Pratiques et représentations de la paix à Rome : aspects
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Pratiques et représentations de la paix à Rome : aspects
1 Pratiques et représentations de la paix à Rome : aspects sémantiques J.-F. Thomas, Université Paul Valéry – Montpellier 3 Si Romulus, le fondateur de Rome, est le fils de Mars et si la cité a conduit une multitude de conquêtes militaires, il existe toute une représentation de la paix susceptible de nourrir la réflexion typologique au cœur de ce colloque auquel je remercie le Prof. Antoine Coppolani de m’avoir associé. L’objectif de cette réunion est de rechercher comment se construit la paix entre des États, en sorte que l’on n’insistera pas sur les alliances entre États qui n’ont pas été en guerre. La période retenue va de l’époque royale au règne d’Auguste pour couvrir l’extension de Rome qui de bourgade devient le centre d’un empire, et c’est cette extension qui fait que, au-delà des constantes dans la conception de la paix, s’observent aussi des évolutions non négligeables. Deux points sont plus particulièrement concernés. La délimitation de la paix par rapport à la guerre ne va pas de soi et derrière une certaine codification, il est des situations où la limite est moins visible. D’autre part, l’établissement de la paix sous ses différentes formes pose inévitablement la question de ses significations et elle est à replacer entre deux interprétations, qui en font soit l’instrument des intérêts du plus fort, soit la base d’un ordre nouveau jouant sur les identités et les images que les deux parties ont d’elles-mêmes. L’on aura reconnu l’opposition entre le réalisme et le constructivisme, deux notions mises en évidence par la recherche depuis 20 ans sur les relations internationales, et qui constituent deux outils d’investigation pour mesurer les spécificités romaines en la matière. I. La paix et la guerre : une opposition complexe De prime abord, la paix s’oppose à la guerre comme une absence de combat et la langue met en balance les deux termes pace … bello « en temps de paix … en temps de guerre ». I. 1. La vraie paix à l’issue d’une guerre et le traité selon le rite des féciaux À un premier niveau, la paix vient mettre un terme à la guerre quand après la victoire, le vainqueur amène le vaincu à signer un traité. Elle est une construction juridique avec ses clauses bien précises. Elle s’appuie sur toute une procédure politique ainsi que sur un rituel religieux qui lui donnent sa validité et en font l’image même de la vraie paix pour les Latins dès les origines de Rome. En effet, Tite-Live place au début de son Histoire romaine la description du processus de paix comme un archétype (1, 24, 4-8) et même avec l’éloignement géographique des conquêtes, il perdure dans la pratique. Outre le rôle décisif que jouent dans l’élaboration des clauses le roi puis des consuls, le sénat et le peuple, il faut souligner l’importance du rituel que pratiquent des prêtres, appelé rituel des féciaux. S’il est vrai que « l’on ne saurait être en paix avec les hommes sans l’être solidairement et sacramentellement avec les dieux »1, le rôle des prêtres est riche de sens. Le prêtre lit les clauses et fait constater qu’elles sont sans ambiguïté et qu’elles sont consignées par écrit, puis 1 TURCAN R., 1998 : 145. 2 il affirme par serment l’engagement des Romains à respecter le traité en appelant sur eux l’exécration des dieux, donnant immédiatement une illustration de leur virulence par la mise à mort d’un porc à coup de pierres (Tite-Live, Histoire romaine 1, 24, 7-8). Il est clair que le même sort attend l’autre partie si elle ne suit pas le traité. Les textes donnent plusieurs exemples du rôle des dieux qui vengent les Romains de la rupture des traités en assurant leur victoire (Tite-Live, Histoire romaine 21, 10, 3-5)2. Mais il y a plus. Il n’est pas sans importance que ce soit les mêmes prêtres qui interviennent dans le déclanchement des hostilités. Les dieux sanctuarisent en quelque sorte la succession des étapes : guerre entre les Romains et un peuple étranger, victoire romaine, paix reposant sur un traité de paix. Les dieux favorisent la victoire et garantissent la paix dans une dynamique ayant une portée symbolique forte car, comme l’écrit M. Meslin (1985, 