Chapitre 5

Transcription

Chapitre 5
Tome 1
EPICE
Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une
d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour
utiliser cette méthode.1 Ce « quelqu’un », c’était Neil.
Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer
Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il
ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis
abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos.
Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette
histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce
récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute
ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est
entièrement fortuite.
1
Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.
Réflexion – tome 1
2
Réflexion – tome 1
*5*
Parfois, tenir tête aux caïds vous valait le respect de la populace. Mais puisqu’il
s’agissait de Neil Murphy, ce n’était pas surprenant qu’il se retrouve dans la situation
inverse. Celle où se rebeller contre l’autorité en place faisait de vous une antistar.
L’homme à abattre pour s’en être pris aux intouchables. Et éventuellement, la « nana » à
dégommer pour toutes celles qui avaient des vues sur Aedan.
Il se serait bien passé des œillades meurtrières de Kassy et de sa bassecour. Ça ne
faisait que quatre pauvres jours que le lycée avait repris. Quatre pauvres journées sur
neuf longs mois… Tiendrait-il la cadence ?
Sans qu’il n’y puisse rien, ses yeux cherchèrent Aedan après qu’il se fût dégoté
une place dans les gradins, qu’il espérait plus sécurisée. Sa gorge s’assécha lorsqu’il le vit
enfin en tenue de sport. À peu de chose près, elle ressemblait à la sienne. Mais là où lui
renvoyait une piètre image d’un représentant de la gent masculine – enfin, une terne
image d’un imposteur de la gent féminine –, Aedan apparaissait dans toute sa virile
splendeur. C’était abusé d’être lycéen et de faire aussi… mâle.
Beaugosse était taillé d’après les canons grecs, ou plutôt égyptiens, ou peut-être
bien un mix des deux… Ce type aurait réussi haut la main un casting de jeune guerrier
sparte, thrace ou cimmérien. Mais ça ne se limitait pas qu’à cela. Plus il l’observait, plus
Neil avait le sentiment qu’Aedan se payait le luxe d’avoir la prestance d’un habitant de
quelque Panthéon païen, avec en prime une gueule d’enfer. Parce que « ange » ne seyait
point à ce garçon sans doute conçu dans la passion du péché le plus débridé.
Aedan avait la beauté du diable. Et Lucifer, avant d’être Satan, avait été connu
comme l’ange lumière, la plus belle des créations célestes du Tout-Puissant. Il y avait
quelque chose de dangereux chez ce mec. C’était un concentré d’injustice que le monde
offrait aux yeux de Neil. Il ravala un soupir dépité face au tressaillement de son
entrejambe. Il n’était pas plus différent des filles qui bavouillaient ouvertement sur le
spécimen. Ces fichues hormones étaient une invention du mal !
S’échauffant avec souplesse, les flexions et extensions d’Aedan sollicitaient la
musculature saillante de ses jambes et celle ferme de ses bras. Quant à ses abdominaux
gainés dans un débardeur qui épousait ses formes comme une seconde peau, ils avaient
fini de griller les neurones de toutes les nanas du gymnase, et même de certains garçons.
De nombreux garçons, dont Neil bien entendu, mais pas forcément pour les mêmes
raisons.
— Wow mec, comment tu fais ? demanda Brice, alias force bleu des KC Rangers.
Au-delà de l’admiration, il y avait de l’envie dans son regard. L’adolescent se
défendait assez bien question tonicité musculaire, mais à côté d’Aedan ce n’était même
pas un petit joueur. Il était tout simplement sous classé.
— Entraînement, répondit laconiquement Aedan.
Il était du genre taciturne, mais ce n’était pas par humilité. La modestie, comme
on le savait à présent, ne l’étoufferait pas. Voulant certainement faire étalage de ses
capacités physiques, il s’agrippa au banc des remplaçants et exécuta une planche
parfaite, pieds joints levés à plus d’un mètre cinquante du sol, à la seule force de ses bras
aux muscles puissants et de ses abdos parfaitement dessinés.
— Quand tu y parviendras, tu seras sur la bonne voie, dit-il en se relevant. Mais
j’aurai toujours plusieurs siècles d’avance sur toi. Ne t’en veux pas, c’est une question de
génétique, rajouta-t-il avec une pointe de sarcasme.
Tout autour, ça ricana au détriment de Brice. Ce type savait qu’il le valait bien et
n’hésitait pas à enfoncer des portes ouvertes. Mais bon sang, il restait un délice pour les
3
Réflexion – tome 1
mirettes ! Sa façon de se mouvoir sur le terrain, aussi fluide qu’une ondée aqueuse, sa
vélocité, ses réflexes, tout atteignait le stade de perfection.
