selon son directeur, M. Bernard Taillez, les analyses du produit pratiquées par Analytika auraient montré que le fioul de l’Erika 13 i i i i i i “erika” — 2007/11/26 — 11:46 — page 14 — #14 i i Circonstances nautiques du naufrage était en réalité un chargement de déchets industriels spéciaux et non du fioul no 2, déchets dont le propriétaire aurait cherché à se débarrasser à bon compte, économisant ainsi le coût de l’incinération légalement obligatoire pour ce type de produit. La commission d’enquête de l’Assemblée nationale a établi, à la suite des auditions du directeur du Cedre à Brest, M. Michel Girin, et du directeur général de l’Institut français du pétrole à Rueil, M. Daniel Morel, que le fioul transporté, de même que les échantillons recueillis en mer par le navire récupérateur Ailette, les échantillons arrivés à terre et ceux collectés sur les plumes des cadavres d’oiseaux, sont bien un seul et même fioul no 2, c’est-à-dire un produit liquide à forte viscosité issu de diverses fractions de raffinerie, dont la composition est complexe et varie selon la provenance du pétrole brut traité. C’est la raison pour laquelle la définition selon la norme Afnor d’un fioul no 2 ne fait pas référence à une composition chimique déterminée, mais fait appel à certains paramètres essentiellement physiques. Le fioul transporté a une densité de 1,0025, voisine de celle de l’eau de mer (1,027). Il contient de 21 % à 36 % de résines et d’asphaltènes, 42 à 50 % d’hydrocarbures aromatiques et de 22 % à 30 % d’hydrocarbures saturés (cf. figure 1). Les différences de composition résultent de la nature et de la polarité des solvants utilisés lors des analyses. Les hydrocarbures aromatiques de l’Erika contiennent quelques fractions légères, monoaromatiques comme le benzène (6,6 %) et di-aromatiques comme le toluène (5,9 %). Ces substances sont facilement solubles dans l’eau de mer. Ce fioul contient également du nickel (40 g/g) et du vanadium (90 g/g). Pour permettre le chargement du fioul par pompage, on ajoute un mélange d’hydrocarbures légers (10 % à 20 %), appelé fluxant, qui réduit fortement la viscosité. Évolution du fioul en mer et dérive des nappes Dans le bassin expérimental du Cedre (le « polludrome », dans lequel le fioul est déversé à la surface de l’eau de mer et soumis à l’action d’un vent artificiel et d’un agitateur), le fioul no 2 de l’Erika forme rapidement des émulsions contenant 30 % d’eau de mer. La viscosité de cellesci est plus élevée que celle du fioul lui-même (70 000 centistokes contre 20 000 seulement) ; au bout de deux jours, l’émulsion contient jusqu’à 50 % d’eau de mer, et atteint une très forte viscosité (350 000 centistokes). En mer, le même phénomène se produit, et les échantillons déposés sur les côtes contiennent environ 50 % d’eau de mer. Le fioul no 2 est trop visqueux pour pouvoir être dispersé par l’action chimique de dispersants. 14 i i i i i i “erika” — 2007/11/26 — 11:46 — page 15 — #15 i i Évolution du fioul en mer et dérive des nappes aromatiques benzènes alcanes linéaires 25 % phénanthrène 30 % alcanes ramifiés heptadécane pristane octadécane phytane cycloalcanes 40 % naphtalènes pyrène pétrole brut cyclohexanes cyclopentanes chrysène fluoranthène hopanes drimanes pérylène benzo(a)pyrène asphaltènes porphyrines métaux stéranes 95 % composés azotés N N pyridines quinolines N pyrrole N carbazole composés oxygénés composés soufrés 5% S O R–SH R–OH mercaptans alcools thiophène R–S–R R–COOH furane S OH sulfures acides R–S–S–R R–COOH disulfures dibenzothiophène acides phénol Figure 1 — Les grandes familles d’hydrocarbures contenus dans les pétroles bruts ; les proportions indiquées correspondent aux bruts les plus courants. La formation des émulsions contribue à rapprocher encore plus la densité du fioul no 2 de celle