133), « La victoire apparaît comme une preuve de la volonté des dieux, dans laquelle Rome trouva, dans toute son histoire, sa justification. » Apparaît ainsi ce qu’est pour les Latins la vraie paix dans chaque conflit : elle repose nécessairement sur leur victoire et se concrétise dans un traité qui, sanctionné par le rituel des féciaux, sera qualifié de fondamental. Une évidence ? I. 2. Les fausses paix dans les conflits. Si les victoires des Romains sont nombreuses, ils ont aussi connu des défaites dont certaines, particulièrement lourdes, ont marqué leur mémoire collective (Trébie, Trasimène face aux Carthaginois, Carres face aux Parthes, etc). Sans doute les sources ne sont-elles pas toujours explicites sur ce qui se passe après la défaite, mais il existe quelques exemples significatifs particulièrement révélateurs de la façon dont les Romains conçoivent la paix après leur défaite. Les Latins subissent une sévère défaite face aux Samnites en 321 av JC et les troupes doivent passer en signe de soumission sous les Fourches Caudines, d’où l’expression en français. En 137 les troupes romaines sont encerclées à l’intérieur de Numance et capitulent. Dans les deux cas, les consuls établissent avec les vainqueurs un accord de paix, mais celui-ci est immédiatement dénoncé car il n’a pas été validé par le sénat et le peuple, ni conclu selon les rituels des féciaux. La dénonciation n’est pas ‘diplomatique’, elle suit la manière forte et les consuls sont livrés à l’ennemi. Dans les deux cas aussi, les hostilités reprennent pour être conduites jusqu’à ce que les Romains l’emportent (Tite-Live, Histoire romaine 9, 5-14 et Épitomè 47). Le vocabulaire fait d’ailleurs bien la distinction : l’engagement personnel pris par les consuls dans la défaite est une sponsio, l’accord conclu après les succès militaires un foedus. Se trouve ainsi confirmé jusque dans les mots un fait majeur : il n’y a pour les Romains de paix véritable que si elle repose sur la victoire. Plus encore, les récits de Tite-Live mais aussi de Salluste et de César pour le 1er siècle av. JC livrent un grand nombre d’occurrences de pax et de foedus : il apparaît qu’après une défaite, les Romains ne recherchent pas la paix sanctionnée par un traité. L’absence de combat qui suit la défaite n’est donc pas une paix véritable car juridique, mais une paix de fait où les Romains reconstituent leurs forces plus ou moins vite, plus ou moins facilement. Une forme de paix armée, orientée vers la reprise des combats. Cela fait penser à une idéologie 2 Voir FREYBURGER G., 1986 : 199. 3 impérialiste appliquant son programme de conquêtes. Laissant aux spécialistes le soin de dire s’il s’agit bien d’impérialisme3, l’on soulignera seulement l’implication religieuse de tout cela. La vraie paix supposant la sanction des dieux à travers le rituel des féciaux, signer une paix dans la défaite signifierait que Rome est abandonnée par ses dieux en même temps qu’elle les abandonne, autant dire elle marquerait sa perte. I. 3. La paix de la victoire sans le traité établi selon le rite des féciaux Il est à remarquer que cette association victoire sur un État étranger, paix et traité fondamental apparaît dès les premiers temps de Rome, à une époque où l’on est bien loin de la dynamique dite impérialiste, et cette procédure a pour corollaire que justement le vaincu avec qui est conclu un tel traité n’est pas intégré dans l’empire. Or une victoire sur une puissance extérieure ne débouche pas sur une paix validée par ce type de traité lorsque le vaincu devient partie intégrante de l’empire romain. La première et la seconde guerres puniques aboutissent chacune à un traité entre Rome et Carthage, la troisième non, car le territoire de Carthage devient la province d’Afrique. Flamininus vainc Philippe V de Macédoine en Thessalie durant l’été 197, mais Rome n’en fait pas une province et signe un traité qui encadre la puissance de Philippe (paiement de 1000 talents, livraison de sa flotte, évacuation de toutes ses bases en dehors de la Macédoine), mais lui laisse son indépendance. À l’inverse, César a conduit de larges opérations en Gaule pour finalement être victorieux, si bien que s’ouvre une période de paix sans combats, mais il n’a pas pour autant conclu des traités avec les différents peuples