En une fraction de seconde, il s’imposa comme le leader de l’équipe. Derreck, qui
tenait le rôle de capitaine jusque-là, s’était effacé comme si ça rentrait dans l’ordre
naturel des choses. Une fois Aedan de la partie, leur classe mena la vie dure à
l’adversaire en lui refusant tout accès au panier. Le score final eut de quoi faire pleurer.
144 à 14, les 14 points ayant été marqués par les terminales ES avant l’arrivée du
nouveau meneur.
Une bonne partie des élèves et des profs avaient suspendu leurs activités pour
suivre ce massacre en direct. Il fallait néanmoins saluer le courage des ES pour avoir
continué de jouer malgré cette mise à mort des plus humiliantes. D’autres auraient
abandonné avant la fin de la partie. Mais Aedan les avait eus à son jeu en les défiant de
marquer un unique panier d’ici le coup de sifflet final. Ils en avaient presque fait une
affaire personnelle, mais c’était couru d’avance. Ce type était aussi sadique que vicieux.
— T’évolues dans une équipe pro ? ne put s’empêcher de demander quelqu’un à
la fin du match.
Stephen alias force rouge des KC-Rangers – ces surnoms étaient vachement
pratiques ! –, devait parler pour tout le monde. Du moins tous ceux dont les yeux
brillaient ou les bouches béaient d’admiration pour l’adonis. Aedan étaient en bonne
voie pour devenir la nouvelle star du lycée. Qu’en penseraient les Efraïm ?
Neil risqua un coup d’œil du côté du frère et de la sœur. Ce qu’il lut sur leur visage
quasi-identique fut saisissant. C’était une émotion oscillant entre l’écœurement et la
haine. Wow ! Ces deux-là devaient avoir un sérieux problème.
Inconscient des aigreurs qu’il provoquait chez les faux jumeaux, Aedan ne
semblait pas plus que cela ému par l’admiration béate qu’il suscitait autour de lui. Il fit
un non de la tête à Stephen, et épongea sa sueur d’une serviette jaune pâle tirée de son
sac. Le contraste avec sa chevelure aux teintes cuivrées, baignée de soleil, rendait le
tableau très artistique. Quelques mèches luisaient de reflets incandescents, comme si
elles s’étaient dissimulées dans la broussaille sombre du reste de sa capillarité. C’était
fascinant.
En fait, tout était fascinant chez ce mec. OK, ça commençait dangereusement à
friser l’obsession, réalisa Neil. Il s’admonesta mentalement sans que ça ne vienne à bout
de sa curiosité déplacée. C’est à peine s’il nota qu’à la distance où il se tenait, il n’aurait
pas dû entendre la conversation d’Aedan avec autant de clarté.
— De temps en temps j’y joue pour me détendre.
— Tu charries ? renifla Stephen.
— Ce n’est pas dans mes habitudes, répondit-il avec ce laconisme qui ne faisait
qu’accroître le mystère autour de sa personne.
— Ça te dit de remettre ça ? proposa Derreck. Hors du lycée. Les regards ont
tendance à étouffer mon véritable potentiel.
Aedan toisa Derreck de ses yeux perçants, avant qu’un début de sourire ne relève
le coin de ses lèvres.
— Intéressant. Fixe un jour et je m’arrangerai à être disponible.
— Ramène des copains, proposa Derreck.
— Ça te ferait trop mal, railla Aedan. Une humiliation en règle est la dernière
chose dont ton ego ait besoin… Simba, rajouta-t-il d’un air provocateur.
Derreck fronça les sourcils puis choisit d’en rire.
— Je t’assure que mon ego est très « élastique ».
4
Réflexion – tome 1
Le rire d’Aedan mit certains élèves au bord de la pâmoison. Le rictus de colère
des Efraïm attira à nouveau l’attention de Neil. Il fallait peut-être qu’il cesse de suivre les
faits et gestes de ces jumeaux. Mais il ne pouvait s’en empêcher, sentant comme une
menace latente sur laquelle il devait toujours garder un œil.
— Par contre pour Simba… dis-moi que tes références ne sont pas merdiques à ce
point, grommela Derreck.
Mais Aedan ne l’écoutait plus. Derreck suivit son regard alors qu’il venait
brusquement de lever les yeux. Un contact visuel s’établit avec Neil toujours assis dans
les gradins. Il eut l’impression d’être pris en flagrant délit de matage. Si Derreck esquissa
son sourire à la fois moqueur et charmeur, Aedan se rembrunit, son visage n’exprimant
plus que de la frustration.
