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Notes de lecture : à propos de la légitimité des politiques culturelles
Commentaire de Malaise dans la culture, de Freud
LA LETTRE D
LETTRE
ÉLECTRONIQUE
DE LA FNCC
Notes de lecture
A propos de la légitimité des politiques culturelles
Commentaire de Malaise dans la culture de Freud
Les actuelles inquiétudes sur
l’avenir des politiques culturelles liées à un certain nombre
de menaces législatives et
budgétaires imposent de trouver de nouveaux arguments
pour prouver leur nécessité
et asseoir leur légitimité politique. On ne peut plus se
contenter de l’évidence que
la culture, de toute façon,
c’est bien. Car certes, mais
ce ‘‘c’est bien’’ est-il vraiment
nécessaire ? Pour cela, il faut
être en mesure de définir à la
fois ce qu’est la “culture” et à
quoi elle sert. Dans le cadre,
ouvert dans le n°33 de La Lettre d’Echanges, des notes de
lecture consacrées au travail,
récent ou ancien, de penseurs
(philosophes, sociologues,
anthropologues, etc.), c’est
ici un texte de Freud qui est
abordé : Le Malaise dans la
culture*. D’où il ressort que la
culture est un moyen d’apaiser
les souffrances que les hommes infligent aux hommes.
*Ce titre était autrefois
traduit par Malaise dans
la civilisation
FNCC
AU COURS DE RÉCENTS entretiens avec l’universitaire Jean-Michel Lucas – lors
d’auditions sur l’évaluation menées par le Bureau de la FNCC à Avignon (cf.
Lettre d’Echanges n°33) et d’un entretien réalisé à l’occasion des Assises de la
Plate-forme interrégionale (cf. Lettre d’Echanges n°34) –, une carence forte de
la pensée des politiques culturelles est apparue : personne n’est en mesure de
définir le mot même de “culture”. Avec les conséquences suivantes :
- Impossibilité d’un dialogue rigoureux tant entre gens “de culture” qu’avec des
responsables politiques travaillant sur les autres champs, eux clairement définis,
de la vie publique (santé, économie, défense, etc.)
- Incapacité à identifier clairement à quoi sert la culture – incapacité à définir
sa fonction sociale – et donc à justifier en toute transparence la légitimité de
soutenir “la culture” avec de l’argent public : en quoi la culture relève-t-elle de
l’intérêt général ? C’est évident, dit-on, mais personne ne saurait dire exactement pourquoi c’est évident…
- En réaction à l’incapacité d’identifier cette fonction sociale de la culture,
deux attitudes prévalent, l’une comme l’autre tout autant inefficace, pour légitimer l’action publique en faveur de la culture :
> Soit une retraite de la pensée vers des notions remarquablement floues comme
“l’épanouissement humain” ou “l’élévation de l’âme” (auquel cas la puissance
publique n’a pas lieu d’interférer, puisqu’il s’agit de la vie intime et de la liberté
individuelle de chacun).
> Soit opérer un décentrement de la fonction sociale de la culture vers des fonctions qui lui sont extérieures – hétérogènes – ; alors une volonté d’instrumentalisation de la culture se déploie selon laquelle la culture sert à tisser du lien social,
à aiguiser les facultés intellectuelles, à promouvoir le développement des territoires, etc. Mais là, d’autres activités semblent plus à même de remplir ces fonctions
extra-culturelles de la culture : le sport tisse aussi sinon mieux du lien social,
toute activité exigeant concentration est favorable à l’affinement de la pensée et
le tourisme assure mieux que l’opéra le développement territorial. La culture et
le soutien public à la culture peuvent s’avérer utiles mais non nécessaires. Et en
temps de crise on ne garde que le nécessaire…
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Notes de lecture : à propos de la légitimité des politiques culturelles
Commentaire de Malaise dans la culture, de Freud
En conséquence, l’absence de définition de ce que
signifient le mot de culture et l’invisibilité de sa fonction sociale génèrent :
- Une impossibilité d’obtenir des chiffres et des statistiques et de mener des évaluations claires – or, comme
pour tout principe, les choix politiques doivent pouvoir « se recommander de la raison » (Freud).
