Gestion 2000

Transcription

Gestion 2000
La complexité appelle une stratégie chemin faisant♦
Marie-José AVENIER*
Résumé
Les gestionnaires s'accordent sur la complexité croissante de l'environnement des entreprises. Lorsqu'ils se
tournent vers les manuels de gestion pour y trouver de l'aide, plusieurs conceptions de la stratégie leur sont
proposées. Celles-ci sont-elles toutes également adaptées pour affronter cette complexité accrue ? Si ce n'est pas
le cas, lesquelles apparaissent les mieux adaptées ? De quels repères dispose-t-on pour leur mise en œuvre
concrète ?
Après avoir situé dans quels termes s'exprime la problématique stratégique dans un contexte complexe, cet
article apporte un certain nombre d'éléments de réponse à ces questions.
Abstract
Managers all agree on the growing complexity of their firms' environment. Various concepts of strategy are
available in management textbooks. Are these concepts equally adapted to deal with this growing complexity? If
not, which ones are most adapted? How to implement them in firms?
After studying the nature of strategic problems that firms which operate in a complex environment have to deal
with, this paper proposes some answers to the questions above.
Keywords : strategizing, strategy-as-practice, complexity, strategic vision, strategic action,
implementation
♦
Article publié dans Gestion 2000, n° 5/99, octobre 1999, pp. 13-44. Tous droits de reproduction réservés.
* Directeur de Recherche CNRS, Euristik, Centre de Recherche de l'IAE de Lyon 3
BP0638
69 239 Lyon Cedex 02.
[email protected]
1
La complexité appelle une stratégie chemin faisant
On navigue dans un monde de plus en plus complexe.
Lieu commun, pensera-t-on. Effectivement. Mais il y a encore plus commun : le comportement
traditionnellement associé à son énoncé. Une fois ce coup de chapeau rendu à la complexité, on se sent libre de
reprendre ses activités normales sans changer ses habitudes et de continuer à "faire toujours plus du même".
Le point de vue adopté dans cet article est de prendre au sérieux l'affirmation ci-dessus et d'étudier ce qu'elle
signifie concrètement en termes de management stratégique d'une organisation. Dans un contexte complexe, le
management stratégique d'une organisation peut-il consister à essayer de suivre au mieux une trajectoire définie
une fois pour toutes ? Ne vise-t-il pas plutôt à construire son chemin pas à pas en référence à certaines finalités,
en tirant parti des situations qui émergent progressivement ? Les diverses conceptions de la stratégie proposées
dans les manuels de stratégie d'entreprise sont-elles toutes également adaptées à la complexité ? Si ce n'est pas
le cas, quelles conceptions apparaissent mieux adaptées que les autres ? Comment les mettre en œuvre
concrètement ?
Après avoir étudié en quels termes s'exprime la problématique stratégique dans un contexte complexe, nous
tenterons d'instruire les questions ci-dessus. Quelques réponses seront alors avancées. Elles seront à entendre
non pas comme des réponses définitives, mais comme des points de repère destinés à éclairer et stimuler la
réflexion créative des lecteurs.
I. Problématique stratégique dans un contexte complexe
Nous commencerons par préciser le sens lequel seront entendus un certains nombre de termes dans ce texte.
Nous examinerons ensuite la problématique de l'action stratégique dans un monde perçu complexe.
I.1 Définitions préliminaires
Pour simplifier l'exposé, nous raisonnerons en distinguant seulement deux niveaux1 au sein d'une organisation :
* le centre, qui symbolise la Direction générale et ses services ; et nous utiliserons l'expression niveau global
pour désigner l'ensemble de l'entreprise (niveau "corporate") ;
* le niveau périphérique ou local, qui est celui des unités opérationnelles, des domaines d'activités
stratégiques, ou éventuellement des unités territoriales d'une organisation (par exemple les unités
opérationnelles d'EDF, de La Poste, de France Télécoms, etc.).
La vision stratégique d'un certain niveau de l'organisation, est définie comme une représentation de l'avenir
voulu pour ce niveau. Elle exprime un vouloir faire, réfléchi plutôt que s'imposant comme une révélation,
explicité sous la forme de grandes orientations.
Ainsi, la vision stratégique globale décrit les orientations stratégiques décidées par le centre pour l'ensemble de
l'organisation, telles que, par exemple, "améliorer la qualité de l'offre", "fabriquer des produits haut de
gamme", "aller vers l'Est", "sortir d'une situation de sous-traitance", etc. La vision stratégique locale d'une
unité, précise les orientations stratégiques de l'unité telles que "aménager les horaires d'ouverture", "réduire les
délais d'intervention chez le client", etc. Elle peut être établie par l'unité pour elle-même en référence à la vision
stratégique globale de l'organisation et en concertation avec le centre, ou bien de façon autoritaire par le centre.
Les deux approches n'ont évidemment pas les mêmes conséquences.
Une action stratégique d'un certain niveau de l'entreprise, est une action de changement délibéré conçue en
référence à la vision stratégique de ce niveau, qui introduit une rupture dans la trajectoire d'évolution de ce
niveau.
1 Comme dans les poupées russes, lorsqu'il existe plusieurs niveaux intermédiaires entre la Direction générale et
les unités périphériques, pour deux niveaux consécutifs, le niveau supérieur peut être considéré comme un
centre pour le niveau inférieur, qui est alors considéré comme lui étant périphérique. De même, lorsque
l'organisation est structurée territorialement selon plusieurs niveaux emboîtés (par exemple local, régional et
national), pour deux niveaux consécutifs, le plus fin peut être considéré comme le local du moins fin, qui est
alors considéré comme global par rapport à celui-ci.
2
Une action stratégique centrale est donc une action stratégique de Direction générale ; par exemple, rachat
d'entreprises, prise de participation dans des sociétés, création de filiales, restructuration de l'entreprise,
désengagement d'une activité.
Une action stratégique périphérique ou locale est une action stratégique d'une unité périphérique ; par exemple,
lancement d'un nouveau produit, création d'un club d'utilisateurs, ouverture au public le dimanche.
Une alliance stratégique avec un concurrent, selon la nature de l'alliance et la position des acteurs qui concluent
cette alliance, peut apparaître comme une action stratégique centrale ou comme une action stratégique
périphérique.
I.2 Qu'est-ce que la complexité ?
Etre compliqué ou être complexe est une propriété qu'un individu attribue à un phénomène en fonction de
l'expérience qu'il a de sa relation active à ce phénomène. La complexité est donc relative.
Complexité n'est pas synonyme de complication.
On qualifiera de compliquée une situation perçue comme comportant de multiples paramètres imbriqués, qu'il
est néanmoins possible de démêler, de comprendre, avec du temps et de l'expertise. Par exemple, une panne
dans un objet aussi sophistiqué qu'un missile, qu'un réseau de télécommunications, qu'une centrale nucléaire.
