article en pdf - Revue trimestrielle des droits de l`homme

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LA FOLIE DANS LA LOI.
CONSIDÉRATIONS CRITIQUES
SUR LA NOUVELLE JURISPRUDENCE
DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
EN MATIÈRE DE TRANSSEXUALISME
En marge des arrêts Christine Goodwin c. le Royaume-Uni
et I. c. le Royaume-Uni du 11 juillet 2002
par
Patrick WACHSMANN
Aluma MARIENBURGWACHSMANN
Professeur à l’Université
Robert-Schuman de Strasbourg
Psychanalyste
Tous les constitutionnalistes connaissent la formule qui caractérise
l’ampleur des pouvoirs du Parlement anglais : celui-ci, est-il dit,
« peut tout faire sauf changer une femme en homme et un homme en
femme » ( 1). Voici qu’au terme d’une longue évolution jurisprudentielle, la Cour européenne des droits de l’homme impose à ce même
Parlement de faire la seule chose que lui interdisait une tradition
vénérable... Plutôt que d’entonner l’un des airs attendus en cette
occurrence, celui de la célébration de l’avancée continuelle des droits
de l’homme sous l’aiguillon inspiré de la Cour de Strasbourg ou celui
de la déploration sur la fin des souverainetés nationales, nous souhaiterions placer au cœur de ce commentaire la matière même sur
laquelle portent les arrêts, soit la question du transsexualisme dans
ses rapports avec les droits de l’homme. Sur ce terrain, les deux arrêts
rendus en Grande chambre le 11 juillet 2002 par la Cour européenne
des droits de l’homme, l’arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni ( 2)
(1) Jean-Louis de Lolme, cité in L. Heuschling, Etat de droit, Rechtsstaat, Rule
of Law, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèses, 2002, p. 254.
(2) On remarquera, pour s’en étonner, que l’intitulé officiel choisi pour l’arrêt
contienne déjà la réponse à la question posée à la Cour : le requérant, né de sexe masculin était passé, comme le dit la Cour, au sexe féminin, ce que les autorités britanniques refusèrent de reconnaître légalement. Dans ses arrêts antérieurs en matière de
transsexualisme, la Cour s’en était tenue au nom patronymique du requérant.
Il faut toutefois reconnaître que le choix du genre masculin ou féminin implique
nécessairement une prise de position sur la question. A l’inverse de la Cour, nous
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et l’arrêt I. c. Royaume-Uni ( 3), n’emportent guère notre conviction,
alors même qu’ils ont été rendus à l’unanimité des dix-sept juges
appelés à se prononcer, en ce qui concerne tant la violation de l’article 8 que celle de l’article 12. Commençons d’emblée par nous
étonner que des solutions rompant aussi ostensiblement avec la
jurisprudence antérieure aient pu être acquises aussi massivement
et sans même la nuance d’une opinion individuelle — les trois très
brèves opinions accompagnant les deux arrêts portent sur... les intérêts moratoires. La Cour se rend donc unanimement aux arguments
opposés de longtemps à sa jurisprudence sur ce problème de société,
comme il est convenu de l’appeler, et impose aux Etats parties à la
Convention de reconnaître juridiquement le changement de sexe
résultant en apparence des interventions chirurgicales subies par les
transsexuels, y compris s’agissant du droit de se marier. Ni l’importance de la marge nationale d’appréciation sur de tels sujets, ni l’absence d’un consensus assez large, au sein des Etats membres du
Conseil de l’Europe, sur la solution à faire prévaloir n’ont eu un
poids suffisant face au soudain désir de la Cour de s’emparer de ce
problème et d’imposer aux Etats une solution européenne uniforme.
Cette rupture avec l’attitude qui prévalait antérieurement ne
nous convainc nullement, que ce soit sur le terrain du transsexualisme ou du point de vue de la philosophie des droits de l’homme
qu’impliquent ces deux arrêts.
I. — Une rupture malheureuse
avec la jurisprudence antérieure
sur le transsexualisme
Les faits de nos deux affaires étaient assez simples et peu différents de ceux qui avaient donné lieu aux interventions antérieures
←
avons choisi de considérer les requérants (cette fois-ci au sens neutre du terme)
comme homme ou femme en prenant en compte leur sexe d’origine et non celui de
leur apparence plus ou moins confortée par les traitements et opérations subis. Le
transsexualisme se distingue en effet de l’hermaphrodisme en ce qu’aucun doute
n’existe sur le sexe biologique de la personne en cause. Or, aucune intervention médicale ou chirurgicale n’est de nature à « transformer » le sexe des intéressés. C’est précisément épouser la conviction délirante de ces personnes que de croire le contraire,
comme on y reviendra.
(3) C’est évidemment le premier qui rejoindra la cohorte des « grands arrêts »,
comme en témoigne déjà le remarquable recueil dirigé par Frédéric Sudre (P.U.F.,
Les grandes décisions de la jurisprudence, 2003, p. 339) : le second requérant paie, au
regard de la postérité juridique, le prix de l’anonymat obtenu devant la Cour.
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de la Cour sur le problème. Dans l’affaire Goodwin, le requérant, né
en 1937, avait manifesté tôt une tendance à s’habiller en fille et
avait fait l’objet d’un diagnostic de transsexualisme dès le milieu
des années 60. Il s’était néanmoins marié et avait eu quatre enfants,
avant de persister dans son idée de changer de sexe, ce qui se traduisit par des opérations, dont la plus sérieuse (dite de conversion
sexuelle) intervint en 1990 dans le service spécialisé d’un hôpital
public. Le requérant se heurta ensuite au refus des autorités d’enregistrer sur les actes de l’état-civil la mutation subie par son apparence sexuelle et se plaignit d’un certain nombre d’incidents et difficultés pratiques liés à sa situation — en particulier de la complexité
de certaines démarches, en l’absence de possibilité de produire un
document d’état-civil qui eût révélé sa situation à des tiers. Pareillement, I., né en 1955, a subi des opérations lui ayant donné une
apparence sexuelle féminine et met en cause les difficultés auxquelles l’expose l’impossibilité de produire un extrait d’acte de naissance rectifié selon ses vœux. Ces deux affaires renouvellent devant
la Cour de Strasbourg la revendication maintes fois réitérée, mais
jusque là sans succès, d’un enregistrement obligatoire par le système
juridique — quels qu’en puissent être les particularismes — de la
transformation sexuelle souhaitée par les personnes en cause et rendue plausible par un traitement hormonal et chirurgical.
Dès 1977 ( 4), la Commission européenne des droits de l’homme
avait accepté de déclarer recevable, sous l’angle du droit au respect
de la vie privée garanti à l’article 8 de la Convention, une requête
mettant en cause le refus des autorités allemandes d’autoriser un
changement de prénom destiné à refléter la nouvelle situation. Un
règlement amiable intervint ultérieurement ( 5), suite à l’acceptation
d’une rectification du registre des naissances quant au sexe et au
prénom du requérant et au dépôt d’un projet de loi généralisant
l’ouverture aux transsexuels d’une telle possibilité. C’est l’affaire
van Oosterwijck c. Belgique qui aurait dû fournir à la Cour l’occasion
de se prononcer sur la question, mais on sait que la Cour, à l’inverse
de la Commission ( 6), estima la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
(4) Décision du 15 décembre 1977, X. c. République fédérale d’Allemagne, D.R., 11,
p. 16.
(5) Rapport du 11 octobre 1979, X. c. République fédérale d’Allemagne, D.R., 17,
p. 21.
(6) Celle-ci conclut à l’unanimité à la violation de l’article 8, dans une espèce à
peu près semblable à l’affaire allemande dont il vient d’être question.
