Pratiques et représentations de la paix à Rome : aspects

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Pratiques et représentations de la paix à Rome : aspects
 1 Pratiques et représentations de la paix à Rome : aspects sémantiques
J.-F. Thomas, Université Paul Valéry – Montpellier 3
Si Romulus, le fondateur de Rome, est le fils de Mars et si la cité a conduit une multitude de
conquêtes militaires, il existe toute une représentation de la paix susceptible de nourrir la
réflexion typologique au cœur de ce colloque auquel je remercie le Prof. Antoine Coppolani
de m’avoir associé. L’objectif de cette réunion est de rechercher comment se construit la paix
entre des États, en sorte que l’on n’insistera pas sur les alliances entre États qui n’ont pas été
en guerre. La période retenue va de l’époque royale au règne d’Auguste pour couvrir
l’extension de Rome qui de bourgade devient le centre d’un empire, et c’est cette extension
qui fait que, au-delà des constantes dans la conception de la paix, s’observent aussi des
évolutions non négligeables. Deux points sont plus particulièrement concernés. La
délimitation de la paix par rapport à la guerre ne va pas de soi et derrière une certaine
codification, il est des situations où la limite est moins visible. D’autre part, l’établissement de
la paix sous ses différentes formes pose inévitablement la question de ses significations et elle
est à replacer entre deux interprétations, qui en font soit l’instrument des intérêts du plus fort,
soit la base d’un ordre nouveau jouant sur les identités et les images que les deux parties ont
d’elles-mêmes. L’on aura reconnu l’opposition entre le réalisme et le constructivisme, deux
notions mises en évidence par la recherche depuis 20 ans sur les relations internationales, et
qui constituent deux outils d’investigation pour mesurer les spécificités romaines en la
matière.
I. La paix et la guerre : une opposition complexe
De prime abord, la paix s’oppose à la guerre comme une absence de combat et la
langue met en balance les deux termes pace … bello « en temps de paix … en temps de
guerre ».
I. 1. La vraie paix à l’issue d’une guerre et le traité selon le rite des féciaux
À un premier niveau, la paix vient mettre un terme à la guerre quand après la victoire,
le vainqueur amène le vaincu à signer un traité. Elle est une construction juridique avec ses
clauses bien précises. Elle s’appuie sur toute une procédure politique ainsi que sur un rituel
religieux qui lui donnent sa validité et en font l’image même de la vraie paix pour les Latins
dès les origines de Rome. En effet, Tite-Live place au début de son Histoire romaine la
description du processus de paix comme un archétype (1, 24, 4-8) et même avec
l’éloignement géographique des conquêtes, il perdure dans la pratique. Outre le rôle décisif
que jouent dans l’élaboration des clauses le roi puis des consuls, le sénat et le peuple, il faut
souligner l’importance du rituel que pratiquent des prêtres, appelé rituel des féciaux. S’il est
vrai que « l’on ne saurait être en paix avec les hommes sans l’être solidairement et
sacramentellement avec les dieux »1, le rôle des prêtres est riche de sens. Le prêtre lit les
clauses et fait constater qu’elles sont sans ambiguïté et qu’elles sont consignées par écrit, puis
1
TURCAN R., 1998 : 145.
2 il affirme par serment l’engagement des Romains à respecter le traité en appelant sur eux
l’exécration des dieux, donnant immédiatement une illustration de leur virulence par la mise à
mort d’un porc à coup de pierres (Tite-Live, Histoire romaine 1, 24, 7-8). Il est clair que le
même sort attend l’autre partie si elle ne suit pas le traité. Les textes donnent plusieurs
exemples du rôle des dieux qui vengent les Romains de la rupture des traités en assurant leur
victoire (Tite-Live, Histoire romaine 21, 10, 3-5)2. Mais il y a plus. Il n’est pas sans
importance que ce soit les mêmes prêtres qui interviennent dans le déclanchement des
hostilités. Les dieux sanctuarisent en quelque sorte la succession des étapes : guerre entre les
Romains et un peuple étranger, victoire romaine, paix reposant sur un traité de paix. Les dieux
favorisent la victoire et garantissent la paix dans une dynamique ayant une portée symbolique
forte car, comme l’écrit M. Meslin (1985, 133), « La victoire apparaît comme une preuve de
la volonté des dieux, dans laquelle Rome trouva, dans toute son histoire, sa justification. »
Apparaît ainsi ce qu’est pour les Latins la vraie paix dans chaque conflit : elle repose
nécessairement sur leur victoire et se concrétise dans un traité qui, sanctionné par le rituel des
féciaux, sera qualifié de fondamental. Une évidence ?
