Préciosité - CRDP de Nice

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Préciosité - CRDP de Nice
L’héritage antique dans le théâtre français
« Du rire aux larmes »
Ouverture culturelle
LA PRÉCIOSITÉ
Apparue au début du XVIIe siècle dans la société parisienne, la préciosité, qui avait déjà atteint d’autres pays européens
comme l’Italie, l’Espagne ou l’Angleterre où on parla de marinisme, gongorisme et euphuisme, est un effort pour
remplacer les goûts grossiers de la noblesse de l’époque par des comportements sociaux plus délicats. En effet, les
femmes de la noblesse considéraient que la vie à la cour du roi était peu raffinée, que les hommes étaient pour la plupart
sans éducation. La préciosité fut donc cette recherche de l’élégance, de la distinction et de la dignité, la quête légitime d’un
certain raffinement. L’abbé de Pure qui témoigna dans son Roman de la Précieuse des goûts de son temps parle d’un
« effort conscient ». Ces femmes, dans un réel effort de volonté, eurent pour but de donner « du prix » à leur personne,
leurs sentiments, leurs actes, et leur langage. Elles furent donc appelées les Précieuses.
Il faut cependant noter que le mot fut employé pour la première fois, vers 1650, avec une connotation péjorative, pour
désigner avec ironie ces aristocrates faisant preuve d’une délicatesse excessive. Il est certain que, quand elle dépassa les
limites du bon goût ou fit preuve d'extravagance et d’affectation, la préciosité fut parfois ridicule. Mais ce fut souvent ce
seul aspect caricatural qui fut retenu par les nombreux détracteurs que compta la préciosité, comme si une tendance
lancée par les femmes ne pouvait être que futile ou dangereuse.
Néanmoins, cette mode, si souvent ridiculisée, donna lieu à une intense vie intellectuelle et fixa pour longtemps les
goûts, les manières et les sentiments.
La Préciosité et le féminisme
Ce courant où les femmes ont joué un rôle majeur est, de toute évidence, un phénomène social propre au XVIIe siècle.
Il exprime la tentative des femmes de se révolter contre leur condition, de rechercher une certaine émancipation et
de montrer leur détermination. C’est certainement grâce à ce mouvement qu’elles ont contribué à briser l’a priori de la
supériorité masculine sur le plan littéraire ou intellectuel.
À partir de cette époque, on admet plus facilement qu’une femme puisse accéder aux choses de l’esprit, lire des livres
et passer du temps dans les salons, auprès d’une compagnie qu’elle a choisie, à discuter d'art, de littérature, d'astronomie
ou de sciences. L’habitude sera d’ailleurs prise, grâce à ces pionnières, puisque les salons se développeront au XVIIIe
siècle.
La condition féminine est l'un des sujets privilégiés des salons car la précieuse est d'abord une femme qui revendique
ses droits dans une société qui les ignore et où le mariage n'est qu'un arrangement, excluant le libre choix des deux époux.
Les précieuses ne cessent d’ailleurs de dire leur méfiance à l’égard du mariage, mettent en doute sa valeur, proposent le
mariage à l’essai ou la « tendre amitié », librement consentie. Elles vont même plus loin en demandant la limitation des
naissances, et même le droit à un amant. Ces propositions, pour le moins révolutionnaires au XVIIe, témoignent d’un grand
courage et d’une profonde volonté de réagir contre l’état de servitude imposé alors aux femmes. Nous pouvons d’ailleurs
constater que les précieuses les plus célèbres sont soit des célibataires, soit de jeunes veuves riches, mais que toutes
préfèrent profiter de leur liberté.
Les femmes du XVIIe siècle ont donc réussi à évoluer autour de la notion de préciosité. En effet, elles ont créé, grâce
aux salons, des espaces qui leur étaient propres ; elles ont aussi gagné leur place dans la création littéraire et également
dans la société de leur temps en revendiquant activement leur émancipation. Madeleine de Scudéry nous a ainsi livré une
œuvre littéraire étonnamment moderne dans ses thèmes puisqu’elle aborde vaillamment l’égalité des sexes, la remise en
question du mariage ou le droit des femmes à l’éducation et à l’instruction.
