Problèmes d`analyse des phrases conditionnelles russes

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Problèmes d`analyse des phrases conditionnelles russes
PROBLÈMES DE REPÉRAGE DES PHRASES CONDITIONNELLES RUSSES
par Irina KOR CHAHINE
Université Clermont-Ferrand II
Ces derniers temps certains linguistes ont attiré l’attention sur le fait que la structure
syntaxique d’un énoncé ne reflète pas toujours sa structure conceptuelle (notamment
Culicover & Jackendoff 1997, 1999). L’exemple des phrases conditionnelles russes est tout à
fait représentatif de ce point de vue.
Parmi les phrases conditionnelles, on trouve des hypotaxes (1a) avec l’une des
conjonctions qui introduit la condition. Il s’agit principalement de esli « si », mais aussi de
eželi, koli, kaby. C’est le cas le plus habituel de l’expression de la condition en russe. Les
différentes conjonctions ne représentent que des synonymes de esli et ne diffèrent de celui-ci
que du point de vue stylistique. Ensuite, on trouve des parataxes (1b), phrases sans
connecteur, où, à première vue, les deux propositions ne semblent être liées que
sémantiquement. Et, enfin, il y a aussi en russe les phrases avec impératif hypothétique (1c)
où la forme morphologique de l’impératif sert à la fois de connecteur et de prédicat.
(1) (a) Esli on vernëtsja, on nam pozvonit.
« litt. S’il reviendra, il nous appellera. »
« S’il revient, il nous appellera. »
(b) Vernëtsja – pozvonit.
« litt. (Il) reviendra – (il nous) appellera. »
(c) Vernis’ on, on by nam pozvonil.
« litt. (Si) viensimp il, il nous aurait appelé. »
« S’il était revenu, il nous aurait appelé. »
Etant donné cette variété syntaxique, le problème des phrases conditionnelles se pose de
manière particulière dans les grammaires russes. Nous allons tenter de démontrer dans cet
article qu’une phrase conditionnelle, quelle que soit sa nature, contient un certain nombre de
marqueurs d’ordre divers, dont la présence détermine l’interprétation de la phrase.
Contrairement à ce qui se passe avec les autres types de subordination (temporel avec kogda
« quand », causal avec potomu to « parce que », etc. ou concessif avec xotja « bien que,
etc. »), il n’existe aucune forme qui soit uniquement « spécialisée » dans l’expression de la
condition.
Il a été depuis longtemps remarqué que les phrases avec esli peuvent avoir plusieurs
interprétations autres que conditionnelle (notamment avec une valeur d’opposition, de mise en
relief, etc. voir pour le russe Voïtenkova-Kor Chahine 2001 ; on observe la même chose en
1
français avec si) . Les parataxes aussi peuvent s’interpréter de diverses façons : là, le choix de
l’interprétation est encore plus grand. Et enfin, l’impératif peut ne pas se prêter à une lecture
hypothétique et pourra être compris uniquement comme injonctif.
Nous sommes donc amené à distinguer ici cinq marqueurs que nous croyons
caractéristiques d’une construction conditionnelle, et dont la présence à elle seule permet de
ranger une phrase parmi les constructions conditionnelles. Ces marqueurs sont :
1
La recherche d’un emploi prototypique de si ou de ses équivalents dans d’autres langues est devenue l’une des
préoccupations majeures des linguistes ces dernières années (voir la synthèse des travaux sur le sujet dans Bany
2000 : 299-349).
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l’ordre logique entre les deux parties ;
la prosodie ;
les marqueurs lexicaux (i « et », ne « ne… pas », etc.) ;
l’ordre des mots et la structure informative de la phrase ;
les données pragmatiques.
En passant en revue chacun de ces marqueurs, nous essayerons de démontrer la
puissance de chacun dans les trois modèles syntaxiques – les hypotaxes, les parataxes et les
phrases avec impératif hypothétique.