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Il fallut attendre l’affaire Rees c. Royaume-Uni pour que la Cour
prenne position sur le fond. Alors que le droit anglais autorise chacun à choisir et utiliser les nom et prénoms de son choix et que les
documents officiels permettant l’identification des personnes ne
constituent pas une transcription des renseignements résultant des
registres de l’état-civil, ces derniers ne peuvent subir de modifications qu’en cas d’erreurs matérielles, dès lors qu’ils relatent des faits
historiques et ne constituent pas des documents retraçant le devenir
d’une personne du point de vue de son identité. La requérante soutenait que le refus de lui reconnaître officiellement la qualité
d’homme constituait une violation à son détriment de l’article 8 et
se plaignait également d’une violation de l’article 12 (droit de se
marier). Sur le premier point, la Cour ( 7) conclut, par douze voix
contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de la Convention, après
avoir insisté sur l’absence de communauté de vues au sein du
Conseil de l’Europe quant à la faculté pour les transsexuels d’obtenir l’adaptation de leur état-civil à leur situation et, en conséquence, sur l’importance de la marge d’appréciation qu’il convient
de reconnaître aux Etats en la matière. L’arrêt du 17 octobre 1986
relève l’importance du bouleversement qu’une solution contraire
entraînerait pour le système anglais de l’état-civil et considère que
le développement des obligations positives issues de l’article 8 ne
saurait aller jusque là, compte tenu de l’ampleur de la marge.
Comme prise d’un remords, en tout cas en manifestant une mauvaise conscience pour le moins inhabituelle ( 8), la Cour conclut en
indiquant qu’elle a « conscience de la gravité du problème » que rencontrent les transsexuels et « du désarroi qui est le leur », en rappelant que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la
lumière des conditions actuelles et en en déduisant que « la nécessité
de mesures juridiques appropriées doit donner lieu à un examen
constant eu égard, notamment, à l’évolution de la science et de la
société ». C’est, en revanche, à l’unanimité qu’est fait le constat de
l’absence de violation de l’article 12, la Cour disant lapidairement
qu’à ses yeux, « en garantissant le droit de se marier l’article 12 vise
le mariage traditionnel entre deux personnes de sexe biologique différent. Son libellé le confirme : il en ressort que le but poursuivi
consiste essentiellement à protéger le mariage en tant que fondement de la famille ». Lors du retour, devant elle, de la même question sous l’angle de l’article 8, et en dépit des espoirs qu’avaient pu
(7) A la différence, ici encore, de la Commission unanime.
(8) Ce point est relevé par le doyen G. Cohen-Jonathan (La Convention européenne des droits de l’homme, Economica et PUAM, 1989, p. 374).
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susciter ses remarques conclusives, la Cour ne cessera de mettre en
avant, à l’appui d’une solution identique, la persistance de divergences entre les Etats quant aux solutions juridiques qu’appelle le
transsexualisme ( 9). Tout en réitérant sa remarque sur la période de
transition que traverse l’Europe sur cette question, la Cour a prononcé dans son arrêt B. c. France du 25 mars 1992 sa première
condamnation pour violation de l’article 8 en la matière. En effet,
la France, à l’inverse du Royaume-Uni, permettait une mise à jour
des registres de l’état-civil, sans accepter cependant d’en faire bénéficier les transsexuels, et impose fréquemment dans la vie quotidienne la production de documents officiels reflétant nécessairement
les indications desdits registres. La Cour distingue clairement l’affaire qui lui est soumise des affaires anglaises tranchées auparavant
et retient comme base du constat de violation auquel elle parvient
le fait que le requérant se trouve quotidiennement placé « dans une
situation globale incompatible avec le respect dû à sa vie privée ».
C’est donc bien à une rupture avec la jurisprudence antérieure
que procèdent les deux arrêts rendus le 11 juillet 2002, ce que la
Cour signale avec beaucoup de netteté, en redisant que la sécurité
juridique requiert une fidélité de sa part à sa jurisprudence, mais
aussi que la protection effective des droits de l’homme requiert une
lecture de la Convention qui soit « dynamique et évolutive », c’est-àdire en phase avec les mouvements qui animent le corps social et,
en conséquence, les législations des Etats européens. Il importe de
restituer la démarche suivie par la Cour, avant d’en entreprendre
plus systématiquement la critique.
A. — Le raisonnement de la Cour
Pour procéder à cet aggiornamento attendu par beaucoup, la Cour
commence par relever l’existence, au détriment du requérant, d’un
« conflit entre la réalité sociale et le droit », soit entre l’apparence
sexuelle féminine qu’a confortée l’intervention chirurgicale et les
mentions résultant de l’acte officiel accompli à la naissance et
(9) Arrêts Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990 et Sheffield et Horsham
c. Royaume-Uni du 30 juillet 1998.
L’arrêt X., Y. et Z. c. Royaume-Uni du 22 avril 1997 avait eu à trancher le problème un peu différent du refus opposé à une femme ayant subi une opération de
conversion sexuelle en homme de la considérer comme le père de l’enfant que sa compagne avait conçu par insémination artificielle. La Cour avait jugé « que l’article 8
ne saurait passer pour impliquer que l’Etat défendeur est dans l’obligation de reconnaître officiellement comme le père de l’enfant une personne qui n’en est pas le père
biologique », solution acquise par 14 voix contre 6.
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ensuite inchangé. Ce conflit suscite « des sentiments de vulnérabilité,
d’humiliation et d’anxiété », alors que la tolérance et même la prise
en charge par l’Etat de l’opération de conversion sexuelle devraient
déboucher en toute cohérence sur « une pleine consécration en
droit » de la situation ainsi créée.
Par fidélité aux facteurs pertinents qu’elle avait mentionnés dans
ses arrêts précédents, la Cour se penche alors sur les « aspects médicaux et scientifiques » du problème. La Cour note à ce titre que le
transsexualisme est généralement reconnu comme une pathologie à
laquelle il est légitime de répondre par un traitement pouvant comporter une intervention chirurgicale irréversible et que le fait de
demander à subir cette dernière atteste la détermination des
patients concernés. De ces données, elle tire la conclusion, qui nous
paraît étrange, les éléments mentionnés n’étant pas de même
nature, que « le fait que les causes exactes du transsexualisme soient
toujours débattues par la communauté scientifique et médicale ne
revêt (...) plus une aussi grande importance ». Cette affirmation est
suivie de considérations sur la part du facteur chromosomique dans
la définition de l’identité sexuelle, la Cour tirant argument de l’existence d’anomalies chromosomiques naturelles pour en relativiser
l’importance du point de vue de l’attribution juridique d’une identité sexuelle aux transsexuels. L’argument nous paraît très faible,
dans la mesure où précisément aucune incertitude quant au sexe
d’origine n’existe pour ces derniers. Toutes ces considérations amènent la Cour à conclure qu’elle « n’est pas convaincue que l’état des
connaissances médicales et scientifiques fournisse un argument
déterminant quant à la reconnaissance juridique des transsexuels ».
Avec tout le respect qu’on doit à la Cour, on se permet de trouver
cette conclusion bien désinvolte : sur le fond de la question soulevée
par les requêtes, qui est de savoir quelle est la nature du transsexualisme, quelles sont les réponses adéquates à apporter à la
demande des personnes en cause, quels peuvent être les effets
sociaux de la modification de leur état-civil, quelles sont les conséquences qu’une telle modification est susceptible d’entraîner pour
les membres de leur famille et en particulier leurs descendants
directs — il convient de rappeler que M. Goodwin avait eu quatre
enfants de son mariage aujourd’hui dissous —, strictement aucune
réponse n’est apportée. L’abondante littérature sur la question en
psychiatrie et en psychanalyse n’est à aucun moment évoquée. Sans
doute n’a-t-elle pas été utilisée par le gouvernement défendeur ( 10),
(10) On remarquera au passage que cette argumentation évite de porter le débat
sur le terrain des principes.
