Article en PDF - Culture (ULg)

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Article en PDF - Culture (ULg)
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Les super-héros sont devenus humains
Alors que le très attendu Batman vs Supermanvient de
sortir en salles (et que le Batman de 1966 fait son grand retour lui aussi au cinéma), les P.U.F. ont
récemment édité un ouvrage collectif Vies et morts des super-héros, sous la direction de Laurent de
Sutter auquel a participé Dick Tomasovic, professeur en histoire et esthétique des arts du spectacle
à l'ULg. L'occasion de mieux comprendre - ou tout du moins essayer- l'intérêt sans cesse constant
des comics dans le paysage culturel contemporain.
36 : c'est le nombre de films de super-héros prévus d'ici 2020 sur les grands écrans (donc sans compter les
séries comme Flash, Green Arrow ou encore Gotham). Le chiffre en ravira plus d'un, mais a de quoi susciter
bon nombre de questions : pourquoi cet intérêt si soudain pour les super-héros ? Se dirige-t-on vers une
saturation ? Ne doit-on lire le succès des films de super-héros qu'à l'aune de la population qui va au cinéma,
c'est-à-dire les adolescents ?
Histoire populaire du comic-book
Nés à la fin des années 30 avec le premier numéro de Action Comics avec Superman en couverture,
les comics de super-héros représentent à bien des niveaux un pan indéniable de la culture populaire
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américaine. Si l'on constate aisément les liens entre contexte historique, comics et cinéma américain (voir
notre article Super héros aux super potentiels cinématographiques), il n'est pas inutile de rappeler que
le comics possède, à l'instar de la BD franco-belge, une ligne du temps relativement définie. C'est ainsi que
l'on distingue le Golden Age (1938-1955), le Silver Age (1956-1972), le Bronze Age (1973- le milieu des
années 80) et enfin le Modern Age (de la fin du Bronze Age à aujourd'hui).
Le Golden Age correspond à la naissance et la gloire des premiers super héros (Superman et Batman
chez DC, Captain America chez Timely Comics (futur Marvel)) jusqu'à la lassitude du public, doublée
d'une charge virulente de la part d'un psychiatre américain, Frederic Wertham, et son livre Seduction of
the Innocent où le psychiatre va jusqu'à accuser les comics de rendre les jeunes violents, parfois même
homosexuels voire communistes.
Le Silver Age est quant à lui l'âge de la renaissance voire de la
résurrection pour certains : nombre de super héros, disparus au cours des années 50, redeviennent
les héros d'aventures désormais ancrées dans une certaine réalité sociale (le racisme, la drogue, la
politique) : c'est le retour de Wonder Woman, Green Lantern, Flash, des héros un temps disparus et qui
sont aujourd'hui encore édités. Enfin, et surtout, le Silver Age est l'époque où une des figures les plus
importantes du comics va devenir célèbre : Stan Lee.
En 1961, cet ancien assistant devenu scénariste chez Timely Comics, rebaptisé Marvel Comics, va créer
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avec Jack Kirby les célèbres Quatre Fantastiques puis, en 1962 avec Steve Ditko , le non moins célèbre
Spiderman. Deux séries marquantes en ce qu'elles amènent, pour la première fois, des super héros
malheureux de l'être, contraints à bénéficier de super pouvoirs malgré eux et subissant les conséquences
de ces derniers au quotidien.
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Le Bronze Age exploitera cette idée bien plus en profondeur encore, en amenant le comics dans un âge
résolument adulte : c'est l'heure des questionnements, des doutes, des peurs mais aussi des morts, parfois
violentes, de certains personnages principaux, des petites amies des super-héros (Spiderman en tête) à
Captain Marvel, terrassé par un cancer. Dans les années 80, des créateurs comme Alan Moore (Watchmen)
et Frank Miller (Dark Knight Returns) exploreront les aspects les plus sombres de leurs héros, à une époque
où le comics n'est plus cantonné au seul public enfantin.
De la série B aux blockbusters cinématographiques
Si le cinéma a initialement considéré les comics comme des sujets de films peu reluisants (l'inénarrable
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Batman de Leslie H. Martinson, inspiré de la série homonyme, en 1966), il n'aura toutefois pas fallu très
longtemps avant que les studios s'intéressent de près au phénomène littéraire. Ainsi, l'adaptation en 1978
de Superman de Richard Donner n'a rien de déshonorant ; à l'inverse, comme le souligne Steven Lambert
dans l'ouvrage Vies et morts des super-héros, il s'agit plutôt d'illustrer le passage du monde enfantin à celui
des adultes au détour d'une relecture en profondeur du mythe divin de Superman.