1. L’ordre logique
Le critère de l’ordre logique nous semble primordial dans le repérage des phrases
conditionnelles. Toutes les conditionnelles, quelle que soit leur réalisation, se conforment au
schéma suivant : on présente d’abord la condition et ensuite seulement la conséquence. De ce
fait, la plupart des conditionnelles avec esli, ainsi que toutes les parataxes à valeur
conditionnelle et les phrases avec impératif hypothétique vont traduire le rapport de
postériorité.
Les formes aspecto-temporelles des hypotaxes doivent toujours être subordonnées à un
ordre logique allant de condition à conséquence, car il n’existe pas en russe de modèle
combinant l’aspect et le temps du verbe, spécifique à une construction conditionnelle. Mais on
remarquera que, pour le rapport de postériorité, il s’agira toujours d’actions orientées vers le
futur (souvent marquées par deux présent-futur PF). Cependant les hypotaxes sont également
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aptes à s’organiser soit autour d’un rapport de concomitance (cas toutefois assez rare ), soit
autour de rapports pragmatiques où l’ordre temporel sera absent. Nous n’allons pas nous
arrêter sur ces modèles, auxquels nous avons récemment consacré une étude particulière (Kor
Chahine, en attente).
Quant aux parataxes à valeur conditionnelle et aux phrases avec impératif hypothétique,
le rapport de postériorité est le seul rapport possible entre les deux parties de ces phrases : les
rapports autres que celui de postériorité ne se rencontrent pas dans ces modèles.
L’ordre chronologique de postériorité permet donc de repérer un modèle conditionnel.
Dans les hypotaxes, cela est très net. A la différence des hypotaxes à valeur conditionnelle, les
types proches s’organiseront de façon différente. Les phrases avec esli à valeur itérative (2a)
s’organiseront autour d’une relation de concomitance, et celles à valeur déductive (2b) ou à
valeur de mise en relief (2c) autour d’une relation de postériorité :
(2) (a) Esli on vozvraš aetsja, on nam vsegda zvonit.
« S’il revient, il nous appelle toujours. »
(b) Esli on pozvonit, zna it on vernulsja.
« S’il appelle, c’est qu’il est revenu. »
(c) Esli on pozvonil, tak tol’ko potomu to on vernulsja.
« S’il a appelé, c’est parce qu’il est revenu. »
(d) Esli on vozvraš aetsja ve erom, to ona osvoboždaetsja tol’ko pod utro.
2
On l’observe lorsque la protase a une valeur d’intention : Cf. Esli pojdëš’ / budeš’ idti (PF / IPF) za xlebom,
voz’mi s soboj zontik. « Si tu sors chercher le pain, prends un parapluie ».
2
« S’il revient le soir, elle, en revanche, ne se libère qu’au petit matin. »
Quant aux hypotaxes avec esli à valeur oppositive (2d), elles présenteront non pas des actions,
mais des situations qui s’organiseront le plus souvent au niveau pragmatique. Nous parlerons
de ce modèle plus en détail dans le § 4.
Quant aux parataxes, le critère de l’ordre logique, tout comme le critère prosodique
analysé ci-dessous, ne permettent pas de distinguer les phrases à valeur conditionnelle des
autres types de façon infaillible. Mais ces deux critères y jouent toutefois des rôles
fondamentaux.
2. La prosodie
On a depuis longtemps remarqué que le modèle conditionnel se caractérise par la
montée du ton sur la protase et la descente du ton sur l’apodose. En effet, toutes les hypotaxes
avec esli et les phrases avec impératif hypothétique vont se fonder sur ce schéma prosodique.
Le cas de l’impératif hypothétique est de ce point de vue assez marginal : avec sa valeur
injonctive il n’apparaît généralement pas dans une structure binaire. Donc, quant aux phrases
avec esli, quelle que soit leur valeur, le schéma prosodique restera le même et de ce fait il sera
impossible de repérer une conditionnelle en se fondant uniquement sur le critère prosodique.
