1914-1918, des Filles de la Sagesse coupées de la France

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1914-1918, des Filles de la Sagesse coupées de la France
Site Internet des Archives départementales de la Vendée, http://archives.vendee.fr/
Document commenté (mars 2016)
1914-1918, des Filles de la Sagesse coupées de la France
Caroline-Victoire Guilberteau, en religion Sœur Laurentius, "Compte rendu de nos quatre
années d'esclavage passées sous la tyrannique domination des Boches : 1914-1918 ". –
Copie, 12 p., ms., 1918 (FDLS Q 619)
Commentaire
« Nos quatre années d'esclavage passées sous la tyrannique domination des Boches » est le
récit d’une Fille de la Sagesse, désignée comme Sœur Laurentius, adressé à sa famille dans les jours
ayant suivi sa « libération », mi-novembre sinon en décembre 1918. Née à Saint-Amand-sur-Sèvre
(Deux-Sèvres) en janvier 1846, cette sœur, Caroline-Victoire Guilberteau, était entrée dans la
congrégation en 1867 et y avait fait profession le 2 février 1869, presque 50 ans plus tôt. Âgée de plus
de 70 ans (73 exactement), ce qui lui avait valu de conserver un matelas lorsqu'ils furent
réquisitionnés, nous explique-t-elle, elle qui vivait au couvent de Mons. Envoyée en effet par sa
congrégation en Belgique dès sa profession, elle habitait donc ce royaume bien avant que la
rejoignent des consœurs enseignantes, expulsées de France par les lois anti-congréganistes du
début du siècle. Elle partage le patriotisme belge et n'hésite pas, dans les dernières lignes, à saluer la
visite de « notre roi » en ville. C’est aussi avec beaucoup d'émotion qu'elle assiste, en octobre 1918, au
passage de la population française évacuée, de Douai d'abord, puis des autres villes du Nord
qu'occupaient les Allemands. L'un des réfugiés s'écrie alors : « La France a chassé les religieuses. À
notre tour, nous sommes chassés pour expier tant de forfaits. »
Une certaine mentalité réparatrice baigne le récit, sans excès toutefois. L'auteur se veut avant
tout narratrice comme pour justifier un long silence de quatre années, qui commence avec l'invasion
allemande, le 23 août 1914. Cette journée mémorable est illustrée de quelques détails mis en relief par
l'effroi dû à la réputation violente que s'étaient déjà acquise en quelques jours les « sales Boches », ces
« scorpions gris », ces « sales gris ». La violence de ce vocabulaire dans la bouche d'une digne
religieuse témoigne de son usage courant durant la guerre et encore dans les jours suivant sa fin.
Rappelons qu'il est autant soutenu par un patriotisme général et exacerbé, que par les dures conditions
de vie dans les zones occupées par les Allemands, comme en rend compte le titre emphatique de cette
note : « des années d'esclavage ».
Les premières années d'occupation furent la source d'une légende noire, assurément confirmée
par les faits mais utilisée aussi à plein par la propagande alliée. On en trouve quelques allusions ici par
les difficultés de ravitaillement, l'abonnement au mauvais pain contenant des morceaux de bois et de la
paille, à la céréaline aussi ou au plat favori des Chinois (du riz ? On n’ose pas imaginer du chien !).
Rare anecdote, la Soeur décrit une perquisition en règle du couvent, qui ne livre rien d'intéressant aux
Allemands venus vérifier qu'on s'était soumis aux réquisitions de nature si variée. Elle aurait pourtant
eu de quoi dire. Elle signale qu'elle a collectionné toutes les injonctions de la Commandantur faites par
voie d'affiche à la population.
Son récit se concentre en fait sur la vie du couvent. Vraisemblablement très grande bâtisse, il
abritait une communauté qui semble avoir été de 55 religieuses, nombre qui rendit si inconfortable son
repli dans les caves lors des combats des derniers jours. Y logeaient aussi des orphelins, tandis que
plusieurs classes ou écoles de la ville dépendaient de lui ou étaient desservies par des sœurs. Les
conditions de vie au couvent changent en octobre 1917, lorsqu'une aile est réquisitionnée pour servir
de caserne à une cinquantaine d'Allemands puis, début 1918, lorsqu'il doit abriter une centaine de
prisonniers anglais, derrière des défenses qui compliquent les accès. Les gardes se révèlent finalement
d'une « bonnasserie » telle qu'ils vivaient « en frères avec nos bons prisonniers ». Des contacts se
nouent, et ces derniers se montrent plein d'attentions pour la supérieure à l'occasion de sa fête, la
Sainte-Rose, le 30 août. Rien n'est dit d'éventuels désagréments dus à la présence très masculine de
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casernements, constitués de surcroît d'étrangers vraisemblablement tous protestants donc sans égards
particuliers vis-à-vis des religieuses.