- Une grande difficulté à négocier une place pour la
politique culturelle au sein de l’ensemble des politiques publiques.
- Une triple fragilité persistante – quiproquos, incompréhensions et doutes – qui laisse toujours planer
la possibilité d’un désengagement de la puissance
publique sur ce champ de la vie sociale, voire un
doute sur la nécessité d’un ministère de la culture
ou de services culturels au sein des collectivités
(menace qui se traduit régulièrement par la perspective du rattachement du ministère de la Culture à
celui de l’Education nationale, par exemple).
Définir la culture... A cause « du manque d’une
définition solide de la culture (ou plutôt de la surabondance de définitions de la culture) », les statisticiens européens (Eurostat) ont donc décidé de s’en
remettre à ce qui apparaît à tout un chacun comme
relevant « avec évidence » du champ culturel (cf. Lettre d’Echanges n°7)… Voilà un aveu d’échec total.
Pour l’Unesco, cette “évidence” prend la forme suivante : « La culture, dans son sens le plus large, est
considérée comme l’ensemble des traits distinctifs,
spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui
caractérisent une société ou un groupe social. Elle
englobe, outre les arts et les lettres, les modes de
vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les
systèmes de valeurs, les traditions et les croyances »
(Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles,
1982). Faudrait-il alors parler de ministère des Modes
de vie ou de ministère des Systèmes de valeurs ?
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D’un ministère de la Civilisation, peut-être ? Ici, tout
semble être culture : de fait, l’anthropologue Marcel
Mauss disait que les manières de nager, de marcher,
de s’asseoir étaient le résultat d’un montage à la fois
physiologique et culturel… Que peut-on politiquement faire avec une définition aussi ample ?
... par sa fonction. Devant l’évidente difficulté a
définir le champ de la culture, ne faudrait-il pas tenter
plutôt d’en définir la fonction (et non la nature). Lors
d’une table ronde organisée cet été par le Centre d’information, de documentation, d’études et de formation
des élus (CIDEFE), le metteur en scène Didier Bezace
a estimé qu’il faudrait parler de « ministère du Plaisir », car la culture traverse toutes les dimensions de la
vie quotidienne. De fait, le champ du plaisir n’est pas
identifiable : Aristote disait que le plaisir n’est rien en
lui-même mais naît à chaque fois qu’il y a cohérence
entre un projet et un acte (Ethique de Nicomaque).
L’Unesco a, depuis Mexico, affiné son concept de
culture et s’est effectivement engagée vers une tentative de sa définition fonctionnelle. Ainsi, la Charte
pour la diversité culturelle pose en préambule que « la
diversité des expressions culturelles est un facteur
important qui permet aux individus et aux peuples
d’exprimer et de partager avec d’autres leurs idées
et leurs valeurs ». Même s’il eût été préférable de
parler de facteur “indispensable” (plutôt qu’‘‘important’’), cette définition a le mérite de ne pas donner
à la culture la seule fonction de fabriquer les identités (Déclaration de Mexico) mais d’en permettre le
partage et le dialogue. Sur ce point, l’inspiration est
fortement kantienne car, selon La Faculté de juger, la
culture – qui est appelée par son “organe” : la faculté
du goût – « permet de communiquer même son sentiment à tout autre ». Sa nécessité tient à ce qu’elle
articule l’individu en son intimité avec le groupe, ou
encore qu’elle fait naître « l’harmonie de l’imagination [c’est-à-dire, dans ce contexte, la perception] et
La Lettre d’Echanges n°35 - mi octobre 2009
FNCC
La culture, combat vital de l’espèce humaine
de l’entendement » (les idées qui, elles, sont naturellement partageables mais ne peuvent dire les sensations, ne peuvent exprimer l’intimité individuelle).