Mais c’est dans les parataxes que le critère prosodique semble, à première vue, jouer un
rôle fondamental. Toutefois, une analyse plus détaillée révèle que le critère prosodique n’est
pas ici infaillible, car les parataxes à valeur conditionnelle auront un schéma prosodique quasi
identique notamment aux phrases à valeur temporelle, qui représentent un modèle très proche.
Ainsi, (1b) peut être interprété soit comme conditionnel (a), soit comme temporel (b) et (c).
(3) (a) ‘Esli on vernëtsja, on nam pozvonit.’
« S’il revient, il nous appellera. »
(b) ‘Kogda on vernëtsja, on nam pozvonit.’
« Quand il reviendra, il nous appellera. »
(c) ‘Kak tol’ko on vernëtsja, on nam pozvonit.’
« Dès qu’il reviendra, il nous appellera. »
Cela dit, l’interprétation conditionnelle des parataxes dépendra surtout de certains marqueurs
lexicaux, dont il sera question dans le paragraphe suivant.
3. Marqueurs lexicaux
Les modèles syntaxiques intègrent généralement certains lexèmes qui permettent
souvent d’expliciter la nature d’une phrase ou même d’établir le lien syntaxique. Nous
pensons notamment à zna it « donc » qui introduira incontestablement une subordonnée
déductive, ou à vsë ravno « de toute façon » dont le rôle constructif dans une phrase
concessive a été notamment décrit par G. Fauconnier (1984 : 149).
Dans les parataxes à valeur conditionnelle, les marqueurs lexicaux ne sont pas aussi
transparents, ce qui fait que l’étude de E. N. Širjaev (1986) qui reste la plus importante à ce
jour sur la parataxe en russe, ne mentionne pas la parataxe à valeur conditionnelle, type
3
pourtant très fréquent dans le discours. Toutefois, ce critère reste très important pour le
repérage des parataxes à valeur conditionnelle.
Une étude attentive du modèle permet de déceler essentiellement quatre marqueurs
lexicaux dont la présence révèlera le caractère conditionnel de la parataxe. Ainsi, parmi les
lexèmes qui favorisent une lecture conditionnelle, nous avons relevé la négation, les
compléments de temps, le lexème i « et », ainsi que certains types de prédicat.
3.1. La négation
L’interprétation conditionnelle domine dans les phrases où la protase contient un
3
prédicat nié. Lorsque la parataxe contient la négation dans la protase (b'), seule la lecture
conditionnelle est possible :
(1) (b) Vernëtsja – pozvonit.
« litt. (Il) reviendra – (il nous) appellera. »
« Si / Quand il reviendra, il nous appellera. »
(b') Ne priedet – pozvonit.
« litt. (Il) ne reviendra pas – (il nous) appellera. »
« Si ne revient pas, il nous appellera. »
Il est intéressant de constater que le critère de la négation fonctionne même lorsqu’il
s’agit de formules synonymes. Comme on le voit, la phrase (4a) aura une double
interprétation. Mais si on remplace proigraet « perdre » par ne vyigraet « ne pas gagner » (4b)
qui véhicule quasiment le même sens, l’interprétation de la parataxe sera uniquement
conditionnelle :
(4) (a) Proigraet – pojdet domoj.
(b) Ne vyigraet – pojdet domoj.
« Si / Quand il perdra, il rentrera chez lui. »
« S’il ne gagne pas, il rentrera chez lui. »
Le rôle de la particule négative pour l’interprétation conditionnelle se manifeste encore
plus clairement sur l’exemple (5a). Cette phrase, dont le prédicat de la protase stemneet « la
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nuit tombera » ne comporte généralement pas d’alternative , aura une interprétation
temporelle.
(5) (a) Stemneet – pojdem v gorod.