selon les rites des féciaux, car ils ont formé la province de la Gaule Chevelue. César, dont on sait le soin qu’il apporte au choix des mots, n’emploie pas foedus dans son récit de la guerre des Gaules. Plus largement, les opérations militaires peuvent se conclure par la deditio : une cité ou un peuple se rend à l’armée romaine avant d’être complètement vaincu, il s’en remet à la puissance de Rome et au jugement du chef, libre ou non d’exercer sa clémence, mais il perd toute existence juridique pour devenir une propriété du peuple romain4. Un accord peut être conclu, mais la paix ne repose pas sur un traité fondamental5. L’opposition paix guerre dépasse la simple dichotomie déroulement - absence de combat car apparaissent trois types de paix, la paix de la victoire et du traité entre deux États indépendants, véritable paix - pax – pour les Latins (1), (2) la fausse paix de Rome qui cherche encore sa victoire, et enfin (3) la paix de la victoire sans traité fondamental avec seulement un accord, lorsque le vaincu perd son indépendance, deditio. Si chaque guerre débouche sur une forme de paix, l’absence de tout engagement militaire constitue une nouvelle situation de paix. I. 4. La paix par absence de guerre Engagée de dans multiples conflits, Rome a connu quelques courtes périodes où elle ne levait pas d’armée pour combattre sur des champs d’opération proches ou lointains. Cette 3 Voir ROBERT J.-N., 2008 : 24-36. Voir MESLIN M., 1985 : 129. 5 Voir FRYBURGER G., 1986 : 149. 4 4 donnée de fait a une traduction symbolique. Il existe un temple qui n’est pas un édifice imposant avec de hautes colonnes et une enceinte élevée, mais consiste en un mur pourvu de portes, ouvertes en temps de guerre, fermées en temps de paix, lorsque Rome n’a aucun ennemi. La chose n’est pas arrivée souvent, une dizaine de fois sur un millénaire d’histoire (Turcan M., 1998 : 145). Leur mouvement opposé matérialise la succession de la paix et de la guerre comme deux états radicalement distincts. Le temple est d’ailleurs dédié à Janus, le dieu des passages6. Mais pourquoi marquer ainsi le passage entre la guerre et la paix totale ? En fait, la position même des portes fermées du temple correspond à la volonté de contenir solidement prisonnière la violence inhérente à la guerre, bien illustrée par la saisissante description qu’en donne l’épopée de Virgile (Énéide, 7, 607-615) : « Il est deux portes de la guerre (c’est ainsi qu’on les nomme), consacrées par la religion et l’épouvante de Mars le Cruel. Cent verrous d’airain et la force éternelle des barres de fer les ferment, et leur gardien Janus n’en quitte pas le seuil. Quand le sénat a décidé la guerre, le consul en personne ouvre ces portes stridentes ; il appelle aux combats. La jeunesse le suit, et les clairons d’airain vibrent à l’unisson de leurs rauques accords. » L’existence même de ce rituel marque une évolution non négligeable dans la représentation des choses, car de la paix avec chacun des différents adversaires, les Latins s’élèvent à la pensée d’une paix plus générale, comme prise de distance avec la force guerrière. Cette paix n’est plus alors un cadre juridique succédant à une victoire, mais un temps social, elle n’est plus la manifestation de la présence bienveillante des dieux dans le développement de Rome, mais un retour sur sa propre histoire. Un premier niveau de globalisation. Il y en aura d’autres. I. 5. La paix civile La conception que les Romains ont de la paix entre États ne peut se comprendre sans une comparaison avec celle qu’ils ont de la paix civile au 1er siècle av. JC, où les guerres internes ont déchiré la société romaine. Les observations précédentes ont montré que la pax vise à créer un ordre nouveau à la fin d’une guerre entre États par une victoire qu’entérinent les clauses d’un traité conclu selon un rituel. Lorsque le mot pax est employé à propos des guerres civiles, c’est à plusieurs reprises pour souligner qu’une telle paix est impossible. Face aux propositions d’accord faites par Antoine, Cicéron, son farouche adversaire qui est partisan d’Octave, le futur Auguste, déclare (Philippiques 7, 19) : « Et ce n’est pas la paix (pax) que je repousse, mais c’est, enveloppée sous le nom de paix, la guerre que je redoute. Si donc nous voulons jouir de la paix, il