Ce que révèle l`élection de Sadiq Khan à la mairie de Londres

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Ce que révèle l`élection de Sadiq Khan à la mairie de Londres
Ce que révèle l'élection de Sadiq Khan à la
mairie de Londres
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
Vox Politique (http://premium.lefigaro.fr/vox/politique/)
Par Alexandre Devecchio (#figp-author)
Publié le 06/05/2016 à 19h44
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Sadiq Khan, candidat travailliste à la mairie de Londres, est devenu le
premier maire musulman d'une grande capitale occidentale. Essayiste française, Laetitia StrauchBonnart habite à Londres. Elle décrypte les raisons d'une victoire très symbolique.
Laetitia Strauch-Bonart a été chercheuse dans un think tank français. Elle vit à Londres où elle prépare un PhD en
histoire sur les penseurs conservateurs et les questions morales après 1945. Vous avez dit conservateur?
(http://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/17625/vous-avez-dit-conservateur) est son premier essai.
Sadiq Khan, candidat travailliste à la mairie de Londres est devenu le premier maire musulman d'une grande capitale occidental.
Cela est-il un symbole important en Grande-Bretagne?
Laetitia Strauch Bonnart: Cette victoire reflète le profond changement démographique qui s'est opéré en Grande-Bretagne et surtout à Londres
depuis les dernières décennies, puisque les musulmans représentent aujourd'hui 12,4% de la population de la capitale, une proportion qui croît
d'ailleurs bien plus vite que celle des autres communautés.
Cependant, le fait même de se concentrer sur l'identité religieuse de Khan pose problème: c'est réduire la politique à une «politique d'identités»,
où l'origine et l'appartenance comptent davantage que les programmes politiques. C'est aussi penser que les électeurs se déterminent en fonction
de ces identités, alors que la victoire de Khan a certainement d'autres facteurs, à commencer par la faiblesse de son principal opposant
conservateur, Zac Goldsmith. En réalité, dans les derniers mois, la focalisation du débat électoral sur les questions d'origine, voulue ou non, a
empêché d'évoquer les vraies questions importantes pour la ville, à commencer par l'immobilier et le manque criant de logements pour une
population en constante croissante. Aucun des candidats principaux, que ce soit Khan ou Goldsmith, n'a proposé le semblant d'une solution
crédible à ce sujet!
Ses prospectus ont parfaitement joué sur ce registre, et ont fait pleurer dans les chaumières
comme il se doit. Et je dis cela sans condescendance : je suis la première, à la vue de ces
prospectus, à avoir admiré le parcours et l'homme, et senti la force de la méritocratie à l'œuvre…
Sadiq Khan est le fils d'un conducteur de bus pakistanais. Ses origines culturelles et sa religion ont-elles joué un rôle dans cette
élection? Lequel?
En effet, elles ont joué un rôle, même s'il reste difficile à quantifier. Il est impossible de ne pas être sensible à l'histoire de Khan, qu'on partage ou
non ses idées: fils d'un conducteur de bus pakistanais, il a grandi dans une council house (un HLM) et fait son chemin dans l'école d'Etat, gratuite,
jusqu'à devenir avocat spécialiste des droits de l'homme. Sa «success story» est exemplaire. Ensuite, la campagne de Khan a elle-même
énormément mis l'accent non seulement sur son origine sociale, mais aussi religieuse. Ses prospectus ont parfaitement joué sur ce registre, et ont
fait pleurer dans les chaumières comme il se doit. Et je dis cela sans condescendance: je suis la première, à la vue de ces prospectus, à avoir
admiré le parcours et l'homme, et senti la force de la méritocratie à l'œuvre… On voit ici la puissance du storytelling moderne. En face de Khan,
vous trouviez un conservateur, fils de milliardaire - les commentateurs sceptiques ne manquent pas de le rappeler dès qu'ils le peuvent -, formé
à Eton, l'école privée la plus emblématique, arborant toujours le même costume bleu distingué, sa «classe» se lisant sur son visage et dans le
moindre de ses gestes. Deux images du Royaume-Unis se sont opposées dans cette bataille, jusqu'à la caricature.
Sauf qu'on ne peut pas fonder son choix politique, à mon sens, sur ces seuls
La politique identitaire est toujours à
double tranchant.
éléments. Or curieusement, l'origine semble avoir aujourd'hui un effet
important sur les opinions des électeurs, et un effet en ciseaux: catalyseur de
sympathie quand elle est modeste, elle est de plus en plus critiquée quand elle
est aisée. Autrefois, l'appartenance à l'establishment aurait suffi pour faire
élire Golsmith, et c'est une bonne chose que ce ne soit plus le cas, car en
l'occurrence son programme n'était pas suffisamment solide. Cependant, ses
origines ont clairement joué en sa défaveur, beaucoup lui reprochant
simplement d'être fils de milliardaire. Pour plaire aujourd'hui, il vaut mieux
un héritage de déshérité, une histoire personnelle faite de difficultés et
d'ascension sociale. Qu'on trouve cela ridicule ou non, c'est l'esprit du temps, et Goldsmith n'est pas du bon côté!