I. 2. Les fausses paix dans les conflits.
Si les victoires des Romains sont nombreuses, ils ont aussi connu des défaites dont
certaines, particulièrement lourdes, ont marqué leur mémoire collective (Trébie, Trasimène
face aux Carthaginois, Carres face aux Parthes, etc). Sans doute les sources ne sont-elles pas
toujours explicites sur ce qui se passe après la défaite, mais il existe quelques exemples
significatifs particulièrement révélateurs de la façon dont les Romains conçoivent la paix
après leur défaite. Les Latins subissent une sévère défaite face aux Samnites en 321 av JC et
les troupes doivent passer en signe de soumission sous les Fourches Caudines, d’où
l’expression en français. En 137 les troupes romaines sont encerclées à l’intérieur de
Numance et capitulent. Dans les deux cas, les consuls établissent avec les vainqueurs un
accord de paix, mais celui-ci est immédiatement dénoncé car il n’a pas été validé par le sénat
et le peuple, ni conclu selon les rituels des féciaux. La dénonciation n’est pas ‘diplomatique’,
elle suit la manière forte et les consuls sont livrés à l’ennemi. Dans les deux cas aussi, les
hostilités reprennent pour être conduites jusqu’à ce que les Romains l’emportent (Tite-Live,
Histoire romaine 9, 5-14 et Épitomè 47). Le vocabulaire fait d’ailleurs bien la distinction :
l’engagement personnel pris par les consuls dans la défaite est une sponsio, l’accord conclu
après les succès militaires un foedus. Se trouve ainsi confirmé jusque dans les mots un fait
majeur : il n’y a pour les Romains de paix véritable que si elle repose sur la victoire. Plus
encore, les récits de Tite-Live mais aussi de Salluste et de César pour le 1er siècle av. JC
livrent un grand nombre d’occurrences de pax et de foedus : il apparaît qu’après une défaite,
les Romains ne recherchent pas la paix sanctionnée par un traité. L’absence de combat qui
suit la défaite n’est donc pas une paix véritable car juridique, mais une paix de fait où les
Romains reconstituent leurs forces plus ou moins vite, plus ou moins facilement. Une forme
de paix armée, orientée vers la reprise des combats. Cela fait penser à une idéologie
2
Voir FREYBURGER G., 1986 : 199.
3 impérialiste appliquant son programme de conquêtes. Laissant aux spécialistes le soin de dire
s’il s’agit bien d’impérialisme3, l’on soulignera seulement l’implication religieuse de tout
cela. La vraie paix supposant la sanction des dieux à travers le rituel des féciaux, signer une
paix dans la défaite signifierait que Rome est abandonnée par ses dieux en même temps
qu’elle les abandonne, autant dire elle marquerait sa perte.
I. 3. La paix de la victoire sans le traité établi selon le rite des féciaux
Il est à remarquer que cette association victoire sur un État étranger, paix et traité
fondamental apparaît dès les premiers temps de Rome, à une époque où l’on est bien loin de
la dynamique dite impérialiste, et cette procédure a pour corollaire que justement le vaincu
avec qui est conclu un tel traité n’est pas intégré dans l’empire. Or une victoire sur une
puissance extérieure ne débouche pas sur une paix validée par ce type de traité lorsque le
vaincu devient partie intégrante de l’empire romain. La première et la seconde guerres
puniques aboutissent chacune à un traité entre Rome et Carthage, la troisième non, car le
territoire de Carthage devient la province d’Afrique. Flamininus vainc Philippe V de
Macédoine en Thessalie durant l’été 197, mais Rome n’en fait pas une province et signe un
traité qui encadre la puissance de Philippe (paiement de 1000 talents, livraison de sa flotte,
évacuation de toutes ses bases en dehors de la Macédoine), mais lui laisse son indépendance.
À l’inverse, César a conduit de larges opérations en Gaule pour finalement être victorieux, si
bien que s’ouvre une période de paix sans combats, mais il n’a pas pour autant conclu des
traités avec les différents peuples selon les rites des féciaux, car ils ont formé la province de la
Gaule Chevelue. César, dont on sait le soin qu’il apporte au choix des mots, n’emploie pas
foedus dans son récit de la guerre des Gaules. Plus largement, les opérations militaires
peuvent se conclure par la deditio : une cité ou un peuple se rend à l’armée romaine avant
d’être complètement vaincu, il s’en remet à la puissance de Rome et au jugement du chef,
libre ou non d’exercer sa clémence, mais il perd toute existence juridique pour devenir une
propriété du peuple romain4. Un accord peut être conclu, mais la paix ne repose pas sur un
traité fondamental5.