Neil se détourna vivement mais le mal était déjà fait. De sa vision périphérique, il
vit Derreck se faire songeur face à l’attitude de son interlocuteur. Merde, ça se corsait. Le
curieux intérêt d’Aedan pour sa personne commençait à titiller Derreck. La dernière
chose dont il avait besoin était un combat de mâles ! Ça lui arracha finalement un rire
lorsqu’il prit conscience de l’absurdité et de la présomption de sa pensée.
Un combat de coqs pour l’imposture qu’il était ? Ouais, dans ses délires les plus
fous. La Meute des Neuneus avait ce défaut de rêvasser en plein jour.
— Vous venez du même lycée ? s’enquit Derreck.
— Je ne la connaissais ni d’Eve ni d’Adam avant la rentrée.
Sur ces mots froids, Aedan prit son sac de sport et se dirigea d’un pas vif vers les
vestiaires. Neil ne sut comment réagir, avant de se souvenir qu’il devait se dépêcher de
rendre son équipement à Thaïs. C’était sans compter M. Grognon qui le mit de corvée de
ramassage de balles et de rangement. Lorsqu’il en eut terminé, il était le dernier élève à
quitter le terrain, les autres lui ayant lâchement réservé le plus gros du travail. Ce n’était
pas plus mal, il aurait les vestiaires à lui tout seul.
Le calvaire fini, il aurait dû se sentir moins morose, mais ce n’était pas le cas. Le
pas traînant, il mit le cap sur le lycée. Avec un peu de chance, il resterait encore de bons
desserts à son arrivée.
— T’en a mis du temps !
Il sursauta. Adossée à l’une des façades du bâtiment, Vanessa lui sourit
timidement. À côté d’elle, Matt semblait absorbé par la circulation et Lyn regardait ses
baskets. Que fallait-il comprendre ? Il préférait encore sa solitude à ces moments de
gêne.
— Je ne… C’est pas comme si je suis attendu, maugréa-t-il.
Cependant, tracer son chemin serait très mal perçu. Pas qu’il se souciait des états
d’âme de ceux qui l’avaient ostracisé la veille. Ils n’étaient pas amis, alors que lui
voulaient-ils?
— Bah, si. Comme tu peux le voir on t’attendait, fit Vanessa.
— J’étais pas au courant, tu vois ? renvoya-t-il, sarcastique.
— Je vous avais dit que ce n’était pas une bonne idée, grogna Lyn.
Vanessa soupira, presque excédée.
— La mauvaise idée c’était de réagir comme on a fait hier.
— Attends, elle a carrément entartré Thaïs ! s’excita Matt.
Sa voix monta dans les aigus. Mais c’était surtout dû à la peur.
— Si tu veux mon avis, c’était bien fait pour leur gueule ! gronda Vanessa. Il était
temps que quelqu’un leur dise leurs quatre vérités. Depuis qu’ils sont dans ce lycée, on
ne pète plus en paix !
Neil battit des paupières.
5
Réflexion – tome 1
— T’es folle, Vanessa ! siffla Lyn, ne suscitant qu’un haussement d’épaules chez
son amie.
— En même temps tu t’adresses à Vaness, fit Matt, fataliste. Cette fille est une
folle à lier.
Vanessa ne sembla pas en prendre ombrage.
— Écoute, Neil, reprit-elle, pour ce que ça vaut, je tenais à te présenter mes
excuses. C’était très choquant ce que tu as fait à la cantine. Enfin, je parle pour moi. J’ai
pas su comment réagir sur le coup et j’avoue, j’ai un peu flippé par la suite.
— Tu m’étonnes ! persifla Matt. C’est les Efraïm qu’elle vient de se mettre à dos.
Elle vient de faire de sa vie un calvaire. Pas très alléchant comme perspective, dans ce
lycée.
— Ça m’a pas semblé si désastreux que ça, ce matin, minimisa Neil.
— Ce n’est que le début, grommela le garçon. Souvenez-vous d’Inès et de...
— Ta gueule, Matt, dirent Vanessa et Lyn en cœur.
Matt détourna le regard et se plongea dans la contemplation d’un feu tricolore.
Neil les dévisagea, interloqué. S’il ne posait pas de question, il ne saurait jamais.
— C’est qui… Il lui est arrivé quoi, à cette Inès ?
Les deux filles torpillèrent Matt du regard. Allons, bon. Sujet tabou ?
— Ça ne sert à rien d’essayer de renouer le dialogue avec moi si c’est pour me
cacher des informations, s’impatienta-t-il. Autant laisser la situation telle quelle. Ça me
va très bien.
Sa voix sonna trop amère, mais tant pis. Ça lui ferait moins mal de vivre seul dans
son coin, que de se faire des amis pour découvrir par la suite qu’ils lui taisaient des
choses qu’il aurait dû savoir. Il le prendrait probablement comme une trahison. Il n’avait
plus envie de ressentir ce genre d’émotions saumâtres. Ç’avait été trop douloureux avec
Chelsea.
