LA FEMME CHEZ HEINRICH HEINE ET CHARLES BAUDELAIRE
Transcription
LA FEMME CHEZ HEINRICH HEINE ET CHARLES BAUDELAIRE
LA FEMME HEINRICH HEINE LE LANGAGE CHEZ ET CHARLES MODERNE BAUDELAIRE: , DE LAMOUR Allemagne d'hier et d'aujourd'hui Collection dirigée par Thierry Ferai L'Histoire de l'Allemagne, bien qu'indissociable de celle de la France et de l'Europe, possède des facettes encore relativement méconnues. Le propos de cette collection est d'en rendre compte. Constituée de volumes généralement réduits et facilement abordables pour un large public, elle est le fruit de travaux de chercheurs d'horizons très variés, tant par leur discipline, que leur culture ou leur âge. Derrière ces pages, centrées sur le passé comme sur le présent, le lecteur soucieux de l'avenir trouvera motivation à une salutaire réflexion. Dernières parutions Hanania Alain AMAR et Thierry FERAL, Le racisme: ténèbres des consciences. Essai, 2004. Didier CHAUVET, Sophie Scholl. Une résistante allemande face au nazisme, 2004. Ludwig KLAGES, La nature du rythme, 2004. Michèle WEINACHTER, Valéry Giscard d'Estaing et l'Allemagne, 2004. Marie-Noëlle BRAND-CRÉMIEUX, Les Français face à la réunification allemande, 2004. Stephan MARTENS (dir.), L'Allemagne et la France. Une entente unique pour l'Europe, Préface de Alain Juppé, 2004. Jean DELINIERE, Weimar à l'époque de Goethe, 2004. A. W A TTIN, La coopération franco-allemande en matière de Défense et de Sécurité, 2004. Walter KOLBENHOFF, Morceaux choisis, Choix et adaptation française de Thierry FeraI, 2004. Rachid L'AOUFIR, Ludwig Borne (1786-1837), 2004. Hans STARK, Helmut Kohl, l'Allemagne et l'Europe. La politique d'intégration européenne de la République fédérale. 1982-1998,2004. Doris BENSIMON, Juifs en Allemagne aujourd'hui, 2003. Marie-Amélie zu SALM-SALM, Échanges artistiques francoallemands et renaissance de la peinture abstraite dans les pays germaniques après 1945, 2003. Sophie Boyer LA FEMME CHEZ HEINRICH HEINE LE LANGAGE L' Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE ET CHARLES , MODERNE L'Hannattan DE LAMOUR Hongrie KOnyves1x>lt 1053 Budapest, BAUDELAIRE: Kossuth L. u. 14-16 HONGRIE L'Harmattan ltalia Via Degli Artisti 15 10124 Torino ITALlE Illustration de couverture, Le Vampire d'Edvard Munch, oil on canvas (91xl09 cm) Munch Museum, Oslo. @ Munch MuseumlMunch-Rl1ingsen Group/SODART 2004. Photo. : @ Munch Museum (Andersen/de Jong) @ L'HARMATTAN, 2004 ISBN: 2-7475-7822-4 EAN: 9782747578226 « Mais peut-être notre coeur n'est...il formé que de la réponse qui n'est point donnée? » - René Char, « Le rempart de brindilles» REMERCIEMENTS Mes sincères remerciements s'adressent tout d'abord aux institutions qui, grâce à leur soutien financier, m'ont permis de mener à bien ce projet: le Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR), l'Office alle~ mand d'échanges universitaires (DAAD), la Fondation ].W. McConnell, la Faculté des études supérieures de l'Université McGill ainsi que l'Université Bishop's. Je tiens également à exprimer ma gratitude à mon direc~ teur de thèse, Paul Peters, qui m'aura donné « la piqûre» pour la littérature allemande du dix,neuvième siècle et tout parti~ culièrement pour Heinrich Heine. Les quelques séminaires suivis avec lui auront été pour moi de véritables révélations quant à l'impact de la littérature sur le cours de ma carrière et sur ma vie en général. Nos nombreuses conversations échan~ gées à Montréal, Berlin ou Bonn m'auront aidée à développer VII une pensée critique. À la rigueur intellectuelle du directeur de thèse comme aux attentions de l'ami, je dois beaucoup. À Bonn, Dolf Oehler du département de littérature corn... parée de la Rheinische Friedrich...Wilhelms...Universitat m'a