MARIE DARRIEUSSECQ

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MARIE DARRIEUSSECQ
MARIE DARRIEUSSECQ
Hoger Instituut voor Franse Cultuur
6 oktober 2009
Biographie
Marie Darrieussecq est née le 3 janvier 1969 à
Bayonne (Pyrénées Alantiques). Son père est
technicien, sa mère prof de français. Elle passe son
enfance dans un petit village du Pays Basque et
s'intéresse très tôt à la littérature. En 1986, bac
littéraire en poche, elle commence des études de
Lettres, prépare hypokhâgne et khâgne à Bordeaux
(1988-1990) puis intègre en 1990 l'École Normale
Supérieure de la rue d'Ulm à Paris. En 1992, elle
sort sixième du concours à l'Agrégation de Lettres
modernes. Elle continue ses études de Lettres à
Paris III et Paris VII tout en donnant des cours sur Stendhal et Proust à l'Université de Lille.
En septembre 1996, après avoir écrit cinq romans restés dans les tiroirs et entamé une
psychanalyse, Marie Darrieussecq publie aux éditions POL son premier roman "publiable",
Truismes, qui raconte l'histoire d'une femme boulimique se métamorphosant en truie. Le livre
connaît immédiatement un large retentissement en France et à l'étranger. Il s'est depuis vendu
à plus d'un million d'exemplaires et les droits d'adaptation au cinéma ont été acquis par JeanLuc Godard. En 1997, Marie Darrieussecq soutient avec succès une thèse de Doctorat ès
lettres, préparée sous la direction de Francis Marmande, intitulée Moments critiques dans
l'autobiographie contemporaine: Ironie tragique et autofiction chez George Perec, Michel
Leiris, Serge Doubrovsky et Hervé Guibert. La même année, elle épouse un mathématicien
mais divorce très rapidement.
L'œuvre de Marie Darrieussecq est fondée sur un rapport mythologique à l'absence qui
interroge le vide, mais aussi les figures de la mère, du matricide, de l'exil, de la dépression,
avec un mode d'interrogation souvent humoristique et provocateur. Promue nouvelle jeune
star des lettres françaises à la fin des années '90, elle enchaîne les livres, tous publiés chez
POL: Naissance des fantômes (1998), Le Mal de mer et Précisions sur les vagues (1999), Bref
Séjour chez les vivants (2001), Le Bébé (2002), White (2003), Le Pays (2005), Zoo
(Nouvelles, 2006), Tom est mort (2007). Ces publications sont entrecoupées de quelques
autres textes publiés dans des ouvrages collectifs chez divers éditeurs, ainsi qu'un conte,
Claire dans la forêt (Editions des Femmes, 2004) et une pièce de théâtre, Le Musée de la mer
(2007), mise en scène par Arthur Nauzyciel au Théâtre national de Reykjavik (Islande).
Entre-temps, Marie Darrieussecq a terminé sa psychanalyse et s'est remarié en 2000 avec un
astrophysicien. Elle a deux enfants, un garçon et une fille nés respectivement en 2001 et 2004.
Elle a soutenu publiquement la candidate socialiste Ségolène Royal lors de la campagne pour
l'élection présidentielle de 2007. Elle termine actuellement une traduction des Tristes d'Ovide,
à paraître fin 2008 chez POL.
Le dernier roman de Marie Darrieussecq, Tom est mort, fait l'objet d'une polémique avec
Camille Laurens qui l'accuse, dans un article intitulé Le syndrôme du coucou publié par La
Revue littéraire (éditions Léo Scheer), de "plagiat psychique", c'est-à-dire de s'inspirer un peu
trop librement de l'un de ses livres, Philippe (POL, 1995), qui relate une histoire identique:
celle d'une mère qui voit mourir son enfant (histoire autobiographique pour Camille Laurens).
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En 1998, la romancière Marie NDiaye avait déjà accusé Marie Darrieussecq, sinon de
"plagier" du moins de "singer" deux de ses livres avec Naissance des fantômes.
http://www.republique-des-lettres.fr/10031-marie-darrieussecq.php
Bibliographie
Truismes, Paris, POL, 1996
Difficile d’écrire son histoire lorsqu’on habite dans une porcherie et, qui plus est, lorsqu’on est
devenue une truie. Car telle est l’extraordinaire aventure de la narratrice de cette fable
terriblement sensuelle, qui se métamorphose sous les yeux stupides de son ami Honoré, prend du
poids, se découvre une soudaine aversion pour la charcuterie, se voit pousser des seins
surnuméraires, et finit, bien obligée, par quitter la parfumerie dont elle était l’hôtesse très
spéciale...
Tantôt humaine, tantôt animale, elle erre dans les égouts et dans les jardins publics où elle se
nourrit de débris végétaux, elle met bas ses porcelets, devient l’égérie du futur président de la
République avant d’être la maîtresse d’un très séduisant loup qui se nourrit de livreurs de pizzas et
manquer finir sa vie dans l’assiette de sa propre mère.
Derrière ces aventures porcines se profile une société aux prises avec un extrémisme obsessionnel de la
vie saine mais de fait corrompue, une vaste ferme des animaux où les achats se règlent en Euro ou en
Internet Card, où charlatans et fous mystiques se disputent le pouvoir.
Le récit de cette modification se double donc d'un conte moral où l'oeuvre d'imagination affiche ses
intentions de satire sociale. Se plaçant d'emblée sous l'égide de Knut Hamsun, de la glèbe et de la
sauvagerie attenante à l'humain, la narratrice, truie endiablée, permet au lecteur de renouer avec des
plaisirs de lecture qui viennent de très loin.
Naissance des fantômes, Paris, POL, 1998
C'est au départ une histoire simple, banale et triste. Un homme disparaît. Sa femme l'attend, elle
ne se résout pas à sa disparition, elle le cherche.
Alors, le monde va se défaire ou, plus exactement s'ouvrir. Il s'ouvre sur son mystère, sur ses
niveaux inconcevables, sur ses énigmes, l'infiniment grand, l'infiniment petit, l'infiniment
mouvant puissamment rythmés par l'attente. Tous les repères se déplacent, plus aucune
perspective n'est certaine, étoiles et atomes échangent leur poids, leur valeur. De proche en
proche, cette disparition désintègre tout ce qui constitue la réalité généralement admise, elle
nous projette dans une autre dimension des sentiments et des sensations. Les fantômes peuvent
apparaître car, comme la narratrice, nous sommes prêts.
Le Mal de mer, Paris, POL, 1999
Après l’école, la petite reste une heure ou deux chez sa grand-mère, en attendant que sa mère
vienne la chercher. Elle goûte en regardant des documentaires à la télévision.
Ce jour-là, la robe que porte sa mère est différente. Et au lieu de rentrer à la maison, les voilà qui
s'embarquent toutes deux sur l’autoroute.
Elles arrivent au bord de la mer. Les recherches ont déjà commencé.
Précisions sur les vagues, Paris, POL, 1999
Publié à l’occasion du Mal de mer, ce court texte est la description minutieuse de phénomènes
marins, dont on ne sait s’ils sont tous avérés ni s’ils relèvent du scientifique ou du poétique. Peutêtre plus du poétique que du scientifique, en fait. Quelques pages pour que la réalité s’y
développe, enfle, gronde jusqu’à générer de bien curieuses images.
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Bref séjour chez les vivants, Paris, POL, 2001
Soit une famille, une mère, un père, trois filles. Il y a dans cette famille un trou, un creux, une
absence, un vide autour duquel tout s'est, d'un même et cruel mouvement, défait puis refait, mais
mal : la mort d'un enfant qui à jamais restera un petit garçon de trois ans.
L'action se déroule sur 24 heures. 24 heures de la vie de cinq âmes séparées, à l'intérieur de ces
âmes, et aussi bien à l'intérieur de corps traversés de pensées, d'émotions, d'impressions, sur
lesquels viennent se poser, fugaces et perçants, cruels, des mots. Flux de consciences
contradictoires mais si proches, unies par un même secret, une même douleur toujours contournée,
évitée et, de ce fait, de plus en plus présente, cruelle.