faut faire la guerre ; si nous écartons la paix, nous n’aurons jamais la guerre. » Si la pax est impossible, c’est qu’elle ne peut pas, comme entre des États, construire des relations nouvelles au-delà du conflit. La guerre civile ne trouve pas un terme avec un traité qui, résultant de la victoire d’un parti, établirait sa domination sur l’autre et entérinerait la fin de l’unité du peuple romain. Il est inconcevable que les féciaux, agissant au nom de tout le peuple romain pour conclure la guerre contre un État étranger, valident un traité qui sanctionnerait la division radicale de la ciuitas romaine comme ils entérinent la victoire de Rome sur un peuple étranger. Les dieux ne sauraient accepter la cassure d’un peuple dont ils sont censés favoriser le développement et la réussite. Impliquant la victoire de 6 Voir MESLIN M., 1985 : 49, 54, 65, 206. 5 l’un sur l’autre et une domination radicale, pax n’est pas le terme habituel pour la paix civile. Celle-ci est désignée très couramment par un autre mot, concordia, composé de con« ensemble » et cor, cordis « organe du cœur » mais aussi « sentiment, esprit », qui exprime la volonté du vivre ensemble et un sentiment collectif7. Le contraire de la domination juridique de la pax qui, par comparaison avec la concordia, révèle ainsi sa spécificité. II. Les discours sur la paix Cette paix dans les guerres extérieures, sous ses différentes formes, est à interpréter à la lumière des représentations qui la sous-tendent. Il y entre pour une part non négligeable ce réalisme qui fait conclure une paix dans le but de défendre les intérêts du vainqueur. Le mécanisme, bien illustré dans l’histoire contemporaine, est évident pour l’histoire romaine quand on observe les clauses. C’est afin d’assurer sa sécurité et sa suprématie que Rome impose à Carthage des conditions particulièrement dures : payer 3200 talents en 10 ans, céder la Sicile, ne plus recruter de mercenaires en Italie (traité de 241) ; livrer la flotte et les fameux éléphants, céder les possessions espagnoles, payer sur 50 ans 10 000 talents, ne pas faire la guerre sans l’autorisation de Rome (traité de 201). Pourtant, à côté de l’établissement de la paix, il y a aussi l’image que les Romains en donnent et qu’ils fondent non plus sur le rapport de force, mais sur des valeurs. Tout le problème est alors de déterminer dans quelle mesure cette image sert les intérêts ou, dans une démarche plus constructiviste, porte une vision d’un ordre international nouveau. II. 1. La fides et l’équité Le mot foedus s’applique au traité fondamental, conclu selon le rituel des féciaux, entre deux États indépendants. Foedus entretient un rapport étymologique clair, y compris pour les Latins eux-mêmes (Varron, Sur la langue latine 5, 89), avec fides. De fait, les clauses de paix ne sont rien sans la loyauté et vice versa, mais il faut souligner l’importance que les Romains donnent à cette valeur qui n’est pas seulement une condition nécessaire, mais qui est véritablement consubstantielle au processus lui-même de fabrication de la paix8. Le rituel des féciaux, pour le traité proprement dit, comporte un serment solennel appelant sur la partie qui ne le respecte pas le plus sévère châtiment des dieux, dont témoigne la mise à mort d’un porc9. L’accord de deditio est aussi un engagement réciproque relevant de la fides. Dans les contacts entre les deux parties, le rôle des ambassadeurs est garanti par la fides car ils ne peuvent être arrêtés et ils ne doivent pas agir pour préparer une déstabilisation armée de l’adversaire : c’est le ius gentium (le droit des peuples). Inhérente au processus de paix, la fides, ce respect de la parole donnée, est divinisée. Si la tradition fait remonter son culte au roi Numa, le temple a été construit au milieu du 3ème siècle. Cet édifice, où sont regroupés les textes de tous les traités, se trouve sur le Capitole, à proximité du temple de Jupiter, le dieu des serments, et, dans le statuaire, la Fides prend les traits d’une jeune fille, symbole d’une pureté inviolable. Fondée sur la fides, la paix l’est encore sur la valeur juridique des foedera. 7 Voir THOMAS J.-F., 2011 : 67-70. Sur tout ceci, voir FREYBURGER G., 1986 : 116-117 ; 148 ; 199. 9 Voir supra p. 000. 