L’opposition paix guerre dépasse la simple dichotomie déroulement - absence de
combat car apparaissent trois types de paix, la paix de la victoire et du traité entre deux États
indépendants, véritable paix - pax – pour les Latins (1), (2) la fausse paix de Rome qui
cherche encore sa victoire, et enfin (3) la paix de la victoire sans traité fondamental avec
seulement un accord, lorsque le vaincu perd son indépendance, deditio.
Si chaque guerre débouche sur une forme de paix, l’absence de tout engagement
militaire constitue une nouvelle situation de paix.
I. 4. La paix par absence de guerre
Engagée de dans multiples conflits, Rome a connu quelques courtes périodes où elle
ne levait pas d’armée pour combattre sur des champs d’opération proches ou lointains. Cette
3
Voir ROBERT J.-N., 2008 : 24-36.
Voir MESLIN M., 1985 : 129.
5
Voir FRYBURGER G., 1986 : 149.
4
4 donnée de fait a une traduction symbolique. Il existe un temple qui n’est pas un édifice
imposant avec de hautes colonnes et une enceinte élevée, mais consiste en un mur pourvu de
portes, ouvertes en temps de guerre, fermées en temps de paix, lorsque Rome n’a aucun
ennemi. La chose n’est pas arrivée souvent, une dizaine de fois sur un millénaire d’histoire
(Turcan M., 1998 : 145). Leur mouvement opposé matérialise la succession de la paix et de la
guerre comme deux états radicalement distincts. Le temple est d’ailleurs dédié à Janus, le dieu
des passages6. Mais pourquoi marquer ainsi le passage entre la guerre et la paix totale ? En
fait, la position même des portes fermées du temple correspond à la volonté de contenir
solidement prisonnière la violence inhérente à la guerre, bien illustrée par la saisissante
description qu’en donne l’épopée de Virgile (Énéide, 7, 607-615) : « Il est deux portes de la
guerre (c’est ainsi qu’on les nomme), consacrées par la religion et l’épouvante de Mars le
Cruel. Cent verrous d’airain et la force éternelle des barres de fer les ferment, et leur gardien
Janus n’en quitte pas le seuil. Quand le sénat a décidé la guerre, le consul en personne ouvre
ces portes stridentes ; il appelle aux combats. La jeunesse le suit, et les clairons d’airain
vibrent à l’unisson de leurs rauques accords. » L’existence même de ce rituel marque une
évolution non négligeable dans la représentation des choses, car de la paix avec chacun des
différents adversaires, les Latins s’élèvent à la pensée d’une paix plus générale, comme prise
de distance avec la force guerrière. Cette paix n’est plus alors un cadre juridique succédant à
une victoire, mais un temps social, elle n’est plus la manifestation de la présence bienveillante
des dieux dans le développement de Rome, mais un retour sur sa propre histoire. Un premier
niveau de globalisation. Il y en aura d’autres.
I. 5. La paix civile
La conception que les Romains ont de la paix entre États ne peut se comprendre sans
une comparaison avec celle qu’ils ont de la paix civile au 1er siècle av. JC, où les guerres
internes ont déchiré la société romaine. Les observations précédentes ont montré que la pax
vise à créer un ordre nouveau à la fin d’une guerre entre États par une victoire qu’entérinent
les clauses d’un traité conclu selon un rituel. Lorsque le mot pax est employé à propos des
guerres civiles, c’est à plusieurs reprises pour souligner qu’une telle paix est impossible. Face
aux propositions d’accord faites par Antoine, Cicéron, son farouche adversaire qui est partisan
d’Octave, le futur Auguste, déclare (Philippiques 7, 19) : « Et ce n’est pas la paix (pax) que
je repousse, mais c’est, enveloppée sous le nom de paix, la guerre que je redoute. Si donc
nous voulons jouir de la paix, il faut faire la guerre ; si nous écartons la paix, nous n’aurons
jamais la guerre. » Si la pax est impossible, c’est qu’elle ne peut pas, comme entre des États,
construire des relations nouvelles au-delà du conflit. La guerre civile ne trouve pas un terme
avec un traité qui, résultant de la victoire d’un parti, établirait sa domination sur l’autre et
entérinerait la fin de l’unité du peuple romain. Il est inconcevable que les féciaux, agissant au
nom de tout le peuple romain pour conclure la guerre contre un État étranger, valident un
traité qui sanctionnerait la division radicale de la ciuitas romaine comme ils entérinent la
victoire de Rome sur un peuple étranger. Les dieux ne sauraient accepter la cassure d’un
peuple dont ils sont censés favoriser le développement et la réussite. Impliquant la victoire de
6
Voir MESLIN M., 1985 : 49, 54, 65, 206.