Le Bébé, Paris, POL, 2002
Qu'est-ce qu'un bébé ? Pourquoi si peu de bébés dans la littérature ? Que faire des discours qui les
entourent ? Pourquoi dit-on " bébé " et pas " le bébé " ? Qu'est-ce qu'une mère ? Et pourquoi les
femmes plutôt que les hommes ?
White, Paris, POL, 2003
Où ? Au Pôle Sud. Quand ? Dans un futur proche. Qui ? Un homme et une femme. De l’aventure !
Du froid ! Du chaud ! Des spectres ! Des bons et des méchants ! De l’amour ! Jusqu’à quel point
faut-il se débarrasser des fantômes pour faire l’amour ?
Le Pays, Paris, POL, 2005
Un jeune couple, elle attend un enfant, décide de déménager, de quitter Paris pour repartir et
s’installer au pays, un pays qui ressemble au Pays basque, c’est là d’où elle vient.
Cet enfant à venir, ce temps de la maternité, est l’occasion pour elle d’un retour sur les origines.
Elle passe en revue les lieux familiers de son enfance, fait défiler son histoire, sa famille, les
névroses familiales, la mère sculptrice célèbre (on pense à Louise Bourgeois) remariée et le père
ruiné qui vit au fond du jardin, dans une caravane, questionne la filiation, le frère mort, la folie du
frère adopté, l’aïeule. Au fur et à mesure que la grossesse avance, comme en abyme, elle se met à flotter
dans son histoire, le pays devenant la matrice de son retour sur elle-même.
Zoo, 2006 (nouvelles)
Marie Darrieussecq a rassemblé quinze nouvelles publiées ici où là, ou inédites, écrites depuis 20 ans,
souvent sur commande, entre deux livres dont elles pourraient aussi, parfois, être des chapitres
inattendus. Elles ont en commun son sens du fantastique, son goût pour les sciences pas toujours
exactes, son humour, et un art consommé du suspens. Anticipations, rêveries, elles mettent en scène
beaucoup d’animaux, mais pas seulement : des humains très spéciaux leur tiennent une compagnie
déconcertante.
Tom est mort, Paris, POL, 2007
Voici dix ans que son fils est mort, il avait quatre ans et demi. Pour la première fois depuis ce jour
quelques moments passent sans qu'elle pense à lui. Alors, pour empêcher l'oubli, ou pour
l'accomplir, aussi bien, elle essaie d'écrire l'histoire de Tom, l'histoire de la mort de Tom, elle
essaie de s'y retrouver. Tom qui est devenu mort, Tom à qui on ne pense plus qu'en sachant qu'il
est mort. Elle raconte les premières heures, les premiers jours, et les heures et les jours d'avant
pareillement, comme s'il fallait tout se remémorer, elle fouille sans relâche, elle veut décrire le
plus précisément et le plus profondément possible, pas tant les circonstances de la mort de Tom que ce
qui a précédé, que ce qui s'en est suivi, la souffrance, le passage par la folie, et le fantôme de son enfant.
Le plus concrètement aussi parce que, c'est sûr, la vérité gît dans les détails. C'est la raison pour laquelle
ce texte qui devrait être insoutenable et qui va si loin dans l'interrogation de la douleur est si
convaincant, si proche.
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Précisions sur les vagues, Paris, POL, 2008
Quand Marie Darrieussecq écrivait Le Mal de mer (P.O.L, 1999), elle aurait voulu en dire plus
sur les vagues. Mais ça aurait formé des excroissances, de trop grosses vagues à la surface du
texte. Ça sortait du roman, ça aurait cassé son rythme, ça formait nouvelle. Ça se sédimentait
autrement. Alors elle a écrit Précisions sur les vagues. Un catalogue encyclopédique de vagues,
décrivant la façon dont elles se forment. C’est un lieu important : elles font la jointure entre l’eau
et la terre. La vérité est dans le poème, autant que dans la science.
Le musée de la mer, Paris, POL, 2009 (théâtre)
Liz et Will se réfugient chez May et Man. Ils arrivent, avec leurs deux enfants, d’une ville
assiégée, et ils n’ont plus d’essence. C’est la guerre. May et Man vivent près de la côte, ils
essaient de maintenir leur Musée malgré les restrictions. Il leur reste quelques poissons, un poulpe
et une « chose », Bella : un objet vivant non identifié, une bête marine à mi-chemin du lamantin et
du revenant. Bella est belle et elle bêle, Bella est monstrueuse et pleure comme un bébé. May et
Man, sur cette bande-son, essaient de rester neutres, à cultiver leur jardin malgré les milices
locales. Mais les bombardements se rapprochent, et Will et Liz, et leurs enfants, apportent aussi la
guerre.
www.pol-editeur.fr
3. Entretien
a) « Comment j’écris ». Marie Darrieussecq, entretien avec Jean-Marc
Terrasse
Le sujet de ce colloque est la génétique et nous allons maintenant nous y consacrer. Marie
Darrieussecq décompose son travail en trois phases distinctes. J’aimerais que l’on se tienne à
ce découpage. La première phase est celle où elle pense au futur texte ou au sujet, la deuxième
phase est le temps du premier jet (carnets, cahiers, notes) et enfin, la troisième phase est le
temps de la composition ou de la recomposition avec l’ordinateur (un Mac). Prenons ces trois
phases dans l’ordre.
Comment s’installe le sujet en vous ?
MD : En général, comme beaucoup d’écrivains et d’universitaires aussi d’ailleurs, je me
promène avec des petits carnets. Je prends des notes très éparses. Je n’ai pas apporté de
transparents de ces carnets parce qu’ils ont pour le coup un côté extrêmement intime avec des
codes personnels, des moyens mnémotechniques qui sont censés me faire penser à d’autres
choses. Au milieu il y a aussi des listes de courses et des numéros de téléphone. En somme,
c’est un carnet. C’est un moment de gestation du texte, appelons ça ainsi, qui n’empêche pas
d’ailleurs que je puisse être en train de travailler concrètement un autre texte. Par exemple,
quand j’écrivais Le Bébé, j’étais complètement hantée par le roman à venir, White, que je
viens de terminer. Il y a entre les textes des chevauchements temporels.
JMT : Il me semble que dans Bref séjour chez les vivants, il y a aussi des allusions aux
bébés.
MD : En tout cas dans Le Bébé, il y a l’annonce d’un roman qui se passe en Antarctique,
White. Il y a donc ces chevauchements temporels, mais disons pour simplifier les choses que
je passe deux, trois, quatre mois sans écrire du tout, sans précisément écrire, à part des notes
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de temps en temps dans ce carnet. Par exemple (elle montre) il y a à peu près une trentaine de
pages de très petit format écrites dans ce carnet que j’ai commencé en mars et nous sommes
en juin. Il n’y a donc pas beaucoup de choses, ça va lentement. Je rêve sur le livre à venir soit
dans mes insomnies, qui peuvent être nombreuses mais qui sont très efficaces en général, soit
quand je marche à Paris, ville que j’habite, ou dans d’autres villes, soit en nageant à la
piscine. C’est un très grand moment de vide, je m’ennuie en nageant. Au bout de deux cents
mètres, mon cerveau commence à se mettre sur le mode rêverie et là, beaucoup de choses me
viennent. D’où sortent les idées, je ne sais pas, personne ne sait ; elles viennent de
l’inconscient, de choses vécues, de conversations entendues, de livres lus. Le problème n’est
pas tellement d’avoir des idées ; des idées on en a tous tout le temps. Et moi j’ai un métier
luxueux où je peux me permettre de les écouter, de les prendre au sérieux. Je peux me
permettre de ne rien faire pendant des jours et des jours et de laisser venir les idées, même les
plus saugrenues. Le problème n’est donc pas d’avoir des idées mais de savoir quelle idée va
être assez riche pour porter tout un livre. Bien souvent, je crois avoir une bonne idée et je
m’aperçois que c’est en fait une idée pour une nouvelle ou même parfois pour une lettre à
quelqu’un, mais pas du tout pour un roman. C’est assez rare d’avoir une idée qui soit assez
complexe pour qu’elle puisse porter, comme une colonne vertébrale, tout un roman.