accueillie chaleureusement lors d'une année de recherche en 1996...1997. Le séminaire sur Heinrich Heine suivi avec lui, ainsi que ses précieux conseils de lecture, m'auront apportée beaucoup à un moment où commençait à peine à se préciser l'orientation de mes travaux. Le présent ouvrage - une thèse de doctorat à l'origine - n'aurait jamais pu voir le jour sans l'appui constant de ma famille: mes parents et ma soeur - admirateurs d'autant plus touchants que résolument partiaux - qui n'ont pas douté une seconde de mes capacités à concrétiser ce projet. Ma reconnaissance va également aux collègues et amies qui m'ont accompagnée par leur encouragement infatigable et leur solidarité: Pascale Chrétien, Cheryl Dueck, Guylaine Gauthier et Brigitte Melançon. Pour son esprit éminemment baudelairien et son talent de lecteur critique, je remercie de tout coeur mon compagnon François D'Aoust. Finalement, c'est à ma fille, la très sage Héloïse, que je dédie cet ouvrage qui l'aura trop souvent soustraite à sa mère, mais qui, je l'espère, symbolisera un jour à ses yeux non pas tant le fruit de bien des labeurs, que l'aboutissement de grands rêves enfin réalisés. VIII NOTES LIMINAIRES Afin de faciliter la lecture du présent ouvrage, les citations d'oeuvres et d'études en allemand ou en anglais sont fournies dans leur traduction française. Là où il s'agit de notre propre traduction, celle...ci renvoie au texte original dans les notes en fin d'ouvrage. Certaines de ces notes s'adressent donc à un public trilingue. Si l'oeuvre en prose de Heine ne nous semblait pas trop souffrir d'être présentée en traduction française, il en allait tout autrement de sa poésie dont le rythme, nonobstant la qualité indiscutable des traductions utilisées, ne peut jamais être complètement rendu vu la divergence des prosodies germanique et romane. Heine Iui...même n'a-t...il pas affirmé, reprenant les paroles d'un critique malveillant à propos de ses poésies traduites, qu'elles n'étaient que clair de lune em... paillé? Nous tenions donc à livrer au lecteur la poésie hei... IX nienne dans ses deux versions - la traduction française dans le texte renvoyant à la version originale en fin d'ouvrage. Nous adopterons au cours de l'exposé les abréviations suivantes entre parenthèses, le chiffre romain renvoyant, le cas échéant, au volume et le chiffre arabe à la page: OC Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, éd. par Claude Pichois, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1975-1976. DHA Heinrich Heine, Historisch..kritische Gesamtausgabe der Werke, éd. par Manfred Windfuhr, Hamburg, Hoffmann et Campe, 16 voL, 1973-1997. [édition désignée « Düsseldorfer Heine Ausgabe »J HSA Heinrich Heine, Sakularausgabe. Werke, Briefwechsel, Lebenszeugnisse, éd. par les Nationale Forschungs- und Gedenkstatten der klassischen deutschen Literatur à Weimar et le Centre National de la Recherche Scientifique à Paris, Berlin/ Paris, Akademie-Verlag/ Éd. du CNRS, 27 vol., 1970-1986. [édition désignée « Heine Sakularausgabe »] LC Heinrich Heine, Livre des chants/Buch der Lieder, trad. de l'allemand par Albert Spaeth, Paris, Aubier, colI. « Bilingue des classiques étrangers », 2 voL, 1947. R Heinrich Heine, Romancero, trad. de l'allemand par Isabelle Kalinowski, Paris, Éd. du Cer£« Bibliothèque franco-allemande », 1997. EA Heinrich Heine, Écrits autobiographiques, trad. de l'allemand par Nicole Taubes, Paris, Éd. du Cer£ « Bibliothèque franco-allemande », 1997. x NP Heinrich Heine, Nouveaux poèmes, éd. par Gerhard Hahn, trad. de l'allemand par Anne-Sophie Astrup et Jean Guégan, Paris, Gallimard, coIL « Poésie », 1998. PT Heinrich Heine, Poèmes tardifs, trad. de l'allemand par Nicole Taubes, Paris, Éd. du