5 l’un sur l’autre et une domination radicale, pax n’est pas le terme habituel pour la paix civile.
Celle-ci est désignée très couramment par un autre mot, concordia, composé de con« ensemble » et cor, cordis « organe du cœur » mais aussi « sentiment, esprit », qui exprime
la volonté du vivre ensemble et un sentiment collectif7. Le contraire de la domination
juridique de la pax qui, par comparaison avec la concordia, révèle ainsi sa spécificité.
II. Les discours sur la paix
Cette paix dans les guerres extérieures, sous ses différentes formes, est à interpréter à
la lumière des représentations qui la sous-tendent. Il y entre pour une part non négligeable ce
réalisme qui fait conclure une paix dans le but de défendre les intérêts du vainqueur. Le
mécanisme, bien illustré dans l’histoire contemporaine, est évident pour l’histoire romaine
quand on observe les clauses. C’est afin d’assurer sa sécurité et sa suprématie que Rome
impose à Carthage des conditions particulièrement dures : payer 3200 talents en 10 ans, céder
la Sicile, ne plus recruter de mercenaires en Italie (traité de 241) ; livrer la flotte et les fameux
éléphants, céder les possessions espagnoles, payer sur 50 ans 10 000 talents, ne pas faire la
guerre sans l’autorisation de Rome (traité de 201). Pourtant, à côté de l’établissement de la
paix, il y a aussi l’image que les Romains en donnent et qu’ils fondent non plus sur le rapport
de force, mais sur des valeurs. Tout le problème est alors de déterminer dans quelle mesure
cette image sert les intérêts ou, dans une démarche plus constructiviste, porte une vision d’un
ordre international nouveau.
II. 1. La fides et l’équité
Le mot foedus s’applique au traité fondamental, conclu selon le rituel des féciaux,
entre deux États indépendants. Foedus entretient un rapport étymologique clair, y compris
pour les Latins eux-mêmes (Varron, Sur la langue latine 5, 89), avec fides. De fait, les clauses
de paix ne sont rien sans la loyauté et vice versa, mais il faut souligner l’importance que les
Romains donnent à cette valeur qui n’est pas seulement une condition nécessaire, mais qui est
véritablement consubstantielle au processus lui-même de fabrication de la paix8. Le rituel des
féciaux, pour le traité proprement dit, comporte un serment solennel appelant sur la partie qui
ne le respecte pas le plus sévère châtiment des dieux, dont témoigne la mise à mort d’un
porc9. L’accord de deditio est aussi un engagement réciproque relevant de la fides. Dans les
contacts entre les deux parties, le rôle des ambassadeurs est garanti par la fides car ils ne
peuvent être arrêtés et ils ne doivent pas agir pour préparer une déstabilisation armée de
l’adversaire : c’est le ius gentium (le droit des peuples). Inhérente au processus de paix, la
fides, ce respect de la parole donnée, est divinisée. Si la tradition fait remonter son culte au roi
Numa, le temple a été construit au milieu du 3ème siècle. Cet édifice, où sont regroupés les
textes de tous les traités, se trouve sur le Capitole, à proximité du temple de Jupiter, le dieu
des serments, et, dans le statuaire, la Fides prend les traits d’une jeune fille, symbole d’une
pureté inviolable. Fondée sur la fides, la paix l’est encore sur la valeur juridique des foedera.
7
Voir THOMAS J.-F., 2011 : 67-70.
Sur tout ceci, voir FREYBURGER G., 1986 : 116-117 ; 148 ; 199.
9
Voir supra p. 000.