(b) Stemneet – ne pojdem v gorod.
« Quand il fera nuit, nous irons en ville. »
« S’il fait nuit, nous n’irons pas en ville. »
Lorsque l’on introduit la négation dans l’apodose (5b), l’interprétation de la phrase change : il
nous semble très douteux que l’on puisse avoir ici une lecture temporelle. On interprétera
alors (5b) de la façon suivante : il faut éviter la réalisation de p pour réaliser q, autrement dit
on ira en ville avant qu’il fasse nuit.
3
Il est intéressant de remarquer que lorsque c’est l’apodose qui contient la négation, la lecture concessive peut
être possible (Vernëtsja – ne pozvonit. « (Même s’il) revient – (il) n’appellera pas. »). Mais l’interprétation
conditionnelle peut dans certains cas être aussi possible. De ce fait, la présence de la négation dans l’apodose ne
représente pas un critère caractéristique d’une phrase conditionnelle.
4
Car il s’agira d’un processus naturel, voir plus bas.
4
Il convient de noter ici que les parataxes contenant la négation sont très courantes dans
le discours. Nous les avons même regroupées d’après les trois types de contextes dans
lesquels elles apparaissent le plus souvent : les énoncés alternatifs où seront explicitées les
deux lectures, positive et négative, qui représentent en fait les deux facettes de la structure
alternative d’une conditionnelle ; les phrases de mise en doute et les phrases de mise en garde
avec aussi la protase à valeur négative (pour plus de détail voir Voïtenkova – Kor Chahine
2001 : 166-171).
3.2. Les compléments de temps
Comme nous l’avons signalé, l’exemple (1b) peut être interprété comme temporel, aussi
bien que conditionnel : tout dépendra du contexte dans lequel il est placé. Mais cette
ambiguïté disparaît au profit de l’interprétation conditionnelle quand on introduit une
indication temporelle dans l’une des parties d’une parataxe :
(1) (b) Vernëtsja – pozvonit.
« Quand / S’il revient demain, il nous appellera. »
(6) (a) Priedet zavtra – pozvonit.
« S’il revient demain, il nous appellera. »
(b) Kogda / zavtra on priedet, on pozvonit.
« Quand / demain il reviendra, il appellera. »
L’introduction d’un complément de temps (6a) précisera la nature de la parataxe en
éliminant l’interprétation temporelle. Ce fait est vraisemblablement dû à une surcharge
informative à laquelle l’énoncé doit aussitôt faire face : la phrase comporte alors deux repères
temporels qui sont incompatibles du fait qu’ils sont de la même nature (6b).
Ainsi, avec une indication temporelle les énoncés auront généralement une interprétation
conditionnelle.
3.3. Le lexème i « et »
Le lexème i « et » peut s’intégrer à la seconde partie de la parataxe (l’apodose) et
présenter celle-ci comme conséquence : l’interprétation conditionnelle se fonde alors sur la
5
sémantique du lexème i « et » qui jouera de ce fait le rôle de connecteur . Le repérage des
phrases conditionnelles se fait ici plus facilement, car si le lexème i « et » est présent dans la
parataxe, le premier critère de l’ordre logique sera forcément respecté. L’apparition de i dans
une phrase est généralement due à la nature même des événements qui la composent : ils
représentent un ordre naturel des choses (Uryson 2000 : 99).
Mais l’apparition de i dans un contexte conditionnel est toutefois subordonnée à
certaines conditions. En russe, le lexème i « et » ne peut apparaître que dans un type de
parataxes bien particulier, comme :
(7)
5
Eš e minuta – i my pogibli.
« Encore une minute – et on est mort. »
Notons que le lexème i « et » n’apparaît jamais dans les hypotaxes à valeur conditionnelle.