Cerf: « Bibliothèque franco...allemande », 2003. Une partie du chapitre IV est déjà parue dans Body Dialectics in the Age of Goethe, sous la dir. de Marianne Henn et Holger A. Pausch, Amsterdam/New York, Rodopi, colL« Amsterdamer Beitrage zur neueren Germanistik », Bd. 55, 2003. Xl AVANT-PROPOS Dans son essai sur l'amour et l'érotisme, La flamme double, Octavio Paz rapproche l'expérience poétique de l'expérience érotique en ceci que l'une comme l'autre « nous révèle un autre monde au-dedans de celui-ci] » : par elles, nous est révélé un ailleurs. À travers l'expérience érotique, le but premier de la sexualité - la reproduction - est suspendu au profit de l'exacerbation d'un désir. Une semblable transfiguration s'opère à travers l'expérience poétique. Cette fois, c'est le langage qui voit son but premier - la communication - suspendu: le poète évoque des images venues d'ailleurs et parlant d'une « autre voix2 », des images qui, par la magie des correspondances, répondent à des sons, à des rythmes, à des mots. Or, au coeur même de ce système de correspondances, d'échos et d'analogies, la rupture domine: le poète n'est pas tenu de respecter les conventions du langage. Au contraire, il se plaît à les remettre en question. L'évidence de l'équation 1 « signifiant...signifié », alors, ne vaut plus, et il s'ensuit inévita... blement un décalage, un glissement dans le tissu du langage. Érotisme et poésie transfigurent, esthétisent sexualité et langage, plaçant ceux...ci sous le signe de la représentation. En effet, il y va dans l'acte poétique comme dans l'acte érotique de la volonté de l'artiste, du sujet amoureux, de se re,présenter un monde intérieur qui, le temps de quelques vers ou d'une étreinte, nous est donné à voir. Lindicible n'a qu'à se cristal... liser sous nos yeux pour qu'il devienne palpable, et soudain, nous y croyons. Ces représentations cependant peuvent se révéler lourdes d'équivoque, à l'instar de ces trompe...l'oeil de l'époque baroque où une forme mystérieuse, lorsqu'observée à partir d'un angle inhabituel, dévoile une tête de mort. Selon Paz toujours, la poésie moderne se définit, de façon dialectique, par la négation de la modernité; elle « affirme être la voix d'un principe antérieur à l'histoire, la révélation d'une parole originelle de fondation3. » Mais cet élan de la poésie vers un paradis perdu, vers un temps d'avant le temps historique, où les mots coïncideraient avec les choses, est une tentative sans cesse répétée, mais jamais achevée. En effet, la représentation survient toujours après et marque par le fait même une rupture. Le langage poétique se voit dès lors traver... sé par les forces d'un principe dissonant; comme si le poème, çà et là, montrait un visage aux traits tordus par un rictus: La poésie est l'autre cohérence, faite non pas de rai, sons mais de rythmes. Il est un moment, néanmoins, où la correspondance se défait; il est une dissonance qui s'appelle, dans le poème: ironie, et dans la vie: mortalité. La poésie moderne est la conscience de cet, te dissonance au sein de l'analogie4. Cette conscience, lorsque cultivée, voire exacerbée, fait trembler toutes fondations et en premier lieu, celles...!