Dans l'ensemble, cependant, les origines de Khan ont joué un rôle autant négatif que positif. Elles lui ont apporté du soutien et de la sympathie
chez les électeurs et les médias de gauche ; dans le même temps, l' «identitarisation» relative de cette élection a excédé beaucoup d'électeurs. De
fait, le soupçon est toujours présent que la gauche joue trop sur les identités, et cela peut avoir des effets négatifs. Par exemple, une petite
minorité, au sein du Labour, montre une certaine tolérance à l'égard de l'antisémitisme. Les récentes déclarations de Ken Livingstone, l'ancien
maire de la ville, qui a fait de Hitler un sioniste, l'ont bien montré. Même si Khan a aussitôt condamné Livingstone, l'épisode a été dévastateur
pour le Labour et a quelque peu nui à la campagne de Khan, d'autant qu'il y a dix ans, Khan et Livingstone avaient des opinions bien plus
proches, notamment sur Israël. La politique identitaire est toujours à double tranchant.
Ainsi en 2006, élu député, Khan était l'un des signataires d'une lettre au Guardian qui attribuait la
responsabilité des attentats terroristes - comme celui du 7 juillet 2005 à Londres - à la politique
étrangère britannique, notamment son soutient à Israël. Cette position et l'ambiguïté passée de
Khan ont forcément créé un soupçon en sa défaveur.
Sadiq Khan a été accusé d'affinité avec les islamistes. Est-ce le cas? Ce soupçon a-t-il pu jouer en sa défaveur?
Il est très difficile de répondre à cette question. Les activités professionnelles de Khan - il était avocat spécialiste des droits de l'homme - l'ont,
dit-il, mené à côtoyé des représentants de l'islam radical, voire à dialoguer avec eux lors de débats. Mais comment distinguer ses obligations
professionnelles d'une possible tolérance indue?
On observe surtout un changement d'attitude depuis dix ans. En 2004, il a par exemple participé, en tant que candidat à la députation pour le
Labour, à une conférence avec cinq extrémistes islamistes, organisée par Friends of Al-Aqsa, un groupe pro-palestinien qui a publié des travaux
du révisionniste (selon les termes du Guardian) Paul Eisen. A cet événement, les femmes devaient emprunter une entrée distincte des hommes! La
même année, président des affaires juridiques du Muslim Council of Britain, il a participé à la défense de l'intellectuel musulman Dr Yusuf AlQaradawi et nié le fait que celui-ci soit un extrémiste. Il est pourtant l'auteur d'un livre, The Lawful and Prohibited in Islam, où il justifie la
violence domestique à l'égard des femmes et soutient les opérations martyres contre les Israéliens.
Cependant, pendant la campagne électorale, Khan n'a cessé de condamner l'extrémisme, et demandé la suspension de Livingstone après ses
remarques antisémites. Il est aussi haï par certains radicaux car il soutient le mariage gay. Ce changement d'attitude est-il pure tactique ou est-il
sincère? Inversement, sa supposée proximité ancienne avec certains radicaux était-elle sincère, où là encore tactique? Dans tous les cas, je ne
crois pas que Khan cautionne l'extrémisme. En revanche, il représente une voix assez commune à gauche - surtout dans ce que j'appelle «la
gauche du ressentiment» représentée par Corbyn, que Khan a d'ailleurs soutenu en septembre dernier pour son élection à la tête du Labour: celle
qui consiste à expliquer les attitudes des extrémistes et des terroristes par la seule et unique faute de l'Occident. Ainsi en 2006, élu député, Khan
était l'un des signataires d'une lettre au Guardian qui attribuait la responsabilité des attentats terroristes - comme celui du 7 juillet 2005 à
Londres - à la politique étrangère britannique, notamment son soutient à Israël. Cette position et l'ambiguïté passée de Khan ont forcément créé
un soupçon en sa défaveur.
Londres est-elle la ville du multiculturalisme heureux?
Oui et non! Tout dépend ce que vous entendez par multiculturalisme. Si vous pensez à la diversité des nationalités représentées à Londres, il y a
en effet quelque chose d'admirable dans cette ville et sa capacité à faire vivre ensemble des personnes d'origines différentes.