5
Outre le rôle fondamental de i dans le lien syntaxique entre la protase et l’apodose, ces
énoncés présentent deux traits caractéristiques. Le premier réside dans le choix lexical des
composants de la protase. Il s’agira ici toujours d’une proposition nominale qui se composera
le plus souvent d’un substantif de mesure comme, par exemple, ball « un degré », sekunda
« une seconde », mgnovenie « un instant », god-dva « l’année ou deux », etc., mais on pourra
aussi y trouver un substantif abstrait accompagné de odin « un ». Malgré la diversité
sémantique des lexèmes pouvant intégrer la protase, ils ont une particularité commune :
l’événement donné dans la protase est généralement celui d’un fait conçu comme minimal,
dont le contenu, le plus souvent négatif, est donné par le contexte antérieur.
Le deuxième trait veut que l’apodose soit orientée vers le futur et ait une valeur le plus
souvent négative. La valeur de futur peut être véhiculée par les formes du présent-futur PF ou
du passé PF, ayant une valeur de futur, surtout avec des verbes comme pogibnut' « périr » et
propast' « se perdre ». Dans le cas contraire, la relation conditionnelle disparaît au profit de la
succession des faits sans lien conditionnel entre eux ((a) et son interprétation (b)) :
(8) (a) …eš e dve, tri nedeli – i opjat’ Moskva ! (Bunin)
« Encore deux-trois semaines, et je suis à Moscou ! »
(b) ‘Il me reste encore deux-trois semaines, et je rentrerai à Moscou.’
(c) Eš e dve nedeli – i ja bol’še ne vernus’ v Moskvu.
« Encore deux semaines comme ça, et je ne rentrerai plus à Moscou. »
Ces constructions peuvent, toutefois, être transformées en conditionnelles : il suffit
d’introduire dans l’apodose un fait représentant une conséquence négative (8c).
6
A propos de la fonction du lexème i « et » dans ces constructions , une question se
pose : s’agit-il ici véritablement d’une parataxe, ou bien peut-on y voir aussi une espèce de
coordination ? Les avis sont généralement partagés, mais une chose est sûre : ce fait présente à
notre avis un argument supplémentaire pour remettre en question la présentation syntaxique
des énoncés, adoptée par les grammaires russes.
3.4. La sémantique verbale
Nous avons observé que certains types sémantiques de verbes peuvent faciliter le
repérage des parataxes à valeur conditionnelle. Il s’agit ici de verbes appartenant
principalement à deux groupes sémantiques : verbes adynamiques et verbes à action non
contrôlée.
Si la protase contient un verbe adynamique au présent IPF, l’interprétation
conditionnelle sera a priori la seule envisagée. C’est le cas de proverbes et maximes du type
(9) (a) Ljubiš’ katat’sja, ljubi i sano ki vozit’.
« litt. Si tu aimes te promener en luge, il faut aussi aimer la traîner. »
(b) Nado delat’ – delaj !
« litt. S’il faut le faire, fais-le ! »
6
Signalons également que i fonctionne aussi en dehors de ce type de parataxes (voir aussi Gluxix 1997).
6
Le plus souvent, on trouve dans ces parataxes des verbes tels que ljubit' « aimer », xotet'
« vouloir », mo ' « pouvoir », etc. verbes qui n’impliquent aucune progression. L’apodose de
ces parataxes contient le plus souvent un impératif du même prédicat.
Par ailleurs, nous observons que la parataxe n’aura pas de lecture multiple si
l’événement de la protase est de nature aléatoire : on retrouve ici une structure d’alternative
(§ 5.). Ainsi, dans le cas des actions non contrôlées, nous aurons affaire à une parataxe
7
conditionnelle . Mais il faut, bien sûr, pour cela que les événements présentés soient au futur.
Ainsi, (a) aura une double lecture, mais pas (b) avec le prédicat dovestis' « arriver (à qqn.) de
faire qqch. » :
(10) (a) Budete v našix krajax – zaxodite !