CONCLUSION
La préciosité, où les femmes jouèrent un rôle de premier plan, eut une influence positive sur l’évolution des mœurs
et des goûts et contribua à créer l'idéal de « l'honnête homme ». Elle privilégia l’art de la conversation par son goût de
l'analyse nuancée, fixa les règles de la politesse en favorisant la bienséance, créa des modes vestimentaires, mit en place
un code amoureux, enrichit la langue française et apporta une contribution non négligeable à la littérature psychologique.
La préciosité peut aussi être considérée comme une avancée féministe où les femmes, prenant conscience de ce
qu’elles valent, de ce qu’elles peuvent et de ce qu’elles veulent, revendiquèrent leurs droits au savoir, à la liberté et à la
dignité.
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« Du rire aux larmes »
LES SALONS PRÉCIEUX
En réaction contre la grossièreté régnant à la cour d’Henri IV puis de Louis XIII, certains aristocrates ou des gens de
lettres commencent, dès le début du XVIIe siècle à se réunir régulièrement dans des hôtels particuliers où se développe
une cour parallèle dans laquelle on pratique des bals, des jeux et des divertissements littéraires.
Ces cercles mondains, où les vêtements s’agrémentent de plumes et de rubans et où les usages sont imprégnés de
galanterie, sont des lieux où l'on joue à des jeux de société, tels « le cœur volé », où chacun cherche la voleuse de cœur,
« la chasse à l'amour », qui consiste à trouver qui se cache dans les yeux d'une dame, ou encore « le jeu du corbillon »
où il s'agit, en réponse à la question « Dans mon corbillon, que met-on ? », de nommer défauts ou qualités d'une personne à reconnaître, en utilisant un mot finissant par [on].
Néanmoins la principale occupation reste la conversation qui devient un art délicat et raffiné. Elle se doit d’être libre,
enjouée, naturelle, légère, en un mot : honnête ; l’honnêteté s'exprimant à la fois dans le raffinement du comportement, la
justesse du goût et la délicatesse de la pensée. Madame de Sévigné en est une digne représentante et Mademoiselle de
Scudéry reconnaît avec enthousiasme que « sa conversation est aisée, naturelle et divertissante ; elle parle juste, elle
parle bien, elle a même quelquefois certaines expressions naïves et spirituelles qui plaisent infiniment ».
Les sujets de conversation sont variés, mais on y débat surtout de l’amour et de ses subtilités : « La beauté est-elle
nécessaire pour faire naître l'amour ? », « Le mariage est-il compatible avec l'amour ? », « Quel est l'effet de l'absence en
amour ? ». Ces débats passionnent les précieux et chacun s’interroge avec intérêt.
On évoque également certains problèmes grammaticaux. Voiture est ainsi sollicité au salon de Rambouillet pour
arbitrer le grand débat sur la conjonction « car » qui avait déplu à Malherbe. Il écrit aussitôt un long plaidoyer sur cette
question majeure. Mais la littérature reste un des sujets privilégiés : on juge les ouvrages et leurs auteurs qui viennent les
lire, comme Corneille le fit pour Le Cid.
Les divertissements littéraires sont nombreux et on organise, par exemple, des concours de poésie. Les fidèles des
salons contribuent ainsi à la Guirlande de Julie de Montausier, recueil collectif où les fleurs servirent joliment de prétexte
pour faire l'éloge des qualités de Julie d'Angennes, fille de la Marquise de Rambouillet.
Les salons qui se multiplient à vive allure, deviennent vite indispensables, et, comme le dit Somaize : « Les lois des
précieuses consistent en l'observance exacte des modes, et en la nécessité (…) de tenir ruelle ». Le « calendrier des
ruelles » qui indique les jours de réception, devient l’agenda des précieuses. Les dames qui veulent recevoir choisissent
donc un jour : ce fut le mardi pour la Marquise de Rambouillet et le samedi pour Mademoiselle de Scudéry.
Le salon précieux n’est pas une salle immense car l’intimité, on le sait, favorise la conversation. Aussi reçoit-on dans
une chambre à coucher, une alcôve, un réduit, « une ruelle ». La maîtresse de maison est sur son lit ; ses visiteurs se
groupent autour d'elle sur des fauteuils, des chaises ou de simples pliants, selon leur qualité.
Ces salons vont accueillir les auteurs de l’époque, et, durant la première moitié du XVIIe siècle, avant que Louis XIV ait
regroupé autour de lui à la cour toute la noblesse, c’est chez des particuliers que le « monde » tient ses réunions.