8
6 Les Latins développent en effet une typologie des traités où les clauses sont en relation avec
le rapport de force entre les deux parties, dures en cas de victoire franche, plus équilibrées si
le combat n’a pas été très inégal10. Les traités sont ainsi équitables (foedus aequum) et non
équitables (foedus iniquum), mais cette différence se fait au nom d’une certaine conception de
la justice puisqu’elle dépend de l’écart entre le vainqueur et le vaincu. La peine est
proportionnelle et, plus encore, la clémence n’est pas impossible. Tel qu’ils le conçoivent, le
processus de paix repose sur deux valeurs, la loyauté et la justice, qui paraissent ‘naturelles’.
II. 2. La pratique et les valeurs
Ces valeurs constitutives du processus de paix sont-elles au service des intérêts des
Romains ou contribuent-elles à construire les bases d’un ordre international nouveau ? Les
historiens grecs et latins donnent plusieurs exemples de peuples en guerre contre les Romains
qui, dans le processus de paix, dénoncent le décalage entre la fides qu’ils prônent et la réalité.
Lors de la guerre contre les Samnites, en 320 av. JC, les consuls, défaits lors de la fameuse
bataille des Fourches Caudines, ont pris l’initiative personnelle de pourparlers de paix, mais le
sénat les désavoue11 et les Samnites ont beau jeu de souligner la contradiction entre le
principe de fides et la volonté de passer outre afin de récupérer les légions12. En 56 av J.C., les
Gaulois sont liés envers César par des devoirs de fides, mais lorsque César veut utiliser
politiquement le chef héduen Dumnorix pour servir ses intérêts, celui-ci se révolte en appelant
ses proches à la fides, soulignant implicitement la déloyauté de César13 : César le fait exécuter
peu de temps après14. Plus largement, des peuples conquis se sont révoltés, prouvant ainsi que
les traités et les accords, conçus pour les Romains selon la justice, révélaient une conception
très intéressée de cette dernière15. D’où l’idée que la loyauté et la justice ne sont que de nobles
principes destinés à masquer les intérêts. Tout cela est assurément indéniable et dans la
construction de la paix, l’hypocrisie sert le réalisme.
Les choses sont peut-être plus compliquées lorsque l’on considère certains faits. Une
fois la guerre terminée et les peuples intégrés à l’empire, les Romains dessinent de certains
adversaires une image particulièrement négative. Après les conquêtes de César, les Gaulois
sont décrits comme dépourvus de la moindre fides, mais ce sont les Carthaginois qui
deviennent le symbole même de la perfidia. Le consul Régulus vaincu par Carthage s’engage
à aller à Rome pour les négociations et à revenir, quelle que soit la réponse du sénat sur la
10
« Après une victoire militaire, des conditions sont imposées ; une fois que tout a été livré à celui qui a gagné la
guerre, celui-ci est en droit de décider en toute liberté ce qu’il laisse aux vaincus ou ce qu’il souhaite réclamer à
titre de représailles. Deuxième cas : des adversaires de même force à la guerre en viennent à faire la paix : les
réclamations et les restitutions des biens sont réglementées par une convention ; pour les biens qui ont souffert
pendant la guerre, on se réfère à une situation antérieure faisant jurisprudence ou l’on règle le litige à l’amiable »
(Tite-Live, Histoire romaine, 34, 57, 10-11).
11
Voir supra p. 000.
12
« Vous avez conclu la paix avec nous à condition que vos légions prisonnières vous soient rendues : vous
refusez de respecter les conditions de la paix. Et vous déguisez toujours votre fourberie sous une feinte
légalité. » (Tite-Live, Histoire romaine, 9, 11, 8-9)
13
« … il supplia les siens d’accomplir leur devoir de loyauté, répétant à grands cris qu’il était libre et appartenait
à un peuple libre. » (César, Guerre des Gaules, 5, 7, 8)
14
Autres exemples : voir FREYBURGER G., 1986 : 222-224.
15
Voir LE GLAY M., 1992 : 192.