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mais on peut estimer que la gravité du problème posé et du revirement adopté justifiait des recherches entreprises spontanément, de
manière à vérifier que les données prises en compte ou écartées ne
condamnaient pas la reconnaissance juridique du transsexualisme ( 11).
La Cour en vient ensuite à la question de l’existence ou de l’absence d’une communauté de vues sur la condition juridique des
transsexuels au niveau européen. Son argumentation sur ce point
révèle, nous semble-t-il, un certain embarras, dans la mesure où la
Cour reconnaît l’absence, aujourd’hui encore, d’un véritable consensus européen sur la question, mais pour en relativiser aussitôt l’importance, en invoquant la difficulté de l’obtenir de 43 Etats agissant dans le cadre d’une ample marge d’appréciation. La Cour préfère s’attacher à la constatation, qu’elle juge plus significative,
d’« une tendance internationale continue non seulement vers une
acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels
opérés ». Il eût alors été plus explicite de dire que l’exigence de
consensus paraît excessive et que la Cour n’entend plus ménager en
la matière de marge nationale d’appréciation. Les difficultés de la
méthode d’interprétation « consensuelle » de la Convention ne
datent certes pas d’aujourd’hui — l’arrêt Marckx du 13 juin 1979
l’avait déjà illustré à propos des discriminations établies entre
enfants nés dans les liens ou hors des liens du mariage — mais sont
en l’espèce particulièrement accentuées.
Il restait à remettre en cause l’argument utilisé dans la jurisprudence antérieure, pris de ce qu’on ne peut exiger l’abandon du
caractère historique du système anglais d’enregistrement des naissances. L’ampleur de cette réforme est relativisée par la mention
d’aménagements déjà intervenus en cas de légitimation ou d’adoption, celle du petit nombre de personnes concernées par le problème
et celle de projets de réforme actuellement à l’examen. La préservation du système anglais paraît à la Cour ne plus revêtir aujourd’hui
la même importance qu’en 1986.
(11) Il n’était même pas besoin de sortir du rayon « droit » des librairies et bibliothèques, puisqu’on y trouvait le très remarquable ouvrage de Denis Salas, Sujet de
chair et sujet de droit : la justice face au transsexualisme, P.U.F., coll. Les voies du
droit, 1994. Nos développements ultérieurs rejoindront très souvent les analyses dans
cet ouvrage.
Pour une bibliographie conséquente, on peut consulter la Chronologie et bibliographie représentative du transsexualisme et des pathologies de l’identité sexuelle de 1910 à
1998, sur le site http://pierrehenri.castel.free.fr
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Après s’être ainsi débarrassée des obstacles résultant de sa jurisprudence antérieure — l’incertitude des enseignements de la science
est congédiée, la recherche d’un consensus est relayée par celle de
la tendance dominante de l’évolution législative, l’ampleur des
transformations demandées au système anglais est revue à la
baisse —, la Cour peut aborder sur nouveaux frais la question de
savoir si le refus opposé aux requérants d’enregistrer officiellement
leur nouvelle identité sexuelle apparente rompt ou non le juste équilibre que l’article 8 oblige les Etats à ménager entre le droit qu’il
consacre et les exigences du lien social. La Cour, tout en reconnaissant que les désagréments subis dans leur vie quotidienne par les
requérants n’ont pas atteint le degré de gravité qui avait conduit
au constat de violation dans l’affaire B. c. France, place d’emblée
la discussion sur le terrain des principes. Elle insiste sur le fait que
« la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la
Convention », proposition dont on accorde qu’elle est peu contestable, mais dont on doute qu’elle fasse beaucoup avancer le débat
dont il s’agit ici. La proposition suivante constitue une interprétation du droit au respect de la vie privée, censée découler du principe
très général précédemment posé, comme consacrant « le droit pour
chacun d’établir les détails de son identité d’être humain », d’où, à
son tour, procède la solution de principe suivante : « Au XXI e siècle,
la faculté pour les transsexuels de jouir pleinement, à l’instar de
leurs concitoyens, du droit au développement personnel et à l’intégrité physique et morale ne saurait être considérée comme une question controversée exigeant du temps pour que l’on parvienne à
appréhender plus clairement les problèmes en jeu. En résumé, la
situation insatisfaisante des transsexuels opérés, qui vivent entre
deux mondes parce qu’ils n’appartiennent pas vraiment à un sexe
ni à l’autre, ne peut plus durer ». A partir de tels principes — dont
on critiquera ultérieurement le bien-fondé —, on comprend qu’un
constat de violation de l’article 8 est devenu inévitable. La Cour y
parvient, non sans avoir redit que les conséquences d’une telle décision restent gérables par le système britannique, auquel il est
expressément reproché de n’avoir entrepris aucune réforme depuis
l’intervention de l’arrêt Rees et nonobstant l’invitation qu’il contenait à un réexamen incessant des solutions en vigueur à la lumière
de l’évolution scientifique et sociale. Le paragraphe 93 de l’arrêt
Goodwin peut alors poser : « Eu égard à ce qui précède, la Cour
estime que l’Etat défendeur ne peut plus invoquer sa marge d’appréciation en la matière, sauf pour ce qui est des moyens à mettre
en œuvre pour assurer la reconnaissance du droit protégé par la
Convention. Aucun facteur important d’intérêt public n’entrant en
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concurrence avec l’intérêt de la requérante en l’espèce à obtenir la
reconnaissance juridique de sa conversion sexuelle, la Cour conclut
que la notion de juste équilibre inhérente à la Convention fait désormais résolument pencher la balance en faveur de la requérante ».
Une véritable déchéance du droit pour l’Etat d’invoquer le bénéfice
d’une marge d’appréciation vient donc sanctionner une inertie qui
touche en réalité au cœur même du problème et qui tient à la persistance du refus de la reconnaissance juridique de la transformation
revendiquée. Implicitement, on y reviendra, la Cour tient dans tout
cela pour acquise et véritablement accomplie la transformation en
cause.
A partir de ces prémisses, la Cour va également parvenir, toujours
à l’unanimité, à un constat de violation au détriment des requérants
du droit de se marier consacré à l’article 12 de la Convention. Elle
procède d’abord, pour ce faire, à un découplage, si l’on ose dire,
entre le droit de se marier et celui de fonder une famille. Il lui reste
à se débarrasser de l’argument pris de la mention expresse par le
texte de l’article 12 du fait que le droit de se marier concerne
« l’homme et la femme ». Elle le fait en disant n’être « pas convaincue que l’on puisse aujourd’hui continuer d’admettre que ces termes
impliquent que le sexe doive être déterminé selon des termes purement biologiques », en mentionnant les transformations que l’évolution sociale a imprimées à l’institution du mariage et en relevant
que la réaffirmation du droit au mariage par la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne ne contient plus aucune mention du sexe des conjoints. Après avoir encore récusé comme artificiel, car ne correspondant pas aux aspirations du requérant, l’argument de la possibilité pour les transsexuels de se marier selon leur
sexe d’origine, la Cour conclut : « En l’espèce, la requérante mène
une vie de femme, entretient une relation avec un homme et souhaite uniquement épouser un homme. Or elle n’en a pas la possibilité. Pour la Cour, l’intéressée peut donc se plaindre d’une atteinte
à la substance même de son droit de se marier ». L’invocation de la
diversité des solutions législatives en Europe sur cet aspect de la
question et de la marge d’appréciation qu’une telle situation devrait
ouvrir aux Etats est considérée comme inopérante, s’agissant de la
substance même d’un droit garanti.