JMT : Comment est né Truismes alors ?
MD : C’était mon sixième manuscrit et pas du tout mon premier roman. Depuis toute petite en
fait j’étais déjà dans un besoin de l’écriture, et j’ai terminé ce qui ressemblait à un premier
roman à l’âge de dix-sept ans. Pour moi, cette idée d’une femme qui se transforme en truie,
était une idée parmi d’autres et je ne sais vraiment pas comment je l’ai eue mais je sais que
quand cette idée m’est venue en tête, elle m’est apparue complètement saugrenue. Je me suis
dit « qu’est-ce que je vais faire avec ça, ça n’a aucun sens ». Je n’y ai plus pensé mais elle
s’est mise à penser en moi. C’était une idée qui revenait sans arrêt et c’est un assez bon signe.
Quand une idée insiste, c’est qu’elle veut qu’on fasse quelque chose avec elle, même si elle a
l’air complètement idiote. Une femme qui se transforme en truie : j’étais la première choquée
par cette proposition de mon cerveau.
J’étais en train de lire Hervé Guibert, que je lisais énormément à l’époque. Il a un rapport très
particulier à la narration. Il commence par exemple son roman Les Gangsters sur les
chapeaux de roue avec une histoire de cambriolage, et puis le texte s’évase en quelque sorte,
et part dans des tas de directions. Au moment où il commence à raconter sa maladie, puisqu’il
est mort du SIDA, Hervé Guibert dit qu’il n’y a rien de plus narratif qu’une maladie ; on la
suit de symptômes en symptômes, de rémissions en aggravations. Une maladie c’est une
histoire. Et je me suis dit qu’il était très simple, au fond, de suivre la progression de cette «
maladie de la truie » dans un corps de femme et que je pouvais très concrètement décrire des
symptômes, la peau qui se transforme, les poils qui poussent ou le nez qui grandit.
J’avais donc un début d’ébauche de forme… J’étais dans la phase où on a l’impression de la
tenir, l’idée, et où affluent des idées conjointes, le matériau du texte à venir… Une idée seule
comme ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Ce qui compte c’est de savoir comment on va la mettre
sur la page. J’ai donc rêvé autour de cette idée d’un « Comment j’écris » corps de femme qui se
transforme en truie pendant plusieurs mois. À l’époque j’étais en train de faire ma thèse.
C’était une sorte de temps volé sur ma thèse, et je rêvais cette histoire. Je n’en parlais à
personne parce qu’un jour j’en avais parlé à ma meilleure amie, je me rappelle très bien où, à
un croisement sur le boulevard Saint-Michel, le feu passait au rouge, nous allions traverser et
je lui ai dit : « En ce moment, j’ai envie d’écrire une histoire sur une femme qui se transforme
en truie », elle m’a répondu : « Mais n’importe quoi… », et je n’en ai plus jamais parlé à
personne. Quand je commence à rêver sur un livre, en général, je vois d’abord des paysages.
Je savais qu’il y aurait la Seine, un Paris apocalyptique, ruiné. J’ai su très tôt qu’il y aurait un
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loup-garou parce qu’il y avait une logique sentimentale à faire s’épouser une femme truie et
un homme loup et je voulais écrire ma propre scène de lycanthropie, c’est-à-dire de
transformation d’un homme en loup. Je savais qu’il y aurait un marabout africain parce que je
vivais dans un quartier africain et que ça m’intéressait, la magie dans toutes ses formes...
JMT : Et la piscine ?
MD : Je savais aussi qu’il y aurait une piscine parce que j’allais moi-même à la piscine et que
ç’a pour moi un fort rapport à la pratique de l’écriture : le souffle, l’effort, la patience, le
rythme, la lenteur, et aussi l’ennui !… Des lieux se mettaient en place. Mais ce que
j’attendais, c’était d’avoir la voix qui allait porter le livre et je cherchais des choses très
concrètes. Est-ce que j’allais l’écrire à la troisième personne ou à la première ? C’est la
question la plus simple. J’essayais des bouts de phrase dans ma tête. J’ai très vite compris
qu’il fallait que je me mette dans la peau du personnage pour assister à la transformation de
l’intérieur mais ça ne marchait pas. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais à un moment
j’ai entendu – c’est le côté Jeanne d’Arc des écrivains – cette petite voix, innocente, haut
perchée, naïve… qui fait que j’ai eu la première phrase. Je suis toujours très choquée quand
un acteur ou une actrice lit mes textes. Ça peut être très bien mais ce n’est jamais cette voix
que moi j’entendais. Et la voix de Truismes, c’était (elle chantonne) : « J’avais de plus en plus
de clients masculins à la boutique et ils payaient bien. Le directeur de la chaîne passait
presque tous les jours pour ramasser l’argent. Il était de plus en plus content de moi et à la fin
j’avais les plus grands succès. Je crois même que le directeur de la chaîne, lalalalala… »
JMT : Vous risquez d’avoir du mal à faire jouer un comédien comme ça !
MD : À partir du moment où j’ai su qu’il fallait que je chante comme cela dans ma tête, j’ai
pu commencer. Ce livre ne tient que sur cette voix. L’histoire peut être intéressante, elle a
beaucoup intéressé les journalistes à l’époque, et les féministes, les psychanalystes, etc. On y
a vu une espèce de satire politique contre l’extrême droite. Ce n’est pas à mon avis l’aspect le
plus réussi du livre mais il a absolument passionné les journalistes français parce que c’était
une époque où Le Pen avait beaucoup d’audience en France. Très bien, toutes les lectures ne
sont pas possibles, mais beaucoup le sont. Mais pour moi, c’était comme pour tous mes livres
d’abord l’aventure d’une voix. C’est-à-dire qu’au début on a une femme qui est tellement
aliénée, tellement à côté d’elle-même qu’elle ne se rend même pas compte qu’elle est
prostituée, lalalala… Et tout à coup, son corps lui dit « tu es une personne », son corps va se
transformer en monstre, et un monstre, c’est une chose qui n’a jamais eu lieu. Un monstre,
c’est donc une créature qui n’a jamais pu être codifiée par la société, qui n’a jamais été dite
par la société. Les truismes, c’est-à- dire les clichés, les lieux communs n’ont pas pu recouvrir
ce corps monstrueux. Or c’est une femme totalement exploitée qui, n’ayant aucune culture
politique, intellectuelle, etc. n’a pas de mots. Elle ne peut utiliser que des truismes, des
clichés. Comme son corps lui dit « il t’arrive quelque chose à toi, et à toi d’une façon
unique », elle est obligée de se mettre à penser pour la première fois de sa vie et à essayer de
faire des phrases pour la première fois de sa vie. Elle devient une personne, c’est la
métamorphose d’un objet femelle en femme consciente. Ce livre a été très mal lu. Ce qu’il
fallait lire à mon sens, c’était que la voix se complexifiait. Plus les pages passent, plus il y a
du vocabulaire, plus la syntaxe s’enrichit et plus la pensée de cette femme se complexifie.
Plus elle devient humaine en fait. Pour moi, c’est l’histoire d’une libération par la pensée.
Revenons à la génétique. Une fois que j’ai eu la voix, je me suis mise à écrire le premier jet.