A Tower Hamlets, beaucoup de femmes
sont voilées de pied en cap, suivies de
près par leurs maris. La difficulté qui en
découle est à la fois anecdotique et
majeure : vous ne pourriez pas, si vous en
aviez envie, engager la conversation avec
Mais quand on parle multiculturalisme en Europe aujourd'hui, on le prend
dans un sens plus politisé, celui de la complexe relation entre la population
d'origine, chrétienne ou athée à coloration chrétienne, et les populations plus
ou moins récentes de confession musulmane. En Grande-Bretagne, en
apparence, tout se passe bien. Les musulmans modérés sont tout à fait
intégrés. Ce qui est assez problématique - comme dans d'autres villes
européennes -, c'est l'existence de quartiers entiers où le séparatisme
identitaire est visible. C'est le cas dans l'Est de London, notamment dans le
borough de Tower Hamlets. 30% de la population y est musulmane,
concentrée dans des council houses. En 2014, l'ancien maire, Lutfur Rahman,
a été limogé après des soupçons de fraude et de favoritisme communautaire.
A Tower Hamlets, beaucoup de femmes sont voilées de pied en cap, suivies
de près par leurs maris. La difficulté qui en découle est à la fois anecdotique
elles, car ce voile crée une barrière.
et majeure: vous ne pourriez pas, si vous en aviez envie, engager la
conversation avec elles, car ce voile crée une barrière. Situation rare en
France, elle est très fréquente ici. Et pourtant ce quartier abrite l'une des
meilleures universités de Londres, Queen Mary University, qui brasse des
étudiants du monde entier. Les populations se côtoient donc sans se parler, sans se connaître. Difficile d'y voir un multiculturalisme heureux - ni
malheureux d'ailleurs: c'est bien plutôt un multiculturalisme de l'indifférence.
L'insécurité culturelle que traverse la France est-elle aussi une réalité en Grande-Bretagne?
Les Britanniques ne parleraient jamais, comme nous le faisons, d' «insécurité culturelle». A mon sens, l'insécurité culturelle à la française vient
autant du sentiment d'une menace extérieure que d'une perte de confiance dans notre propre modèle. Les Britanniques, malgré la présence de
autant du sentiment d'une menace extérieure que d'une perte de confiance dans notre propre modèle. Les Britanniques, malgré la présence de
cette «gauche du ressentiment», sont moins enclins au dénigrement de soi. Ensuite, leur interprétation des faits diverge de la nôtre. Beaucoup de
Britanniques ne voient aucun mal à la séparation que je viens de vous décrire - pour eux, il s'agit simplement de l'expression de la volonté de
certains musulmans attachés à leurs traditions. Tant qu'ils respectent la loi, pourquoi leur en vouloir? Pendant longtemps, la mise en garde visà-vis d'une supposée trop faible intégration des musulmans est restée l'apanage des conservateurs britanniques les plus traditionalistes.
Le multiculturalisme commence cependant à perdre de son lustre. Deux séries d'affaires retentissantes, depuis 2014, ont bouleversé le pays:
d'abord celle du «Trojan Horse» en 2014 et 2015, où furent découvertes des tentatives concertées de mettre en œuvre, dans plusieurs écoles de
Birmingham, une philosophie et des pratiques islamistes ou salafistes.
Pire, on a mis a jour dans les dernières années de nombreux cas d'abus sexuels sur mineurs, perpétrés par des «gangs» dont les membres étaient
d'origine musulmane. Ce fut le cas à Rotherham entre 1997 and 2013, où 1400 jeunes filles ont été violées. Cinq hommes d'origine Pakistanaise
ont été condamnés. On a découvert des horreurs similaires à Rochdale, Derby et Telford. Le cas le plus récent est celui d'Oxford, où un groupe de
sept hommes, entre 2006 et 2012, a exploité sexuellement 300 mineures, avec une violence parfois épouvantable.
La multiplicité des cas est frappante. Surtout, tous les membres des gangs étaient à chaque fois d'origine musulmane, et les jeunes filles - âgées
parfois de 12 ans - blanches. C'est pourquoi depuis 2014, date où les premiers rapports officiels ont été publiés, on s'interroge sur une éventuelle
motivation ethnique des agresseurs. Par ailleurs, dans de nombreux cas, on a constaté que la police et les conseils locaux avaient tardé à
prendre au sérieux les plaintes des victimes, quand ils ne leur riaient pas tout simplement au nez. Aujourd'hui, les autorités émettent
sérieusement l'hypothèse que cette timidité et ce déni pourraient provenir de la crainte de la police et des conseils locaux de se voir, à l'époque,
accusés de racisme. Ces épisodes sont absolument dramatiques, et en même temps, ils sont peut-être le début d'une prise de conscience salutaire
que la tolérance multiculturelle s'est muée, dans certains cas, en aveuglement.
(http://plus.lefigaro.fr/page/alexandredevecchio)
Alexandre Devecchio
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