Pareillement, la Cour conclura à la violation des articles 6 et 8 de
la Convention dans un arrêt van Kück c. Allemagne du 12 juin
2003 : elle estime que le fait, pour les tribunaux allemands appelés
à se prononcer sur le remboursement des frais occasionnés par l’opération de conversion sexuelle, d’avoir jugé que celle-ci n’était pas un
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traitement nécessaire constitue une appréciation inappropriée
méconnaissant et l’équité du procès et le juste équilibre exigé par
l’article 8. Cette solution singulière, notamment en tant qu’elle
conclut à une violation des règles du procès équitable à partir du
constat d’une divergence de fond entre les juges nationaux et la
Cour, indique on ne peut plus clairement que désormais, il n’est pas
de restriction apportée aux droits des transsexuels qui puisse être
regardée comme compatible avec la Convention. Même la solution
naguère adoptée par la Cour quant à l’établissement d’un lien de
filiation entre une transsexuelle et l’enfant de sa compagne né d’une
insémination artificielle serait probablement renversée sous l’empire
de la nouvelle jurisprudence.
Que penser de celle-ci, outre les remarques déjà introduites précédemment ?
B. — Les défauts de la solution adoptée
En ne se contentant plus de l’approche pragmatique adoptée précédemment pour évaluer l’ampleur des difficultés rencontrées par
les transsexuels dans leur vie quotidienne et en exigeant des Etats
la reconnaissance juridique de la transformation opérée, la Cour
européenne des droits de l’homme franchit un pas, en substituant
une solution de principe aux nuances de sa jurisprudence antérieure.
Faut-il s’en féliciter ? Une typologie sommaire conduirait à distinguer, du point de vue de la gravité des dommages subis par les
transsexuels, les sanctions qui les frapperaient à raison de leur désir
de changer de sexe, les situations mettant au jour la contradiction
existant entre leur sexe d’origine et leur apparence (démarches
administratives ou formalités exigeant la production d’une pièce
officielle dont les mentions reproduisent celles des registres de naissance, par exemple) et l’impossibilité pour eux d’obtenir une modification des documents officiels mentionnant leur identité sexuelle.
La première hypothèse, dont on notera qu’elle ne s’est pas présentée
à ce jour devant la Cour européenne des droits de l’homme ( 12),
(12) Elle s’est présentée, en revanche, devant la Cour de justice des Communautés
européennes (arrêt du 30 avril 1996, P. c. S. et Cornwall County Council, aff. C-13/94,
Rec., p. I-2143, concl. Tesauro, in F. Sudre et a., Droit communautaire des droits
fondamentaux, Bruylant, Coll. « Droit et justice », 1999, p. 171), qui a jugé que la
directive posant le principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes « a
également vocation à s’appliquer aux discriminations qui trouvent leur origine,
comme en l’espèce, dans la conversion sexuelle de l’intéressé ». Il s’agissait en l’espèce
d’un licenciement prononcé suite à l’annonce par le salarié intéressé de son projet de
se soumettre à un processus de conversion sexuelle.
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conduit à estimer contraire à la Convention toute sanction qui frapperait ou menacerait une personne en raison du syndrome transsexuel dont elle est atteinte, qu’il s’agisse d’une sanction pénale ou
disciplinaire ou d’une mesure comme un licenciement ou un refus
d’embauche, de promotion ou de prestation. Mais à la réflexion, la
distinction entre les deux hypothèses suivantes révèle rapidement
ses limites, de sorte que la Cour a eu raison d’attaquer le problème
de front. En effet, l’obligation pour l’Etat d’éliminer les situations
dans lesquelles apparaît une contradiction entre l’apparence des
transsexuels et la réalité de leur sexe conduit rapidement à une
confrontation de l’intéressé et de son passé qui ne peut se résoudre
que par des modifications apportées à des actes officiels. L’affaire
B. c. France le montrait très nettement, de sorte qu’il est même
concevable de présenter l’arrêt Goodwin comme une simple radicalisation de la position adoptée à l’époque, dépouillée des éléments qui
en interdisaient la généralisation ( 13). Les particularités du droit
anglais, spécialement l’extrême plasticité aux choix de la personne
qu’y connaît l’usage d’une identité, ont longtemps permis d’éluder
la question de principe posée par le transsexualisme, mais il est évidemment préférable de situer la réponse au niveau des principes,
plutôt qu’à celui de ce qu’on pourrait appeler une « doctrine Matter
appliquée au transsexualisme ». Il reste, cela étant, que le refus de
la solution de l’arrêt Goodwin n’interdit nullement la recherche, du
type de celle menée précédemment par la Cour, de solutions visant
à éviter, autant que faire se peut, les situations de conflit ou à les
aménager de manière à en atténuer les désagréments pour les intéressés.
C’est donc le principe même nouvellement adopté qui nous paraît
critiquable, en ce qu’il méconnaît le phénomène transsexuel et en ce
qu’il contredit d’autres solutions récemment adoptées par la Cour.
(13) Rappelons que l’arrêt de la Cour de Strasbourg a conduit la Cour de cassation française à renverser sa jurisprudence antérieure (Ass. pl., 11 décembre 1992,
Bull. A.P., n o 13, Bull. info. C. cass., 1 er février 1993, concl. Jéol) en affirmant que
« lorsque, à la suite d’un traitement médico-chirurgical subi dans un but thérapeutique, une personne présentant le syndrome du transsexualisme ne possède plus tous
les caractères de son sexe d’origine et a pris une apparence physique la rapprochant
de l’autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect
dû à la vie privée justifie que son état-civil indique désormais le sexe dont elle a l’apparence; que le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes ne fait pas obstacle à une telle modification ».
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1. Une méconnaissance de la nature du transsexualisme
Le transsexualisme constitue une pathologie de l’identité sexuelle
marquée par la conviction du patient de ne pas relever fondamentalement du sexe dont il présente pourtant les caractéristiques anatomiques ( 14) et par le désir insistant d’une transformation en une personne du sexe opposé. Un tel désir trouve à se réaliser d’abord dans
des pratiques de transvestisme, puis, plus radicalement, dans la
demande de subir un traitement hormonal, puis chirurgical
conforme à ce désir. Les interventions chirurgicales dites de réassignation sexuelle (mammectomies, phalloplasties, pénectomies, puis
vaginoplasties) commencent d’être expérimentées à partir de 1912
et appliquées à des transsexuels dès 1921. Ces dernières interventions sont d’abord prohibées tant par la loi pénale (la pénectomie
constitue une castration) que par la déontologie médicale (ces interventions se voient refuser un statut thérapeutique), puis peu à peu
acceptées, officiellement ou de facto, un peu partout. Cette acceptation continue cependant de susciter de fortes oppositions, qui portent essentiellement sur le fait que l’on accepte de cautionner par
un acte chirurgical le délire (on entend ce terme dans son sens clinique) du patient ( 15). L’acceptation par les chirurgiens d’interventions en toute hypothèse impuissantes à « changer le sexe » du
patient qui les sollicite pour mettre un terme à son angoisse participe à beaucoup d’égards du fantasme d’une médecine toute-puissante, empressée à mettre ses techniques « de pointe » au service de
qui s’adresse à son pouvoir — on pense irrésistiblement au person(14) En cela, le transsexualisme se distingue radicalement de l’hermaphrodisme,
qui est l’hypothèse dans laquelle un individu présente à la fois des caractéristiques
anatomiques féminines et masculines, comme dans le cas célèbre et douloureux
d’Herculine Barbin dite Alexina B, dont les souvenirs ont été publiés sous ce titre
avec un dossier établi par Michel Foucault (Gallimard, 1978).