On qualifiera de complexe un phénomène dont les représentations sont perçues "irréductibles à un modèle fini,
aussi compliqué, stochastique, sophistiqué que soit ce modèle, quelle que soit sa taille, le nombre de ses
composants, l'intensité de leurs interactions ..." (Le Moigne 1990, p. 3). Pour le comprendre, le temps,
l'expertise n'y font rien. Aucune représentation ne semble épuiser le phénomène : on a toujours le sentiment que
des aspects potentiellement importants pour l'interaction envisagée nous échappent. Les exemples ne manquent
pas : chômage, violence, drogue sont certainement les premiers qui viennent à l'esprit. Mais il en est beaucoup
d'autres, heureusement moins dramatiques, mais tout aussi problématiques pour les individus directement
concernés : la mise en mouvement d'une organisation par le biais d'une intervention de consultants, la
conception/mise en acte d'un changement organisationnel délibéré (par exemple, réduire le délai de réponse aux
commandes de J+15 à J+2).
"La notion de complexité implique celle d'imprévisible possible, d'émergence plausible du nouveau et du sens
au sein du phénomène que l'on tient pour complexe" argumente J.L. Le Moigne (1990, p. 3). De fait, les
représentations qu'un individu se forge d'un phénomène qu'il perçoit complexe étant toujours susceptibles de
laisser de côté des aspects potentiellement importants, le phénomène peut exhiber des comportements imprévus,
c'est-à-dire des comportements que cet individu n'aura pas anticipés mais qui lui seront néanmoins intelligibles
a posteriori. Inversement, si un phénomène présente de façon récurrente des comportements imprévus, cela
signifie que les représentations qu'il s'en est construit ignorent des aspects importants. Complexité va donc de
pair avec imprévisibilité.
Un autre ressort profond de la complexité est la récursivité. Celle-ci peut être définie de la manière suivante : un
processus récursif est un processus dont le résultat à un instant donné est un ingrédient majeur du
fonctionnement de ce processus. La récursivité peut être illustrée par les exemples suivants :
• la culture d'une entreprise : celle-ci imprègne les membres de l'entreprise, lesquels en même temps
produisent collectivement cette culture (Genelot, 1992). La récursivité de ce processus rend difficile de
sortir des schémas de pensée (souvent implicites) en vigueur dans une entreprise.
• "l'organisation organisée et donc organisante" (Le Moigne 1990, p. 76) : la forme organisée qui résulte à un
instant donné d'un processus d'organisation, est elle-même productrice d'organisation.
• la complexité, parce qu'elle est elle-même bien souvent génératrice de complexité. Les actions imaginées par
les acteurs pour répondre à des situations qu'ils perçoivent complexes sont souvent complexifiantes :
accords de coopération inter-entreprises (notamment entre concurrents), dispositions destinées à accroître la
flexibilité ou la transversalité au sein d'une organisation, efforts d'innovation sans relâche qui génèrent
encore plus d'imprévisibilité et donc de complexité. Incidemment, comme les innovations des uns (en
matière de produits, de procédés de fabrication, d'organisation, et même de règles du jeu concurrentiel2),
2 Canon (cf. Hamel et Prahalad, 1990) nous fournit un bel exemple d'innovation en matière de règles du jeu
concurrentiel dans le secteur des copieurs, qui lui permit de réussir là où Kodak et IBM avaient échoué quelques
années plus tôt : distribution à travers les concessionnaires de produits de bureau plutôt que par le biais d'une
force de vente dédiée ; SAV assuré par les revendeurs de copieurs plutôt que par un réseau spécialisé ;
démarchage direct des secrétaires et des chefs de service plutôt que des services achats des entreprises ; vente
plutôt que mise en location des copieurs , etc.
3
incitent les autres à innover à leur tour pour ne pas se retrouver disqualifiés, la course à l'innovation est
elle-même un processus récursif.
D'où peut venir la complexité des systèmes socio-économiques ?
Une première source tient à l'autonomie fondamentale des individus, à leur "liberté d'entreprendre" (Raux,
1996, p. 9), qui rend leur comportement non totalement prévisible. D'autres tiennent à la variété et à
l'imbrication des phénomènes, et à l'accélération des interactions résultant notamment de l'interconnexion des
acteurs via des réseaux informatiques : il y a de plus en plus de connaissances, de technologies, d'objets
matériels et d'objets immatériels construits par l'homme, reliés entre eux et participant à des systèmes de
régulation enchevêtrés.
I.3 La complexité "récompense les procédures adaptatives robustes"
Comme la complexité s'accompagne d'imprévisibilité potentielle et d'évolutions continuelles, plus il y a de
temps qui sépare la naissance d'une idée (par exemple, lancer un nouveau modèle de véhicule) et sa réalisation
concrète (la première Twingo fabriquée), plus son contexte, s'il est complexe, a de chances d'avoir connu entre
temps des évolutions importantes, parfois inattendues. Dans un monde complexe, il convient donc de réduire les
durées des divers processus qui font passer de l'idée à l'action. Puisqu'on n'est jamais certain des conditions qui
prévaudront lors de la mise en acte d'une idée, il importe également d'être capable de s'adapter rapidement à des
situations imprévues. H. Simon nous dit plus précisément (1991, p. 39) : "Bien que l'incertitude ne rende pas le
choix intelligent a priori impossible, elle récompense les procédures adaptatives robustes plutôt que des
stratégies qui ne marchent bien que lorsqu'elles ont été soigneusement mises au point pour des environnements
connus avec précision".
Par ailleurs, par définition, personne ne peut prétendre détenir une représentation exhaustive d'un phénomène
que l'on tient pour complexe. La représentation qu'un individu se forge de ce phénomène dépend de sa culture,
de son expérience, de ses projets, des informations dont il dispose. Les représentations que s'en construisent
différents individus ont donc toutes les chances de ne pas coïncider. La mise en interaction de ces
représentations individuelles au cours d'un processus de co-construction d'une représentation partagée du
phénomène fondé sur l'échange et la discussion, favorise leur enrichissement mutuel (notamment la prise en
compte par certains de dimensions jugées importantes par d'autres, qu'ils ignoraient initialement). Une
participation large dans la conception de la stratégie favorise la prise en compte de facettes différentes du
problème. Cette position rejoint la remarque suivante de G. Hamel et C.K. Prahalad (1990, p. 19) fondée sur
l'observation de nombreuses entreprises : "il est difficile de produire des stratégies créatives lorsque la
formulation de la stratégie est du ressort de la seule élite" ; celle-ci ne représente en effet qu'une faible part des
connaissances, des points de vue et des capacités de compréhension, d'intelligence et d'inventivité, existant dans
l'organisation.