« Quand / Si vous passez par chez nous, passez nous voir. »
(b) Dovedëtsja byt’ v našix krajax – zaxodite !
« Si jamais vous êtes amener par passer par chez nous, passez nous voir. »
Lorsque la protase contient un verbe désignant une action non contrôlée ou partiellement
contrôlée, ce verbe appartient généralement à la catégorie des verbes impersonnels du type
povezti « avoir de la chance » et ses synonymes pos astlivit'sja, podvezti, podfartit', pofartit' ;
dovestis', privestis', prijtis', slu it'sja « arriver à faire qqch. », etc., dont la sémantique exclut
la volonté de l’agent. Dans ce même groupe, on trouve également des verbes personnels :
prospat' « se perdre », zasnut' « s’endormir », upustit' « laisser échapper », upast' « tomber »,
poskol'znut'sja « glisser », promaxnut'sja « manquer la cible », vyigrat' « gagner », ošibit'sja
« se tromper », progovorit'sja « trahir le secret », etc. Tout comme les verbes impersonnels,
ces verbes désignent des actions ou des états indépendants de la volonté de l’agent et de son
contrôle. Toutefois, il arrive parfois que le prédicat de ce type soit confronté à des données
pragmatiques (voir § 5).
4. La structure informative et l’ordre des mots
Il existe une bibliographie assez vaste commencée essentiellement avec les travaux de J.
Haiman, qui a été consacrée à la structure informative d’une phrase conditionnelle. La
structure informative d’une phrase conditionnelle veut que la protase esli p contienne le thème
et l’apodose – le rhème. Toutefois, il a été remarqué que cette structure informative n’est pas
propre seulement aux hypotaxes conditionnelles, mais également à toutes les phrases avec
8
esli, indépendamment de leur sémantique . Cependant, ce qui s’avère déterminant pour le
repérage d’une phrase conditionnelle, c’est l’organisation interne, c’est-à-dire l’ordre des mots
à l’intérieur des parties composantes.
Ainsi, dans les hypotaxes conditionnelles, on n’observe que rarement un parallèle dans
la présentation des faits. L’opposition parallèle est, en revanche, un trait caractéristique des
phrases oppositives avec esli :
(2) (d) Esli on vozvraš aetsja ve erom, to ona osvoboždaetsja tol’ko pod utro.
7
Ce fait a déjà été mentionné par des linguistes, notamment par V. S. Xrakovskij dans TUK 1998 : 71.
Cette caractéristique est aussi parfois mentionnée comme un élément prototypique aux emplois avec si et ses
correspondants.
8
7
« S’il revient le soir, elle, en revanche, ne se libère qu’au petit matin. »
Là aussi, la protase avec esli constituera le thème et l’apodose le rhème, mais l’ordre des mots
à l’intérieur de chaque partie sera différent de celui que l’on peut trouver dans les phrases
conditionnelles. Ainsi, chaque partie de (2d) contiendra à son tour un élément thématique (on
« lui » / ona « elle ») et un élément rhématique (ve erom « le soir » / pod utro « au petit
9
matin »), qui, dans une phrase oppositive, s’opposeront mutuellement .
L’ordre des mots est également déterminant dans l’interprétation de l’impératif
hypothétique. Cela s’observe bien avec le pronom-sujet ty « tu » qui peut, en russe,
accompagner une forme injonctive (a), d’une part, et, de l’autre, suivre un impératif
hypothétique (b) :
(11) (a) Ty podderži menja, ja vsë skažu.
(b) Podderži ty menja, ja vsë skažu.
« Soutiens-moi, je dirai tout. »
« Si tu me soutiens, je dirai tout. »
Par ailleurs, l’ordre des mots dans la protase avec l’impératif hypothétique est confronté
à des contraintes lexicales dues notamment à la réalisation du sujet (pronom ou substantif) : si
le sujet est rendu par un substantif représentant un rhème, il pourra être distancé de l’impératif
hypothétique :
(12) (a) Vernis’ on v era, ni ego by ne slu ilos’.