(15) Voy. notamment en ce sens M. Czermak et H. Frignet, « Quel sexe voulezvous? », Libération, 17 novembre 1993, qui déplorent que la réponse des médecins au
délire du transsexuel n’en prenne pas mieux en compte la nature « en l’entendant par
exemple comme un symptôme dont il conviendrait de reconnaître la place et les fins,
plutôt que comme une demande ».
Dans le même sens, A. Papageorgiou-Legendre, « Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse », in P. Legendre, Leçons IV, suite 2, Fayard, 1990,
p. 168 : « La nature ultime de la question du sexe étant d’essence langagière, l’accès
à cette question se trouve définitivement fermé par cette modification du corps ».
Cette analyse rejoint celle faite par Jacques Lacan dans son séminaire du 8 décembre
1971 (« ... ou pire »), qui disait du transsexuel : « Il n’a qu’un tort, c’est de vouloir
le forcer, le discours sexuel (...) par la chirurgie ». Auparavant, Lacan avait indiqué
à propos du phallus : « c’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut
plus, et pas en tant qu’organe »., phrase qui est souvent citée. Voy. aussi D. Salas,
op. cit., p. 99 et p. 111.
Patrick Wachsmann et Aluma Marienburg-Wachsmann
1169
nage de Frankenstein. « Quant à savoir quelle attitude adopter, il
nous semble que c’est là affaire d’éthique. Que l’on s’attache à la
libre disposition que l’on a de son corps et l’on pourra accepter de
mettre une technique au service du malade, au même titre si l’on
veut, que la chirurgie esthétique. Qu’au contraire, l’on se refuse à
modifier un sexe s’il est évident pour le médecin, parce qu’on sait
qu’on tromperait le patient en lui faisant croire qu’il pourrait alors
réellement faire partie de ‘ l’autre sexe ’, voilà qui nous semblerait
plus conforme à la déontologie actuelle », écrivaient en 1960
L. Israël et P. Geissmann ( 16) — et leurs propos demeurent pleinement valables, quelle qu’ait été la sophistication croissante des techniques médicales.
Les lignes qu’on vient de citer mettent aussi en question la position que vient d’adopter la Cour européenne des droits de l’homme.
Elle aussi consiste à se plier au désir des transsexuels et à fournir
une caution à leur délire, mais cette fois-ci, plus gravement, dans le
symbolique. Quoi qu’en aient les transsexuels, on ne peut changer
de sexe, les caractéristiques de l’humain n’étant pas réellement
manipulables : on peut seulement leur fournir l’apparence, plus ou
moins réussie selon l’habileté des techniciens, du sexe qu’ils désirent
être le leur. Inscrire dans la loi leur « nouvelle identité sexuelle »,
c’est donc rentrer dans leur délire, à des fins aussi prétendument
secourables que celles du chirurgien qui les a opérés, mais sans souci
ni des tiers intéressés (en premier lieu, les membres de la lignée
familiale dans laquelle s’inscrivent ces personnes) ni de la fonction
de la loi, qui est de marquer la limite ( 17) et en l’espèce, le « cadre
porteur de l’impératif structural : la différenciation subjective » ( 18).
De surcroît, la solution en question n’est pas de nature à apporter
aux transsexuels une véritable satisfaction, puisque le propre d’un
délire est précisément de ne jamais pouvoir être satisfait. L. Israël
et P. Geissmann notaient ainsi, à propos des transsexuels qu’ils
avaient examinés, « le caractère dogmatique de leur affirmation,
leur conviction absolue, irréductible à l’expérience comme à l’explication, jusqu’à leur faculté d’induire l’entourage ; tout cela évoque
la pensée délirante de structure paranoïaque : un délire qui serait
(16) « Le désir de changer de sexe chez les invertis psycho-sexuels », Cahiers de
psychiatrie, n o 14, 1960, p. 90.
(17) Voy. en ce sens les travaux décisifs de Pierre Legendre, ainsi résumés par
l’auteur : « Nous touchons là à la structure universelle de l’Interdit, au sens aujourd’hui étoffé par l’anthropologie et la psychanalyse — Interdit dont les Etats sont les
garants de principe, par exemple en garantissant l’indisponibilité du droit des personnes » (« Ce que nous appelons le droit », Le Débat, n o 74, 1993, p. 111).
(18) P. Legendre, Filiation, op. cit., p. 196.
1170
Rev. trim. dr. h. (56/2003)
‘partiel ’, bien ‘localisé ’, mais dont la présence a frappé tous les
auteurs » ( 19) et le caractère infini de leur revendication identitaire ( 20). On peut alors s’inquiéter de l’effet qu’aura pour les transsexuels eux-mêmes l’acceptation de la reconnaissance juridique de
leur « transformation », qui paraît accomplir leur désir, mais ne saurait, pas plus que les traitements médicaux subis, mettre fin à leurs
tourments.
Les termes mêmes utilisés par la Cour pour parler des requérants
indiquent bien, on l’a déjà noté, que ces derniers ont réussi à
convaincre les juges de l’identité entre leur apparence et la réalité.
Là où l’arrêt Rees disait des transsexuels qu’il s’agit des « personnes
qui, tout en appartenant physiquement à un sexe, ont le sentiment
d’appartenir à l’autre (et) essaient souvent d’accéder à une identité
plus cohérente et moins équivoque en se soumettant à des soins
médicaux et à des interventions chirurgicales afin d’adapter leurs
caractères physiques à leur psychisme », l’arrêt Goodwin, d’abord
animé d’une prudence comparable (§ 76 de l’arrêt), soutient ensuite
qu’il ne manquerait pratiquement aux transsexuels opérés que les
caractéristiques chromosomiques du sexe auquel ils aspirent (§ 82 :
« S’il demeure vrai également qu’une personne transsexuelle ne peut
pas acquérir toutes les caractéristiques biologiques du nouveau sexe
(...), la Cour constate qu’avec la sophistication croissante des interventions chirurgicales et des types de traitement hormonaux, le
principal aspect biologique de l’identité sexuelle qui reste inchangé
est l’élément chromosomique », remarque qui précède une relativisation de l’importance de ce dernier, du fait de la possibilité — mais
pas en l’espèce ! — d’anomalies susceptibles de l’affecter. Quelques
paragraphes plus loin, la Cour justifiera la décision de principe à
laquelle elle s’arrête en disant : « la situation insatisfaisante des
transsexuels opérés, qui vivent entre deux mondes parce qu’ils n’appartiennent pas vraiment à un sexe ni à l’autre, ne peut plus durer ».
(§ 90, souligné par nous). Cela revient à considérer que cette situation intermédiaire cessera avec l’arrêt de la Cour et l’obligation
d’enregistrer officiellement le souhait des intéressés. Le juge, pour
satisfaire une demande délirante, s’approprie ici le fantasme
(19) L. Israël et P. Geissmann, article précité.
(20) Dans leur Dictionnaire de la psychanalyse (Fayard, 1997, v o Transsexualisme,
p. 1074), E. Roudinesco et M. Plon relèvent, faisant état des travaux d’un des grands
spécialistes de la question, R. Stoller, « Car la chose la plus étonnante est que le
transsexuel homme, malgré ses allégations, ses dénégations, ses dénis, n’est jamais
satisfait de son changement de sexe, alors même qu’il lui a été impossible d’y renoncer ».
Patrick Wachsmann et Aluma Marienburg-Wachsmann
1171
démiurgique qui avait déjà conduit les médecins à accepter de pratiquer l’opération sollicitée. L’illusion est la même : le geste revendiqué par le malade lui apportera la guérison/la tranquillité d’esprit.