De plus, il n’aimait être aux prises avec sa conscience. Lui aussi leur taisait des
choses. Certes, c’était par nécessité, mais il n’en restait pas moins qu’il était mal placé
pour leur en faire le reproche. Autant tracer sa route, finalement. Lyn le devança :
— Parfait ! asséna-t-elle d’un ton cassant. On s’en va.
— Inès a fini par quitter le lycée, poussée à bout par les Efraïm. Surtout Eliam.
La révélation de Vanessa figea le mouvement de Neil. Elle se dégagea avec
brusquerie alors que Lyn tirait sur sa manche.
— J’en ai marre de vivre sous leur coupe comme une souris terrorisée, Lyn.
Maintenant que leur grand-frère est parti, ils vont reprendre le flambeau. Ça sera
d’autant plus rapide et facile pour eux si on laisse faire.
— Mais je ne veux pas qu’il t’arrive des bricoles. Tu peux le comprendre, ça ?
tempêta Lyn. Je ne pourrai rien faire s’ils s’en prennent aussi à toi ! cria-t-elle, au bord
des larmes.
— Pourquoi vous n’en parlez pas aux profs, s’ils tyrannisent tout le monde ?
demanda Neil, troublé par sa violente réaction.
Il y avait de la crainte… Non, de l’inquiétude. Ou plutôt beaucoup de peur,
mâtinée d’impuissance. Celle proche du désespoir ressentie face à la fatalité. Neil le
ressentait de mieux en mieux comme une odeur gagnant en intensité. C’était comme si
chaque puissante émotion chez Lyn avait une fragrance bien distincte. L’expérience était
pour le moins… perturbante.
Son nez recommençait à déconner. Il devait vite en parler à sa mère avant que ça
ne dégénère. Mais comment aborder un tel sujet ? Sa génitrice le prendrait pour un
plaisantin, ou ne trouverait tout simplement pas cela drôle.
6
Réflexion – tome 1
Le plus important pour le moment, était que cette Inès n’avait pas été la seule
victime. La réponse de Vanessa venait de grossir son appréhension.
— Ça revient au même que de ne rien dire.
Effectivement, aucun prof n’avait réagi au gymnase lorsqu’il avait été pris pour
cible par Thaïs. Certes, il les avait faites passer pour des balles perdues, mais si le jeune
homme était réputé pour son adresse, il y avait de quoi lui refuser le bénéfice du doute.
— La loi du silence reste la plus sûre, martela Matt.
Pour l’avoir pratiquée avec ferveur et vu la merde dans laquelle ça l’avait plongé,
Neil n’était plus de cet avis.
— C’est probablement parce qu’elle a fini par se taire que personne n’a su qu’Inès
était en souffrance, grommela Vanessa, rejetant en bloc les paroles de son ami. Elle ne
serait peut-être pas morte aujourd’hui si elle avait pu en parler. Ne serait-ce qu’à un psy.
Neil tressaillit. L’intonation virulente, les poings serrés, elle bouillonnait de rage.
Une ire qui lui picotait les narines. Il s’en serait soucié si l’information n’avait pas été
aussi glauque.
— Elle est… morte ? répéta-t-il, incrédule, son sang pulsant contre ses tempes.
L’appréhension passait au grade de « peur ».
— Personne n’a rien fait quand elle est devenue le souffre-douleur d’Eliam. Il la
donnait parfois en pâture à ses cadets. Surtout Phyllis, elle adorait la rabaisser. Elle était
devenue son petit animal de compagnie. Inès a fini par fuir le lycée et on a appris
quelques mois plus tard qu’elle s’était suicidée.
— Ça n’avait peut-être pas de rapport avec ce qu’elle a vécu au lycée, argua Lyn
en détournant le regard. Ça faisait un moment qu’elle avait cessé de subir leurs
brimades.
Les bras de Vanessa lui en tombèrent.
— Mais Lyn… Ton déni commence à me sidérer. Tu crois que si les Efraïm
n’avaient pas été un épisode de sa vie, elle aurait mis fin à ses jours ?
Lyn persista dans sa dérobade. Neil eut le sentiment qu’elle leur cachait quelque
chose. Vanessa se pinça les lèvres face à son attitude fuyante.
— Je la connaissais un peu, et je peux te dire que ce n’était pas une dépressive. En
tout cas pas avant l’arrivée de cette espèce de…
Les mots lui manquèrent. Soit par colère, soit parce qu’elle ne pouvait se le
permettre. Neil déglutit, tentant vainement de ravaler la boule dans sa gorge. Dans son
ancien lycée, on l’avait poussé à bout. Avait-il pour autant songé à se suicider ? Jamais. Il
était du genre à se raccrocher désespérément à sa chienne de vie. Mais si les Efraïm
avaient de quoi vous pousser au suicide, alors il mésestimait vraiment la situation.