8 6 Les Latins développent en effet une typologie des traités où les clauses sont en relation avec le rapport de force entre les deux parties, dures en cas de victoire franche, plus équilibrées si le combat n’a pas été très inégal10. Les traités sont ainsi équitables (foedus aequum) et non équitables (foedus iniquum), mais cette différence se fait au nom d’une certaine conception de la justice puisqu’elle dépend de l’écart entre le vainqueur et le vaincu. La peine est proportionnelle et, plus encore, la clémence n’est pas impossible. Tel qu’ils le conçoivent, le processus de paix repose sur deux valeurs, la loyauté et la justice, qui paraissent ‘naturelles’. II. 2. La pratique et les valeurs Ces valeurs constitutives du processus de paix sont-elles au service des intérêts des Romains ou contribuent-elles à construire les bases d’un ordre international nouveau ? Les historiens grecs et latins donnent plusieurs exemples de peuples en guerre contre les Romains qui, dans le processus de paix, dénoncent le décalage entre la fides qu’ils prônent et la réalité. Lors de la guerre contre les Samnites, en 320 av. JC, les consuls, défaits lors de la fameuse bataille des Fourches Caudines, ont pris l’initiative personnelle de pourparlers de paix, mais le sénat les désavoue11 et les Samnites ont beau jeu de souligner la contradiction entre le principe de fides et la volonté de passer outre afin de récupérer les légions12. En 56 av J.C., les Gaulois sont liés envers César par des devoirs de fides, mais lorsque César veut utiliser politiquement le chef héduen Dumnorix pour servir ses intérêts, celui-ci se révolte en appelant ses proches à la fides, soulignant implicitement la déloyauté de César13 : César le fait exécuter peu de temps après14. Plus largement, des peuples conquis se sont révoltés, prouvant ainsi que les traités et les accords, conçus pour les Romains selon la justice, révélaient une conception très intéressée de cette dernière15. D’où l’idée que la loyauté et la justice ne sont que de nobles principes destinés à masquer les intérêts. Tout cela est assurément indéniable et dans la construction de la paix, l’hypocrisie sert le réalisme. Les choses sont peut-être plus compliquées lorsque l’on considère certains faits. Une fois la guerre terminée et les peuples intégrés à l’empire, les Romains dessinent de certains adversaires une image particulièrement négative. Après les conquêtes de César, les Gaulois sont décrits comme dépourvus de la moindre fides, mais ce sont les Carthaginois qui deviennent le symbole même de la perfidia. Le consul Régulus vaincu par Carthage s’engage à aller à Rome pour les négociations et à revenir, quelle que soit la réponse du sénat sur la 10 « Après une victoire militaire, des conditions sont imposées ; une fois que tout a été livré à celui qui a gagné la guerre, celui-ci est en droit de décider en toute liberté ce qu’il laisse aux vaincus ou ce qu’il souhaite réclamer à titre de représailles. Deuxième cas : des adversaires de même force à la guerre en viennent à faire la paix : les réclamations et les restitutions des biens sont réglementées par une convention ; pour les biens qui ont souffert pendant la guerre, on se réfère à une situation antérieure faisant jurisprudence ou l’on règle le litige à l’amiable » (Tite-Live, Histoire romaine, 34, 57, 10-11). 11 Voir supra p. 000. 12 « Vous avez conclu la paix avec nous à condition que vos légions prisonnières vous soient rendues : vous refusez de respecter les conditions de la paix. Et vous déguisez toujours votre fourberie sous une feinte légalité. » (Tite-Live, Histoire romaine, 9, 11, 8-9) 13 « … il supplia les siens d’accomplir leur devoir de loyauté, répétant à grands cris qu’il était libre et appartenait à un peuple libre. » (César, Guerre des Gaules, 5, 7, 8) 14 Autres exemples : voir FREYBURGER G., 1986 : 222-224. 15 Voir LE GLAY M., 1992 : 192. 