Le fait qu'on ne puisse pas construire de modèle exhaustif d'un phénomène perçu complexe a une autre
conséquence sur la problématique stratégique : les méthodes d'optimisation (au sens de la maximisation d'une
fonction objectif) ne sont d'aucune aide lorsqu'il s'agit d'élaborer la stratégie d'une organisation intervenant dans
un monde complexe. L'optimum calculé à partir d'un modèle qui ignore certains aspects potentiellement
importants, n'a aucune raison d'être proche de l'optimum effectif (qui reste inconnu). Comme le dit
A.C. Martinet (1993, p. 66) : "optimisation et algorithmie sont inopérantes (...). Sont appelés en revanche des
efforts de computation lato sensu (Morin), de décadrage-recadrage (Palo Alto), d'accommodation/
équilibration (Piaget), d'heuristique...".
En somme, la pratique de la stratégie dans un monde complexe est une affaire complexe ! Elle appelle une
participation large des acteurs dans l'élaboration d'une stratégie robuste, et la mise en place de dispositifs
permettant une adaptation rapide de cette stratégie à des situations émergeant chemin faisant de manière parfois
inattendue.
II. La stratégie chemin faisant : adapter la stratégie au fil de sa mise en acte
Dans un premier temps nous situerons le concept de "stratégie chemin faisant" par rapport aux grands courants
de pensée en matière de stratégie d'entreprise. Nous discuterons ensuite les moments d'adaptation d'une
stratégie chemin faisant. Puis nous examinerons comment ce concept permet de répondre à deux
problématiques stratégiques essentielles : combiner délibéré et émergent, et favoriser l'apprentissage
stratégique chemin faisant.
4
II.1 Entre délibérée et émergente
Dans la littérature traitant des processus de formulation/mise en œuvre de stratégies d'entreprise, deux courants
de pensée se sont opposés jusqu'à la fin des années 80 :
• Les tenants de l'école de la "stratégie délibérée" se placent en général dans une perspective normative, et
définissent une stratégie comme "un plan, une sorte de schéma d'actions conçu intentionnellement (...) à
l'avance des situations auxquelles il s'applique" (Mintzberg, 1988, p. 14). Cette conception est souvent
qualifiée de balistique parce qu'elle définit une stratégie comme une trajectoire pour atteindre une certaine
cible, que l'on s'efforcera ensuite de suivre en s'employant à réduire au fur et à mesure les écarts qui peuvent
apparaître entre situation réalisée et situation voulue. C'est sur cette conception que reposent encore les
pratiques de certains grands groupes industriels, où la stratégie est considérée comme une construction
figée, propriété du siège.
• Les tenants de l'école de la "stratégie émergente" se placent en général d'un point de vue descriptif, et
définissent une stratégie comme une forme saillante émergeant des actions menées dans l'entreprise, que l'on
identifie après coup. Comme l'indique H. Mintzberg (1990, p. 152), "stratégie émergente signifie
littéralement ordre non intentionnel".
Lorsqu'une organisation intervient dans un univers qu'elle perçoit complexe et donc susceptible d'évolutions
inattendues, les conceptions balistiques de la stratégie ne sont pas appropriées : la trajectoire fixée et même la
cible peuvent très rapidement se révéler obsolètes. Dans la conception de la stratégie comme "émergence
spontanée", on perd le caractère intentionnel, volontariste de la stratégie, qui est au coeur même du concept de
stratégie. En outre, dans un environnement complexe, si l'on ne réfère pas son action à certaines finalités, ne
risque-t-on pas de se retrouver ballotté par les événements et très vite disqualifié ?
Depuis la fin des années 80, en réponse à la complexité et l'incertitude accrues des contextes décisionnels, un
troisième courant se développe "entre" les deux. Dans celui-ci on reconnaît que "si la stratégie se forme de
manière délibérée, par l'exercice d'une volonté des dirigeants, la conduite de manoeuvres et l'application de
plans, elle surgit également de manière émergente, par le jeu des événements inattendus et des opportunités
auquel s'ajoutent les gauchissements et les distorsions que les acteurs imposent volontairement ou non, aux
intentions initiales" (Laroche & Nioche, 1994, p. 72).
Les travaux d'H. Mintzberg peuvent également être rattachés à ce courant. A.C. Martinet (1990, p. 233) nous dit
en effet : "Le couple stratégie délibérée (voulue)/stratégie émergente (inférée de l'action) est au coeur des
propos de Mintzberg. (...). Il s'agit toujours de conjuguer la réalisation des intentions et l'assimilation d'actions
imprévues qui font découvrir des chemins nouveaux", et H. Mintzberg (1990, p. 152) d'ajouter : "un
apprentissage véritable se produit sûrement à l'interface de la pensée et de l'action, lorsque les acteurs
réfléchissent à ce qu'ils ont fait. En d'autres termes, l'apprentissage stratégique doit combiner intention et
réalisation". Cette position est proche de celle d'A. Hatchuel (1994, p. 117) pour qui "Le savoir combiner, c'est
le savoir du stratège et de l'entrepreneur (...). Les savoir combiner s'inscrivent dans la construction d'un futur
souhaitable. Ils réordonnent sans arrêt les fins et les moyens à la recherche d'une logique de projet (...). Ils
mêlent de la façon la plus imbriquée possible le raisonnement de l'action et la connaissance utilisable."
Par "stratégie chemin faisant" nous désignons une conception des processus de formulation/mise en œuvre de
la stratégie d'une organisation, privilégiant l'adaptation de la stratégie au fil de sa mise en acte de manière à tirer
parti des situations qui émergent chemin faisant. Une stratégie chemin faisant est fondée sur un principe
d'intervention intentionnelle sans cesse reconsidérée à la lueur des phénomènes qui surviennent au cours de
l'action. Elle ne s'inscrit donc pas dans la vision balistique du premier courant, mais dans le troisième courant,
où il s'agit de combiner du délibéré et de l'émergent, et de favoriser des apprentissages stratégiques chemin
faisant.
Dans une stratégie chemin faisant, à chaque instant il y a comportement intentionnel en référence à une certaine
vision stratégique. Bien que cette vision soit susceptible de se modifier au fil du temps, une stratégie chemin
faisant n'en est pas pour autant une forme de pilotage à vue. En effet, même si elle se déforme, la vision
stratégique donne à chaque instant des fils conducteurs à l'action qui la rendent décodable par les acteurs
concernés : cette action n'est pas décousue comme le serait une action menée au coup par coup.
Dans une stratégie chemin faisant il ne s'agit pas de se comporter seulement de manière réactive, mais aussi, et
peut-être surtout, de manière pro-active. A la différence d'une "stratégie incrémentale" (Quinn, 1978) qui, par
définition, est limitée à des changements proches du statu quo, une stratégie chemin faisant peut consister en la
mise en acte de changements radicaux (tels que la réorganisation d'une entreprise).
5
II.2 "L'art d'utiliser les informations qui surviennent dans l'action"
Dans une stratégie chemin faisant, deux types de moments d'adaptation de la stratégie en cours peuvent être
distingués.