de l’eau de mer. De ce fait, par mauvais temps, les nappes ne restent pas en permanence en surface, et sont donc particulièrement difficiles à suivre par les observateurs aériens. Le fioul no 2 est très peu soluble dans l’eau ; toutefois, les aromatiques légers qu’il contient sont solubles dans l’eau de mer et peuvent se disperser en formant de minuscules gouttelettes d’hydrocarbures (moins de dix micromètres de diamètre). D’autre part, par mer forte et vent violent, les nappes d’émulsions ont tendance à se fragmenter progressivement en galettes et boulettes de plus en plus petites impossibles à récupérer en mer. Une fois déposées sur les plages, des machines de criblage du sable ont été utilisées pour les récupérer avec succès. Le déplacement des nappes visibles en surface a été étudié avec des modèles prévisionnels de dérive des nappes sous l’effet du vent et des courants. Le modèle de Météo-France (Mothy), comparé à deux autres modèles (le modèle commercial britannique Osis, développé à partir d’un projet européen, et le modèle américain Oilmap), s’est révélé le meilleur, après recalage quotidien en fonction des observations aériennes. Les prévisions de Météo-France ont été de plus en plus systématiquement vérifiées, et ont fourni aux autorités responsables des actions 15 i i i i i i “erika” — 2007/11/26 — 11:46 — page 16 — #16 i i Circonstances nautiques du naufrage à terre les informations de référence. Le fait que l’émulsion ait une densité très proche de celle l’eau de mer explique que certaines nappes aient pu échapper, temporairement ou non, aux observateurs aériens. L’état de la mer n’a pas permis d’utiliser les données des satellites équipés de radars, pas plus que les images dans le spectre visible et l’infrarouge de satellites tels que Spot. De plus, ces satellites, placés sur une orbite polaire, ne passent sur la zone qu’un jour sur dix. Les premiers jours après le naufrage Les premières observations aériennes des avions des Douanes et de la Marine nationale, après le naufrage de la partie avant du pétrolier, révèlent plusieurs nappes dérivant, dont l’une, de 15 kilomètres de long, est estimée à 3 000 tonnes de fioul. Ces nappes se déplacent alors vers l’est à une vitesse d’environ 1,2 nœud (1,2 mille marin à l’heure, ou 2,2 kilomètres à l’heure). Quelques jours plus tard, des chapelets de nappes plus petites se fragmentent tout en continuant à dériver. Le 16 décembre, des petites nappes d’une centaine de mètres de diamètre sont concentrées dans une zone de 25 km de long sur 5 km de large. À partir du 17 décembre, ces nappes commencent à s’enfoncer à quelques centimètres sous la surface. Les premiers arrivages à la côte sont observés dans le Finistère sud le 23 décembre (cf. figure 2). Des arrivages dispersés ont lieu sur Groix et Belle-Ile le 25 décembre, la Vendée et Noirmoutier le 27 décembre. Le 26 décembre, le gros de la pollution atteint la Loire-Atlantique au nord et au sud de l’estuaire de la Loire. Une couche visqueuse de 5 à 30 centimètres d’épaisseur recouvre certaines zones sur plusieurs mètres de largeur. Les vents violents et les forts coefficients de marée contribuent à projeter sur les falaises littorales les arrivages de fioul jusqu’à une dizaine de mètres au-dessus du niveau des plus hautes mers. La lutte en mer Dès le 16 décembre, des essais de pompage en mer, seule technique utilisable avec ce produit, sont pratiqués. Plusieurs navires, deux français, un hollandais, un allemand, un britannique et deux espagnols, équipés de système de récupération par pompage, ont travaillé jusqu’au 23 décembre, puis, après une amélioration des conditions météorologiques, ont repris leur activité à partir du 30 décembre. Au total, 1 200 tonnes de fioul ont été récupérées, limitant d’autant l’impact sur le littoral. 16 i i i i