La fonction de la culture selon Freud. Dans Le
Malaise dans la culture, Freud complète cette vision
très positive d’une autre, beaucoup plus sombre, sans
doute sous l’influence des temps (publié en 1930, ce
petit livre a été écrit pendant la crise économique de
1929 et quelques années avant la prise du pouvoir par
Hitler). Posant que le but de l’existence est, sinon la
recherche de plaisir, du moins la lutte contre la souffrance, il identifie trois sources de souffrance : le
monde extérieur « qui peut faire rage contre nous avec
des forces surpuissantes, inexorables et destructrices »,
le corps « voué à la déchéance » et « les dispositifs qui
règlent les relations des hommes entre eux », soit, selon
la ‘‘troisième topique’’, la pulsion de mort (et l’on sait
combien le ‘‘réglage’’ est parfois dysharmonieux...)
Pour Freud, la “culture” est l’un des moyens pour
se défendre de l’un de ces trois dangers : celui que
représentent les Autres (les sciences et la technique
répondant aux deux autres dangers). Définition de la
culture : c’est le « secteur de prévention de la souffrance » lié aux « dispositifs qui règlent les relations
des hommes entre eux ». A priori, une telle définition
peut sembler trop négative et inutilisable politiquement. Elle présente cependant plusieurs avantages :
- Le côté négatif de « prévention de la souffrance »
peut sans difficulté être compris comme “besoin
de bonheur” ou “recherche de plaisir”. Cela étant,
l’aspect négatif de la prévention a le mérite de souligner la nécessité de la vie culturelle mais aussi
de contrer toute emphase type « grandes œuvres
de l’Humanité » (Malraux), avec ce que ce genre
d’hypostase de la culture contient potentiellement
d’exclusion (œuvres universelles/œuvres locales),
de mépris (cultures “légitimes”/ “illégitimes”) et de
volonté de domination (mainmise sur le choix des
FNCC
« Le développement de la culture [...] ne peut
nous montrer que le combat entre Eros et mort,
pulsion de vie et pulsion de destruction, tel qu’il
se déroule au niveau de l’espèce humaine. Ce
combat est le contenu essentiel de la vie en général et c’est pourquoi le développement de la
culture doit être, sans plus de détours, qualifié
de combat vital de l’espèce humaine. »
Freud, Le Malaise dans la culture
“grandes œuvres” en question). En un sens, ce pessimisme s’accorde fortement avec une vision portée
par l’Agenda 21 de la culture qui, transposant l’exigence environnementale dans le champ du “biotope
culturel”, adopte également une attitude de modestie, étrangère à tout jugement, en considérant qu’il
faut préserver la diversité culturelle quelle qu’elle
soit (dans le respect des Droits de l’homme).
- Par ailleurs, définir la culture comme un ensemble
(indéfini) de processus dont la fonction est de tempérer les souffrances générées par les « dispositifs
qui règlent les relations des hommes entre eux »,
c’est l’inscrire comme une réalité par essence politique, au sens où la politique (polis) consiste précisément à créer des « dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux ».
- Autre atout, ces dispositifs sont évidemment bien
plus nombreux que ceux des arts proprement dits.
La définition fonctionnelle de Freud réintroduit ainsi
les arts à leur juste place : comme l’un des moyens
parmi bien d’autres de la « prévention de la souffrance » que génère la vie collective. Comme l’écrit
Gérard Genette dans L’Œuvre de l’art : « La fonction artistique n’est qu’un cas particulier de la relation esthétique. […] L’art n’est pas la seule ni toujours la meilleure occasion de relation esthétique. »
On voit évidemment ici l’avantage de ce rétablissement du « continuum esthétique » (Adorno) qui
impose une transversalité inhérente aux politiques
publiques de la culture. Avec cependant le risque
que comporte une telle dilution…
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Notes de lecture : à propos de la légitimité des politiques culturelles
Commentaire de Malaise dans la culture, de Freud
A propos des critères d’intervention publique.