On craint que l’argument de cohérence invoqué par la Cour au soutien de sa position (§ 78) ne vaille aussi pour cette continuité de
gestes voulus salvateurs. On comprend que de tels présupposés ne
peuvent que conduire la Cour à estimer que le droit au mariage des
transsexuels doit pouvoir s’exercer selon le nouveau sexe qui leur a
été ainsi conféré par les efforts conjugués du corps médical et du
juge européen.
Ainsi persuadée du bien-fondé du discours du transsexuel, dont la
nature délirante est entièrement négligée, la Cour adopte une solution qui paraît peu en phase avec sa jurisprudence, même récente,
sur des questions de ce type.
2. Une solution opposée à des courants jurisprudentiels majeurs
La rupture consacrée par la Cour ne concerne pas que le problème
du transsexualisme. Au-delà de celle-ci, elle soulève l’interrogation
désormais classique sur l’existence et l’étendue de la marge nationale d’appréciation et aussi celle suscitée par l’approche compassionnelle ici adoptée par les juges européens.
— Maintien, réduction ou déchéance du bénéfice de la marge
nationale d’appréciation ? Il ressort des développements, rappelés
ci-dessus, que la Cour consacre à ce point qu’elle reste attachée à la
doctrine de la marge nationale d’appréciation, par ailleurs souvent
contestée ( 21). On se souvient qu’au sein même de la Cour, le juge
De Meyer, par ailleurs opposé à toute reconnaissance juridique d’un
changement de sexe dans le cas des transsexuels, avait clairement
condamné l’appel à cette doctrine par la Cour ( 22). L’occasion de
répudier cette théorie n’a pas été saisie et la Cour a donc dû essayer
de justifier au regard de cette dernière la distance qu’elle prenait
par rapport à sa jurisprudence antérieure sur le transsexualisme.
Comme on l’a déjà dit, l’exercice n’était guère facile et obligeait la
Cour à expliquer pourquoi la marge était soudain devenue impuissante à justifier la diversité des réponses nationales à la question
sub judice. La difficulté d’une telle entreprise était encore accentuée
par le fait que l’absence de communautés de vues entre les Etats
(21) Voy. notamment P. Lambert, « Marge nationale d’appréciation et contrôle
de proportionnalité », in F. Sudre (dir.), L’interprétation de la Convention européenne
des droits de l’homme, Bruylant, Coll. « Droit et justice », 1998, p. 63.
(22) Opinion sous l’arrêt Z. c. Finlande du 25 février 1997.
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Rev. trim. dr. h. (56/2003)
l’avait amenée à reconnaître à ces derniers une « ample marge d’appréciation ». Choisir de se référer à la tendance internationale dominante (dont on relèvera au passage qu’elle déborde clairement le
cercle, pourtant large, des Etats membres du Conseil de l’Europe,
l’exemple de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande étant invoqué par
l’organisation Liberty qui était intervenue en qualité d’amicus
curiae) plutôt qu’à un consensus européen toujours inexistant plus
de quinze ans après l’arrêt Rees mettait pourtant à mal un des éléments apparemment les plus sûrs pour déterminer l’étendue de la
marge. La tension entre d’une part l’unification de l’Europe autour
d’une conception commune des droits de l’homme et d’autre part le
respect de la diversité des composantes de la société européenne ( 23)
paraissait clairement résolue en faveur du second terme face à des
problèmes faisant l’objet d’une certaine diversité d’approches. Le
judicial restraint dont faisait alors preuve la Cour des droits de
l’homme procédait de l’idée qu’elle ne pouvait se targuer d’une légitimité suffisante pour récuser la décision étatique intervenant dans
un tel contexte ( 24), considération dont on pouvait penser qu’elle
restait pleinement valable. L’arrêt Goodwin choisit très nettement
de faire prévaloir le premier terme de l’alternative, comme l’illustrait déjà le choix des seules législations « progressistes » comme élément de référence et comme le confirme l’impatience manifestée par
la Cour face à l’inertie du législateur britannique en matière de
transsexualisme. Rappelant l’invitation faite depuis l’arrêt Rees à
procéder à un « examen constant » de la nécessité des mesures restrictives en vigueur dans les Etats, la Cour relève qu’aucune des
réformes envisagées au Royaume-Uni n’a été menée à son terme et
conclut qu’« Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’Etat
défendeur ne peut plus invoquer sa marge d’appréciation en la
matière, sauf pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre pour
assurer la reconnaissance du droit protégé par la Convention ». La
Cour semble ici conclure à une véritable déchéance du droit pour
l’Etat de se prévaloir de la marge d’appréciation, inédite sauf erreur
dans sa jurisprudence. Rétroactivement, l’appel à un examen
constant de la question vaut donc mise en demeure de procéder aux
réformes destinées à mettre fin au problème dont la Cour était saisie. Le moins que l’on puisse dire est que ladite mise en demeure
(23) Voy. Sur ce point M. Delmas-Marty, « Pluralisme et traditions nationales »,
in P. Tavernier (dir.), Quelle Europe pour les droits de l’homme ?, Bruylant, 1996,
p. 81.
(24) Voy. sur le terrain de la liberté d’expression P. Wachsmann, « Une certaine
marge d’appréciation », Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire.
Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Bruylant, 2000, p. 1017.
Patrick Wachsmann et Aluma Marienburg-Wachsmann
1173
manquait de clarté — elle ne s’apparentait en rien aux techniques
développées par certaines cours constitutionnelles et consistant à
indiquer qu’à partir d’une certaine date, la disposition examinée
cessera d’être conforme à la Constitution, ce qui oblige le législateur
à la modifier en temps utile ( 25). La vérité est plutôt que la Cour
désirait changer de jurisprudence, tout en se montrant, en apparence du moins, soucieuse de ne pas rompre trop brutalement avec
ses propres précédents. Il est probable que cette solution de la
déchéance du droit à invoquer la marge ne connaîtra pas, en dehors
de ce type plutôt rare de conjoncture, de très nombreuses illustrations. Il faut ajouter que la déchéance en question était d’autant
plus utile à la solution qu’était en cause une obligation positive de
l’Etat, laquelle emporte normalement un élargissement de la
marge ( 26). On relèvera encore que sur le terrain de l’article 12, la
Cour ne peut utiliser une argumentation identique, l’appel à un
réexamen constant du droit applicable n’ayant pas concerné ce dernier. La Cour se réfère, dans ce cadre, au champ d’application de la
marge, qui ne saurait permettre à un Etat de remettre entièrement
en cause le droit dont il s’agit. On ne peut, ici encore, se défendre
du sentiment qu’il importe avant tout, pour la Cour, d’échapper
aux conséquences que devrait emporter la marge — et qu’elle avait
jusqu’ici comportées en une telle occurrence.
La comparaison avec des affaires récentes concernant l’article 8
est éloquente, qu’il s’agisse de la question de la possibilité pour un
homosexuel d’adopter un enfant (arrêt Fretté c. France du 26 février
2002) ou de celle du droit, pour un enfant né d’une mère ayant
accouché anonymement, de connaître ses origines (arrêt Odièvre c.
France du 13 février 2003). Ainsi l’arrêt Fretté se livre-t-il à d’assez
longues et classiques considérations sur l’absence, dans l’ordre juridique et social des Etats contractants, de « principes uniformes sur
ces questions de société sur lesquelles de profonde divergences d’opinions peuvent raisonnablement régner dans un Etat démocratique.