à mê... 2 mes qui sont à la base de l'homme moderne en tant que sujet historique. Devant l'échec d'un projet de société ou devant la marche effrénée d'un progrès qu'il n'arrive plus à contrôler, le sujet moderne se trouve dés,unifié, aliéné à lui-même. Cette conscience de l'aliénation, de la dissonance poussée à son extrême limite par les poètes de la modernité appelle la dissolution du langage et du système des signes mêmes. Mais avant d'en arriver à la « presque disparition vibratoires» de la crise de vers mallarméenne, le dix-neuvième siècle poétique est encore bien empreint du primat de l'image6. C'est souvent à travers l'image, dans la confrontation avec elle, que le sujet moderne cherche réponse à l'énigme de sa propre identité, à la problématique de l'aliénation à soi-même. Or, cette confrontation avec les images et leur pouvoir d'évocation constitue la base d'un discours poétique amoureux où la rencontre avec l'Autre nous est révélée. Et cet Autre, c'est la femme. Charles Baudelaire était appelé à devenir, par sa vie et par son oeuvre, le symbole même de l'homme et de l'artiste moderne. Un an à peine après sa mort, Théophile Gautier signe la préface des Oeuvres complètes chez Michel Lévy et contribue ainsi à répandre la légende du poète de la modernité et de la décadence que Baudelaire avait commencé à établir de son vivant par son comportement excentrique. Dans son oeuvre la plus achevée, Les Fleurs du mal, Baudelaire fait de la femme une pure représentation, un pur objet amoureux, ins... pirant au poète autant la fascination et le désir que la crainte et l'horreur. Contrairement à un modèle où l'amour serait chanté comme une rencontre harmonieuse, la femme marque, dans une optique toute moderne de l'amour, la séparation et la distance. De la tension s'établissant entre le désir et son empêchement naît une douleur qui se transforme souvent, dans un processus dialectique, jusqu'à devenir une fin en soi. Dans son oeuvre inachevée, Paris, capitale du XIXt: siècle. Le Livre des passages, le philosophe Walter Benjamin décla... 3 re que Les Fleurs du mal est le dernier recueil de poèmes à avoir eu une portée sur l'Europe entière. Il ajoute cependant qu'avant lui est venu Das Buch der Lieder/Le Livre des chants7. Or, c'est justement chez l'auteur du Livre des chants, Heinrich Heine, qu'il nous est permis de percevoir la genèse du dis... cours amoureux baudelairien. En effet, il sera démontré ici combien le poète allemand Heinrich Heine doit être salué comme l'un des précurseurs importants du français Charles Baudelaire. Mais au...delà de la simple étude d'influence, c'est la lecture parallèle de l'oeuvre poétique des deux auteurs qui constituera l'élément essentiel de la présente étude, lecture qui sera menée à partir de l'analyse comparative de la re... présentation de la femme, et plus spécifiquement du corps féminin tel qu'il s'inscrit à l'intérieur du discours amoureux propre à la modernité. C'est à Kurt Weinberg que revient l'honneur de s'être le premier« hasard( é], non sans témérité, sur un terrain presque vierges» : dans son étude de 1954, Henri Heine « romantique défroqué ». Héraut du symbolisme français, Weinberg retrace les lignes de convergence entre l'oeuvre de Heinrich Heine et celle de Charles Baudelaire et de Stéphane Mallarmé. Son analyse des affinités électives unissant les univers poétiques heinien et baudelairien se concentre essentiellement autour des domaines de l'ironie, de la religion et de la femme. La même propension au blasphème caractérise les deux auteurs: Weinberg dégage, en effet, une esthétique commune de la transgression qui consiste, tout particulièrement dans le trai... tement de la femme, à mêler le sacré et le profane et à faire de la violation de cet interdit une expérience d'intense va... lupté. C'est cependant dans les enjeux d'une telle profanation que Weinberg voit la principale divergence entre les auteurs respectifs. Les remords éprouvés, et même recherchés, par le sujet amoureux baudelairien, s'expliquent avant tout par une adhésion à la tradition dualiste du christianisme: comme 4 Baudelaire l'exprime dans Mon coeur mis à nu, Dieu et Satan sont les « deux postulations simultanées» (Ge I, 682) qui se partagent le coeur de tout