Le Loup bLanc cet inconnu

Transcription

Le Loup bLanc cet inconnu
Le loup blanc
cet inconnu
Ce fauve hante nos contes dans le rôle du méchant. Mais
Vincent Munier sait qu’il s’agit d’une pure légende. Ce
Vosgien de 37 ans suit les animaux depuis l’enfance, avec
une prédilection pour les pays de neige. Blanc sur blanc,
nacre et nuances. Peintre subtil de la nature, c’est aussi un
aventurier, prêt à plonger en enfer pour réaliser les images
dont il rêve. Avant ce voyage, il avait déjà une longue
expérience du Grand Nord. Cette fois, il s’est rendu dans
sa partie la plus septentrionale, au bout de la terre. Durant
un mois, il y a marché seul… Enfin, pas tout à fait.
Vincent Munier, grand
photographe spécialiste de
l’Arctique, a pisté au
bout du monde l’animal
le plus mythique
Un loup s’approche, le museau taché du
sang d’une proie récente. Durant deux jours, il va
suivre Vincent comme un chien fidèle.
P h oto s V i n c e n t M u n i e r
A l’instant de
la photo, ces deux loups
voient pour la
première fois un homme.
Et inversement
Le photographe s’est allongé pour qu’ils s’approchent
sans crainte, et très près.
Vincent Munier,
les traits tirés par la
fatigue et le froid. Même
à l’abri de la tente,
impossible d’ôter
vêtements et chapka.
Un loup apparaît dans
la fenêtre prudemment
entrouverte.
L’un se penche, curieux. L’autre retrousse les babines, l’air
féroce. Pourtant, ces deux carnassiers ne se préparent pas
à attaquer. Nez à nez avec Vincent Munier, ils sont sidérés,
prêts à s’enfuir au moindre geste. Sur les étendues blanches
où ils règnent en maîtres, ils n’ont jamais croisé de bipèdes.
Ici, dans le nord du Canada, ne vit aucun humain, sauf une
poignée de militaires et de chercheurs, cloîtrés dans des
bunkers. Même les Inuits restent plus au sud, à des centaines de kilomètres. Alors, les loups ont couru vers ce drôle
d’animal. Et se sont arrêtés pour le contempler. Interdits.
Vincent Munier en pleine tempête.
Le chasseur d’images a tout prévu pour
prendre ses photos de loin. Il s’est ­immergé
plusieurs jours dans ce paysage désertique,
à des températures mortelles, inférieures
à – 45 °C. Mais il n’aurait eu aucune chance
de réaliser son rêve d’enfant, sans la curiosité des grands prédateurs. Ce n’est pas
Vincent Munier qui a trouvé la meute,
c’est la meute qui est venue à sa rencontre.
Pendant quelques minutes se rejoue
­
ainsi une scène ancestrale qui nous transporte plusieurs milliers d’années en
arrière, quand des loups ont commencé
à suivre les chasseurs. Se nourrissant
des mêmes proies, partageant le même
besoin de ­sociabilité, ils allaient former
avec le temps le plus uni des couples.
Intrigués par l’appareil,
ils jouent comme des gros chiens
Pour les loups aussi, les occasions
de divertissement sont rares : un objectif, un trépied,
les harnais du traîneau feront l’affaire.
Vincent Munier
“Un loup
mordille les
cordes
de la tente,
un autre
pose ses
crocs sur
ma botte, je
leur parle ”
Pa r K a r e n I s è r e
ous les ailes du petit avion
filent les masses énormes et
bleutées des glaciers. Ultime et
farouche frontière. A bord du
Twin Otter, Vincent Munier
touche au but ou, plutôt, au
départ de l’aventure : « Chercher le loup blanc le plus nordique, qui
n’a jamais vu l’homme. Cet animal m’a
toujours hanté. Il passe cinq mois de l’année dans l’obscurité totale, par des températures féroces. Pour survivre, il
s’attaque aux bœufs musqués, des bêtes
immenses, difficiles à isoler les unes des
autres. La quintessence de la nature sauvage. » L’appareil vire et perd de l’altitude. En contrebas, ni piste ni radar pour
guider le pilote mais une immense et
morne nappe, la banquise. Seule zone
plate des environs. Du moins en théorie,
car il faut éviter les congères. L’avion se
pose enfin. Vincent fait ses adieux aux
quatre aventuriers avec qui il a partagé
les frais du voyage.