7 paix : il revient pour dire que la paix est refusée et meurt, torturé. Son histoire est maintes fois
reprise, tandis que, plus largement, sont multipliés les exemples de la malhonnêteté
carthaginoise16. Dans les deux cas, le manquement à la parole donnée se trouve associé à deux
graves défauts, la débrouillardise par la ruse et la cruauté allant jusqu’à des sacrifices
humains, en sorte que les vaincus sont des Barbares17. Se dessine en creux l’image des
Romains comme peuple de la fides et de la civilisation. Les identités opposées paraissent
encore un masque des intérêts. Mais il y a plus. La loyauté repose sur le serment dont Jupiter
est le garant, les dieux ne permettent pas la violence pure qu’ils sanctionnent18 et si la guerre
doit être juste, la paix doit l’être aussi. La fides et la iustitia sont liées au respect dû aux
dieux (Cicéron, Sur la nature des dieux, 1, 4) : « Et je ne sais si, en faisant disparaître la piété
envers les dieux, on ne ferait pas également disparaître la bonne foi, le lien social du genre
humain et la vertu par excellence. » La fides et la iustitia que les Romains placent au cœur du
processus de paix renvoient elles-mêmes à un principe supérieur, la prospérité de Rome que
les dieux favorisent par les succès. Cette mentalité échappe à la modernité et l’on pourrait y
voir encore un calcul. En fait, l’attention à ne pas heurter les dieux, si largement illustrée dans
l’histoire romaine, ne sert pas les intérêts, mais les encadre : « Si la politique romaine est
hypocrite, écrit M. Meslin (1985, 132), c’est par une sorte d’hommage qu’elle rend à ses
dieux protecteurs, et à la fides qui garantit les rapports que les Romains établissent avec
autrui. » Orientée vers les intérêts du vainqueur, la paix vaut par l’ordre qu’elle crée et que
sanctionnent les dieux. Entre réalisme brut et constructivisme idéaliste, l’on proposerait une
nouvelle catégorie, celle d’un constructivisme pragmatique.
II. 3. La paix d’Auguste
La paix d’Auguste représente une conception des relations qui pour une part s’inscrit
dans la continuité des formes précédentes, mais s’en différencie sur certains points pour des
raisons précises. Comme auparavant, la paix se construit par des victoires militaires, dont
certaines sont importantes sous le principat d’Auguste (Espagne, Illyrie, Galatie, Judée). Elle
se construit aussi par des traités et par des relations de fides qui présentent une part
personnelle non négligeable : non seulement les royaumes étrangers conquis entrent dans
l’empire et bénéficient de sa protection s’ils reconnaissent sa domination, mais se développe
le système des rois donnés bien décrit par M. Le Glay (1992, 78) : « Les rois étrangers
envoient à Auguste des ambassades, des légats qui font acte d’obédience ; ils lui envoient
même des otages, leurs fils ou petits-fils ; mieux, certains peuples lui demandent de désigner
un roi. Et ces rois ‘donnés’ viennent à Rome recevoir leur diadème et leur anneau. » Certains
se font même naturaliser romains et entrent dans la clientèle du prince, tel le roi des Alpes
Cottiennes Cottius, qui devient M. Iunius Cottius. Alors que le droit de la guerre antique
autorise la destruction des peuples conquis et leur asservissement, le système de la fides
conduit à une intégration telle que, selon la belle formule d’H. Inglebert (2005, 62), Rome
devient la patrie commune des peuples qu’elle a conquis. L’inscription des Res Gestae,
16
Voir DEVALLET G., 1996 : 18-21
Voir FREYBURGER G., 1986 : 223-224.
18
Voir MESLIN M., 1985 : 130-131. 17
8 testament politique d’Auguste, est un document essentiel pour analyser la représentation
officielle donnée de la construction de cette paix. Elle montre deux choses. D’abord, si dans
les faits la force de la conquête victorieuse et la diplomatie des traités joue conjointement, le
texte met l’accent sur l’établissement de la paix19, et tend à masquer la réalité de la force dont
il n’est fait une mention plus explicite que pour la périphérie orientale de l’empire20. Mais
surtout, le texte souligne la multitude des conquêtes. Cela est normal dans un pareil testament
politique qui se doit d’établir la gloire du prince, mais il y a plus. On lit en effet des formules
comme : « J’ai agrandi toutes les provinces du peuple romain situées à la frontière des nations
qui n’étaient pas soumises à notre empire » (R. G. 26, 1) ; « En Éthiopie, on s’est avancé
jusqu’à la ville de Napata, qui est voisine de Méroé. En Arabie, l’armée a poussé jusqu’à la
ville de Mariba chez les Sabéens » (R. G. 26, 4) ; « Vers moi sont venues souvent des
ambassades des rois de l’Inde, ce qu’aucun chef romain n’avait vu jusque-là » (R. G. 31, 1).