7 paix : il revient pour dire que la paix est refusée et meurt, torturé. Son histoire est maintes fois reprise, tandis que, plus largement, sont multipliés les exemples de la malhonnêteté carthaginoise16. Dans les deux cas, le manquement à la parole donnée se trouve associé à deux graves défauts, la débrouillardise par la ruse et la cruauté allant jusqu’à des sacrifices humains, en sorte que les vaincus sont des Barbares17. Se dessine en creux l’image des Romains comme peuple de la fides et de la civilisation. Les identités opposées paraissent encore un masque des intérêts. Mais il y a plus. La loyauté repose sur le serment dont Jupiter est le garant, les dieux ne permettent pas la violence pure qu’ils sanctionnent18 et si la guerre doit être juste, la paix doit l’être aussi. La fides et la iustitia sont liées au respect dû aux dieux (Cicéron, Sur la nature des dieux, 1, 4) : « Et je ne sais si, en faisant disparaître la piété envers les dieux, on ne ferait pas également disparaître la bonne foi, le lien social du genre humain et la vertu par excellence. » La fides et la iustitia que les Romains placent au cœur du processus de paix renvoient elles-mêmes à un principe supérieur, la prospérité de Rome que les dieux favorisent par les succès. Cette mentalité échappe à la modernité et l’on pourrait y voir encore un calcul. En fait, l’attention à ne pas heurter les dieux, si largement illustrée dans l’histoire romaine, ne sert pas les intérêts, mais les encadre : « Si la politique romaine est hypocrite, écrit M. Meslin (1985, 132), c’est par une sorte d’hommage qu’elle rend à ses dieux protecteurs, et à la fides qui garantit les rapports que les Romains établissent avec autrui. » Orientée vers les intérêts du vainqueur, la paix vaut par l’ordre qu’elle crée et que sanctionnent les dieux. Entre réalisme brut et constructivisme idéaliste, l’on proposerait une nouvelle catégorie, celle d’un constructivisme pragmatique. II. 3. La paix d’Auguste La paix d’Auguste représente une conception des relations qui pour une part s’inscrit dans la continuité des formes précédentes, mais s’en différencie sur certains points pour des raisons précises. Comme auparavant, la paix se construit par des victoires militaires, dont certaines sont importantes sous le principat d’Auguste (Espagne, Illyrie, Galatie, Judée). Elle se construit aussi par des traités et par des relations de fides qui présentent une part personnelle non négligeable : non seulement les royaumes étrangers conquis entrent dans l’empire et bénéficient de sa protection s’ils reconnaissent sa domination, mais se développe le système des rois donnés bien décrit par M. Le Glay (1992, 78) : « Les rois étrangers envoient à Auguste des ambassades, des légats qui font acte d’obédience ; ils lui envoient même des otages, leurs fils ou petits-fils ; mieux, certains peuples lui demandent de désigner un roi. Et ces rois ‘donnés’ viennent à Rome recevoir leur diadème et leur anneau. » Certains se font même naturaliser romains et entrent dans la clientèle du prince, tel le roi des Alpes Cottiennes Cottius, qui devient M. Iunius Cottius. Alors que le droit de la guerre antique autorise la destruction des peuples conquis et leur asservissement, le système de la fides conduit à une intégration telle que, selon la belle formule d’H. Inglebert (2005, 62), Rome devient la patrie commune des peuples qu’elle a conquis. L’inscription des Res Gestae, 16 Voir DEVALLET G., 1996 : 18-21 Voir FREYBURGER G., 1986 : 223-224. 18 Voir MESLIN M., 1985 : 130-131. 17 8 testament politique d’Auguste, est un document essentiel pour analyser la représentation officielle donnée de la construction de cette paix. Elle montre deux choses. D’abord, si dans les faits la force de la conquête victorieuse et la diplomatie des traités joue conjointement, le texte met l’accent sur l’établissement de la paix19, et tend à masquer la réalité de la force dont il n’est fait une mention plus explicite que pour la périphérie orientale de l’empire20. Mais surtout, le texte souligne la multitude des conquêtes. Cela est normal dans un pareil testament politique qui se doit d’établir la gloire du prince, mais il y a plus. On lit en effet des formules comme : « J’ai agrandi toutes les provinces du peuple romain situées à la frontière des nations qui n’étaient pas soumises à notre empire » (R. G. 26, 1) ; « En Éthiopie, on s’est avancé jusqu’à la ville de Napata, qui est voisine de Méroé. En Arabie, l’armée a poussé jusqu’à la ville de Mariba chez les Sabéens » (R. G. 26, 4) ; « Vers moi sont venues souvent des ambassades des rois de l’Inde, ce qu’aucun chef romain n’avait vu jusque-là » (R. G. 31, 1). Le dernier exemple fait référence à des traités d’alliance, non