Pour chacun de mes livres, il y a plusieurs mois de rêverie et j’ai la première phrase qui
arrive. Pour Bref séjour chez les vivants, c’est une phrase très simple : « Les jours
fraîchissent. » Suit une description de roses. Je vais peut-être décrire ma méthode avec des
exemples. Jusqu’au roman Le Mal de mer, j’ai écrit sur l’ordinateur et puis ce qui s’est passé
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au milieu, c’est que l’ordinateur est tombé en panne. C’est banal. Il est vraiment tombé en
panne. Dans cette stupide petite boîte noire, j’avais tout mon livre et j’étais incapable de le
récupérer. Heureusement un technicien a réussi à récupérer la plupart des pages mais il en
manquait vingt-cinq. Vingt-cinq pages, c’est deux mois de travail. C’était insupportable. J’ai
donc fini Le mal de mer à la main et décidé d’écrire tous mes autres livres d’abord à la main.
Certes, c’est idiot parce qu’un cahier peut brûler ou se perdre, mais je fais des photocopies. À
peu près toutes les dix pages, je « sauvegarde » : je fais des photocopies.
JMT : On peut aussi sauvegarder un ordinateur.
MD : Oui, mais je ne l’avais pas fait, l’informatique ne protège pas des actes manqués ! Mes
cahiers sont de ce format (A4), pages blanches non quadrillées, j’essaie d’écrire environ une
page par jour, serrée, presque sans marge. Et j’emploie toujours la même méthode : j’écris le
texte sur la page de droite, et sur celle de gauche les phrases que je veux rajouter, ou des idées
qui me viennent pour la suite. C’est une sorte de traitement de texte manuel. Je vais vous
montrer avec Bref séjour chez les vivants. Page de droite, c’est un manuscrit normal avec des
ratures, des choses que j’enlève. Ça, c’est vraiment le premier jet, c’est-à-dire que c’est
pendant que j’écris que je rature. Et puis la page de gauche. Ici, c’est un exemple assez rigolo.
Il y a au moins cinq personnages dans Bref séjour chez les vivants, c’est une famille et je
n’arrivais plus à savoir quels âges ils avaient, l’ordre chronologique, en quelle année ils
étaient nés. Donc j’ai fait un petit décompte, essayé de leur donner des dates de naissance. Il y
a aussi des rajouts pour le texte. Par exemple, je vois qu’il y a écrit « les crevettes
transparentes », là… C’est un pense-bête, je voulais décrire les crevettes qui sont très
transparentes quand elles sont dans l’eau et ça me faisait penser à une scène de L’Homme
invisible de H. G. Wells. Il y a un stade du corps de l’homme invisible où il est comme une
crevette avec les vaisseaux sanguins apparents et je voulais parler de ça. Et en fait dans le
livre, cela apparaît peut-être trois cents pages plus loin. Et ici, qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? « Le
crépitement du premier feu », je ne sais même pas ce que c’est ! « Papier alu qu’on froisse »,
ça c’était sans doute pour une onomatopée. Ce sont des idées que je note et à mesure que je
les traite dans le livre, je les raye. « Le cœur gros » fait référence à quelque chose qui
intervient beaucoup plus tard dans le livre, c’est le personnage de Nore qui ne peut regarder la
mer que « le coeur gros ». Il suffit que je lise ça, et après, tout un paragraphe défile. En fait, il
suffit que je note ça pour avoir le paragraphe en tête et savoir qu’il faut que je l’écrive. Et
quand je l’ai écrit, je raye. Ce sont donc des aide-mémoire. Il y a aussi des idées que je n’ai
pas traitées : « un Australien », non ce n’est pas ça, « l’Australien », en fait je ne sais plus.
Voilà, c’est là le premier jet et quand je l’ai fini, je passe à l’ordinateur. Ce que je viens
d’appeler le premier jet, est une phase d’état de grâce. J’écris tous les jours, trois ou quatre
heures par jour à peu près et « ça y va ». Je suis dans un état d’absence à moi-même où
j’oublie qui je suis et où je me mets à la place des personnages. C’est comme cela que
j’entends leur voix et que je peux écrire à leur place, en quelque sorte. Le matin quand je me
lève, c’est ce que j’ai envie de faire. Donc j’emmène mon fils à la crèche et je me mets à
écrire. J’écris à peu près trois heures dans cette « phase de grâce ». Là, je ne pense à rien, je
ne pense pas à un lecteur, je ne me censure pas, j’y vais. C’est quelque chose que j’ai appris,
ce n’est pas quelque chose qui est donné d’entrée. J’ai appris à me laisser écrire. J’ai fait une
psychanalyse d’ailleurs, qui m’a aidée à ça. Donc j’écris, j’écris. Et il y a un moment où le
texte s’arrête parce que la structure s’est close, parce que j’entends la dernière phrase. Elle est
là, le texte est fini. Je ne peux jamais trop le prévoir. Je m’accorde alors quinze jours de
vacances. En fait je laisse reposer, j’essaie d’oublier ce que j’ai écrit et d’ailleurs réellement,
je l’ai oublié.
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JMT : Est-ce un texte écrit au fil de la plume ou a-t-il une structure, quelque chose qui
vous réintroduit dans une narration?
MD : Il y a deux grands clubs d’écrivains, ceux qui font des plans comme Perec et ceux qui
écrivent La Chartreuse de Parme en cinquante-trois jours comme Stendhal, qui à la fin tue
tout le monde parce qu’il ne sait pas comment s’en sortir… Je fais partie du club Stendhal. Je
ne fais jamais de plan parce que je ne veux pas savoir ce qui va se passer, sinon je
m’ennuierais et je laisse faire non pas les « Comment j’écris » personnages mais les mots. Et je
laisse les mots se répondre quand je suis dans l’état de grâce. Et ça avance, tout seul, sans
moi… Mais il y a aussi des livres qui échouent. J’ai jeté déjà trois livres depuis Truismes donc
la méthode ne marche pas tout le temps. Quand je suis, parfois, dans l’état de grâce, il y a une
logique interne, inconsciente, qui se met en place par structuration involontaire. C’est à la fois
dû à la structure de mon imaginaire, à la structure de la langue, et à la logique pure. Les
phrases se répondent et tout prend sens. Un livre fonctionne en entonnoir : au début toutes les
phrases sont possibles, à la fin tous les mots sont déterminés par ceux qui précèdent. Et à un
moment le livre se termine. Je laisse poser quinze jours et je commence à relire mes cahiers.
Là, c’est vraiment dur parce qu’il y a une page sur trois qui est très mauvaise, qu’il faut jeter,
qui ne concerne que moi, où j’ai étalé ma névrose. Elle ne peut pas être rendue publique, non
pas parce que j’aurais des choses à cacher mais parce qu’il ne faut pas oublier qu’on est en
train d’écrire un livre, que ça doit rencontrer le monde et non tourner en rond sur soi-même.
C’est pour ça que « l’état de grâce » est très proche de l’absence à soi-même, pour dire le
monde il faut être dans une rêverie proche d’une sorte d’extase dans la langue, où on sort de
son moi privé.
Bon, et me voilà, boum, face à mes cahiers comme un cinéaste avec des rushes. J’ai un
énorme matériau, mais quand j’ai tout saisi sur l’ordinateur, le livre a en général diminué de
moitié. J’ai coupé, coupé, coupé. Et vous savez bien ce que c’est, quand on écrit un texte, dès
qu’on enlève un paragraphe, il y a un trou. Il faut donc refaire une transition. Ou si on déplace
un paragraphe, ça déséquilibre le début, puis du coup la fin... C’est une spirale. J’ai appris à
rester calme et à travailler de la même façon trois ou quatre heures par jour, pas plus, parce
que c’est le stade du travail où on pourrait travailler vingt heures par jour. C’est complètement
obsessionnel. Et au bout de plusieurs mois, j’ai une structure qui se tient avec un genre de
début, un genre de milieu, un genre de fin. Je passe alors à un travail beaucoup plus précis qui
est le travail de la phrase elle-même. Reprenons par exemple le début de Bref séjour.