Le premier type correspond aux moments où l'on s'apprête à engager un nouveau pas (autrement dit, à engager
une action stratégique comme par exemple un investissement de capacité) tel qu'il avait été prévu dans la
stratégie en cours. C'est un moment privilégié pour questionner la pertinence de ce nouveau pas compte tenu des
retours d'expérience dont on dispose sur les pas précédents et compte tenu des évolutions du contexte depuis le
pas précédent. En d'autres termes, comme l'explique E. Morin (1990, p. 178), "la stratégie est l’art d’utiliser les
informations qui surviennent dans l’action, de les intégrer, de formuler soudain des schémas d’action...".
Le second type correspond à des moments où des membres de l'entreprise perçoivent que certaines évolutions
de son contexte sont susceptibles de rendre obsolète la stratégie en cours.
Certaines de ces évolutions peuvent correspondre à des phénomènes sous haute surveillance comme, par
exemple, pour une entreprise d'un secteur industriel très concentré au niveau mondial, la capacité de production
mondiale du secteur.
D'autres peuvent concerner des phénomènes (technico-économico-socio-politiques) émergents, auxquels on ne
s'attend pas et qui sont susceptibles de bouleverser le paysage concurrentiel de l'entreprise. Ce type de
phénomène est extrêmement difficile à identifier de manière précoce, car il se manifeste à travers des
événements qui apparaissent disparates et sans connexion tant que l'on ne dispose pas d'une interprétation qui
permette de mettre en relation ces événements et de les appréhender comme parties d'un tout. L'entreprise qui,
la première, réussit à se construire cette interprétation et à engager des actions qui tirent parti du sens ainsi créé
en retire généralement des avantages concurrentiels importants3.
Une stratégie chemin faisant suppose d'être extrêmement attentif à l'évolution des contextes (internes et
externes) de l'organisation. Les processus de veille stratégique sont donc au cœur d'une stratégie chemin faisant.
Les moments d'adaptation du premier type sont connus d'avance alors que ceux du second type ne le sont pas, et
dans ceux-ci, les types d'événements qui vont susciter le questionnement de la stratégie en cours ne sont pas
toujours connus d'avance. C'est une des finalités mais aussi un des défis majeurs de la veille stratégique que
d'identifier ces événements le plus tôt possible.
Comme nous le verrons dans le §II.3, le questionnement de la pertinence de la stratégie en cours peut aller
jusqu'à une mise en cause des finalités qui lui sont sous-jacentes.
II.3 Combiner le délibéré et l'émergent par le biais de la dialectique fins/moyens
Une action stratégique conçue dans une dialectique fins/moyens (cf. fig. 1) spécifie un ensemble de moyens à
mettre en œuvre défini en référence :
∗ aux fins, c'est-à-dire à la vision stratégique en vigueur à l'instant considéré,
∗ et aux contextes dans lesquels ces fins s'appliqueront et ces moyens se mettront en oeuvre.
La mise en œuvre de cette action stratégique, de par ses conséquences non intentionnelles (Boudon, 1977) ou
parce qu'elle a conduit les acteurs à imaginer d'autres moyens pour mettre en oeuvre les fins et parce que ces
autres moyens ont à leur tour suggéré d'autres fins, peut conduire à faire évoluer la vision stratégique.
La formulation d'une vision stratégique à un instant donné, t3 par exemple sur la fig. 1, dans une dialectique
fins/moyens, s'effectue en référence :
∗ aux fins en vigueur jusque là (sur la fig. 1, celles exprimées à l'instant t),
∗ à l'évolution des contextes de l'organisation depuis la dernière explicitation de fins (depuis t, sur la fig. 1),
∗ aux moyens alternatifs qu'a pu suggérer la mise en oeuvre dans les contextes du moment (entre t1 et t2 sur la
figure), des moyens imaginés pour atteindre les fins exprimées à l'instant t (compte tenu de leurs éventuelles
conséquences non intentionnelles).
La symbolisation par t, t1, t2, t3, t4 , etc., d'instants croissants (plutôt que par t, t+1, t+2, etc.) a pour but de
souligner que les processus se déroulent de façon non nécessairement synchrone ni linéaire (l'intervalle t-t1 n'a
pas forcément la même durée que t1-t2, ni que t2-t3, ni même que t3-t4), avec un rythme spécifique à chaque unité,
3
Cf. par exemple (Hamel et Prahalad, 1990, et note de bas de page n°2) la manière dont Canon a su tirer parti
d'évolutions techniques, organisationnelles et comportementales pour entrer dans le secteur des copieurs en en
profitant pour modifier les règles du jeu concurrentiel.
6
dans un temps considéré comme évoluant de manière continue et irréversible. Cette dialectique fins/moyens
fonctionne aussi bien au niveau global qu'au niveau local.
Contexte
entre t et t3
re-finalisation
Fins
à l'instant t
idées de
re-finalisation
conception
Contexte
entre t et t1
Fins
à l'instant t3
mise en oeuvre
Moyens
à l'instant t1
conception
idées d'autres
Moyens
à l'instant t2
Contexte
entre t1 et t2
Moyens
à l'instant t4
Légende :
Influences entre un processus et le contexte
Processus
t, t1, t2, t3, t4 instants successifs
Fig. 1 : La dialectique fins/moyens rapportés à leurs contextes
La dialectique fins/moyens peut servir de repère à la mise en acte de la combinaison de délibéré et d'émergent
que H. Mintzberg (1994) avait mise en avant sans toutefois préciser comment la mettre en œuvre concrètement.
II.4 Favoriser l'apprentissage stratégique par des va-et-vient entre réflexion et action stratégiques intra et
inter-niveaux hiérarchiques
Une stratégie chemin faisant est caractérisée par la possibilité de va-et-vient multiples, entre vision stratégique
et action stratégique aux différents niveaux de l'organisation et même entre les niveaux. Comme ces interactions
concernent deux registres, celui de la vision4 et celui de l'action, (que Paul Valéry qualifiait respectivement
d'Univers ψ et ϕ), et prennent place, dans notre représentation simplifiée, entre deux niveaux (global et local),
nous pouvons les représenter schématiquement sur une matrice à deux lignes et deux colonnes (cf. fig. 2).
Dans cette figure simpliste, les flèches décrivent des relations potentielles, c'est-à-dire qui ne s'exercent pas de
façon systématique et encore moins mécanique.
• Les flèches 1 et 1' que l'on pourrait intituler respectivement "penser pour agir", et "agir pour penser",
expriment la récursivité possible entre vision et action stratégiques au niveau global, potentiellement
génératrice d'apprentissages.
4 Par convention, nous rattachons ce qui relève du "dire" (sur des actions ou sur des représentations) à
l'Univers ψ, et ce qui relève du "faire" à l'Univers ϕ, en étant consciente que parfois "dire c'est faire" (Austin,
1970).
7
• Les flèches 2 et 2' correspondent respectivement aux approches top down et bottom up de l'élaboration d'un
plan stratégique.