Le dernier exemple fait référence à des traités d’alliance, non à des guerres, mais il mérite
d’être cité car il illustre plus que les deux autres encore une propriété caractéristique de la
paix d’Auguste. L’empire romain tend à se confondre avec la totalité du monde connu du
point de vue des Romains. Sans doute manque-t-il encore la Maurétanie, annexée en 40 sous
Caligula et la Bretagne – pour nous la Grande-Bretagne – conquise par Claude, mais
l’identification est presque totale entre l’oikouméné, le monde habité, et la maiestas du peuple
romain. L’on mesure la différence avec la période antérieure. Alors qu’auparavant Rome,
victorieuse établissait la paix avec des peuples vaincus, tandis que d’autres étaient bien
identifiés par elle comme hostiles ou comme sources de menaces, vers la fin du principat
d’Auguste, ce sont presque tous les peuples connus de Rome qui font partie de l’empire et ne
sont pas considérés comme des ennemis. Se dégage ainsi ce que l’on pourrait appeler une paix
universelle en ramenant ce concept moderne aux limites du monde connu des Romains.
Or cette nouvelle forme n’est pas seulement une réalité politique et juridique, mais elle
est aussi une construction aux implications religieuses et philosophiques. Plusieurs
monuments témoignent du sens de cette paix générale. En 13 av. J.C, Auguste a fait construire
un autel de la paix, ara pacis. Auguste et sa famille, représentés sur les grands côtés, sont mis
dans la perspective de l’histoire romaine, en relation avec Énée et Romulus-Rémus nourris
par la louve, mais en même temps l’un des panneaux montre Rome entourée des symboles des
guerres gagnées partout dans l’empire, tandis qu’un autre avec les figurations d’une femme
aux formes généreuses, d’un cygne et d’un monstre marin symbolise le retour de l’âge d’or à
l’échelle de l’univers connu. À proximité de l’ara pacis se trouve un obélisque surmonté
d’une sphère, dessinant l’axe d’un cadran solaire qui atteint le centre de l’ara pacis le 23
sept., jour du solstice d’automne, mais aussi anniversaire d’Auguste, comme pour signifier
qu’Auguste avait pour vocation de porter la paix non à tel ou tel pays, mais au monde. Une
19
« J’ai pacifié les Gaules, les Espagnes et la Germanie, là où elles sont baignées par l’Océan, depuis Gadès
jusqu’à l’embouchure de l’Elbe. » (R.G. 26,2)
20
« Les tribus des Pannoniens qui, avant mon principat, n’avaient jamais vu chez eux aucune armée romaine, je
les ai vaincues par l’intermédiaire de Tib. Néro, qui était alors mon beau-fils et mon légat, et je les ai soumises à
l’empire du peuple romain. Et j’ai poussé jusqu’à la rive du Danube la frontière de l’Illyricum. Une armée dace,
qui l’avait franchie, a été vaincue et détruite sous mes auspices ; et, plus tard, une de mes armées conduites audelà du Danube a forcé les tribus daces à accepter les ordres du peuple romain. » (R.G. 30, 1)
9 cité d’Asie Mineure, province bien éloignée de Rome, Aphrodisias de Carie, a livré les
vestiges d’un temple associant le soleil, la lune et l’océan, symboles du monde et du temps,
avec des statuettes personnifiant les peuples étrangers soumis par Auguste, et des statuettes
féminines, images de la tranquille prospérité21, pour faire de ce prince le garant de l’ordre
pacifié du monde. C’est cette paix à l’échelle du monde qui fait la spécificité du règne
d’Auguste. En effet, il existe de César une représentation le montrant sur son char passant sur
la statue de l’oikoumène comme un triomphateur du monde, mais c’est une image de
conquérant plus que de pacificateur.