homme sans aucun espoir d'unité. Soumis à la tentation du péché originel, l'homme succombe pour mieux se fustiger ensuite. Devant l'irrémissible, sa mauvaise conscience le ronge et le châtie - situation teintée de sado...masochisme de l'héautontimorouménos où douleur et jouissance s'entremêlent. Quant à Heine, né un quart de siècle plus tôt, il demeure un enfant des Lumières. Chez lui, la profanation n'est qu'un prétexte de libertin pour choquer le bourgeois. Malgré ses origines juives et sa conversion précoce au protestantisme, Weinberg qualifie Heine avant tout de moniste: dans sa vi... sion du monde, les forces du Bien et du Mal se rejoignent et se fondent dans une volonté ultime de réconciliation tandis qu'elles s'opposent et se combattent chez le manichéiste qu'in... carne Baudelaire. Sympathique à la doctrine saint...simonien... ne, Heine caresse jusque dans certains de ses écrits le projet d'une éventuelle « réhabilitation de la chair» remettant en question les fondements mêmes du christianisme. En plus du penchant commun pour le sacrilège, Weinberg dégage une autre constante s'appliquant à la vie et à l'oeuvre des deux auteurs, nommément le désir d'avilissement de soi dans les choses de l'amour. Ce goût qu'ils partagent pour la femme vile et plus précisément pour la prostituée est en effet noté sans pourtant qu'une explication satisfaisante de ce phé... nomène ne soit proposée. Weinberg remarque enfin le même attrait pour la morbidité issue du romantisme noir et constate l'abondance d'images d'un idéal féminin révélant cet attrait: La femme...idole, la femme...oeuvre d'art, la femme ma... lade et près de la mort, la femme...sphinx, monstre glacial, naïf et « toujours en rut» : voilà les ingrédients et les matériaux dont Heine et Baudelaire 5 façonnent un étrange idéal où la beauté, le diable, le marbre, la chatte et le vampir [sic] se confondent me féminine9. dans une for, Toutefois, Weinberg s'en tient encore une fois au simple constat, et sa définition purement nominale de l'attrait pour le morbide laisse le lecteur sur sa faim quant à l'interprétation des dites images. Dans Heines Nachwirkung und Heine,Parallelen in der franzosischen Dichtung [Retentissement de Heine et points de convergence dans la poésie française), Oliver Boeck tient à se distinguer nettement de son prédécesseur. En effet, Boeck qualifie l'étude comparatiste de Weinberg de réductionniste en ce qu'elle se concentre principalement sur les éléments de l'oeuvre de Heine qui révèlent sans équivoque son rôle de précurseur. Il reproche à Weinberg son manque de nuance dans son analyse de la représentation de la femme chez Heine et Baudelaire. Weinberg aurait tracé des parallèles trop serrés quant à l'emploi, par ces deux poètes, de motifs provenant du romantisme noir. Boeck entend rectifier cette approche, selon lui erronée, en se concentrant sur la récupération de l'univers heinien dans la poésie française. Il reconnaît donc sans l'ombre d'un doute la présence d'éléments empruntés à l'oeuvre du poète allemand dans la poésie française, de Nerval à Apollinaire, en passant par Baudelaire. C'est cep en' dant le changement de signification idéologique inhérent à ces représentations que Boeck s'emploie à étudier. Il interprète, par exemple, le thème du déchirement (Zerrissenheit) chez Heine d'un point de vue résolument historique comme un constat de l'état du monde, tandis que le traitement de ce même thème chez Baudelaire est mis en rapport avec la dualité manichéenne du Bien et du Mal. Le concept de modernité développé par Baudelaire dans son essai sur Constantin Guys, Le Peintre de la vie moderne, est interprété comme 6 l'expression du circonstanciel dans l'art, tandis que Heine, à