Force était de constater que dans une ridicule bourgade ou dans une ville aussi
grande que Constance City, les violences à l’école étaient les mêmes. Il avait espéré que
les choses soient gérées différemment dans ce genre de mégalopole. Encore plus dans un
lycée de bourges. Mais il s’était largement fourvoyé. C’était encore pire !
— Si les profs ferment les yeux, les parents d’élèves ne peuvent pas…
— Neil, dans quel monde vis-tu pour espérer défier les Efraïm ? l’apostropha
durement Lyn.
Un coup de poing dans le ventre aurait eu le même effet. On aurait dit qu’elle lui
reprochait son attitude de l’avant-veille tout en le traitant d’idiot. D’idiote, dans son cas.
Il ne la comprenait pas. Un coup elle béait d’admiration devant les Saint Efraïm, et
l’instant d’après elle leur mettait la pire des exactions sur le dos, avant de se positionner
à nouveau en fervente adepte de leur doctrine.
7
Réflexion – tome 1
À moins que ce ne soit la peur qui animait cette jeune fille. Lyn renvoyait des
messages contradictoires. La perplexité de Neil n’échappa pas à Matt qui se méprit
quelque peu à son sujet.
— Peut-être qu’elle ignore qui ils sont.
Lyn le toisa de façon peu amène. Avait-il fini de dire des inepties ? D’un geste du
menton, Matt la renvoya vers Neil qui affichait à présent une expression hagarde.
— Bon sang, dites-moi que c’est pas vrai, souffla-t-elle, sidérée.
Neil se renfrogna.
— Ça fait pas longtemps que je suis ici, grommela-t-il.
Lyn faillit avoir une attaque face à cette excuse qu’elle fut incapable de qualifier.
— Tu n’as pas besoin d’être originaire de C-City pour savoir qui sont les Efraïm,
nom d’une chiure de lynx !
— Lyn, tu deviens grossière ! asséna Vanessa.
Elle dévisagea Neil et souffla comme devant l’ampleur de la tâche. Elle remonta
les manches de son pull.
— Eh bien, on va parfaire ton éducation, jeune Padawan.
C’est ainsi que Neil fut entraîné à travers le centre-ville de Constance City – C-City
pour les habitués –, pour une visite guidée. Celle qu’il nommerait « pèlerinage sur la
route des grandes œuvres Efraïm ».
*
L’avenue Efraïm était une deux fois cinq voies. C’était la plus grande allée
circulatoire en plein centre urbain que Neil ait jamais vue.
Habituellement il lisait des noms de macchabées, ou d’évènements particuliers de
l’histoire passée d’une contrée, sur les pancartes des avenues, boulevards, places, rues et
ruelles. Mais la plus grande voie de Constance City portait un patronyme en hommage à
la famille considérée comme la bienfaitrice contemporaine de la ville. Tyrone Efraïm,
président d’EMC²© et père du fameux Eliam et des faux-jumeaux Thaïs et Phyllis, en
était le chef.
— C’est qu’une mise en bouche, commença Vanessa. L’avenue a été reconstruite
il y a 10 ans par EMC²©, d’après le modèle des Champs Elysées à Paris, expliqua-t-elle.
Du coup, pour parfaire l’imitation, ç’a un côté touristique qui profite aux grandes
marques.
— Les loyers coûtent la peau des fesses, c’est sûr, dit Lyn. Mais si on veut être à
jour sur les tendances et les dernières modes, c’est ici qu’il faut se ravitailler.
Neil retint une grimace. Ce serait clairement hors budget pour lui, mais ça ne
coûterait rien de flâner. Il ne pourrait rien acheter mais se payerait à coup sûr une
grosse déprime pour cause de situation financière précaire. Ceci dit, les autres n’étaient
pas obligés de le savoir.
La faim au ventre, ils se jetèrent sur un marchand de hot-dogs et Vanessa lui offrit
le sien, désireuse de se faire pardonner. Neil ne fit pas de manières, c’était savoureux. Ils
les dégustèrent sur les grands trottoirs dallés de grès à motifs géométriques, longeant
l’avenue bordée d’arbres.
Les peupliers noirs qui s’élevaient haut vers le ciel donnaient à cette ouverture
urbaine, longue de plusieurs kilomètres, l’aspect d’une peupleraie empreinte de majesté.
La grande voie traversait la place de la Fraternité, de laquelle s’élevait un gigantesque
obélisque en marbre blanc étincelant et irisé de bleu : Fraternitas.