Comment je passe d’une version de la phrase à l’autre, je n’en sais trop rien moi-même. Mais
je sais qu’à l’ordinateur, je l’ai beaucoup changée. Effectivement, en termes de génétique, des
choses vont se perdre. Là par exemple (elle montre la première phrase du manuscrit), je pense
que c’est quand j’ai réécrit la page que j’ai rayé tout ça. C’était en trop pour une question de
rythme. Il fallait commencer le livre, et pas tout de suite mettre trop de détails. La version
manuscrite du premier jet, j’essaie de déchiffrer, c’est : « Sur le rosier ancien, le blanc,
Madame de Sévigné, deux petites têtes casquées encore, petites têtes de soldat, vertes,
pointues, debout, droites parmi les épines et le tétanos et ses coups de sécateur à elle. » Ça me
paraissait trop chargé pour le ton de la phrase. Alors ça donne : « Les jours fraîchissent. Il y a
moins de roses, moins de boutons de roses. Sur le rosier ancien, le blanc, Madame de
Sévigné, deux petites têtes casquées, vertes, pointues, debout et droites. » J’ai enlevé les
soldats et je les déplace à la phrase suivante « petits soldats, parmi les épines et le tétanos et
les coups de sécateur qui détachent, d’un claquement, de grosses fleurs abandonnées ». Je
voulais rendre plus visible la formation d’un bouquet de fleurs fanées parce que ensuite ça
aurait des échos dans le livre. Et puis le « ses coups de sécateur à elle », c’était vraiment trop
vilain. En français la détermination du pronom pose souvent problème.
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JM : Peut-on parler à ce moment de la question des personnages ? Le lecteur français
entre dans le texte sans savoir qui parle, qui est le narrateur, quel est le point de vue et
quelques lignes plus loin, c’est un autre narrateur. Il y a donc là une volonté de parler à
plusieurs voix, de construire une fugue ou quelque chose de ce genre sans dire qu’on
change de personnage, sans dire qu’on change de tonalité. Est-ce délibéré ?
MD : Ce n’est pas exactement ça. J’avais déjà écrit Le Mal de mer de cette façon, c’est-à-dire
que volontairement, je demandais au lecteur du travail, je lui demandais d’être patient. Ce
sont des livres qui se méritent, c’est comme ça. J’ai besoin d’un lecteur qui aime la littérature
et qui ait cette forme-là de courage. C’est un courage, la littérature, sinon on consomme du
livre et je n’ai pas envie de ça. Donc je demande une sorte de collaboration active à mon
lecteur. Et Le Mal de mer était déjà écrit de cette façon. Les paragraphes commençaient à la
troisième personne et il fallait attendre trois ou quatre lignes avant d’avoir un détail, souvent
un détail vestimentaire qui caractérisait le personnage en train de parler. C’était absolument
nécessaire, ce n’est pas une coquetterie d’écrivain hermétique, c’est absolument nécessaire au
flottement délibéré qui règne dans Le Mal de mer qui est un livre de l’oscillation maritime, du
sentiment océanique, de la dépression. Les personnages ne cessent de se demander à la fois quelle est
leur propre identité et qui est la femme qu’on recherche. Dans Bref séjour chez les vivants, j’ai un peu
réappliqué la même technique en l’élaborant puisqu’il y a à la fois des passages à la troisième
personne et des passages à la première personne. Mais ce sont des séquences où un même personnage
est concerné, que ce soit à la première ou à la troisième personne. Il faut un certain temps pour savoir
effectivement avec qui on est, où on est et à quel temps éventuellement on est. Alors, dans la
traduction anglaise, j’ai accepté que l’on mette le nom du personnage en entrée de paragraphe parce
qu’il semble que les Anglais sont plus bêtes que les Français. C’était l’avis en tout cas de mon éditeur.
J’ai donc accepté d’expliciter et le résultat n’est pas inintéressant car il produit un autre effet de
lecture. C’est comme si la lucidité et la violence interne des personnages étaient amplifiées, leurs
contradictions aussi, puisqu’on sait d’emblée dans la tête de qui on est. Il y a moins ce sentiment de
flottement. Si je dois être parfaitement honnête, moi-même en écrivant Bref séjour chez les vivants, je
me perdais. Donc en tête de page, quand je démarre la voix de quelqu’un, très souvent j’écris son nom.
J’ai tellement d’amoncellements de cahiers que quand je tapais à l’ordinateur j’avais besoin de savoir
tout de suite dans la tête de quel personnage j’étais. Dans le Folio, l’édition de poche, j’ai justement
hésité à mettre les prénoms. Finalement je ne l’ai pas fait. Quelqu’un parlait de ça : pourquoi diable
Flaubert avait-il cru bon de préciser que ce qu’on entendait au Club de l’Intelligence, c’était des
bêtises ? Cette précision alourdit son propos… Je ne me compare pas, mais l’écrivain a toujours ce
problème avec le lecteur, qu’il ne sait jamais dans quel état d’esprit il va être, si à ce moment-là il va
être patient, distrait. L’écrivain se demande à quel point il faut expliquer. Je suis un auteur qui n’est
pas vraiment explicatif et il y a des moments où j’ai tellement conscience que je demande un effort
que je lâche du lest et que j’explique un peu.En relisant la version POL de Bref séjour chez les vivants
pour Folio, j’ai trouvé qu’il y avait une phrase extraordinairement lourde à la fin du livre. Ce serait un
peu long d’expliquer mais une des soeurs est en train de mourir et l’autre soeur, par une espèce d’effet
de télépathie – c’est un livre d’extrême interpénétration des pensées – est justement en train de
raconter l’histoire de la vie de celle qui est en train de mourir. Ça fonctionne sur le principe du cliché
selon lequel quand on meurt, on voit défiler le fil de sa vie. Et je me disais : ce fil de la vie de celle qui
meurt, c’est sa soeur qui va le prendre en charge. Et c’est assez explicite comme ça. L’une est en train
d’agoniser, l’autre est en train de raconter sa vie. Il a fallu que dans la version POL, parce que je
n’avais pas assez confiance dans le lecteur, j’écrive la phrase : « Anne est en train de raconter le film
de la vie de Jeanne. » Quand j’ai relu cette phrase, je me suis dit que je prenais le lecteur pour un
imbécile. Il n’a pas besoin de ça. Et dans le Folio, cette phrase est enlevée. Comme d’autres phrases.
J’ai peut-être aussi le défaut de tellement détester les explications psychologiques dans les livres que
je n’en fais pas assez. Le premier jet est un état de grâce parce que je ne pense pas au lecteur. En
revanche, toute la phase de reconstruction du livre est un état où je me sens déjà presque lue. Je n’irais
pas jusqu’à surveillée, mais lue. Et je me mets à penser au lecteur : est-ce que je lui en dis assez, est-ce
que je lui en dis trop ? Et c’est là d’ailleurs que j’ai besoin d’un éditeur, c’est là que Paul est de bon
conseil. Il ne change jamais rien aux livres qu’il reçoit, par contre il peut suggérer des choses. Il joue
toujours au lecteur idiot, alors que c’est le meilleur du monde ou presque. Il me dit : « Là, je ne
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comprends rien. » Et si lui ne comprend rien, c’est qu’il faut que j’explique mieux. Je retravaille
parfois comme cela. Ou alors il me dit quand c’est trop explicatif. C’est un de mes principaux
problèmes : doser l’information au lecteur.
JMT : Quel rôle ont joué vos six manuscrits inédits, cinq ou six, je ne sais plus, dans ce
processus ?
MD : En fait, l’un d’entre eux est dédoublé, donc il y en a cinq et demi.
JMT : Vont-ils sortir un jour ?