qui il revient d'avoir le premier employé le terme de « moder... nité » dans Die Nordsee. Dritte Abteilung/Lîle de Norderney, y verrait l'expression d'un progrès historique universe110. Boeck semble décidément refuser toute portée politique et historique à l'oeuvre de Baudelaire dans sa récupération des thèmes heiniens. Ainsi, dans leur traitement respectif de la femme, exemplifié par l'analyse comparative des textes «Les Métamorphoses du vampire» et Der Doktor Faust/ La légende de Faust, Boeck concède sans problème à Heine un pouvoir critique important dans sa remise en question d'une idéologie religieuse qui démonise la femme, tandis que toute dimension sociale, historique et politique est évacuée du poème de Baudelaire pour le réduire à une « expérience personnelle11 » du poète. Il faudra attendre quelques années avant que la dimension politique de l'oeuvre baudelairienne - sa portée critique sur le monde et dans l'histoire - ne soit dûment reconnue et analysée12. Dans le récent article de Gert Sautermeister, «Heine und Baudelaire - eine vergleichende Lektüre» [Heine et Baudelaire - une lecture comparée], la même galerie de femmes mentionnées ci...haut est passée en revue; ici aussi cependant, l'auteur néglige de fournir au lecteur une analyse en profondeur de ces différentes images: Sans aucun doute, la poésie romantique avant Baudelaire a elle aussi évoqué l'image énigmatique de la femme en tant que figure envoûtante - mais ni Brentano, ni Eichendorff: Alfred Musset [sic] ou Victor Hugo n'ont campé le féminin avec une telle in... sistance et autant de variations dans la figure de la sphinge, du vampire, du serpent, du fantôme ou de la femme exotique. Sans aucun doute, le poème ro... mantique avant Baudelaire connaît aussi le conflit 7 entre l'abandon de soi et le désir de destruction sous l'emprise d'Éros, lequel ouvre sur une esthétique de I'horrible [...]. Mais Baudelaire a accentué cette es... thétique et l'a transmuée en une poésie de la répul... sion fascinantel3. La brève interprétation tentée par Sautermeister ramène toutes ces images à la seule problématique des rapports de forces existant entre les sexes. On considère, avec raison, l'oeuvre de Heine comme annonciatrice de la persistance avec laquelle cette problématique va se poser. La relation complexe entre bourreau et victime, les leitmotive de la femme froide et sans âme sont certes mentionnés par Sautermeister, mais encore une fois, on ne s'arrête pas aux dimensions psycho-sociales, historiques, esthétiques que comportent ces images individuelles. Ce sont justement ces dimensions que révèle Dolf Oehler dans son article « Art...Névrose» où les images de la femme...statue et de la femme...vampire y sont analysées à partir des poèmes « À une passante» et « Le Vampire »]4. Oehler dévoile de façon convaincante le substrat politique et historique sous-jacent à ces poèmes connus avant tout pour leur caractère érotique évident. Oehler se livre dans Pariser Bilder l [Tableaux parisiens I] et Le spleen contre l'oubli à une semblable analyse des aspects socio...historiques et politiques de l'oeuvre de Baudelaire ainsi que de Heine, Flaubert et Daumier pour ne nommer que ceux...ciI5. Ces écrivains et ar... tistes auraient développé une stratégie d'écriture commune qu'Oehler qualifie d'« esthétique anti...bourgeoise ». Sous le couvert d'une adresse au public bourgeois, l'artiste fait de ce dernier la cible véritable de sa critique lisible en filigrane des oeuvres. La condamnation voilée s'adresse à son tour à un pu... blic virtuel « anti-bourgeois» et exprime une solidarité avec le potentiel révolutionnaire qui réside en ce public, véritable destinataire de l'oeuvre produite - poème, roman, carica8