« S’il était revenu hier, il ne serait rien passé»
(b) Vernis’ v era P’er, ni ego by ne slu ilos’.
« Si Pierre était revenu hier, il ne serait rien passé. »
Pour plus de précisions sur l’emploi de l’impératif hypothétique en russe voir Kor Chahine
2004.
Quant à l’ordre des mots dans une parataxe, il est généralement indifférent pour
l’interprétation conditionnelle, mais notons toutefois une caractéristique majeure : il est de
loin le plus fréquent de rencontrer ici deux présent-futur PF dont les actants seront implicites
s’ils ne comportent pas une information nouvelle (voir notre exemple (1b)).
5. Les données pragmatiques
Dans les phrases conditionnelles, la pragmatique intervient à différents niveaux. Dans
l’ensemble des constructions, il est primordial que la structure alternative d’un énoncé
conditionnel soit d’actualité. Contrairement aux autres types de phrases, dans une phrase
conditionnelle, notamment potentielle, les événements présentés constituent en fait l’une des
deux facettes d’une alternative : le modèle si p, q (1a) impliquera implicitement une lecture
contraire si non p, non q (1a').
(1) (a) Esli on vernëtsja, on nam pozvonit.
9
On remarquera que le français possède plus de possibilités pour une phrase oppositive : on peut y opposer aussi
les thèmes et les rhèmes, mais également les deux rhèmes seulement, possibilité inexistante pour le russe (voir
Kor Chahine 2001b).
8
« S’il revient, il nous appellera. »
(a') Esli on ne vernëtsja, on nam ne budet zvonit’.
« S’il ne revient pas, il ne va pas nous appeler. »
La prise en charge de la structure alternative est particulièrement importante pour
l’interprétation des parataxes. Nous avons déjà pu observé l’importance de ce critère
notamment avec les prédicats véhiculant une action non contrôlée (§ 3.4.). Mais le caractère
alternatif de ces prédicats peut aussi varier en fonction du contexte.
Ainsi, le prédicat vyigrat' « gagner », classé dans § 3.4. parmi les verbes à action non
contrôlée, peut néanmoins avoir une double interprétation. Comme gagner la partie ne dépend
pas de la volonté du sujet, une parataxe du type (a) aura une interprétation conditionnelle
grâce au prédicat désignant une action non contrôlée dans la protase :
(13) (a) Vyigraju – butylka s vas.
« litt. (Je) gagnerai, la bouteille (est) de vous. »
« Si je gagne, vous me devez une bouteille. »
(b) Vyigraeš’ – otdaš’.
« litt. (Tu) gagneras, (tu) rendras. »
« Quand tu gagneras, tu me rembourseras. »
Il sera, en effet, peu habituel de trouver dans (a) une interprétation temporelle. Du moins avec
cette apodose : car cela implique que le jeu se poursuivra jusqu’à ce que le locuteur gagne, ce
qui en soi est contraire aux règles du jeu traditionnelles. L’interprétation temporelle n’est donc
pas envisagée dans (a).
Dans la situation contraire, lorsque le sujet cherche à gagner la partie et donc réaliser p,
du fait de la sémantique d’action non contrôlée de vyigrat' « gagner », il ne pourra gagner
qu’en multipliant les tentatives : la victoire du sujet ne sera possible que grâce à sa
persévérance. De ce fait, la phrase sera plus habituelle dans la version (b) qui pourra être
interprétée comme suit : le locuteur laisse le temps à son interlocuteur de poursuivre le jeu
afin de ramasser suffisamment d’argent pour rembourser sa dette. La réalisation de p n’a donc
rien d’aléatoire. Par conséquent, cette lecture temporelle ne peut pas concurrencer la lecture
conditionnelle dans les parataxes avec ce type de prédicat s’il marque une action non
contrôlée. Mais ce caractère (contrôlé ou non) du prédicat ne pourra être déterminé qu’au
niveau pragmatique.