Matt désigna de loin le monolithe moderne, et apprit à Neil qu’il avait été
« offert » à la ville par la société EMC²©. Un témoignage de l’amitié de papa Efraïm au
8
Réflexion – tome 1
Maire. L’emphase de ses guillemets en dit long sur le côté surréaliste de la chose.
Apparemment, les deux hommes étaient amis comme cul et chemise.
— C’est le troisième mandat de Silas Von Winjstokken, poursuivit Matt. Il a été
réélu avec une forte majorité après s’être un peu éloigné du milieu politique suite à sa
défaite contre le parti opposé. Vu le fiasco de son prédécesseur, la ville n’est plus prête
de se passer de lui.
— En même temps, avoir un nom comme Efraïm parmi ses soutiens et financeurs
de campagne, reste un avantage, grinça Vanessa. Ç’aura forcément influé sur la décision
du conseil municipal.
Le Nebraska était l’un des États les moins riches des U.S.A, mais avec un maire
comme Von Winjstokken et ses accointances, Constance City avait de quoi faire des
envieux. Neil eut droit au topo sur le réaménagement du cimetière par la société de
construction, suite à une terrible profanation. Cet acte de vandalisme avait marqué les
citoyens il y a 10 ans de cela.
Légèrement en hauteur, le cimetière était visible depuis l’avenue, du côté ouest et
en direction du nord, tel un parc aménagé pour se détendre. L’endroit s’était quasiment
dépouillé de son manteau lugubre, au profit d’un somptueux jardin à l’art topiaire
inspiré du classicisme français du 17ème siècle. Décidément, ces Efraïm avaient un faible
pour ce pays.
Les parterres de gazon et de fleurs évoquaient de la broderie, ressemblant à s’y
méprendre aux travaux des dames de la cour. De nombreuses représentations de l’icône
de la fleur de lys surmontant un motif en forme de chapeau d’évêque égrenaient çà et là
les allées. La majorité des pierres tombales avaient été refaite selon le modèle japonais,
apportant à l’endroit une sobriété qu’elle n’avait pas avant sa reconstruction. On aurait
presque pu s’y sentir zen.
Ils se contentèrent de longer une de ses façades. Le traverser aurait demandé un
temps dont ils ne disposaient pas. Matt lui expliqua qu’à l’extrémité nord de l’avenue se
trouvait la Brownstone House. La résidence du Maire était un chef d’œuvre architectural
construit dans les années 30 sur le site de l’ancienne mairie, par la société Efraïm
construction©, qui deviendrait EMC²© 50 ans plus tard.
Neil se demanda s’il était normal pour un lycéen de connaître l’histoire d’une
compagnie privée alors que ce n’était pas prévu au programme scolaire. Mais à force
d’être entouré de symboles de pouvoir rattachés à cette famille, on finissait à la longue
par s’y intéresser. Il apprendrait bientôt que Matt était presque cousin avec une
encyclopédie, à défaut d’en être la version en chair et en os.
Le jeune homme était un rat de bibliothèque qui se passionnait pour l’histoire de
sa ville. Et plus particulièrement pour les milliers de kilomètres de catacombes qui,
paraît-il, sillonneraient les souterrains de C-City, la plupart évidemment construites par
l’ancêtre d’EMC²©.
La visite se limita donc au trottoir ouest de l’avenue Efraïm. À elle seule, elle
représentait le cœur de la vie nocturne et des divertissements du centre-ville. Les
magasins et galeries commerçantes ouvraient jusque tard, et même le dimanche. C’était
l’endroit de prédilection des badauds, avec de fortes fréquentations l’été et lors des
périodes de soldes. Les sorties de métro se trouvaient sur l’autre rive.
EMC²© avait aussi érigé les principales infrastructures de transport en commun
et des réseaux de télécommunication. Les parkings souterrains, les autoroutes, les
viaducs, et les ponts enjambant les affluents du Missouri qui irriguaient Constance City,
portaient quasiment toutes l’estampe Efraïm Modern Construction Corporation©. Et ils
n’avaient pas encore abordé le domaine des énergies.
9
Réflexion – tome 1
Neil n’en revenait pas. Ce patronyme était partout, lui évoquant un virus ayant
envahi tout un système. C’était hyper-flippant. Et lui, comme par hasard, n’était pas en
odeur de sainteté avec les rejetons de cette famille virale. Du pur Neil Murphy !
— Ils sont en train de construire une université à l’autre bout de la ville, lui apprit
Vanessa. C-City a reçu l’autorisation de l’État d’avoir la sienne. D’ici un an, on n’aura plus
besoin d’aller à Bellevue ou à Omaha pour la fac. J’espère vraiment que les travaux
finiront avant la rentrée prochaine.