• La flèche 3, qui peut être intitulée "penser globalement, agir localement" 5 , symbolise des décisions
stratégiques concernant les unités, prises par le niveau global pour être appliquées en l'état par celles-ci (par
exemple, la mise en oeuvre partout en France de la prestation nationale "les 4 engagements solidarité d'EDF
GDF"). La flèche 3', "penser globalement à partir de l'action locale", spécifique de la stratégie chemin
faisant, exprime que des actions stratégiques locales peuvent contribuer à régénérer la vision stratégique
globale en cours, ou même être un des moteurs de son élaboration. Elle peut être illustrée par le
développement du Post it de 3M ou la création de la prestation nationale "les 4 engagements solidarité" des
entreprises EDF et GDF à partir de l'initiative locale de "service de maintien de l'énergie" née dans l'unité EDF
GDF Services de Toulon. Mais, pour l'instant, les exemples où cette flèche n'a pas fonctionné sont bien plus
nombreux que ceux où elle a effectivement fonctionné : par manque d'attention, d'écoute, ou de vision
prospective, nombre d'initiatives locales dont l'intérêt potentiel global n'a pas été perçu par la hiérarchie, ont été
enterrées ou développées en dehors de l'entreprise où elles sont nées.
• Les flèches 4 et 4', "penser pour agir" et "agir pour penser" locales, expriment la récursivité possible entre
vision et action stratégiques au niveau local, potentiellement génératrice d'apprentissages. Par exemple,
l'ouverture de ses guichets le dimanche matin alors que les banques sont fermées, a conduit un Bureau de La
Poste à mettre l'accent, dans sa vision stratégique locale, sur sa vocation d'organisme financier.
• La flèche 5, "l'action globale, cadre de l'action locale" exprime que l'action stratégique globale peut
influencer certaines actions stratégiques locales. Par exemple, à la MAIF, la création de sa filiale nationale
FILIA MAIF conduit toutes les délégations départementales de cette mutuelle à mener un certain nombre
d'actions commerciales.
• La flèche 6, "influence de l'action globale sur la pensée locale", indique que l'action stratégique globale
peut avoir une incidence sur la vision stratégique locale. Par exemple, la création d'une division "Activités
internationales" centralisant commercialement et administrativement toute l'activité d'un Groupe à
l'international, peut susciter une évolution des visions stratégiques locales d'un certain nombre de filiales du
Groupe antérieurement très actives à l'international.
• Il n'apparaît pas de flèche 5' ni 6' car ces flèches exprimeraient que des actions stratégiques globales peuvent
émerger directement d'actions ou de visions locales, sans réflexion de la part du niveau global sur leur incidence
sur la vision globale. Ceci ne semble pas souhaitable, sauf éventuellement en situation de crise où il faut agir très
rapidement.
Ce schéma met en évidence que l'on peut entrer dans le processus par n'importe quelle case.
Les flèches d'apprentissage 1-1', 3-3', 4-4' symbolisent les va-et-vient entre le rôle activant (au sens de stimulant
de l'action) de la finalisation, et le rôle finalisant de l'action souvent négligé par les théoriciens du management
stratégique. En effet, ceux-ci raisonnent habituellement à finalités fixes ou données (cf. notamment Mintzberg,
1994), alors que de tels aller-retours entre vision et action (ou entre fins et moyens pour reprendre la
terminologie du §II.3) sont souhaitables et parfois pratiqués. Ils sont alors généralement effectués de manière
informelle et dans une double perspective : comprendre pour agir et agir pour comprendre.
La récursivité potentielle entre visions et actions stratégiques incite à attacher au moins autant d'importance
aux processus d'élaboration de ces visions et de ces actions, qu'à leur expression instantanée (les résultats de
ces processus). Au sein d'une organisation, le partage d'une certaine vision stratégique globale joue un rôle
intégrateur (assurer la compatibilité du sens des initiatives locales), alors que les initiatives stratégiques locales,
parce qu'elles sont susceptibles d'engager les unités sur des voies assez différentes, sont génératrices de
différenciation entre unités.
5 une devise du management du Groupe ABB.
8
Fig. 2 : Relations potentielles entre visions et actions stratégiques locales et globales
Processus
VISION
ACTION
Niveau
1
1'
GLOBAL
(central)
3
2
2'
6
3'
LOCAL
(périphérique)
5
4
4'
Les schémas des figures 1 et 2 peuvent être utilisés par des praticiens ou des consultants comme des outils les
incitant à se poser des questions aussi importantes qu'inhabituelles, telles que : existe-t-il dans l'organisation des
dispositifs favorisant les divers apprentissages stratégiques évoqués, particulièrement celui correspondant à la
flèche 3' (fig. 2) ? Que fait-on pour amener les managers à s'interroger régulièrement sur les finalités de
l'organisation et leur adéquation aux moyens disponibles, aux actions menées et à l'évolution du contexte
l'organisation (fig. 1) ?
Ces interpellations les conduiront bien souvent à s'apercevoir qu'aucun des dispositifs existants ne favorise ces
apprentissages ni ce questionnement sur les finalités. Une question se pose alors à eux : quel type de dispositif
mettre en place ? C'est ce que nous allons examiner maintenant, sachant que, comme il n'existe pas de "one best
way" en matière d'organisation, les réponses que nous proposons ne s'expriment pas comme des méthodes
codifiées, mais en termes de repères destinés à éclairer la conception de dispositifs adaptés à chaque
organisation.
III Mettre en acte une stratégie chemin faisant : repères
Cette troisième partie a pour objet de proposer divers repères pour la conception de dispositifs destinés à la
mise en œuvre d'une stratégie chemin faisant. Ces repères se présentent comme des conditions qui ont la
fâcheuse particularité de n'être ni nécessaires ni suffisantes : même lorsqu'elles sont satisfaites, les effets
attendus ne se produisent pas forcément, et inversement, une stratégie chemin faisant pourra être à l'œuvre sans
que toutes ces conditions ne soient remplies. En effet, comme le disent si bien M. Crozier et E. Friedberg (1977,
p. 41) : "Toutes les analyses un peu poussées de la vie réelle d'une organisation ont révélé à quel point les
comportements humains pouvaient y demeurer complexes et combien ils échappaient au modèle simpliste
d'une coordination mécanique ou d'un déterminisme simple"...
III.1 Reconnaître le potentiel d'initiatives de la périphérie
Depuis une vingtaine d'années divers auteurs soulignent l'intérêt et l'efficacité d'une prise en charge de la
résolution des problèmes aux niveaux auxquels ces problèmes se posent (principe de subsidiarité), en mettant à
profit l'intelligence, l'inventivité, les savoirs locaux, etc., disponibles dans l'organisation. Les difficultés du
contexte économique, la réussite éblouissante d'entreprises japonaises dans les années 1980, l'accroissement de
la complexité perçue des phénomènes dans la société planétaire de l'information dans laquelle nous sommes
9
entrés, ont probablement stimulé l'émergence de cette prise de conscience dans un certain nombre
d'organisations. Une étude de l'évolution des modes de fonctionnement des entreprises françaises au cours des
années 1980 fait effectivement apparaître "un mouvement général vers une décentralisation accrue de la prise
de décision, tout au moins dans les volontés, si ce n'est pas toujours pleinement dans les faits" (Marmonier &
Thiétart, 1993, p. 24).