Il faudra toutefois attendre la fin des années 80 et le succès colossal du Batman de Tim Burton (plus de
400 millions de dollars au box-office mondial) pour voir fleurir pléthore de films de super-héros, souvent
moyens (les premières adaptations direct-to-video de Captain America et Quatre fantastiques, Spawn en
1997, etc.). Un second souffle aura alors lieu au début des années 2000, notamment avec deux franchises
à succès : ce sont les X-Men de Bryan Singer et les Spiderman de Sam Raimi, films de bonnes factures
qui n'éclipseront toutefois pas les échecs critiques et financiers d'autres films mal produits : Daredevil, Hulk,
Elektra, The Punisher, Les Quatre Fantastiques ou encore Superman Returns.
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Le même Ditko qui créera en 1963 Dr Strange et ses hallucinations, dont Ditko tira profit pour
expérimenter une forme atypique de dessins. Voire Tristan Garcia, "Un héros de l'esprit", Vies et morts des
super-héros, Paris, PUF, 2016, pp 79-102
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Ce même Batman connaît lui aussi un second souffle grâce à sa ressortie en 4K. En termes simples,
disons que le film a été restauré image par image numériquement pour retrouver, en qualité HD, toutes les
saveurs de ses couleurs kitschs à souhait. Un must !
Que la fin des années 2000 ait vu les adaptations de comics connaître un succès grandissant n'a au
final rien d'étonnant : pour la première fois, les adaptations de comics prirent avec Batman Begins (et
surtout Dark Knight) et Iron Man une tournure résolument adulte, films à grand spectacle ne négligeant pas
l'actualité sociopolitique (Dark Knight critique le Patriot Act là où Iron Man évoque directement la guerre en
Afghanistan). Surtout, c'est la première fois qu'un studio va mettre en place un système de production pour
le moins efficace : Marvel va ainsi initier son principe de «phases» avec la sortie de ses films. En d'autres
termes, une poignée de films (Iron Man 1 & 2, Thor, Captain America et L'Incroyable Hulk) vont constituer
la phase 1 de Marvel, ponctuée par la sortie (et le succès planétaire) d'Avengers. Le principe est simple :
chaque film de la phase peut être regardé indépendamment des autres, mais réunis ils forment un tout
cohérent, les personnages passant d'un film à l'autre jusqu'au film choral de Joss Whedon en 2012. La
phase 2, qui vient de se terminer, est ainsi constituée d'Iron Man 3, Thor 2, Captain America 2, Gardiens
de la Galaxie, Avengers 2 et Ant-Man, autant de films ambitieux prenant des tournures radicales (le côté
sombre d'Iron Man 3, le burlesque de Thor, l'hommage au cinéma seventies de Captain America 2 et, enfin,
un Gardiens de la Galaxie sous influence de Star Wars).
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On soulignera, à l'occasion de ce tour d'horizon, l'incroyable revers subi par DC Comics qui, à trop vouloir
placer des valeurs sûres (Man of Steel) a pris un sérieux retard sur son concurrent Marvel. Un exemple :
l'incontournable film réunissant tous les super-héros de l'écurie DC, en l'occurrence Justice League, est
prévu pour fin 2017, à peine six mois avant... Avengers 3, l'équivalent chez Marvel. Enfin, citons l'outsider
Fox qui, après l'échec cuisant de l'énième adaptation des Quatre Fantastiques, compte bien sur son
Deadpool et - surtout - X-Men : Apocalypse pour se remettre le pied à l'étrier. Au final, 36 films envahiront
les salles obscures d'ici 2020, certains films étant encore nommés «Marvel Unknown Movie» car peu
importe, au final, les histoires que l'on raconte ; les films de super-héros représentent aujourd'hui, après
presque 50 ans de galère, la quintessence du blockbuster hollywoodien, le produit ultime pour récolter des
milliards de dollars au box-office.
Vies et morts des super-héros
Que le public finisse par se lasser de cette avalanche de «superhero movies» n'aurait rien d'étonnant : le
succès relatif d'Ant-Man et l'échec des Quatre Fantastiques ne peuvent évidemment pas être considérés
comme des preuves indiscutables, mais ils mettent toutefois en lumière deux éléments qu'il ne faut
pas négliger. Premièrement, les films qui fonctionnent le mieux sont ceux dont les héros sont sinon
populaires du moins bien connus en Europe, ce qui n'est pas le cas des deux films précités par exemple.
Deuxièmement, les plus grands succès parmi les adaptations sont principalement des suites (ce n'est pas
pour rien que les studios misent tout sur Captain America 3, Batman vs Superman, X-Men Apocalypse ou
Wolverine 3).