MD : Non, non. Ils sont chez moi dans un carton. J’ai envoyé mon premier manuscrit par la poste à
l’âge de dix-sept ans. Ça s’appelait Sorgina, ce qui veut dire « la sorcière » en basque. C’était un texte
en français mais ç’avait un nom basque et comme je ne doutais de rien, je l’ai envoyé aux Éditions de
Minuit et à Gallimard. À l’époque, j’habitais à Bayonne et je n’avais pas conscience que POL existait
sinon je lui aurais aussi envoyé. Ça ne m’a pas étonnée de ne pas être publiée, on est rarement publié à
dix-sept ans mais j’ai trouvé parfaitement normal que Jérôme Lindon et je ne sais plus qui de chez
Gallimard m’envoient de longues lettres m’expliquant à quel point ce livre était formidable mais qu’il
présentait des défauts tels qu’ils attendraient le suivant. C’étaient des lettres très détaillées et je
m’aperçois maintenant qu’en général, on reçoit des lettres types : « Le livre que vous avez écrit ne
correspond pas à ce que nous recherchons actuellement. » Ça me paraissait parfaitement normal que
les éditeurs s’intéressent à une lycéenne de Bayonne. Très encouragée, j’ai continué et j’ai
systématiquement envoyé mes manuscrits à Gallimard et Minuit. Finalement, Jérôme Lindon m’a
convoquée à Paris dans son bureau tout bleu et blanc avec les livres. J’étais horriblement intimidée.
J’avais dix-neuf ans. Il a été d’excellent conseil. Il m’a dit qu’il fallait que j’arrête mes études tout de
suite, que je rentre chez mes parents et que je ne fasse plus qu’écrire ! (Rires) Ce programme me
paraissait quand même dangereux car j’avais les pieds sur terre. Je voulais faire des études qui me
mettent à l’abri du besoin. Je rêvais d’entrer à Normale sup parce que je savais qu’on y était payé
pendant quatre ans au centre de Paris et ça me paraissait une bourse d’écriture fabuleuse. Donc je
travaillais pour cela. Je revoyais souvent Jérôme Lindon, j’avais laissé tomber Gallimard. J’avais
compris que Minuit c’était formidable. Et à chaque fois il me disait : c’est très bien, mais on va
attendre le suivant. Et il avait raison, franchement, car ces textes étaient encore trop proches de ma
propre psychologie, de ma propre névrose. Je crois que c’est vraiment avec Truismes que j’ai réussi à
sortir de moi. C’est en même temps forcément un livre très proche de moi.
JMT : Et pourquoi n’a-t-il pas été publié chez Minuit ?
MD : Parce que j’en avais marre ! Et parce que Jérôme Lindon avait passé la main à Irène Lindon, sa
fille, et moi j’avais envie d’être éditée par Jérôme. […] Donc je l’ai envoyé à plusieurs autres éditeurs,
dont POL. Truismes a été accepté chez quatre éditeurs. J’ai choisi POL parce que c’était le meilleur à
mes yeux à ce moment-là et toujours. Mais Jérôme Lindon m’a appris deux choses. Il faut qu’à
n’importe quelle page d’un livre on sache que c’est ce livre-là, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait une
cohérence de la voix. Une fois que l’on maîtrise cela, on peut jouer avec, on peut déstructurer, mettre
de multiples voix. La deuxième chose, c’est qu’ « on écrit Finnegans Wake à la fin de sa vie ». Moi je
ne doutais de rien, je faisais des textes complètement expérimentaux mais qui ne fonctionnaient
pas.Cette idée d’une voix, je la lui dois, cette conscience en tout cas qu’il faut qu’un livre soit tenu par
un même mouvement. Après, dans Bref séjour chez les vivants, j’ai joué avec plusieurs voix […]. Je
ne publierai donc pas les manuscrits précédents. Ce sont les livres qui m’ont appris à écrire, pas des
livres mûrs et publiables. Mais ce sont aussi des livres très matriciels, ils ont agi sur les livres suivants.
L’un s’appelle Le Mal de mer par exemple. Ils contiennent des idées, des phrases même, que j’ai
développées par la suite. C’est un matériau.
JMT : La langue basque joue-t-elle un rôle dans l’élaboration de vos textes et dans l’élaboration
de votre langue?
MD : Paul connaît beaucoup d’écrivains qui ont un rapport à la langue… Comment dire… Ma mère
parlait basque, mon père parle français et une partie de la famille parlait espagnol puisqu’on habitait à
une frontière. Très tôt, j’ai eu conscience que la langue n’était pas un état de nature mais une
convention. […] On peut appeler ça « water », « agua », « ur » en basque ou « eau ». Très rapidement,
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j’ai su ça. Je ne parlais pas basque pour diverses raisons, je le comprenais mais je ne le parlais pas
parce que mon père ne le parlait pas. Je m’exprimais donc exclusivement en français mais je crois que
les écrivains ont un rapport particulier à la langue maternelle. Ils osent y toucher, ils osent considérer
ça comme quelque chose qui est extérieur à eux, qu’ils peuvent casser, avec lequel ils peuvent jouer,
avec le corps de la langue. Ce n’est pas une nature, c’est une convention, ç’aurait pu être un autre
corps. « Comment j’écris » Le basque est une langue non écrite, du moins jusqu’aux années 1970, une
langue familiale et très obscure quant à son origine. Le basque et le français étaient en opposition pour
moi au sens où le français était la langue de l’école, de la République, la langue de Descartes, la
langue des auteurs que je lisais, la langue que j’allais pouvoir manipuler. Le basque avait presque une
dimension sacrée au contraire : je n’osais pas y toucher, je n’osais même pas le parler. Je ne sais pas
comment cela a joué.
JMT : Avez-vous envie d’écrire un jour en basque ?
MD : Je n’en suis pas capable. J’ai envie de traduire le basque. Les écrivains basques sont traduits en
français à partir de la traduction espagnole. J’ai envie de traduire directement du basque au français,
c’est quelque chose que je prévois de faire un jour.
JMT : White, le livre qui va sortir à la rentrée en France porte un titre anglais. Vous me disiez
l’autre jour qu’il y avait un lien avec Naissance des fantômes. La grande question des fantômes
en soi est traitée dans ce livre. Vous me disiez que vous alliez essayer de la régler avec White.
MD : White se passe au pôle Sud qui est, dans plusieurs mythologies, l’endroit de la terre où les
fantômes se reposent. C’est un endroit extrêmement froid où l’air est saturé de cristaux de glace et tous
les explorateurs, les scientifiques qui y ont été et qui y sont encore disent être victimes de nombreuses
illusions d’optique parce que le soleil se réfracte dans les cristaux et produit des formes. Il y a aussi
des illusions auditives, à tel point que les gens les plus rationnels et les plus scientifiques croient
entendre des créatures les appeler, croient voir se former des caravanes, des troupeaux, des choses
comme cela. Mon mari travaille là-bas deux mois par an. J’ai donc énormément de matériau
imaginaire, ou plutôt réel pour le coup. White est une histoire d’amour au pôle Sud, un livre qui pose
très simplement la question suivante : jusqu’à quel point peut-on se toucher réellement si l’on ne s’est
pas débarrassé de ses fantômes, si l’on n’a pas expédié les fantômes hors de soi ? La narration est prise
en compte par un nous collectif qui est celui des fantômes, celui de la névrose et celui de la convention
sociale. C’est un vaste nous, celui des morts qui nous pèsent, celui de l’empêchement généralisé, et
peu à peu ce nous va basculer – il y a là un attrait théorique – vers le nous du couple en train de se
former, pour devenir une espèce de Nous Deux plus sentimental. Je me suis beaucoup amusée à
l’écrire. Il est d’ailleurs possible que je n’en aie pas fini avec les fantômes parce que c’est un thème
puissamment littéraire mais je suis en train de passer sur un versant heureux du fantôme.
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/terrasse.pdf
b) Les mots du vide. Interview de Marie Darrieussecq (à propos de Tom est
mort)
C’est le roman par lequel le scandale est arrivé. Un scandale parce qu’il en fallait bien un. Un
scandale bien minime au regard de la maîtrise et de la sensibilité qui portent Tom est mort.
Marie Darrieussecq signe un texte bouleversant sur l’indicible désolation du deuil.