Bien entendu, une telle prise de conscience ne suffit pas pour que les interactions potentielles décrites dans la
figure 2 opèrent effectivement, particulièrement celle associée la flèche 3'. Encore faut-il que le niveau global
prête effectivement attention aux actions locales. L'écoute que semblent accorder de façon croissante les
Directions générales au "terrain", va précisément dans ce sens. "Ce mouvement vers la suppression des niveaux
intermédiaires reflète la volonté des dirigeants d'être plus proches de la réalité du terrain (...)", soulignent
L. Marmonier & R.A. Thiétart (op. cit., p. 22). Ce constat fait écho aux observations rapportées par M. Crozier
dans son ouvrage au titre évocateur, L'entreprise à l'écoute, publié en 1989. Ne relevait-il pas en effet (p. 182),
parlant de la société GSI : "Les dirigeants croient au management participatif et prêchent d'exemple. Jacques
Raiman pratique l'écoute (...). L'équipe de direction a appris de la même manière à se mettre à l'écoute de ses
patrons de filiale, qu'elle incite à se mettre eux aussi à l'écoute de leurs cadres et de leurs professionnels".
L'écoute est également présentée par A. David (1994) comme un élément essentiel de la méthode utilisée en
1989 par Christian Blanc pour susciter la métamorphose qu'a opéré la RATP entre 1989 et 1992. Ceci va
également dans le sens de la démarche récente de la Direction générale d'EDF, qui, sous le prétexte d'élaborer
d'une Charte de l'action locale, a fait en 1996 une tournée des 21 régions de France pour dialoguer avec les
responsables de toutes les unités opérationnelles de l'entreprise.
III.2 Favoriser l'éclosion d'initiatives stratégiques locales
Nous mettrons le projecteur sur trois conditions : l'autonomisation des unités, l'accessibilité de l'information, le
fait de disposer de temps pour la réflexion et pour la prise de recul.
Autonomiser les unités
Pour les unités locales, disposer d'autonomie de représentation, d'organisation et de projet 6 , favorise
l'adaptation rapide aux situations. Ceci apparaît être une condition essentielle pour une organisation intervenant
en milieu complexe. C'est même, selon A.C. Martinet (1993), une condition sine qua non de la capacité
stratégique des unités. Et si l'on en croit J. Mélèse (1979, p. 56), l'innovation, qui est actuellement un défi majeur
des entreprises, "est une des manifestations de l'autonomie active". De fait, seule une unité autonome peut se
poser des défis. Et relever un défi fort est générateur de passion et d'enthousiasme, qui sont des moteurs
puissants de l'innovation, comme en témoigne l'exemple du développement du copieur personnel chez Canon
(cf. Hamel et Prahalad, 1990).
Toutefois, la position adoptée par les dirigeants d'entreprise sur cette question reste souvent assez frileuse, parce
que l'autonomisation des unités pose deux questions difficiles : comment assurer la coordination d'unités
autonomes indispensable au bon fonctionnement global de l'organisation ? Comment contrôler l'activité d'unités
autonomes, c'est-à-dire s'assurer de ce que les unités "font bien ce qu'il faut" ? Le contrôle de l'activité d'unités
autonomes s'effectue en effet moins à travers des indicateurs mesurables stables que par le biais d'interprétations
(Lorino, 1995) ou d'évaluations en référence à un sens qui, avec les finalités de l'entreprise, est à reconstruire
chemin faisant.
Rendre l'information accessible
L'accès de tous les acteurs de l'organisation à des informations de toutes sortes sur son fonctionnement et ses
multiples contextes (économique, politique, social, technologique, concurrentiel, législatif, etc.), joue un rôle
essentiel dans la mise en oeuvre d'une stratégie chemin faisant. Il est donc essentiel de concevoir le système
d'information de l'organisation comme un système de mémorisation collective (cf. §III.5 ci-après).
Lorsque le degré d'autonomie des unités est élevé, pour assurer une certaine congruence, voire une coordination
de leurs actions, il importe que les acteurs concernés disposent de connaissances non seulement individuelles
mais aussi collectives ("common knowledge") sur l'organisation, sur les rôles des différentes unités dans leurs
6
L'autonomie de représentation est la capacité de l'unité à se forger elle-même une représentation de son
fonctionnement dans son contexte. Elle est un préalable indispensable aux deux autres niveaux d'autonomie
(Mélèse,1979). L'autonomie d'organisation est la capacité d'une unité à décider seule de son organisation interne et
de l'utilisation de ses ressources, en respectant évidemment les règles de l'organisation. L'autonomie de projet est la
capacité de l'unité à élaborer des projets qui lui sont propres, ceux-ci étant néanmoins tenus de s'inscrire dans le projet
global de l'organisation et d'être acceptés par le niveau central.
10
contextes respectifs, sur leurs inter-relations, sur les règles en vigueur, sur la vision stratégique globale, etc. Ces
connaissances peuvent être développées par le biais de la discussion, du travail en commun, et éventuellement,
de la construction collective d'un modèle des relations entre les variables d'action des différentes unités. Les
confrontations de représentations réalisées lors de cette construction sont susceptibles d'enrichir la vision de
chacun, et participent à la construction de connaissances communes et de compréhensions partagées de
l'articulation de leurs activités, qui facilitent l'ajustement des comportements lorsque la situation effective
diffère de celle prévue.
Ménager du temps pour la prise de recul
Les capacités cognitives humaines étant limitées, il y a une relation croissante entre le temps dont un individu
dispose pour mettre en oeuvre ses capacités cognitives, et l'étendue potentielle des capacités susceptibles d'être
exploitées. Afin de favoriser l'éclosion d'initiatives stratégiques, il importe donc que les acteurs disposent de
temps (ou s'en ménagent) pour prendre du recul par rapport à leurs activités habituelles. Là encore, les
comportements humains étant complexes, la relation n'est pas mécanique : ce n'est pas parce qu'un individu
dispose de temps pour prendre du recul par rapport à son travail qu'il le fait effectivement, même s'il est incité à
le faire ; inversement, un acteur parvient généralement à dégager le temps dont il a besoin pour réaliser quelque
chose qui lui tient à cœur, quitte à réduire certaines autres activités (par exemple, en déléguant plus de tâches à
ses collaborateurs). En témoigne l'observation de N. Mottis et al. (1995, p. 108) : "si la participation au groupe
paraît intéressante à un technicien, alors il est capable de dégager le temps nécessaire (en réorganisant son
activité, en sacrifiant d'autres tâches de son propre chef, en travaillant plus, etc.)".