à des guerres, mais il mérite d’être cité car il illustre plus que les deux autres encore une propriété caractéristique de la paix d’Auguste. L’empire romain tend à se confondre avec la totalité du monde connu du point de vue des Romains. Sans doute manque-t-il encore la Maurétanie, annexée en 40 sous Caligula et la Bretagne – pour nous la Grande-Bretagne – conquise par Claude, mais l’identification est presque totale entre l’oikouméné, le monde habité, et la maiestas du peuple romain. L’on mesure la différence avec la période antérieure. Alors qu’auparavant Rome, victorieuse établissait la paix avec des peuples vaincus, tandis que d’autres étaient bien identifiés par elle comme hostiles ou comme sources de menaces, vers la fin du principat d’Auguste, ce sont presque tous les peuples connus de Rome qui font partie de l’empire et ne sont pas considérés comme des ennemis. Se dégage ainsi ce que l’on pourrait appeler une paix universelle en ramenant ce concept moderne aux limites du monde connu des Romains. Or cette nouvelle forme n’est pas seulement une réalité politique et juridique, mais elle est aussi une construction aux implications religieuses et philosophiques. Plusieurs monuments témoignent du sens de cette paix générale. En 13 av. J.C, Auguste a fait construire un autel de la paix, ara pacis. Auguste et sa famille, représentés sur les grands côtés, sont mis dans la perspective de l’histoire romaine, en relation avec Énée et Romulus-Rémus nourris par la louve, mais en même temps l’un des panneaux montre Rome entourée des symboles des guerres gagnées partout dans l’empire, tandis qu’un autre avec les figurations d’une femme aux formes généreuses, d’un cygne et d’un monstre marin symbolise le retour de l’âge d’or à l’échelle de l’univers connu. À proximité de l’ara pacis se trouve un obélisque surmonté d’une sphère, dessinant l’axe d’un cadran solaire qui atteint le centre de l’ara pacis le 23 sept., jour du solstice d’automne, mais aussi anniversaire d’Auguste, comme pour signifier qu’Auguste avait pour vocation de porter la paix non à tel ou tel pays, mais au monde. Une 19 « J’ai pacifié les Gaules, les Espagnes et la Germanie, là où elles sont baignées par l’Océan, depuis Gadès jusqu’à l’embouchure de l’Elbe. » (R.G. 26,2) 20 « Les tribus des Pannoniens qui, avant mon principat, n’avaient jamais vu chez eux aucune armée romaine, je les ai vaincues par l’intermédiaire de Tib. Néro, qui était alors mon beau-fils et mon légat, et je les ai soumises à l’empire du peuple romain. Et j’ai poussé jusqu’à la rive du Danube la frontière de l’Illyricum. Une armée dace, qui l’avait franchie, a été vaincue et détruite sous mes auspices ; et, plus tard, une de mes armées conduites audelà du Danube a forcé les tribus daces à accepter les ordres du peuple romain. » (R.G. 30, 1) 9 cité d’Asie Mineure, province bien éloignée de Rome, Aphrodisias de Carie, a livré les vestiges d’un temple associant le soleil, la lune et l’océan, symboles du monde et du temps, avec des statuettes personnifiant les peuples étrangers soumis par Auguste, et des statuettes féminines, images de la tranquille prospérité21, pour faire de ce prince le garant de l’ordre pacifié du monde. C’est cette paix à l’échelle du monde qui fait la spécificité du règne d’Auguste. En effet, il existe de César une représentation le montrant sur son char passant sur la statue de l’oikoumène comme un triomphateur du monde, mais c’est une image de conquérant plus que de pacificateur. II. 4. Les prémices d’une paix universelle Pour affirmée qu’elle soit dans les faits et dans le discours officiel, l’universalité de la paix n’est pas seulement une notion politique caractéristique du principat d’Auguste, mais elle est une idée nourrie de toute une réflexion philosophique où le stoïcisme joue un rôle important. Pensée du Tout ordonné et unitaire, cette philosophie est déjà un cadre pour penser un empire à l’échelle du monde connu et une paix des hommes qui maîtrisent les passions à l’origine des guerres. L’idée apparaît dans l’entourage de Scipion Émilien, deux siècles avant Auguste, mais c’est Cicéron qui, 60 ans avant Auguste, lui donne toute sa portée avec l’idée d’humanitas. Le terme recouvre la maîtrise, la mesure, la justice et la clémence22, qualités qui