Prenons un autre exemple où la pragmatique intervient dans le repérage des phrases
conditionnelles. La pragmatique nous permet d’éliminer l’interprétation conditionnelle là où il
s’agit d’un processus souvent naturel, n’ayant pas d’alternative. Ce fait touche principalement
des prédicats qui désignent le changement naturel des phases du jour (rassvetet « le jour se
lèvera », stemneet « la nuit tombera », etc.), ainsi que d’autres phénomènes naturels (rasstaet
« il y aura le dégel », etc.) et l’évolution des organismes vivants (vyrasti « grandir », etc.).
Mais là aussi le caractère certain du prédicat pourra être compromis, et il pourra devenir
aléatoire grâce à l’introduction d’un complément qui rendra la réalisation naturelle du
processus en question moins prévisible :
(14) (a) Zakon im rabotu – voz’mem otpusk.
9
« Quand on terminera le travail, on partira en vacances. »
(b) Zakon im uspešno rabotu – voz’mem otpusk.
« Si on termine le travail avec succès, on partira en vacances. »
Par ailleurs, le critère pragmatique peut aussi se révéler d’une importance secondaire,
subordonné à d’autres critères et, notamment, au critère de l’ordre logique et au critère
prosodique. Ainsi, dans les hypotaxes, le critère pragmatique est particulièrement important
dans les rapports chronologiques. Du fait que le russe ne possède pas de moyens
grammaticaux pour marquer l’antériorité, ce sont les données pragmatiques qui permettent
d’établir la cohérence logique à l’intérieur d’une phrase conditionnelle. C’est également
autour des relations pragmatiques que s’organisent certains types d’hypotaxes à valeur
10
conditionnelle . Notons que, pour ces dernières, les critères décrits ci-dessus ne fonctionnent
pas. Certains linguistes traitent d'ailleurs ces constructions de « conditionnelles secondaires ».
Conclusion
Nous avons analysé la réalisation de cinq marqueurs dans différents modèles
conditionnels. Ainsi, les deux premiers critères, l’ordre logique et la prosodie, sont
caractéristiques de tous les modèles, sans pour autant être décisifs dans le repérage des
phrases conditionnelles. Par contre, le critère des marqueurs lexicaux se révèle être primordial
dans les parataxes à valeur conditionnelle, et le critère informatif ou de l’ordre des mots parait
plus important dans les hypotaxes et les phrases avec impératif hypothétique. Quand au critère
pragmatique, il se révèle décisif quand il s’agit de la structure d’alternative (notamment dans
l’interprétation de certaines parataxes), mais la pragmatique intervient également à différents
niveaux dans les autres modèles conditionnels.
Ainsi, l’ensemble des marqueurs analysés ici qui appartiennent aux domaines allant de
la sémantique et de la prosodie au lexique et à la pragmatique, apparaît comme caractéristique
de toutes les phrases conditionnelles russes, quelle que soit leur réalisation syntaxique. De ce
fait, le problème de leur présentation dans les grammaires se pose de manière particulière.
Mais il nous semble que ce problème touche non seulement les phrases conditionnelles, mais
également toutes les phrases complexes en russe : leur présentation ne rend généralement pas
compte de la « complexité » des moyens syntaxiques susceptibles de transmettre telle ou telle
valeur. Dans ces conditions, organiser les phrases autour du concept de la « subordination
sémantique » permet non seulement de les saisir dans leur totalité, mais également de mieux
les décrire.
Bibliographie :
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Il s’agit notamment d’un emploi « austinien » Esli vam nužno pozvonit’, telefon v sosednej komnate. « Si vous
voulez téléphoner, le téléphone est dans la pièce à côté. » et quelques autres types, dont nous avons récemment
parlés dans Kor Chahine, en attente.
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