Certes, la vie culturelle en son immense ensemble
contribue à endiguer à la fois l’isolement des individus
et la violence du groupe – psychanalytiquement, elle
est conçue comme la canalisation (sublimation) des
forces vitales intimes et asociales en activités sociales. Mais tout, dans cet ensemble, ne relève pas de la
responsabilité politique. Toujours dans Le Malaise
dans la culture, Freud précise que les « dispositifs qui
règlent les relations des hommes entre eux » concernent « la famille, l’Etat et la société ».
La famille c’est l’un des lieux, le plus originel, de
la construction des sujets, un lieu où la puissance
publique n’a pas à intervenir. En revanche, l’Etat et
la société (le pouvoir central proprement politique
ainsi que tous les autres ordonnancements sociaux
qui règlent nos existences) sont légitimes pour une
intervention de cette puissance. Mais là encore, le
texte de Freud permet d’affiner les choses, car ces
ordres qui peuvent générer de la souffrance sont bien
souvent efficacement tempérés par la vie culturelle.
Mais parfois la culture échoue à remplir sa fonction
de préservation de la souffrance, ou la manque, ou
encore la pervertit.
Il y a donc, implicitement il est vrai, une sorte de fondement pour des critères de légitimation des politiques publiques de la culture :
- Quand une dimension publique de l’invention
culturelle (non familiale/individuelle) est menacée
de disparition ou d’altération – par exemple quand
les librairies indépendantes sont menacées par la
concurrence de la grande distribution –, c’est donc
une des possibilités de se préserver de la souffrance
qui disparaît. Il revient alors au politique d’empêcher cette disparition – ce qui est le principe même
de la préservation de la diversité culturelle. Rien,
des expressions culturelles (artistiques ou non) ne
doit disparaître sous peine de porter atteinte à nos
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capacités de lutter contre la souffrance que les hommes s’infligent entre eux.
- Quand une dimension publique de l’invention culturelle se pervertit au point de créer de la souffrance –
par exemple quand le travail esthétique dévastateur
de l’urbanisme non contrôlé enlaidit les abords des
villes –, là aussi le politique se doit d’intervenir.
- Quand une dimension publique de l’invention culturelle a pour résultat de produire chez d’autres de la
souffrance – par exemple quand l’hégémonisme du
cinéma américain disqualifie des vitalités cinématographiques locales ou quand le déni de la valeur
de tel ou tel type d’expression artistique génère une
« société du mépris » fondée sur la non reconnaissance de la dignité de certains (Axel Honneth/JeanMichel Lucas - cf. Lettre d’Echanges n°33) – alors
l’action politique s’impose encore.
*
Il n’est pas certain que la définition de la fonction
de la culture comme moyen de contrer les violences
inter-humaines soit aujourd’hui d’un usage politique
aisé tant l’habitude est grande de voir en la culture une
extension forcément admirable et toute positive du
génie humain. Mais les temps changent : il y a peu,
le progrès technologique et scientifique apparaissait de
manière exclusivement bénéfique ; maintenant il suscite la méfiance. Longtemps l’accumulation de richesses et la croissance des capacités productives ont paru
aptes à contribuer au bonheur et à l’élévation continue
du niveau de vie ; on parle aujourd’hui volontiers de
maîtrise de la croissance, voire de décroissance… Et
il semble que Freud, à l’orée de la barbarie occidentale, en ait eu la juste intuition. La culture n’est peutêtre que cela : une digue de l’homme contre l’homme.
C’est déjà énorme et indispensable pour la vie sociale.
La culture est donc bien un domaine essentiel et transversal de l’action politique.
La Lettre d’Echanges n°35 - mi octobre 2009
Vincent Rouillon
FNCC