— Vu la vitesse à laquelle ils font les choses, c’est fort possible, dit Matt.
— Le bruit court que c’est parce que Thaïs et Phyllis ne veulent pas déménager
après la Terminale, comme ce doit être le cas d’Eliam, souffla Lyn. Mais bon, c’est qu’une
rumeur, haussa-t-elle les épaules comme Vanessa lui lançait un regard impatienté.
Neil paria qu’elle semblait lasse d’entendre son amie constamment parler des
Efraïm.
— Le chantier a commencé il y a deux ans, précisa Vanessa. Ça va être quelque
chose de gigantesque. Plusieurs facultés réunies au même endroit : C-City University
Village. Si on y va maintenant, on arrivera en retard en cours, déplora-t-elle en
consultant son smartphone. Ce sera pour une autre fois. Finie, la récré est, jeune
Padawan.
— Non, tu termines par le verbe, rectifia Matt, pointilleux. Jeune Padawan, finie, la
récré est.
Lyn roula des iris, n’entrant pas totalement dans le délire, contrairement à ses
acolytes.
— Maintenant que tu sais ça, tu as tout intérêt à mettre de l’eau dans ton vin avec
les jumeaux, crut-elle bon de lui rappeler, tandis qu’ils empruntaient des rues plus
petites les acheminant vers le lycée.
Neil se retint de grommeler. Ce n’était pas comme s’il avait voulu corser ce vin,
pour commencer ! Et ce n’était pas parce que le père des faux-jumeaux ou leur famille
détenait les rues de cette ville, ou peu importe, qu’il leur baiserait les pieds.
— Tout ce que je veux, c’est qu’on me fiche la paix, marmonna-t-il.
— C’est eux qui décident, trancha Lyn.
Son attitude commençait sérieusement à l’agacer.
— Pour toi, peut-être ! opposa-t-il, se surprenant lui-même par sa véhémence.
Lyn marqua un mouvement de recul et ravala un grognement en se mordant la
lèvre. Elle se retenait de lui cracher quelque chose au visage. Il décida que ça ne valait
pas la peine de s’énerver.
— Si ça va vous porter préjudice d’être vus à mes côtés, je vous oblige à rien, vous
savez, soupira-t-il. Et ça sert pas de culpabiliser pour ça, je comprends parfaitement. (Ce
ne serait pas la première fois.) J’ai connu pire que ces taquineries de fils de bourges. Ils
vont devoir se lever tôt pour espérer faire de ma vie un enfer. Je t’oblige à rien, Lyn.
— Tu vois, elle c’est une dure à cuire, asséna Vanessa avec un petit sourire alors
que Lyn se décomposait. J’aime cet esprit.
— C’est sur la durée que ça se joue, murmura Lyn pour elle-même.
L’ayant parfaitement entendue, Neil ne releva pas. Il préféra se composer une
expression neutre face au regard scrutateur de Matt et Vanessa, se doutant un peu de la
nature de leurs pensées. Son « j’ai connu pire » laissait planer comme un malaise. À
présent, les trois essayaient de lire en lui.
Et si l’un d’eux était à la solde des jumeaux ? Peut-être même que leurs parents
travaillaient pour EMC²©. Il ne pèserait jamais sur la balance s’il leur était demandé de
choisir. Non qu’il fût en concurrence avec qui que ce soit ; encore moins avec les Efraïm.
10
Réflexion – tome 1
Il en était là, à se méfier des rares personnes ayant eu le courage de braver l’hégémonie
des jumeaux, et de lui adresser la parole (même si ça n’avait pas été de gaité de cœur).
Lyn se mordit la lèvre inférieure et Neil vit son combat intérieur. Elle ne voulait
pas passer pour une peureuse ou une lâche aux yeux de Vanessa qui, de toute évidence,
commençait à s’attacher à cette nouvelle élève qui attirait les emmerdes comme le miel,
les abeilles.
— Au fait, reprit Vanessa, tu sais que notre Matthew Andrew Jr est un de ces fils
de bourges, comme tu les appelles ?
Oups ? Il était fort possible que Lyn aussi. Une Maserati couleur acier aux vitres
fumées venait la chercher à la sortie des cours. La procession de véhicules haut de
gamme qui défilaient devant son lycée avait de quoi lui faire friser les cheveux. Parents
comme élèves, certains roulaient dans des carrosses de luxe, même si ce n’était pas aussi
tape à l’œil que la Rolls-Royce des faux-jumeaux.
Vanessa, qui semblait pourtant décalée, appartenait aussi à cette bourgeoisie si
on s’en tenait aux apparences. Ses chaussures à talon haut et carré ainsi que son sac
Fendi étaient des items que la mère de Neil ne pouvait se permettre, à moins de
dilapider un mois entier de salaire. Il avait suffisamment épluché des revues de mode cet
été pour savoir reconnaître des accessoires griffés sans être de la contrefaçon.