La guerre elle-même, dont l'écho des canons est permanent vu la proximité du front, n'est pas
décrite de la même façon suivant que le danger vient des Allemands ou des Alliés. Ces derniers font
pourtant des victimes en bombardant la ville, en mai 1918 : « ils chantaient les premières vêpres de la
délivrance », écrit-elle tout d'abord. Dans les derniers jours, les rez-de-chaussée sont évacués en raison
des combats : « les Alliés viennent offrir les hommages respectueux à leurs chers camarades [les
prisonniers anglais], et leur servir un plat de pralines superfines, bien poudrées, mais de très mauvaise
digestion, surtout pour la population civile ». Notre religieuse file la métaphore pour mieux accepter la
réalité. « Cra ! Cra ! Crac ! … boum ! … dziii ! … » Audacieuse jusqu'à l'onomatopée, pour évoquer
l'effroi des bombardements aériens de nuit, elle consacre près de la moitié de son récit aux « mauvais
jours », ceux de l'assaut final des alliés contre la ville. Jusqu'alors il y avait eu plus de peur que de mal.
Averties par exemple d'un grand malheur pour le 2 mai 1917 à 3 heures, les religieuses avaient fermé
les classes et elles étaient restées en prière jusqu'à constater qu'il ne se passait rien, et « c'est à qui riait
au plus fort de ses folles terreurs. »
Désormais la bataille est tout autour, et elles la subissent car les Allemands ne font pas évacuer
la ville. Les écoles, envahies de réfugiés, avaient déjà été fermées en octobre, avant qu'on ne repousse
ces derniers plus loin, sur d'autres routes de leur exode. Le 8 novembre, ordre est donné à la
population de se munir de vivres pour quinze jours durant lesquels chacun sera consigné chez soi.
Obligées à descendre plusieurs fois dans la nuit à la cave, pendant les bombardements, les religieuses
finissent par y emménager malgré l'exiguïté des lieux qui ne leur permet pas de s'y allonger. Trois
d'entre elles ne le supportent plus et refusent la discipline générale, s'entêtant à rester au rez-dechaussée. L'une est même couchée sur une table : « mourir pour mourir, je dors », répond-elle. En
dépit de la situation, les religieuses sortent tout de même de leur abri pour certains offices à la
chapelle, où leur aumônier capucin vient même dire la messe le dimanche 1er novembre tandis que
« les mitrailleuses lancent leurs feux, les obus sifflent et passent au-dessus de nos têtes, les avions
bombardent la ville de tout côté. »
Les combats paraissent ne durer que trois jours et s'achèvent par l'évacuation des Allemands,
du fait vraisemblablement de l'armistice, le 11 novembre. Le couvent a été épargné, même si les vitres
ont été brisées. L'inquiétude vient désormais d'un nouveau fléau, la grippe ou « fièvre » espagnole, qui
retient plusieurs sœurs au lit et a fait jusqu'à 60 morts par jour en ville, au point qu'on manque de
cercueils.
À deux ou trois reprises, le récit s'adresse à Esther, qu'une lettre d'envoi identifie comme une
sœur cadette de la religieuse. C'est pourtant à une autre de ses sœurs qu'il est envoyé, le jour de Noël,
pour être diffusé dans la famille. La correspondance demeure en effet difficile et soumise à censure
(lettres ouvertes). Sœur Laurentius n'a pas encore eu de nouvelles d'Esther, tandis qu'elle en a reçu de
son autre sœur. C'est la première fois qu'elles se répondent, six semaines après l'armistice, quatre ans
trois mois après leur séparation due à la guerre. Vieille mais valide, la religieuse approche de ses noces
d'or (le 2 février suivant) et espère retourner à Saint-Laurent, maison-mère de sa congrégation et sans
doute sa région natale.
Thierry Heckmann
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