Le langage précieux
Pour certaines « personnes de qualité », le désir de se faire remarquer prime et les « beaux esprits » vont beaucoup
s’attacher à la forme de leurs propos. Ainsi va naître un véritable langage précieux, fait de termes recherchés et d’expressions peu communes.
Ce langage est plein d’emphase car les précieux emploient des périphrases et des métaphores, multiplient les superlatifs, créent des adjectifs substantivés, et veulent avant tout bannir les mots populaires ou pouvant évoquer des réalités
insoutenables. Ainsi, la fenêtre, le balai, la grossesse deviennent respectivement : « la porte du jour », « l'instrument de la
propreté » ou « le mal d'amour permis ».
Ces exagérations et ces inutiles complications ont surtout été dénoncées par ceux qui ont attaqué la préciosité tels
Molière ou Antoine Baudeau de Somaize à qui nous devons Le grand dictionnaire des précieuses ou la clef de la langue
des ruelles paru en 1660.
Il faut néanmoins reconnaître à la préciosité certaines améliorations de la langue française. Les précieux sont en effet
à l’origine d’un projet de simplification de l’orthographe. Certaines de leurs rectifications ont été retenues par le dictionnaire
de l’Académie Française : autheur a été simplifié en auteur ; respondre s’écrit désormais répondre ; aisné est devenu aîné
par exemple. Certains des termes inventés par les précieux sont encore employés aujourd’hui, comme furieusement ou
s’encanailler.
La marquise de Rambouillet, née Catherine de Vivonne (1588-1665)
Pendant une cinquantaine d’années, des années 1610 à 1660 environ, Catherine de Vivonne, italienne naturalisée,
ayant épousé Charles d'Angennes, futur marquis de Rambouillet, tient le salon le plus brillant de la capitale afin de retrouver la vie qu'elle a connue en Italie. Vers 1604, elle a fait construire, rue Saint-Thomas-du-Louvre, l'Hôtel de Rambouillet,
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aujourd’hui disparu, dont les vastes pièces en enfilade émerveillent ses hôtes. Assistée de ses deux filles, Julie et
Angélique, elle reçoit ses intimes dans la célèbre Chambre bleue, dont la couleur est si inhabituelle pour l’époque. Belle,
vertueuse sans être prude, cultivée sans être pédante, « l'incomparable Arthénice », selon l’anagramme de Catherine
créée par Malherbe, fera de son salon le centre du bon goût.
Les contemporains sont unanimes à reconnaître la délicatesse et le raffinement qui règnent à l'Hôtel de Rambouillet où
se côtoient gens du monde, comme Richelieu ou Condé, et gens des lettres, comme Madame de la Fayette ou la Marquise
de Sévigné, autour de « l’âme du rond », le poète Voiture.
Après La Fronde, qui disperse les habitués de l'Hôtel de Rambouillet, la marquise cesse ses réceptions, laissant
apparemment d’éternels regrets : « Souvenez-vous de ces cabinets que l'on regarde encore avec tant de vénération, où
l'esprit se purifiait, où la vertu était vénérée sous le nom de l'incomparable Arthénice, où se rendaient tant de personnes
de qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante
sans orgueil, polie sans affectation. », écrit Fléchier, dans l'« Oraison funèbre de Mme de Montausier ».
Madeleine de Scudéry (1607-1701)
C'est vers 1657, que Mademoiselle de Scudéry se mit à recevoir rue de Beauce, dans le quartier du Marais. Le salon
de Madeleine de Scudéry réunit une société raffinée de gens d'esprit. Les femmes célèbres de l'époque, telles Madame
de Maintenon , la marquise de Sablé ou encore Ninon de Lenclos , dominent mais on trouve également des gens de lettres tels Chapelain, qui rédigea à la demande de Richelieu la critique du Cid, Ménage, grammairien et lexicographe, et,
bien sûr, Pellisson , l’habitué de la maison, confident et fidèle de Fouquet.
Le fonctionnement de ce salon est très réglementé : « Il y avait [au Samedi] un ordre du jour, un appareil presque
académique, un procès-verbal des actes, une chronique, un secrétaire qui était Pellisson, et un conservateur des archives
de la Société, Conrart ». Les travaux littéraires produits par les membres sont ainsi consignés par Pellisson dans la
Chronique du Samedi.