Rapidement, il quitte la mer gelée et
met le cap sur les montagnes. Il espère y
trouver des bœufs musqués, donc des
loups puisqu’ils s’en nourrissent. Un
espoir presque chimérique : « Un ami,
l’Américain Jim Brandenburg, en avait
photographié ici il y a trente ans. C’était
mon principal indice. Il est très difficile de
trouver ces animaux qui ne marchent pas
mais trottent à grandes foulées sur des
territoires immenses, plus de 100 kilo-
100 PA R I S MATC H DU 19 au 2 5 sept emb re 2013
mètres en une seule nuit. En Sibérie, on
les surnomme “les fantômes de la toundra”. Il m’était déjà arrivé de passer plusieurs semaines sans en apercevoir. »
Le voilà seul pour un mois, au bout
du bout du monde. Un étrange univers,
minéral et figé. Presque une autre planète,
même si, sur une mappemonde, nos doigts
peuvent s’y poser : viser le Canada et
grimper le plus haut possible, jusqu’à l’île
d’Ellesmere, dans l’océan Arctique. Vincent est à 250 kilomètres du dernier village, une zone inaccessible aux chasseurs.
Immersion totale. Pas de motoneige mais
deux pulkas (traîneaux) chargées de
110 kilos de matériel. Chaque gramme
compte. L’avion reviendra dans un mois,
si le temps le permet. Il faut au moins une
semaine de vivres en plus, pour tenir en
cas d’intempéries. D’où des mois de préparatifs, fondés sur toute une vie de
bivouacs, depuis l’enfance vosgienne avec
un père naturaliste. Mais, cette fois, la
quête paraît insensée : partir seul et sans
assistance dans la région la plus hostile à
l’homme ? « Je suis amoureux de l’Arctique malgré les conditions extrêmes. En
fait, à cause d’elles », dit le photographe
qui en est à son quatrième voyage en
solitaire dans ce milieu, et qui s’aventure
cette fois plus haut que jamais. « Mes émotions s’y aiguisent à l’extrême, passent de
la peur à la sérénité, des idées noires à la
joie. Comme le climat : un jour, le blizzard
hurle ; le lendemain, le bruit des pas porte
La largeur de
à l’infini dans le silence. Ça m’intéleurs pattes les
resse de soumettre le petit bonempêche de
homme que je suis à ces épreuves,
s’enfoncer dans la
de comprendre la nature intimeneige. En témoigne
ment. » Quant aux loups, le Voscette trace, près
gien est persuadé qu’ils n’attaquent
de celle de la main
pas l’homme. Même si le doute
de Munier.
demeure puisque ceux qu’il
cherche n’en ont jamais croisé.
­Vigilance, donc. Quand il se raconte, Vincent ne joue pas les fiers-à-bras mais parle
de sa « petite expérience » et confie plus
de doutes que de certitudes. L’envie, surtout, de nous faire partager sa passion
pour la nature, même la plus rude.
Cette fois, le passionné commence
par plonger en enfer : – 47 °C à l’abri du
vent, des températures insensées pour un
mois d’avril. Vincent n’a jamais autant
souffert du froid. La peur s’installe. Va-­t-il
tenir ? Pour survivre, il doit bouger sans
cesse, même la nuit dans le sac de couchage où il se blottit et couve ses piles
pour les empêcher de geler. Il passe des
pointillés de sommeil par temps calme
aux folles insomnies quand les bourrasques secouent la tente telle une horde
de démons, malgré les sardines de 50 centimètres et les vis de sûreté. Il faut sortir
et bâtir en urgence un mur de blocs de
neige compacte pour faire écran. La journée, face au blizzard, le moindre bout de
peau à découvert subit l’épreuve du feu
glacé. Les tissus supportent cinq minutes
d’exposition. Au-delà, le dommage se
révèle fatal. Pour tenir, l’explorateur avale
des litres d’eau chaude, suce du beurre
gelé ou croque des mirabelles cueillies
dans son jardin vosgien et séchées pour
le voyage. Le soir, il touille sur le réchaud
des packs lyophilisés : hachis parmentier,
spaghettis bolognaise… Des gamelles à
engloutir bien vite, car leur fumet rime
avec danger : il peut attirer un ours blanc,
à l’odorat si sensible qu’il repère ses
proies à des kilomètres. Nourriture, vêtements, le moindre détail est susceptible
de déclencher une catastrophe.
Son lointain foyer berce l’âme de
Vincent tandis qu’il arpente les étendues
les plus inhospitalières de la
terre : Pascale, sa délicate et
jolie compagne, Simon, leur
pétillant petit de 2 ans. « En
avançant, la chanson de
“Bonne nuit les petits” me
­revenait en boucle ! » Au sein
de ce décor incolore, les gestes
se font mécaniques, la marche,
robotique. Ascèse. Les jours défilent dans
un vide sidérant. Sous ces latitudes, seule
une minuscule poignée de mammifères a
le culot de survivre. Dont de jolies boules
de poils, les lièvres variables, qui blanchissent avec l’hiver. Si peu farouches que
Vincent peut presque les caresser. Mais il
se désole de ne pas voir de caribous de
Peary, en voie de disparition à cause des
bouleversements climatiques : de soudaines amplitudes de température font
fondre brusquement la neige qui forme
ensuite une épaisse croûte de glace.