III.3 Créer des lieux d'échange et de débat
La mise en acte des flèches de la fig. 2 suppose que les acteurs communiquent entre eux, non pas au sens de la
communication Shannonienne7, mais en concevant la communication comme un processus d'interaction duquel
émerge un sens qui ne pré-existait peut-être dans l'esprit d'aucun des acteurs, c'est-à-dire comme un processus de
co-construction de sens (cf. Giordano, 1995). La mise en œuvre d'une communication Shannonienne,
extrêmement efficace dans certaines circonstances, ne permettrait pas les apprentissages stratégiques
recherchés ici.
Dans une organisation, la mise en œuvre d'une communication au sens fort indiqué ci-dessus suppose la création
de lieux d'échanges et de débats au sein des unités, entre unités de même niveau, et entre unités de niveaux
différents. Ainsi, l'organisation de séminaires d'échange d'expériences entre unités locales de même type situées
dans des secteurs géographiques différents, ou de types différents au sein d'un même secteur géographique,
présente l'avantage non seulement d'instaurer une communication entre des personnes qui n'ont guère d'autres
occasions de se rencontrer, mais aussi d'obliger chacun à un travail de réflexion sur ses propres pratiques, un
exercice souvent aussi bénéfique qu'exigeant.
La mise en place de processus d'élaboration de plans stratégiques au sein des unités, permet d'instaurer des lieux
de débat intra-unités et inter-niveaux tout en suscitant l'exercice des capacités stratégiques d'un grand nombre
d'acteurs de l'entreprise. Elle peut permettre de pratiquer une évaluation chemin faisant (Couix, 1997), conduite,
pour chaque unité, conjointement par la Direction générale et les responsables de l'unité. La première réunion
peut avoir pour objet de discuter la vision stratégique locale de l'unité, les initiatives stratégiques et le plan
d'actions proposés au regard de la vision stratégique globale. Les réunions ultérieures viseront à évaluer les
résultats des actions qui ont été menées par l'unité, et à réexaminer la pertinence de la vision locale et du plan
d'actions à la lueur de l'évolution des contextes internes (en particulier de la vision stratégique globale) et
externes de l'unité, dans une dialectique fins/moyens rapportés à leurs contextes. La fréquence de ces réunions
variera en fonction du degré d'incertitude des projets de l'unité, de la turbulence de son environnement, etc., une
réunion étant organisée chaque fois qu'il se produit un événement majeur appelant à ré-interroger la pertinence
ce qui avait été prévu.
Un processus de planification ainsi conduit favorise la communication (au sens fort) entre centre et périphérie.
Elle permet à la Direction générale et aux responsables de chaque unité d'échanger à la fois sur la vision
stratégique globale et sur la vision stratégique locale de l'unité. Ce dialogue permet à la Direction générale d'être
alertée sur les initiatives locales d'intérêt global potentiel et éventuellement de faire évoluer la vision stratégique
globale. La répartition de ces réunions sur toute l'année crée de l'asynchronie dans l'élaboration des plans, et
favorise un recadrage progressif et continuel de la vision stratégique globale (Koenig & Thiétart, 1995), et la
diffusion permanente dans l'entreprise d'une vision globale actualisée, via les responsables opérationnels qui
participent à ces réunions. Elle donne la possibilité à la Direction générale d'expliquer les raisons de ses prises
7
Une communication Shanonnienne est conçue comme de la transmission de messages ayant un sens univoque
pré-défini, à partir d'un émetteur (ici par exemple, le centre) vers un récepteur (la périphérie) à travers un canal.
11
de position sur les initiatives stratégiques proposées (approuver, encourager, rejeter, etc.). L'explicitation de ces
arguments, qui peuvent être d'ordres étrangers aux systèmes de représentation des responsables opérationnels,
favorise l'élargissement du champ de vision de ces derniers et l'enrichissement de leur système de
représentation. En outre, elle rend possible un apprentissage mutuel des manières de penser des opérationnels et
de la Direction générale, avec potentiellement l'émergence de nouvelles manières de fonctionner pour les deux
parties.
Un tel processus peut néanmoins présenter deux points d'achoppement :
• sa possible routinisation ou transformation en un exercice formel, le but devenant de rester dans la norme :
les unités s'en tiennent à proposer des visions et des plans d'action locaux dans le droit fil de la vision globale
et du plan stratégique global, plutôt que de prendre le risque de se voir refuser des projets véritablement
innovants ;
• les limites de disponibilité des dirigeants pour cet exercice, qui est extrêmement consommateur en temps. La
création d'un niveau intermédiaire entre la Direction générale et les unités qui déchargerait la Direction
générale d'une partie de ces réunions, présente un inconvénient majeur : le niveau intermédiaire agit comme
une sorte filtre qui réduit les marges d'interprétation de la vision stratégique globale dont dispose chaque
unité.
III.4 Harmoniser les procédures existantes
Des procédures peuvent être spécialement instaurées pour accompagner des changements d'orientations
stratégiques au sein d'une entreprise, comme le programme PARADIS mis en place à la RATP pour aider le
personnel à se former au fonctionnement décentralisé en cours d'instauration (David, 1994). Dans tous les cas,
à un instant donné, une myriade de procédures héritées du passé co-existent avec des procédures nouvellement
créées. Lorsque toutes ces procédures ne sont pas mutuellement congruentes, il en résulte des
dysfonctionnements. Ainsi par exemple, si au sein d'une entreprise les critères d'évaluation des acteurs,
d'allocation des ressources ou d'attribution des primes, ne sont pas représentatifs des orientations stratégiques
du moment, il y a peu de chances pour que le comportement des acteurs reflète ces orientations, même si ceux-ci
donnent l'impression de se les être appropriées intellectuellement (c'est-à-dire même si la vision locale qu'ils
mettent en avant correspond bien à ces orientations). De même, si la Direction générale ne prévoit aucun moyen
particulier pour la mise en oeuvre d'actions correspondant à des orientations stratégiques nouvelles, il y a fort à
parier que ces dernières susciteront peu d'initiatives concrètes...
Cette exigence d'harmonie vaut non seulement pour les procédures, mais aussi pour les comportements
(Giordano, 1997) : harmonisation des comportements dans l'Univers Ψ (celui du discours) et dans l'Univers ϕ
(celui des actes), en particulier congruence entre la vision stratégique globale annoncée et les actions
effectivement menées au niveau central. Ainsi dans une entreprise, une Direction générale qui prône l'initiative
stratégique, tout en sanctionnant les unités qui émettent des propositions véritablement innovantes (par un rejet
de ces initiatives et une injonction à refaire leur "copie"), et en récompensant celles qui produisent des plans
stratégiques "conformes", crée des conditions pour que l'élaboration de plans stratégiques d'unités devienne un
exercice purement formel, aux antipodes du but recherché.