Le salon de Mademoiselle de Scudéry est moins aristocratique, moins mondain que celui de Madame de Rambouillet
et « l'illustre Sapho » valorise surtout les activités littéraires. Des tournois poétiques s'y déroulent ; on parle, par exemple,
de vingt-cinq madrigaux écrits sur le même thème en une seule soirée et des querelles littéraires s'y produisent comme
celle entre Mademoiselle de Scudéry et l'abbé d'Aubignac, à propos de l'invention de la Carte de Tendre.
De nombreux contemporains évoquent, dans leurs écrits, les "Samedis" de Madeleine de Scudéry, témoignant ainsi du
rayonnement de ce salon où la maîtresse des lieux se défend de toute pédanterie : « Je veux bien qu'on puisse dire d'une
personne de mon sexe… qu'elle a l'esprit fort éclairé… mais je ne veux pas qu'on puisse dire d'elle : C'est une femme
savante. » Le Grand Cyrus, dernière partie, ch. I
?
En utilisant le langage précieux, selon Somaize, sauriez-vous situer dans le corps humain les éléments
suivants ?
(Pour réussir cet exercice de recherche, se souvenir que le grand principe du langage précieux est de
remplacer le mot par une image.)
1 - la porte du cerveau
2 - les trônes de la pudeur
3 - l'ameublement de bouche
4 - les portes de l'entendement
5 - les coussinets d'amour
6 - les miroirs de l'âme
7 - le rusé inférieur
8 - l'interprète de l'âme
9 - les chers souffrants
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CORRIGÉ
1. le nez
2. les joues
3. les dents
4. les oreilles
5. les seins
6. les yeux
7. les fesses
8. la langue
9. les pieds
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UN FLORILÈGE DE TEXTES PRÉCIEUX
Nous présentons ici une courte sélection de textes parmi les genres préférés des Précieux : le roman et la poésie.
Texte 1 : Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine (1654-1660)
Madeleine de Scudéry grâce à sa culture et à son esprit est l’une des plus célèbres représentantes de la Préciosité.
Elle donna, dans ses longs romans sentimentaux, une image très idéalisée de l’amour platonique et resta célibataire sans
doute pour ne pas trahir ses convictions. Boileau ne l’appelait que « la sœur de l’écrivain du même nom » et Molière se
moqua d’elle en donnant le nom de Magdelon, diminutif de Madeleine, à l’une de ses Précieuses Ridicules. Ces critiques
sont particulièrement injustes et injustifiées lorsqu’on connaît ce personnage engagé et déterminé qui consacra sa vie à
la littérature.
En 1654, Mademoiselle de Scudéry publia le premier tome de Clélie, un roman fleuve en dix volumes qui décrit la
société précieuse du XVIIe siècle en la transportant dans l’antiquité romaine. L’héroïne, Clélie, connaît si bien les recoins
du cœur et de l’esprit qu’elle dessine une carte, la « carte de Tendre » où l'amant doit trouver le chemin du cœur de sa
bien-aimée. Tendre, le pays de l'Amour inventé par Clélie, est arrosé par la rivière Inclination. La rive droite de la rivière
représente la raison et la rive gauche le cœur. Plus on s’éloigne plus le sentiment se dilue, vers l’Est, et s’assombrit, vers
l’Ouest. Mais si les amants suivent son cours, ils passent alors par toutes les étapes du sentiment amoureux, depuis la
surprise de la première rencontre, au village de Nouvelle Amitié, jusqu'aux Terres Inconnues du mariage, au large de la
Mer Dangereuse. Cette carte définit une sorte d'idéal du comportement amoureux où se mêlent les attentions, le respect,
la patience et une dévotion sans limites. Julie d’Angennes fit parcourir la Carte de Tendre pendant quinze ans à son
amoureux dévoué avant de l’épouser. En revanche, Clitandre quitta l’Armande des Femmes Savantes bien avant ce délai.
Bien évidemment cette carte sera largement imitée, caricaturée et parodiée. On vit ainsi apparaître la « Carte de
Coquetterie » de l'abbé d'Aubignac, la « Carte du Royaume d'Amour » attribuée à Tristan l'Hermite et même celle du
« Pays de Braquerie » de Bussy-Rabutin.
Dans cet extrait, Mademoiselle de Scudéry expose la stratégie amoureuse idéale et les dangers qui guettent les
amoureux.
Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu'Herminius avait prié Clélie de lui enseigner par où l'on
pouvait aller de Nouvelle-Amitié à Tendre, de sorte qu'il faut commencer par cette première ville qui est au bas de
cette carte pour aller aux autres ; car, afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu'elle
a imaginé qu'on pouvait avoir de la tendresse pour trois causes différentes : ou pour une grande estime, ou par
reconnaissance, ou par inclination ; et c'est ce qui l'a obligée à établir ces trois villes de Tendre sur trois rivières qui
portent ces trois noms et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que, comme on dit Cumes sur la
mer d'Ionie et Cumes sur la mer de Tyrrhène, elle fait qu'on dit Tendre-sur-Inclination, Tendre-sur-Estime et Tendresur-Reconnaissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naît par inclination n'a besoin de
rien autre chose pour être ce qu'elle est, Clélie, comme vous le voyez, madame, n'a mis nul village le long des bords
de cette rivière qui va si vite qu'on n'a que faire de logement le long de ses rives pour aller de Nouvelle-Amitié à
Tendre. Mais, pour aller à Tendre-sur-Estime, il n'en est pas de même, car Clélie a ingénieusement mis autant de
villages qu'il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer à faire naître par estime cette tendresse
dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle-Amitié on passe à un lieu qu'on appelle Grand Esprit,
parce que c'est ce qui commence ordinairement l'estime ; ensuite vous voyez ces agréables villages de Jolis Vers,
de Billet galant et de Billet doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d'une amitié. Ensuite, pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur,
Probité, Générosité, Respect, Exactitude, Bonté, qui est tout contre Tendre, pour faire connaître qu'il ne peut y avoir
de véritable estime sans bonté et qu'on ne peut arriver à Tendre de ce côté-là sans avoir cette précieuse qualité.
Après cela, madame, il faut, s'il vous plaît, retourner à Nouvelle-Amitié pour voir par quelle route on va de là à
Tendre-sur-Reconnaissance. Voyez donc, je vous en prie, comment il faut d'abord aller de Nouvelle-Amitié
à Complaisance ; ensuite à ce petit village qui se nomme Soumission et qui touche à un autre fort agréable qui
s'appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n'est pas assez
d'avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeants qui donnent tant de reconnaissance, si on ne les
assidûment. Ensuite vous voyez qu'il faut passer à un autre village qui s'appelle Empressement et ne faire pas
comme certaines gens tranquilles qui ne se hâtent pas d'un moment, quelque prière qu'on leur fasse et qui sont
incapables d'avoir cet empressement qui oblige quelquefois si fort. Après cela vous voyez qu'il faut passer à Grands
Services et que, pour marquer qu'il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petits que les autres.
Ensuite il faut passer à Sensibilité, pour faire connaître qu'il faut sentir jusqu'aux plus petites douleurs de ceux qu'on
aime. Après il faut, pour arriver à Tendre, passer par Tendresse, car l'amitié attire l'amitié. Ensuite il faut aller à
Obéissance, n'y ayant presque rien qui engage plus le cœur de ceux à qui on obéit que de le faire aveuglément ;
et, pour arriver enfin où l'on veut aller, il faut passer à Constante Amitié, qui est sans doute le chemin le plus sûr
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pour arriver à Tendre-sur-Reconnaissance. Mais, madame, comme il n'y a point de chemins où l'on ne se puisse
égarer, Clélie a fait, comme vous le pouvez voir, que ceux qui sont à Nouvelle-Amitié prenaient un peu plus à droite
ou un peu plus à gauche, ils s'égareraient aussitôt ; car, si au partir du Grand-Esprit, on allait à Négligence que vous
voyez tout contre cette carte, qu'ensuite continuant cet égarement on aille à Inégalité ; de là à Tiédeur, à Légèreté
et à Oubli, au lieu de se trouver à Tendre-sur-Estime on se trouverait au lac d'Indifférence que vous voyez marqué
sur cette carte et qui, par ses eaux tranquilles, représente sans doute fort juste la chose dont il porte le nom en cet
endroit. De l'autre côté, si, au partir de Nouvelle-Amitié, on prenait un peu trop à gauche et qu'on allât à Indiscrétion,
à Perfidie, à Orgueil, à Médisance ou à Méchanceté, au lieu de se trouver à Tendre-sur-Reconnaissance, on se
trouverait à la mer d'Inimitié où tous les vaisseaux font naufrage et qui, par l'agitation de ses vagues, convient sans
doute fort juste avec cette impétueuse passion que Clélie veut représenter. Ainsi elle fait voir par ces routes
différentes qu'il faut avoir mille bonnes qualités pour l'obliger à avoir une amitié tendre et que ce qui en ont de
mauvaises ne peuvent avoir part qu'à sa haine ou à son indifférence. Aussi cette sage fille voulant faire connaître
sur cette carte qu'elle n'avait jamais eu d'amour et qu'elle n'aurait jamais dans le cœur que de la tendresse, fait que
la rivière d'Inclination se jette dans une mer qu'on appelle la Mer dangereuse, parce qu'il est assez dangereux à une
femme d'aller un peu au delà des dernières bornes de l'amitié ; et elle fait ensuite qu'au delà de cette Mer, c'est ce
que nous appelons Terres inconnues, parce qu'en effet nous ne savons point ce qu'il y a et que nous ne croyons
que personne ait été plus loin qu'Hercule ; de sorte que de cette façon elle a trouvé lieu de faire une agréable morale
d'amitié par un simple jeu de son esprit, et de faire entendre d'une manière assez particulière qu'elle n'a point eu
d'amour et qu'elle n'en peut avoir.