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Plus gros succès de Marvel, Avengers 1 & 2 ont cumulé ensemble
près de 3 milliards de dollars de recettes au box-office mondial
Toujours est-il que les comics ont réussi, grâce à cet état de grâce cinémato-économique, à dépasser
leur statut d'objets de pop culture pour devenir objets réflexifs sur notre société. C'est en tout cas la thèse
que soutiennent, à des degrés divers, la dizaine d'auteurs du livre Vies et morts des super-héros. Un titre
par ailleurs essentiel, tant il souligne le caractère fondamental de tout comics : la dualité. C'est la double
personnalité du héros, tantôt quidam tantôt super ; c'est le Bien et le Mal, caractérisé par le héros et sa
nemesis. C'est aussi, comme le soulignent certains auteurs, la spécificité de certains héros : Hulk et son
rapport à l'armée, Captain America et sa relation avec le gouvernement en place, Superman tour à tour Dieu
et être humain.
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Dick Tomasovic revient par ailleurs sur cette question de la dualité
avec l'un des super-héros les plus intéressants car les plus ambigus : Spiderman. La genèse est connue :
mordu par une araignée radioactive, Peter Parker ne devient un héros qu'après coup ; Spiderman naît là où
meurt l'oncle Ben, plus ou moins par la faute de son neveu. Ainsi, toute la vie de Peter Parker/Spiderman
sera structurée sur le principe de la double contrainte : qu'il accepte son destin ou non, Spiderman est
condamné à souffrir et à faire souffrir ses proches. Ses actes de bravoure ne lui valent, in fine, que la
méfiance voire le mépris des citoyens ; ses bonnes actions sont préjudiciables à sa vie estudiantine puis
professionnelle et surtout amoureuse. Du héros, Spiderman n'a au fond que le costume, qu'il tente de
jeter plusieurs fois à la poubelle, allant jusqu'à l'affronter directement via l'incarnation de Venom, parasite
extraterrestre prenant Peter Parker pour hôte, en modifiant son apparence, avant de devenir un être à
part entière. Comme le souligne Dick Tomasovic, Spiderman affronte occasionnellement son double, qu'il
s'agisse d'un imitateur (le Caméléon, Mysterio) voire d'un clone (la «seconde saga du clone» principalement
conçue par Terry Kavanagh ) ; en d'autres termes, le plus grand adversaire de Peter Parker n'est autre que
Spiderman, crise d'identité rarement explorée à ce point dans l'univers des comics. Mais pas au cinéma.
Et c'est peut-être là que se trouve, finalement, la recette miracle des super-héros au cinéma. Spiderman
2 de Sam Raimi abordait déjà, en son temps, cette crise du personnage et sa relation ambiguë avec ses
pouvoirs et ses responsabilités, mais les films récents ont su jouer des paradoxes contemporains pour
toucher un public en manque de figure référentielle. C'est le Batman soulignant les dérives possibles d'un
État omniscient dans Dark Knight, c'est un Iron Man symbole d'un capitalisme malsain, c'est Thor tiraillé
entre son devoir (régner sur Asgard) et sa vie privée (la Terre), c'est Captain America devant lutter contre un
pouvoir corrompu. Autant de thèmes qui ont su séduire adolescents et jeunes adultes qui ont pu, au travers
de tous ces récits initiatiques, se reconnaître sans problème.
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Ant-Man n'a pas su trouver son public car il ne relève, au final, que du récit de transmission supplanté
par une banale histoire de cambriolage et de lutte pour sauver le monde. Il n'y a pas, chez Ant-Man,
cette relation ambiguë entre le personnage, ce qu'il est et ce qu'il est obligé d'incarner aux yeux de tous.
Deadpool, série célèbre pour ses mises en abyme, ses jeux avec le lecteur et la rupture continue du
quatrième mur, joue d'ailleurs la carte du héros qui refuse ce nom, prenant presque du plaisir à tuer des
méchants. Batman vs Superman remet en question la perception que nous avons de ces deux héros en
en faisant d'une part un justicier trop violent et un dieu vivant, un dictateur en sommeil. Les super-héros
séduisent plus que jamais parce qu'ils sont devenus humains, vulnérables, presque fragiles. Une idée qui
constitue le fil rouge de Vies et morts des super-héros.
Bastien Martin
Mars 2016
Bastien Martin est journaliste indépendant, diplômé en Cinéma de l'ULg. Il est assistant de
production chez Dérives asbl. Ses recherches doctorales portent sur le cinéma d'animation belge.
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