­Impossible de creuser pour chercher du
lichen. Il n’y a que les bœufs musqués, plus
lourds, qui peuvent s’en sortir. Mais, pour
le moment, le jeune photographe
Après une
n’en voit aucun. Neige et glace,
journée à suivre
blanc sur blanc, minute après
les traces de loups
minute. Une poignée de taches
tout en tirant
grises se meut au loin. Le regard
son traîneau,
se concentre… et puis non, ce sont
Vincent vient de
juste des ombres que les brumes
planter la tente.
de froid font danser. Comme le
Sahara, le désert blanc a ses mirages.
Vincent Munier a le cœur serré. Il marche
depuis une semaine et rien, toujours rien.
Un soir, il plante sa tente et saisit ses
jumelles, presque machinalement, pour
détecter la présence éventuelle d’un ours.
Loin, très loin, quelques points s’agitent.
Et, cette fois, ne s’évanouissent pas mais
grossissent. De plus en plus. Neuf silhouettes se dessinent : des fourrures
blanches et des pattes qui galopent, fonçant tout droit vers l’aventurier. Dans
l’optique luisent des yeux fauves. « C’est
vous ? Je vous ai tant cherchés ! » lance le
photographe, la voix brisée par les san-
Au sein de ce décor
incolore, les gestes
se font mécaniques,
la marche, robotique
glots. Les loups ralentissent, l’encerclent.
Prudemment, Vincent saisit un appareil
photo, se couche dans la neige et laisse
s’approcher la meute. Tout près. Ses yeux
dans les yeux d’or qui interrogent, avec
une troublante lueur d’intelligence, la présence de cette créature inédite. Un loup
mordille les cordes de la tente, un autre
pose même ses crocs sur une des bottes
de l’homme à terre. Mais sans mettre la
moindre pression, pour voir… Dès que
Vincent se redresse un peu, les créatures
s’enfuient à 10 mètres et restent un temps
figées, craintives et perplexes. Vincent
continue de leur parler. Sa voix ne les dérange pas, mais quand un loup pousse un
peu le traîneau, histoire de comprendre
quel est ce drôle d’animal, le grincement
de la coque sur la neige le terrifie, comme
ses copains. Ils resteront là vingt minutes.
Soudain, la meute se reforme et les loups
repartent. Vincent les suit, quelque 5 kilomètres. Ils finiront par disparaître, en file
indienne, dans le soleil couchant.
Qu’importe si Vincent, comblé, ne
croise plus rien pendant les trois semaines restantes ! Le miracle a eu lieu
et se double d’un autre : la température
s’adoucit, les nuits ne sont plus cette
longue torture à chercher le sommeil
sous la morsure continuelle du froid. Et
c’est pour cette raison que Vincent se
laisse surprendre, réveillé en sursaut par
un bruit de pas autour de la tente. La
démarche est lourde. Il ne s’agit donc ni
d’un lièvre ni d’un renard. Un ours
blanc ? Le long de sa couche, le Vosgien
garde un fusil, loué à un Inuit au village
de Resolute Bay, chargé de balles en
caoutchouc. Il dispose aussi de pétards
et de vraies balles, en cas d’extrême nécessité. Après s’être extrait du sac de
couchage, il ouvre doucement la fermeture à glissière d’une petite fenêtre et se
retrouve nez à nez avec un loup. Seul.
Qui le contemple en silence. Sans doute
expulsé de sa meute, il manque de compagnie. Il prend alors ses quartiers, s’assoit longuement non loin de son nouvel
ami, disparaît brusquement et réapparaît tout aussi mystérieusement une
heure après. « Il a passé deux jours avec
moi. Une fois, je l’ai vu chasser des
lièvres. En vain. Il se débrouillait très
mal. Sans ses compagnons, malheureusement, il a peu de chances de s’en sortir. » Mais il aura fait un beau cadeau à
Vincent : « J’avais repéré une magnifique
congère sculptée par les vents. Je rêvais
que le loup aille s’y jucher à un endroit
précis. Et c’est ce qu’il a fait, en me regardant. Ensuite, il a dévalé la pente vers
moi et il a disparu. Pour
toujours. » n
Des photos poétiques
accompagnées de pensées
du moine bouddhiste
Matthieu Ricard. Un livre à
commander sur le site de
Vincent Munier. « Solitudes,
I et II », 55 euros chaque.
www.vincentmunier.com
Toute une meute à la rencontre du photographe.