En vous aidant du texte, composez :
a) l’itinéraire qui vous semble idéal.
b) l’itinéraire le plus catastrophique.
Texte 2 : Vincent Voiture, "La belle matineuse"
Vincent Voiture (1597-1648) fréquenta très tôt l’hôtel de Rambouillet dont il devint la figure la plus marquante. Richelieu
lui permit d'entrer à l'Académie française dès sa création, en 1634. Ses poésies sont souvent des improvisations brillantes
sur des événements de la vie mondaine. Dans "La Belle Matineuse", il fait le portrait d’une belle femme au réveil.
Des portes du matin l’amante de Céphale
Ses roses épandait dans le milieu des airs,
Et jetait sur les cieux nouvellement ouverts
Ces traits d’or et d’azur qu’en naissant elle étale,
Quand la nymphe divine, à mon repos fatale,
Apparut, et brilla de tant d’attraits divers
Qu’il semblait qu’elle seule éclairait l’univers
Et remplissait de feu la rive orientale.
Le soleil, se hâtant pour la gloire des cieux,
Vint opposer sa flamme à l’éclat de ses yeux,
Et prit tous les rayons dont l’Olympe se dore.
?
L’onde, la terre et l’air s’allumaient alentour,
Mais auprès de Philis on le prit pour l’aurore,
Et l’on crut que Philis était l’astre du jour.
1) Faites des remarques de versification (strophe, vers, rimes) afin de déterminer à quelle forme fixe
appartient ce poème.
2) Quelle rivalité se crée dans le poème ? Qui gagne ? Pourquoi ?
3) Relevez les figures de style utilisées dans les trois dernières strophes.
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L’héritage antique dans le théâtre français
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Texte 3 : Isaac de Benserade
Il s’agit d’une épigramme d’Isaac de Benserade (1613-1691) dont l’abondante production lui valut la faveur des salons.
Il entra à l'Académie Française en 1674. Dans cette petite pièce de vers, il avoue son mal d’amour.
?
Je mourrai de trop de désir
Si je la trouve inexorable ;
Je mourrai de trop de plaisir
Si je la trouve favorable.
Ainsi, je ne saurais guérir
De la douleur qui me possède ;
Je suis assuré de périr
Par le mal ou par le remède.
1) Étudiez la structure du poème.
2) Montrez l’outrance des sentiments.
3) Quelle remarque appelle le dernier vers ?
Texte 4 : Charles Cotin, dit l'abbé Cotin
Charles Cotin, plus connu sous le nom d’Abbé Cotin fut lui aussi admis à l’Académie Française. Molière, qui ne l’appréciait guère car il avait critiqué Le Misanthrope, pour défendre son ami Montausier qui servait de modèle à Alceste, a fait
de lui le personnage de Trissotin dans Les Femmes savantes. Entre deux ouvrages théologiques, il écrivait des poésies
galantes grâce auxquelles il brillait dans les salons. L’énigme était alors un genre très en vogue, il y sacrifia.
Mon corps est sans couleur comme celui des eaux
Et selon la rencontre il change de figure ;
Je fais plus d'un trait que toute la peinture
Et puis mieux qu'un Apelle animer mes tableaux.