La Cour estime normal que les autorités nationales, qui se doivent
aussi de prendre en considération dans les limites de leurs compétences les intérêts de la société dans son ensemble, disposent d’une
grande latitude lorsqu’elles sont appelées à se prononcer dans ces
domaines ». On s’étonne d’autant plus que cette logique n’ait pas
(25) Voy. Constance Grewe et Hélène Ruiz Fabri, Droits constitutionnels européens, P.U.F., coll. Droit fondamental, 1995, p. 85.
(26) Ce point a été relevé notamment dans le commentaire que A. Gouttenoire
et F. Sudre ont consacré à l’arrêt Odièvre c. France du 13 février 2003 (J.C.P., 2003,
II, 10049).
1174
Rev. trim. dr. h. (56/2003)
été reprise, cette fois encore, à propos du transsexualisme ( 27) que la
Cour note dans l’arrêt Fretté que « force est de constater que la communauté scientifique — et plus particulièrement les spécialistes de
l’enfance, les psychiatres et les psychologues — est divisée sur les
conséquences éventuelles de l’accueil d’un enfant par un ou des
parents homosexuels, compte tenu notamment du nombre restreint
d’études scientifiques réalisées sur la question à ce jour ». Or il faut
redire qu’à propos du transsexualisme, les études existantes émanant des spécialistes mentionnés n’ont pas été utilisées, alors même
qu’elles attirent l’attention, dans leur immense majorité, sur le
caractère délirant de la revendication des transsexuels. Il est pour
le moins paradoxal que la marge ait pu jouer dans un cas et non
dans l’autre. La même réflexion vaut dans le cas de l’arrêt Odièvre,
où la Cour conclut « que la France n’a pas excédé la marge d’appréciation qui doit lui être reconnue en raison du caractère complexe
et délicat de la question que soulève le secret des origines au regard
du droit de chacun à son histoire, du choix des parents biologiques,
du lien familial existant et des parents adoptifs », ceci alors pourtant qu’en l’espèce, le premier élément mentionné a été totalement
sacrifié et qu’aux termes du raisonnement de l’arrêt Goodwin sur le
terrain de l’article 12, une soustraction à l’empire de la marge
devait en résulter. Ce dernier arrêt ne peut donc pas aisément s’insérer dans l’abondante jurisprudence relative à la marge nationale
d’appréciation.
— Une approche compassionnelle des droits de l’homme heureusement isolée. L’exception introduite par la Cour en faveur des
droits des transsexuels s’explique surtout, on a déjà eu l’occasion de
l’indiquer, par l’espèce de fascination qu’exerce spontanément le
discours du transsexuel en tant que discours paranoïaque. Celui-ci
impressionne par sa cohérence, au point de faire oublier que son
point de départ est l’idée délirante du sujet qu’il est victime d’une
erreur de la nature et qu’il appartient en réalité à l’autre sexe. Le
juge est ici comme happé par ce discours, ce qui est encore facilité
par la sympathie manifestée envers la souffrance des requérants.
Celle-ci apparaissait déjà avec une grande netteté dans l’opinion dissidente du juge Martens sous l’arrêt Cossey, opinion dont l’influence
a été déterminante. Le juge néerlandais louait les parlements et les
juges nationaux qui avaient réalisé « que les transsexuels opérés
sont des personnes malheureuses ayant déjà tellement souffert qu’il
(27) Dans son opinion dissidente sous l’arrêt B. c. France, le juge Pettiti écrivait : « Dans ce domaine sensible tributaire de situations morales et sociales très
diverses, la marge d’appréciation dont l’Etat dispose est considérable ».
Patrick Wachsmann et Aluma Marienburg-Wachsmann
1175
s’impose de faire droit, dans la mesure du possible, à leur demande
de pleine reconnaissance juridique de leur nouvelle identité
sexuelle ». Le droit est ici expressément issu de la souffrance ressentie par les transsexuels, le fait que la nouvelle identité sexuelle dont
il s’agit reste une apparence étant méconnu, compte tenu des souffrances endurées pour la confirmer. L’arrêt Goodwin s’inscrit visiblement dans cette logique compassionnelle, dans la mesure déjà où le
bénéfice de la solution qu’il consacre est réservé « aux transsexuels
opérés ayant pleinement réalisé leur conversion » (§ 91). On notera
l’adverbe qui fait l’impasse sur le fait que pleine, la conversion ne
peut précisément l’être. La raison qui explique la distinction faite
par la Cour entre les personnes opérées et les autres est dite très
explicitement : on est en présence, pour les premières, d’une « identité sexuelle choisie par elles au prix de grandes souffrances » (fin du
§ 91) ( 28).
Pourtant, dans une affaire qui soulevait une question autrement
douloureuse, la Cour européenne des droits de l’homme avait su
dépasser l’approche purement compassionnelle des questions qui lui
étaient posées. Il s’agit de l’affaire Pretty c. Royaume-Uni, dans
laquelle la requérante, atteinte d’une grave maladie neuro-végétative, sollicitait que son mari ne soit pas poursuivi s’il l’aidait à mourir. L’arrêt du 29 avril 2002, tout en indiquant, sur le terrain de
l’article 3 de la Convention, que « la Cour ne peut qu’éprouver de la
sympathie pour la crainte de la requérante de devoir affronter une
mort pénible si on ne lui donne pas la possibilité de mettre fin à ses
jours », n’en recadre pas moins avec rigueur l’objet de la demande
qui lui est adressée et relève : « Exiger de l’Etat qu’il accueille la
demande, c’est l’obliger à cautionner des actes visant à interrompre
la vie. Or pareille obligation ne peut être déduite de l’article 3 de la
Convention ». De même, sur le terrain de l’article 8, la Cour relève-telle que l’autonomie individuelle ne saurait conduire à risquer de
sacrifier les intérêts des personnes vulnérables, pas plus qu’à abandonner l’application de dispositions législatives générales à des
appréciations portées en dehors de toute garantie judiciaire. La
Cour a donc su, en cette occurrence, situer son office dans l’ordre
du symbolique et non de l’imaginaire, c’est-à-dire exercer la fonction qui lui est dévolue, en gardant présent à l’esprit le fait que
juger — comme soigner, d’ailleurs — réclame autre chose que de la
compassion. Il est regrettable qu’elle n’ait pas fait preuve de la
(28) Voy. la décision d’irrecevabilité prise par la Commission à propos d’une
requête émanant d’un transsexuel non opéré dans sa décision du 23 octobre 1997,
Theodor (Dora) Roetzheim c. Allemagne, D.R., 91-B, p. 40.
1176
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même rigueur dans l’affaire Goodwin, où elle a cédé à une compassion dont on a vu qu’elle est de surcroît malheureusement impuissante à apporter la tranquillité aux requérants. Ce faisant, elle laisse
peu à répondre à ceux qui reprochent à l’éthique des droits de
l’homme de « définir l’homme comme une victime » ( 29) et d’être
incapable de dépasser ce point de vue purement négatif.
Il ne s’agit pas du seul aspect de la philosophie des droits de
l’homme au regard duquel l’arrêt nous semble critiquable.
II. — Une philosophie des droits de l’homme
très contestable
On y a déjà insisté à plusieurs reprises, l’arrêt Goodwin méconnaît
le registre du symbolique, lorsqu’il oblige la loi à céder devant une
revendication individuelle déraisonnable et lorsqu’il tient pour
négligeable l’inscription du sujet humain dans une généalogie et une
histoire.