II. 4. Les prémices d’une paix universelle
Pour affirmée qu’elle soit dans les faits et dans le discours officiel, l’universalité de la
paix n’est pas seulement une notion politique caractéristique du principat d’Auguste, mais elle
est une idée nourrie de toute une réflexion philosophique où le stoïcisme joue un rôle
important. Pensée du Tout ordonné et unitaire, cette philosophie est déjà un cadre pour penser
un empire à l’échelle du monde connu et une paix des hommes qui maîtrisent les passions à
l’origine des guerres. L’idée apparaît dans l’entourage de Scipion Émilien, deux siècles avant
Auguste, mais c’est Cicéron qui, 60 ans avant Auguste, lui donne toute sa portée avec l’idée
d’humanitas. Le terme recouvre la maîtrise, la mesure, la justice et la clémence22, qualités qui
distinguent les hommes des animaux et les éloignent de la barbarie. En même temps, le terme
humanitas est ce que l’on appelle en sémantique un abstrait de qualité, c’est-à-dire qu’il
exprime les propriétés les plus générales communes à tous les hommes au-delà de leur
nationalité. Association entre des valeurs élevées et une généralité dépassant les différences,
l’humanitas est pensée par Cicéron comme le cadre idéologique de l’action des Romains dans
l’histoire, au point de constituer une des bases de la pax romana augustéenne : « Le pouvoir
du peuple souverain repose sur ses bienfaits, non sur ses injustices … La plus grande gloire
des magistrats consistait à défendre les provinces et les alliés avec une équitable loyauté », ce
qui conduit à parler d’« un patronat sur le monde entier plutôt que d’un pouvoir absolu. » (Sur
les devoirs, 2, 7, 23-25). Des bienfaits de ce patronat à la tranquille prospérité affichée sur
l’ara pacis, la filiation idéologique est évidente23. Ce n’est pas le moindre intérêt du monde
romain que de nous montrer comment une politique et une pensée de la paix s’enracinent dans
une réflexion philosophique. Celle-ci est d’ailleurs suffisamment profonde, suffisamment
originale à l’échelle de l’antiquité gréco-latine pour que soit dépassée l’interprétation
soupçonneuse d’un noble habillage au service des intérêts marchands. Le lien entre la
philosophie stoïcienne puis cicéronienne et l’universalité de la paix fonctionne bien plutôt au
niveau des représentations.
Que peuvent apporter ces observations à la perspective typologique qui est celle de ce
colloque ? Trois éléments peuvent être versés à la réflexion collective. L’idée première d’une
opposition de la paix à la guerre comme absence de guerre est dépassée par une pratique assez
21
Voir LE GLAY M., 1992 : 82.
HELLEGOUARC’H J., 1972 : 268.
23
ROBERT J.-N., 2008 : 347. 22
10 nuancée. Il n’est de vraie paix que si elle repose sur un succès militaire, car autrement ce
serait entériner une situation où Rome aurait perdu la bienveillance des dieux. En outre la paix
n’est pas la même selon le statut du pays avec lequel elle est conclue : s’il entre dans l’empire,
il s’agit d’un simple accord ; s’il garde son indépendance, elle fait l’objet d’un traité conclu
selon tout un rituel. D’une manière plus large, le cas romain nous rappelle, s’il en était besoin,
l’importance du rituel. Ce schéma, avec ses fortes nuances, est celui des premiers siècles, il
repose sur des accords conclus avec des différents États, mais aux relations chaque fois
conclues entre Rome et les pays vaincus succède une forme globalisante, qui au-delà des
multiples victoires, pense un ordre nouveau où la paix romaine confine au monde connu. La
paix successive avec de multiples pays devient une paix universelle. La paix, et c’est le
troisième élément, n’est pas seulement le terme des combats par un traité, mais elle est aussi
une vision de l’autre s’exprimant dans des valeurs. Là aussi une évolution s’opère. La fides
traditionnelle demeure et devient une base de la paix d’Auguste, mais l’universalisme au cœur
de cette dernière doit beaucoup à la pensée du Tout et de l’honnête au cœur du stoïcisme
comme de l’œuvre cicéronienne. Par ses différents aspects, par son rituel et ses valeurs sousjacentes, elle se construit dans des formes qui ont évolué. La paix ne saurait se définir comme
la simple absence de guerre.
Bibliographie
DEVALLET G., « Perfidia plus quam punica. L’image des Carthaginois dans la littérature latine, de
la fin de la République à l’époque augustéenne », dans Lalies, 16, 1996, p. 17-28.
FREYBURGER G., Fides : étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque
augustéenne, Paris, Les Belles Lettres, 1987.
HELLEGOUARC’H J., Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République,
Paris, Les Belles Lettres, 1972.
INGLEBERT H., Histoire de la civilisation romaine, Paris, PUF, 2005.
LE GLAY M, Rome : grandeur et chute de l’Empire, Paris, Perrin, 1992.
MESLIN M., L’homme romain, Bruxelles, Editions Complexe, 1985.
ROBERT J.-N., Rome, la gloire et la liberté, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
THOMAS J.-F., « De la paix des armes à la tranquillité de l’âme : étude lexicale de pax et de certains
synonymes », dans RÉL, 89, 2011, p. 56-75
TURCAN R., Rome et ses dieux, Paris, Hachette, 1999.
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