On lui a reproché d’avoir mimé un drame terrible, la perte d’un enfant. Pourtant Marie
Darrieussecq s’est livrée à un extraordinaire exercice littéraire, prouvant non seulement son
talent, mais encore une empathie et une capacité à rendre compte de ses observations toujours
plus affûtées. Difficile d’accès, sûrement, mais rare et courageux, Tom est mort est un bijou
stylistique doublé d’une œuvre profondément humaine. Un nouveau succès à mettre au crédit
d’un écrivain lucide, fidèle à la voie de la “rupture” qui guide sa plume.
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Contrairement à l’autofiction, qui fait les beaux jours de la littérature française depuis
quelques années, Tom est mort est un témoignage complètement fictif, non
autobiographique. Un choix à contre-courant...
A part Le Bébé, j’ai toujours écrit de la fiction. Je ne sais pas faire autrement. Il me semble
que je rends mieux compte du monde par le biais de la métaphore qu’en racontant ma vie ou
celle des autres. Mais je n’ai pas de position idéologique là-dessus : je lis surtout des romans
mais aussi beaucoup d’autofictions et d’autobiographies, j’ai soutenu une thèse sur
l’autofiction en 1997, et ce genre est capable, comme le roman, du pire et du meilleur. Par
ailleurs la fiction est en train de revenir, et je pense aussi que la science-fiction a de beaux
jours devant elle. Toute ma génération s’en est nourrie dans les années 1970 et 1980, et
Houellebecq ou plus récemment Céline Minard rouvrent la porte du futur… Moi-même
j’aime bien décaler mes romans vers un futur proche (une dizaine d’années) comme dans
Truismes ou White. Cela dégage du réalisme et permet plus de liberté, par exemple des scènes
avec des hologrammes.
Dans quelle mesure vous êtes-vous projetée dans la situation de votre personnage ? Estce la douleur imaginée qui a nourri l’écriture ?
L’imaginaire peut tout. Dans chacun de mes livres, en général à la première personne, je me
mets dans la peau du personnage. C’est un état proche de celui du comédien : il faut trouver la
voix juste. Je me suis glissée dans la peau d’une truie, dans la peau d’une femme dont le mari
disparaît ou dans la peau d’une sœur qui a perdu son frère. Comment trouve-t-on les mots,
dans une situation où le langage est cassé en deux ? Dans Tom est mort, contrairement à
d’autres de mes livres où les fantômes finissent par apparaître, je ne voulais pas épargner le
lecteur en le projetant dans un univers fantastique. Le fantôme terrifie mais il console. Du
coup il y a dans le livre un effet de réel très fort, on adhère à la voix de la femme (ou on la
rejette) par un phénomène d’identification dans lequel on est comme enfermé. Je pense que
c’est un livre très dur, difficile à lire. Il n’y a pas d’échappatoire possible, sauf à fermer le
livre.
Le style syncopé, les phrases courtes, reflètent parfaitement la douleur, l’égarement.
L’écriture s’est-elle faite à ce rythme ? Dans cette “urgence” ?
Trouver la voix c’est justement trouver le rythme, la musique, l’harmonie ou la disharmonie.
Je savais seulement que je n’avais droit à aucun effet décoratif, à aucun ornement. Qu’il fallait
que ce soit nu et cru, sans possibilité de soulagement par la “joliesse”. L’écriture du livre
tourne autour d’un centre absent indicible, qui est l’accident mortel lui-même. Il faut tout le
livre à la mère pour réussir à dire ce qu’elle a vu, après une phase de mutisme complet qui
manque achever de briser la famille. Mais il n’y avait pas plus d’"urgence” à l’écrire que pour
mes autres livres. Les livres viennent, ils s’imposent, ils demandent à être écrits. J’ai mis un
peu plus d’un an à écrire celui-ci, mais contrairement aux autres, j’ai demandé à mon éditeur
d’attendre avant de le publier, pour pouvoir être à distance quand il paraîtrait. A la “place” en
quelque sorte, nous avons publié un recueil de nouvelles, Zoo, plus ludique, en 2006.
Tenter de trouver les mots justes pour parler de la perte d’un enfant est le thème fort du
roman. Selon vous n’est-ce pas plus une difficulté littéraire qu’un besoin réel lorsque
l’on vit un tel drame ?
Une des souffrances pour les gens concernés par ce deuil, c’est de ne pas trouver les mots à la
hauteur de ce scandale qu’est la mort de leur enfant, quelles que soient les circonstances. J’ai
une certaine expérience à ce sujet, de silence. Les parents endeuillés écrivent beaucoup, mais
buttent contre l’usure du langage, et aussi contre les phrases qu’on leur oppose
maladroitement : “Faites-en un autre”, ou “Ca fait dix ans et vous pleurez encore ?” Ecrire est
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un métier, et les scènes à la fin du livre, les seules sans doute un peu comiques, où je mets en
scène des groupes de parole, montrent comment les gens se débattent face à la platitude des
phrases toutes faites. Se pose aussi la question de ce que peut la littérature face à un tel deuil.
Je travaille sur les moments où le langage ne peut plus rendre compte du réel. Où le langage
“cale” et se tait sous les clichés, les truismes. Dans Le Bébé j’essayais de trouver des mots
pour contrer les “comme il ressemble à son père” ou les “comme il est mignon”. Ces lieux
communs sont inévitables quand le groupe humain essaie de partager une expérience aussi
stupéfiante et métaphysique que la naissance. Mais écrire ce n’est pas parler, et le travail de la
littérature est justement de proposer des mots là où il n’y en a pas. Michel Leiris appelait ça
“fourbir” les mots. Décaper le langage, proposer des phrases nouvelles. Face à la mort d’un
enfant, on touche évidemment à une limite du langage, particulièrement dans le monde
occidental. En Inde par exemple, il y a des mots, des gestes, des coutumes. En Occident, dans
un monde fait de précautions, d’antibiotiques, de vaccins, où l’enfant est très sacralisé, on en
vient à oublier que les enfants sont des humains comme les autres : mortels. La mort de
l’enfant est l’ultime scandale, et peut-être l’ultime tabou.
Ressort-on indemne d’une telle expérience littéraire ? L’écriture d’un roman comme
Tom est mort vous a-t-elle demandé plus d’introspection ? Vous a-t-elle appris sur vousmême ?
Ce n’était pas douloureux au moment même de l’écriture, mais l’émotion me rattrapait quand
je relisais. J’avais besoin de fermer le cahier, et j’écrivais une heure par jour, pas plus (en
général j’écris trois ou quatre heures). Quand j’écris je n’apprends pas spécialement sur moimême, mais j’apprends sans cesse comment écrire. L’écriture pour moi est un humanisme : il
s’agit de quitter sa peau et d’aller vers l’Autre. Certaines de ces vies imaginaires sont des
rêves (comme Le Pays), d’autres des cauchemars, comme Tom est mort. J’écrivais là sur le
pire, sur ce que craignent tous les parents : la mort de leur enfant. J’écrivais surtout sur la
mort d’une femme à elle-même quand elle perd son fils.
On parle du réel comme d’un thème fort de cette rentrée littéraire. On dit surtout qu’il
est dans toute littérature puisqu’il alimente le langage. Comment naît un roman de
Marie Darrieussecq ?
Il naît de mes hantises privées, de souvenirs d’enfance, de choses très archaïques - comme
chez tous les écrivains, j’imagine. Il semble que le deuil, plus que le réel peut-être, ait été un
des thèmes forts de cette rentrée. Je ne sais pas ce que cela veut dire sur notre temps, mais les
écrivains sont comme des éponges qui captent un certain état mental inconscient, l’état d’une
époque. Il y a un enfant mort dans chacun de mes livres, mais pour Tom est mort je ne
pouvais plus l’entourer d’autres récits, ou l’enfouir dans un passé lointain : il fallait que
j’affronte ça, pour en finir peut-être. En fait je crois que je n’en finirai jamais. J’écris pour
donner voix à ce qui est passé sous silence. On peut nommer ça des fantômes. Il y a un lien
direct pour moi entre fantôme et fiction. Ce lien est souterrain, silencieux.