C’était certainement lors d’un moment d’égarement que Sully l’avait inscrit dans
ce lycée de la haute !
Cependant, du trio, Vanessa savait se tourner en dérision. Il appréciait ce trait de
sa personnalité. Il n’arrivait pas à définir celle de Matt – c’était trop tôt. Mais il éprouvait
encore plus de difficulté à appréhender le tempérament de Lyn. Globalement, il dirait
qu’elle était du genre influençable. La bonne copine dans les moments heureux, et qui
voulait toujours bien se faire voir. De là à se montrer « faux-cul » il n’y avait qu’un pas.
Elle ne lui inspirait que méfiance.
Un commentaire de Derreck se rappela à lui. Lyn, la bonne samaritaine. Ç’avait été
dit avec dédain. De quoi extrapoler beaucoup de choses… ou tout simplement que
Derreck était un péteux dédaigneux. Mais le garçon qui lui avait parlé pour la première
fois au gymnase n’avait pas du tout été hautain. Il avait même été sympa.
Stop !
S’il empruntait cette sente, il atterrirait en zone dangereuse. Il était temps de
revenir à l’instant présent. Son silence risquait d’être mal interprété. Il joua la carte de
l’ironie :
— Je me disais aussi que c’était ça, cette odeur.
— J’ai peur de ne pas te suivre, s’indigna Matt.
— Tu dégages la même odeur qu’eux, fit-il mine de renifler. Et tu sens aussi la
cannelle.
— Même pas vrai ! s’empourpra le jeune homme en détournant le regard.
— Bah pourquoi tu rougis ? nota Vanessa, perplexe.
— Parce qu’il sent vraiment la cannelle, rétorqua platement Lyn.
Matt parut mortifié. Son embarras intrigua Neil. Sans doute que le garçon ne
s’attendait pas à ce qu’il reconnaisse le parfum de son savon en le reniflant. Pour Matt,
c’était un geste cavalier de la part d’une fille, preuve de son inexpérience avec l’autre
sexe. Mais il serait bien le dernier à lui jeter la pierre.
La gêne de Matt eut le mérite de détendre l’atmosphère. La conversation bifurqua
en eaux moins troubles, sur leurs fragrances préférées. Inéluctablement, le sujet à haut
risque « Aedan Hélios » fut mis sur la table. Ce type avait fait un commentaire
11
Réflexion – tome 1
désobligeant à propos du parfum inflammable de Neil, et Lyn, cette commère, avait une
bonne mémoire de ces choses-là.
— Il t’a défendue deux fois contre les Efraïm. Tu nous caches quelque chose,
insista-t-elle. Je croyais qu’on devait tout se dire !
Elle retournait vite sa veste, celle-là. La seule chose qu’il leur cachait était son
sexe. Et il comptait bien continuer à le faire. Il n’était pas encore devenu exhibitionniste.
— Bah, si elle a ce dieu grec pour chien de garde, moi je dis « fonce, bébé »,
gloussa Vanessa en lui donnant un coup de coude complice, avec un clin d’œil trop
prononcé pour être pris au sérieux. Il a peut-être flashé sur toi !
— Non, absolument impossible, certifia Neil en remuant la tête de dénégation.
Aedan sait que je suis un putain de garçon !
Les autres le toisèrent avec perplexité, Matt se renfrognant un peu plus que les
filles. Il se fustigea silencieusement en réalisant que sa certitude éveillait davantage leur
curiosité. Il sortit la première chose qui lui passa par la tête pour faire diversion.
— Je trouve qu’il sent comme le matin. Enfin, je veux dire, comme l’aube… (Il
marqua un arrêt.) On va se mettre d’accord sur le fait que vous allez oublier ce que vous
venez d’entendre.
Ça méritait bien un facepalm. Il aurait mieux fait de se taire. Maintenant, en plus
d’être un aimant à emmerdes, on allait le cataloguer détraqué mental. Le regard ahuri
des trois autres en disait bien assez. Soudain, celui de Lyn se fit plus interrogateur,
presque inquisiteur. Et Neil se surprit à retrouver la lueur givrée d’un bleu glacé de
l’avant-veille. Il n’eut pas le loisir d’étudier cela, ni de décortiquer la note de suspicion
qui y brillait.
Son poil venait de se hérisser. Toute son attention se tourna brusquement sur
une ruelle si étroite qu’elle en était sombre en plein jour. Un curieux fumet lui parvenait,
et son cerveau le rattachait sans équivoque à celui du danger.
Cours, fut la seule pensée qui lui traversa l’esprit.
*o*o*
12