III.5 Mettre en place d'un système d'information organisationnel
Un système d'information organisationnel est défini (Le Moigne, 1986) comme un processus de mémorisation
collective à la fois des informations fatalement générées par le fonctionnement de l'organisation, des
informations-modèles qui nourrissent les représentations habituellement utilisées par les acteurs pour prendre
leurs décisions, et des informations qualifiées d'aléatoires parce que collectées en référence à un événement
particulier. Leur mémorisation collective signifie que toutes les informations mémorisées (qu'elles soient
fatales, modèles, ou aléatoires), sont placées dans une mémoire accessible à tout instant par les membres de
l'organisation, ce qui permet à ceux-ci d'être co-informés de l'activité de l'organisation. Comme le dit J.L. Le
Moigne, il ne s'agit donc pas de faire circuler l'information systématiquement, mais de la rendre accessible à la
demande, sans contraindre les acteurs de l'entreprise à la consommer malgré eux.
Une telle approche est rendue praticable par le développement des nouvelles technologies de l'information :
augmentation de la rapidité d'accès et d'enregistrement, s'accompagnant d'une réduction importante du coût des
mémoires ; développement des réseaux locaux et des capacités de transmission sur de longues distances à très
12
grande vitesse ; développement de moyens conviviaux de navigation dans des mémoires potentiellement
gigantesques, etc.
Une part importante de l'information indispensable à la conception/mise en acte d'une stratégie chemin faisant,
peut ainsi être obtenue par libre accès quasi instantané et à la convenance de chacun, à une mémoire collective
tenue à jour en permanence. Ceci permet d'éviter aux acteurs d'être en permanence submergés par une masse
considérable d'informations sans intérêt immédiat pour eux. Evidemment, il n'est pas question de substituer
cette mémoire collective aux communications directes de personne à personne, au cours de réunions, par
téléphone, ou lors de rencontres informelles. Celles-ci sont irremplaçables lorsqu'il s'agit d'obtenir des
précisions, d'alerter un partenaire de l'occurrence d'un événement imprévu qui l'affecte directement, de débattre,
de négocier, et plus généralement de communiquer au sens défini dans le §III.3 ci-dessus.
*
*
*
La stratégie chemin faisant, parce qu'elle repose sur de multiples dialectiques entre vision et action stratégiques
et sur de multiples interactions entre niveaux hiérarchiques, répond à la problématique stratégique en milieu
complexe, qu'il s'agisse de co-construire une vision stratégique globale partagée compatible avec des stratégies
locales, ou inversement de concevoir des visions stratégiques locales congruentes à une certaine vision
stratégique globale.
La stratégie chemin faisant s'accorde mal avec la focalisation sur le contrôle que l'on observe dans le modèle
hiérarchique. Une stratégie chemin faisant peut pourtant être mise en oeuvre dans une organisation pyramidale
: en conférant une certaine autonomie de représentation, d'organisation et même de projet aux unités, en mettant
en place un système d'information organisationnel, en créant de multiples lieux d'échange et de débat (qui
favorisent les apprentissages stratégiques).
Les nouvelles technologies de l'information jouent un rôle essentiel dans la faisabilité pratique d'une stratégie
chemin faisant. L'existence d'une mémoire collective informatisée ne suffit cependant pas à assurer la
communication entendue au sens fort de co-construction de sens par l'échange et le débat, sur laquelle repose la
stratégie chemin faisant. En fait, l'enjeu majeur de la mise en acte d'une stratégie chemin faisant est
probablement plus culturel que technique : apprendre à écouter, dialoguer, débattre, travailler ensemble,
coopérer...
Références bibliographiques
Austin, J.L., 1970, Quand dire c'est faire, Seuil.
Avenier, M.J. (coord.), 1997, La stratégie chemin faisant, Economica.
Boudon, R., 1977, Effets pervers et ordre social, PUF.
Couix, N., 1997, "Evaluation chemin faisant et mise en acte d'une stratégie tâtonnante", in Avenier, M.J. (coord.), La
stratégie chemin faisant, Economica.
Crozier, M., 1989, L'entreprise à l'écoute - Apprendre le management post-industriel, InterEditions.
Crozier, M., Friedberg, 1977, L'acteur et le système, Seuil.
David, A., 1994, RATP : la métamorphose, InterEditions.
Genelot, D., 1992, Manager dans la complexité. Réflexions à l'usage des dirigeants, INSEP Editions.
Giordano, Y., déc. 1994-Janvier 1995, "Communication d'entreprise : faut-il repenser les pratiques managériales ?", Revue
de Gestion des Ressources Humaines, n° 13-14, pp. 49-61.
Giordano, Y., 1997, "L'action stratégique en milieu complexe : quelle communication ?", in Avenier M.J. (coord.), La
stratégie chemin faisant, Economica.
Hamel, G., Prahalad, C.K., Automne 1990, "Les stratèges du soleil levant", Harvard-L'Expansion.
Hatchuel, A., 1994, "Apprentissages collectifs et activités de conception", Revue Française de Gestion, n°99, pp. 109-120.
Koenig, G., Thietart, R.A., 1995, "Contrôle limité et changement dans les organisations multidivisionnelles", in Noël, A.,
Very, Ph., Wissler, M., Perspectives en Management Stratégique - Tome III, Economica.
Laroche, H., Nioche, J.P., 1994, "L'approche cognitive de la stratégie d'entreprise", Revue Française de Gestion, n°99, pp.
64-78.
Le Moigne, J.L., 1986, "Vers un système d'information organisationnel ?", Revue Française de Gestion, n° 60, pp. 20-31.
13
Le Moigne, J.L., 1990, La modélisation des systèmes complexes, Dunod.
Lorino, Ph., 1995, Comptes et Récits de la Performance - Essai sur le pilotage de l'Entreprise, Editions d'Organisation.
Marmonier, L., Thiétart, R.A., 1993, "Les nouveaux problèmes de structure et de gestion des entreprises", Cahiers DMSP
n° 220.
Martinet, A.C., (coord.), 1990, Epistémologies et Sciences de Gestion, Economica.
Martinet, A.C., 1993, "Stratégie et pensée complexe", Revue Française de Gestion, n° 93, pp. 64-72.
Mélèse, J., 1979, Approches systémiques des organisations, Edit. d'Organisation.
Mintzberg, H., 1988, "Opening up the definition of strategy", in Quinn J. B., Mintzberg, H., James, R.M. (eds), The
Strategy Process, Prentice-Hall, pp. 13-20.
Mintzberg, H., 1990, "Strategy Formation: Schools of Thought", in Frederickson, J., (ed.), Perspectives on Strategic
Management, Harper, pp. 105-235.
Mintzberg, H., 1994, The Rise and Fall of Strategic Planning, The Free Press.
Morin, E., 1990, Science avec conscience, Le Seuil-Points.
Mottis, N., Ponssard, J.P., Tanguy, H., 1995, "De la planification des interfaces techniques à l'articulation des
compétences", Revue Française de Gestion, n° 103.
Quinn, J. B., 1978, "Strategic Change: Local Incrementalism", Sloan Management Review, n° 20, pp. 7-21.
Raux, J.F., 1996, "Entreprendre et diriger", Cahiers du Management d'EDF et GDF, n° 4-5, pp. 6-22.
Simon, H.A., 1969, The Sciences of the Artificial, M.I.T. Press.
******
14