distinguent les hommes des animaux et les éloignent de la barbarie. En même temps, le terme humanitas est ce que l’on appelle en sémantique un abstrait de qualité, c’est-à-dire qu’il exprime les propriétés les plus générales communes à tous les hommes au-delà de leur nationalité. Association entre des valeurs élevées et une généralité dépassant les différences, l’humanitas est pensée par Cicéron comme le cadre idéologique de l’action des Romains dans l’histoire, au point de constituer une des bases de la pax romana augustéenne : « Le pouvoir du peuple souverain repose sur ses bienfaits, non sur ses injustices … La plus grande gloire des magistrats consistait à défendre les provinces et les alliés avec une équitable loyauté », ce qui conduit à parler d’« un patronat sur le monde entier plutôt que d’un pouvoir absolu. » (Sur les devoirs, 2, 7, 23-25). Des bienfaits de ce patronat à la tranquille prospérité affichée sur l’ara pacis, la filiation idéologique est évidente23. Ce n’est pas le moindre intérêt du monde romain que de nous montrer comment une politique et une pensée de la paix s’enracinent dans une réflexion philosophique. Celle-ci est d’ailleurs suffisamment profonde, suffisamment originale à l’échelle de l’antiquité gréco-latine pour que soit dépassée l’interprétation soupçonneuse d’un noble habillage au service des intérêts marchands. Le lien entre la philosophie stoïcienne puis cicéronienne et l’universalité de la paix fonctionne bien plutôt au niveau des représentations. Que peuvent apporter ces observations à la perspective typologique qui est celle de ce colloque ? Trois éléments peuvent être versés à la réflexion collective. L’idée première d’une opposition de la paix à la guerre comme absence de guerre est dépassée par une pratique assez 21 Voir LE GLAY M., 1992 : 82. HELLEGOUARC’H J., 1972 : 268. 23 ROBERT J.-N., 2008 : 347. 22 10 nuancée. Il n’est de vraie paix que si elle repose sur un succès militaire, car autrement ce serait entériner une situation où Rome aurait perdu la bienveillance des dieux. En outre la paix n’est pas la même selon le statut du pays avec lequel elle est conclue : s’il entre dans l’empire, il s’agit d’un simple accord ; s’il garde son indépendance, elle fait l’objet d’un traité conclu selon tout un rituel. D’une manière plus large, le cas romain nous rappelle, s’il en était besoin, l’importance du rituel. Ce schéma, avec ses fortes nuances, est celui des premiers siècles, il repose sur des accords conclus avec des différents États, mais aux relations chaque fois conclues entre Rome et les pays vaincus succède une forme globalisante, qui au-delà des multiples victoires, pense un ordre nouveau où la paix romaine confine au monde connu. La paix successive avec de multiples pays devient une paix universelle. La paix, et c’est le troisième élément, n’est pas seulement le terme des combats par un traité, mais elle est aussi une vision de l’autre s’exprimant dans des valeurs. Là aussi une évolution s’opère. La fides traditionnelle demeure et devient une base de la paix d’Auguste, mais l’universalisme au cœur de cette dernière doit beaucoup à la pensée du Tout et de l’honnête au cœur du stoïcisme comme de l’œuvre cicéronienne. Par ses différents aspects, par son rituel et ses valeurs sousjacentes, elle se construit dans des formes qui ont évolué. La paix ne saurait se définir comme la simple absence de guerre. Bibliographie DEVALLET G., « Perfidia plus quam punica. L’image des Carthaginois dans la littérature latine, de la fin de la République à l’époque augustéenne », dans Lalies, 16, 1996, p. 17-28. FREYBURGER G., Fides : étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, Paris, Les Belles Lettres, 1987. HELLEGOUARC’H J., Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, Les Belles Lettres, 1972. INGLEBERT H., Histoire de la civilisation romaine, Paris, PUF, 2005. LE GLAY M, Rome : grandeur et chute de l’Empire, Paris, Perrin, 1992. MESLIN M., L’homme romain, Bruxelles, Editions Complexe, 1985. ROBERT J.-N., Rome, la gloire et la liberté, Paris, Les Belles Lettres, 2008. THOMAS J.-F., « De la paix des armes à la tranquillité de l’âme : étude lexicale de pax et de certains synonymes », dans RÉL, 89, 2011, p. 56-75 TURCAN R., Rome et ses dieux, Paris, Hachette, 1999. 11