Je donne des conseils aux esprits les plus beaux
Et ne leur montre rien que la vérité pure ;
J'enseigne sans parler autant que le jour dure,
Et la nuit on vient me consulter aux flambeaux.
Parmi les curieux j'établis mon empire,
Je représente aux rois ce que l'on ose leur dire,
Et je ne puis flatter ni mentir à la cour.
?
Comme un autre Pâris je juge les déesses,
Qui m'offrent leurs beautés, leurs grâces, leurs
[richesses,
Et j'augmente souvent les charmes de l'amour.
Avez-vous su résoudre l’énigme et retrouver cet objet de la vie courante ?
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MOLIÈRE :
Les Précieuses ridicules
Dans cette pièce, créée en 1659, Molière tourne en dérision les excès de la préciosité. Il vise tout particulièrement des
femmes qui désirent plaire et se faire leur place dans le milieu de la noblesse en utilisant un langage qui n'est pas le leur
et en voulant s’approprier une culture à laquelle elles ne comprennent pas grand chose. Pour cela, elles imitent beaucoup
le milieu mondain, en prennent toutes les apparences, sans y parvenir réellement, ce qui les rend ridicules. D'où le titre
de cette pièce qui est avant tout une caricature s’attaquant aux extravagances de la préciosité quand elle fait preuve de
mauvais goût et de bêtise.
L’intrigue de la pièce est simple. Un bourgeois désire marier sa fille et sa nièce, deux sottes qui arrivent de province
et se laissent éblouir par les manières précieuses à la mode dans la capitale. Sans le savoir, elles renvoient deux
prétendants nobles qu’elles jugent trop ordinaires et, pour se venger d’elles, ceux-ci leur envoient leur serviteur. Elles
succombent aux charmes de ce beau parleur.
Molière, avec cette pièce qui le fit connaître, sut habilement se concilier des publics très différents. En mettant en
évidence la bouffonnerie de la farce, il gagna l'adhésion du parterre. Mais, en même temps, il entra en connivence avec
le public de la cour, puisqu’il tournait en ridicule de petites provinciales, qui singeaient maladroitement les grandes dames.
Molière se montre, dans son théâtre, plutôt misogyne. Aussi, les femmes savantes, qui tentent d’égaler les hommes
par leur savoir, ou ces précieuses, qui ambitionnent de fixer le bon goût, n’échappent-elles pas à ses sarcasmes. Bien sûr,
il n’approuve pas les maximes tyranniques de Chrysale, leur père, mais il est loin de revendiquer l’émancipation totale
de la femme. On peut néanmoins affirmer qu’il a contribué, grâce à cette pièce à succès, à mieux faire comprendre la
différence entre les vraies précieuses, femmes cultivées aux manières élégantes avant tout soucieuses de distinction, et
les fausses précieuses, petites sottes sans esprit ne pensant qu’à leur apparence.
MAGDELON : Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver
qu'après les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments,
pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au
temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien
être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un
temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l'on ne manque jamais de mettre sur le
tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire
ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est un peu éloignée ; et paraît à notre
rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous
accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela
viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères,
les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s'ensuit.
Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne
saurait se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat
du mariage, et prendre justement le roman par la queue ! encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus
marchand que ce procédé ; et j'ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.
GORGIBUS : Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.
CATHOS : En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens
qui sont tout à fait incongrus en galanterie ? Je m'en vais gager qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre, et que
Billets-doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que
toute leur personne marque cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des gens ? Venir en
visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et
un habit qui souffre une indigence de rubans !... mon Dieu, quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d'ajustement
et quelle sécheresse de conversation ! On n'y dure point, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats ne
sont pas de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient
assez larges.
GORGIBUS : Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et
vous, Magdelon…
MAGDELON : Eh ! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.
GORGIBUS : Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?
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L’héritage antique dans le théâtre français
«Du rire aux larmes»
MAGDELON : Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c'est que vous avez pu faire
une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon ? et ne m'avouerezvous pas que ce serait assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?
CATHOS : Il est vrai mon oncle, qu'une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces
mots-là ; et le nom Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d'Aminte que je me suis donné, ont une grâce dont
il faut que vous demeuriez d'accord.
?
1) Comment Magdelon conçoit-elle le mariage ?
2) En quoi Cathos se montre-t-elle ici particulièrement futile ?
3) Relevez et classez les éléments du langage précieux.
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