Il semble que chacun de vos romans aborde un nouveau thème fort, une nouvelle facette
de la nature humaine. Quelles sont les questionnements que vous aimeriez encore
aborder ?
Mes livres sont tous construits autour d’une rupture, d’un événement qui rend le narrateur
silencieux, en lui faisant douter du langage. Tout est à redire, à reconstruire… C’est l’aventure
d’une voix, et c’est sans fin... En ce moment je termine une traduction des Tristes d’Ovide,
ses lettres d’exil : quand il fut envoyé par Auguste aux confins du monde connu, chez les
Barbares, qui ne parlaient pas sa langue. Un incroyable choc des cultures… J’écris aussi une
pièce de théâtre autour du mythe d’Antigone, et j’ai en tête plusieurs romans, dont un roman
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chorale, dans un village, autour du triangle amoureux, comme dans La Princesse de Clèves.
Ce devrait être un roman plutôt heureux, cette fois… J’ai aussi un roman de science-fiction à
moitié fini, mais pour l’instant je le trouve raté.
Votre roman est l’un des événements de la rentrée littéraire. Quel est votre avis sur cette
“exception française” ? Etes-vous touchée de l’attention que l’on porte à ce roman
précisément ?
J’aime bien la rentrée, c’est la bataille, et cette année j’ai été servie. Mais on n’écrit pas sur
des sujets limites si on espère avoir la paix. Je touche à des domaines insupportables pour
certains lecteurs. Or je demande à mon lecteur un effort, une intelligence : je n’écris pas pour
le distraire ni pour lui plaire mais pour l’inviter à regarder le monde d’une autre façon, et pas
forcément d’une façon commode. Mes livres ne sont pas confortables, et j’espère bien laisser
des traces.
Propos recueillis par Thomas Flamerion pour Evene.fr - Octobre 2007
http://www.evene.fr/livres/actualite/interview-marie-darrieussecq-tom-est-mort-1027.php
4. Critique
Truismes
Article paru dans le Le matricule des anges, 018, décembre 96-janvier 97
par Xavier Person
Evénement de cette rentrée, Truismes de Marie Darrieussecq pose la question de l'écriture
cochonne. Un premier roman assez grunge.
Truismes est l'histoire d'une femme qui à la fin devient vraiment une truie. Métamorphose. On
connaît l'histoire. On a déjà lu Homère, Ovide et, plus près de nous, le magnifique, délicat et
insurpassable livre de David Garnett, La Femme changée en renard. La belle et la bête et la
métamorphose de l'une en l'autre, la sainte et la putain, le pur et l'impur, le sexe et son
contraire et le contraire du sexe, ce qu'on peut voir d'une femme et ce qu'on en n'ose pas trop
regarder. Toujours la même histoire?
L'idée qu'a eue Marie Darrieussecq de faire de la truie la narratrice du livre semble plus
originale. Mais les idées les plus ingénieuses ne font pas forcément les meilleurs livres.
On sait par expérience que ce genre d'artifice masque souvent une absence d'écriture, une
absence d'engagement de l'écrivain dans l'aventure de la langue, une absence finalement de
l'écrivain à lui-même qui derrière sa belle idée s'avance masqué. Procédé, dira le lecteur averti
en repoussant dédaigneusement le livre, gadget. Voici donc un livre qu'on va adorer détester.
Artificiel. Provocation facile. Exagération systématique. Ficelles trop grosses. Mais est-ce que
tout pour autant sera dit?
On se retrouve tout de même avec un drôle d'objet entre les mains. Quelque chose de pas
vraiment standard. On avance dans sa lecture, étonné d'une telle dextérité, d'une telle habileté
dans l'art d'approcher le pire, l'abject, le porno le plus hard, trash juste effleuré, aussitôt
esquivé. On se demande si on a bien vu ce qui au détour d'une phrase était donné à voir, à
juste entr'apercevoir, et on passe à la suivante, sonné mais guilleret, dans la bonne humeur que
nous procure un récit bien enlevé, joli, oui, joli (dans la phrase suivante, on s'interrogera sur
l'emploi de la conjonction de coordination, on se demandera sur quelle partie il conviendrait
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que le lecteur porte l'accent : "Dans la cabine Honoré a fait un effort sur lui-même et il m'a
sodomisée"). L'histoire d'une femme qui, peu à peu vraiment cochonne mais pas encore tout à
fait truie au début, se trouve embauchée dans une parfumerie où la splendeur de son corps,
son "élasticité merveilleuse", font sensation auprès de la clientèle masculine, mais qui très
vite se laisse aller à manger les fleurs qu'on lui offre, se retient difficilement d'aller mettre son
nez dans la terre d'un square et montre un vif appétit pour les patates crues, "non épluchées, il
faut bien le dire". L'appel de la nature, ce ravissement du simple chant d'un oiseau, cette sève
chaude et comme un printemps dans ses veines et, hop, on zappe -a-t-on bien lu ou bien
aurait-on la berlue : "Moi, penchée en avant, j'avais pour ainsi dire une vue imprenable sur
ma vulve, et je trouvais qu'elle dépassait légèrement; je ne voudrais pas vous imposer trop de
détails mais en quelque sorte les grandes lèvres pendaient un peu plus que la normale et c'est
pour ça que je pouvais si bien les voir". Visibilité maximale.
Il y a bien du cochon dans l'écriture, de l'épais : "tenir un stylo me donne d'horribles
crampes". Mais cette absence de finesse n'est pas nécessairement un défaut, au contraire. Le
livre y gagne un ton très particulier, avec un côté série B, fanzine même. Du mauvais film ou
de la B.D., on trouve dans Truismes cette clarté dans la narration, cette netteté dans la ligne
assez sommaire, exagérée, mais efficace, définie, délibérée, et du fanzine le côté assez
grunge, mais ici comme distancié. Une absence de raffinement qui nous sauve, nous évite les
méandres glauques de la délicatesse.
D'écrire ceci nous amène à clairement dire que le sujet principal du livre est le corps, le corps
de la femme et son épanouissement, sa splendeur -le mot employé plusieurs fois a vraiment
son importance-, sa vitalité prodigieuse, animale, son épanouissement désinhibé. Truismes est
une histoire d'amour entre une femme devenue truie et un homme qui les nuits de pleine lune
se métamorphose en loup, une histoire d'incarnation dans la plénitude d'un corps animal. Mais
les instants de lyrisme ne se situent jamais, heureusement, que dans la perspective de leur
parodie, de leur caricature. On se souvient de l'usage que fit le fascisme de cette apologie du
corps et de la nature, et à quelles aberrations macabres ont mené dans l'histoire certains chants
parmi les plus inspirés. Dans Truismes qui se passe en 1999, Edgar, chef du parti SocialFranc-Progressisme, ne s'y trompe pas en choisissant notre personnage presque devenu truie
pour illustrer sur ses affiches le slogan de sa campagne électorale : "Pour un monde plus
sain". Le livre dès lors se fait fable politique, mais toujours sur le mode parodique, exagéré.
Parvenu au pouvoir, Edgar applique son sinistre programme de salubrité publique, et la
femme transformée en cochon, qui dans l'allégresse de sa métamorphose avait eu la joie de
pouvoir presque comprendre le chant des oiseaux, se retrouve dans la cour d'un asile
concentrationnaire à goûter des mets peu raffinés : "Je suis allée renifler les corps dans la
cour et ça m'a paru tout à fait bien. C'était chaud, tendre, avec de gros vers blancs qui
éclataient en jus sucré". L'amour des animaux n'est pas toujours si rose qu'il n'y paraît
(n'ayant pas à ce jour reçu le récent livre de Brigitte Bardot, il nous est malheureusement
impossible de développer un parallélisme qui ici paraissait s'imposer).
Disons-le nettement, le principal mérite de Truismes est d'être un livre totalement
antipoétique. Antilittéraire. Un livre véritablement mauvais. Un livre vraiment pas fait pour
nous plaire et c'est tant mieux.
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