A. — Une autodétermination de l’individu
portée à son paroxysme
L’idée que le droit au respect de la vie privée consacré à l’article 8
de la Convention emporte un droit général à l’autonomie individuelle est, en tant que telle, apparue relativement récemment dans
la jurisprudence de la Cour. Une telle idée est pleinement conforme
aux valeurs individualistes qu’exprime la philosophie des droits de
l’homme ( 30) et participe donc d’une interprétation téléologique de
la Convention européenne. C’est dans l’arrêt Pretty c. Royaume-Uni
du 29 avril 2002 que la Cour, s’appuyant sur une série de solutions
antérieurement dégagées par elle quant aux corollaires de l’article 8,
indique : « Bien qu’il n’ait été établi dans aucune affaire antérieure
que l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie
personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 », proposition générale qui précède la
consécration du « principe de l’autonomie personnelle, au sens du
droit d’opérer des choix concernant son propre corps ».
(29) A. Badiou, L’Ethique, Hatier, Optiques, philosophie, 1993, p. 12.
(30) Voy. notamment P. Wachsmann, Libertés publiques, Cours Dalloz, 4 o éd.,
2002, pp. 16 et s.
Patrick Wachsmann et Aluma Marienburg-Wachsmann
1177
De tels principes constituent un approfondissement bienvenu des
notions qui sont à la base de la Convention et permettent d’aller audelà des aspects traditionnels du droit au respect de la vie privée,
notamment du droit au secret que celui-ci comporte au premier
chef. Dès l’arrêt Dudgeon du 22 octobre 1981, la Cour avait inclus
la vie sexuelle dans le champ de la vie privée. Après avoir notamment étendu le champ de l’article 8 aux relations de l’individu avec
ses semblables (arrêt Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992),
la Cour y a fait entrer des aspects de l’identité physique et sociale
de la personne (arrêt Mikulic c. Croatie du 7 février 2002), en faisant
siennes rétroactivement les propositions de la Commission dans l’affaire Gaskin c. Royaume-Uni selon lesquelles « le respect de la vie
privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité
d’être humain et qu’en principe les autorités ne l’empêchent pas de
se procurer ces renseignements fondamentaux, sauf justification
précise ». Sans aller tout à fait aussi loin, l’arrêt Gaskin du 7 juillet
1989 avait admis que « les personnes se trouvant dans la situation
du requérant ( 31) ont un intérêt primordial, protégé par la Convention, à recevoir les renseignements qu’il leur faut pour connaître et
comprendre leur enfance et leurs années de formation ». En toute
hypothèse, ce qui était en jeu, de même que dans l’affaire Mikulic
et ensuite dans l’affaire Odièvre, c’était un droit pour l’individu de
savoir. L’arrêt Pretty franchit un pas supplémentaire en consacrant
en tant que tel le droit à l’autonomie personnelle comme inclus dans
la vie privée protégée par l’article 8, au terme d’une synthèse de la
jurisprudence antérieure qui est portée par les formules choisies à
un haut degré de généralité.
Il nous semble toutefois que l’arrêt Goodwin, sous le couvert d’un
résumé des acquis jurisprudentiels, imprime à ces derniers un nouvel infléchissement, dont nous ne sommes nullement convaincus de
la justesse. Citant à l’appui de sa proposition les arrêts Pretty et
Mikulic, la Cour énonce en effet : « la dignité et la liberté de
l’homme sont l’essence même de la Convention. Sur le terrain de
l’article 8 de la Convention en particulier, où la notion d’autonomie
personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de chaque individu est protégée, y compris le droit pour chacun d’établir les
détails de son identité d’être humain » (§ 90-nous soulignons). L’autonomie personnelle comprend sans conteste le droit d’adopter le com(31) Celui-ci désirait que lui soient communiqués les dossiers relatifs aux personnes auprès desquelles il avait été placé durant son enfance, notamment afin de
pouvoir retracer des faits de maltraitance dont il conservait des souvenirs confus.
1178
Rev. trim. dr. h. (56/2003)
portement sexuel de son choix, celui de s’opposer à une intervention
sur son corps, sans doute aussi le droit pour la mère d’interrompre
volontairement sa grossesse ( 32), bref le droit de mener son existence
à sa guise — sous réserve, comme il est stipulé au paragraphe 2 de
l’article 8, de ne nuire ni à des tiers ni à des valeurs sociales légitimes. Nous pensons qu’il est abusif d’étendre ce droit aussi loin que
le fait ici la Cour. Cela revient en effet à consacrer un droit à l’autoinstitution du sujet ; or tout être humain, on y reviendra, s’inscrit
dans une généalogie qu’il ne doit pas être autorisé à répudier, c’està-dire refouler à sa guise, sous peine précisément d’institutionnaliser
la folie au lieu d’en prémunir les sujets au moyen de la loi — rappelons que c’est par la forclusion du nom-du-père que Jacques Lacan
définissait la psychose. Ici encore l’arrêt Goodwin sape dangereusement l’instance de la loi, au nom d’une souveraineté de l’individu
qui risque fort de se retourner gravement contre lui ( 33).
On passe en réalité du droit à l’autonomie personnelle à un droit
à exiger la ratification par l’Etat de ses choix. L’appel si répandu
à un « moins d’Etat » débouche sur une sollicitation généralisée de
cet Etat pour qu’il donne sa caution, pour ne pas dire sa bénédiction officielle, aux choix, quels qu’ils soient, faits par les individus.
On ne prend même plus la peine de vérifier, le cas du transsexualisme l’atteste, que ce choix est bien libre, ce qui devrait supposer
qu’il émane d’un sujet agissant lucidement ( 34). Il s’ensuit, à
l’échelle du corps social, une perte des repères extrêmement dangereuse pour les individus, parce qu’il ne s’agit pas d’une réponse
juste à leurs demandes. « La reconnaissance juridique du changement d’identité sexuelle fonctionne sur un mode analogue (à l’ac-
(32) Voy. le rapport établi par la Commission dans l’affaire Rose Marie Brüggemann et Adelheid Scheuten c. République fédérale d’Allemagne le 12 juillet 1977, D.R.
10, p. 100.
(33) « L’individualisme programmé, qui désarrime chacun du fondement de ses
liens, ouvre sur les enfers subjectifs », écrit Pierre Legendre (« Les Collages qui font
un Etat », in P. Legendre, Miroir d’une Nation. L’Ecole nationale d’administration,
Arte Editions, Mille et une nuits, 1999, p. 68.
(34) Marcel Czermak indique ainsi que pour ses patients, « le fait patent était
qu’ils ne se croyaient pas plus femme que le fou ne croit à ses voix. Cela leur paraissait aussi fou et incroyable ; simplement, comme dans le cas des hallucinations, il fallait bien qu’ils s’y plient, qu’ils se plient à ce qui s’imposait à eux de façon impérative, sous la forme d’un besoin qu’ils ne pouvaient absolument pas négocier » (Passions de l’objet. Etudes psychanalytiques des psychoses, 3 o éd., Editions de l’Association
freudienne internationale, 2001, p. 111).
De surcroît, comme le relève A. Papageorgiou-Legendre (Filiation, op. cit.,
p. 168), « la composante psychologique du sexe ne peut être réductible à la conviction
du sujet ».
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ceptation d’une opération ayant pour effet de modifier l’apparence
sexuelle) : absence de réponse symbolique, mais riposte réelle, annihilant la subjectivité et ce qu’elle doit à la filiation. » ( 35), écrivaient
deux spécialistes du transsexualisme au lendemain de l’acceptation
par la Cour de cassation française de la transcription du changement de sexe dans les registres de l’état-civil. La formule de l’arrêt
Goodwin, par l’ampleur du principe qu’elle pose, évoque ce propos
très général de Pierre Legendre : « On ne peut pas dans le même
temps promouvoir un droit planétaire et démolir le cadre normatif
qui construit les jeunes générations, c’est-à-dire déclarer caduque la
notion de limite, mettre tout (sexe, nom, filiation) à la disposition
de l’individu » ( 36). On notera au passage l’étrange phénomène qui,
en ce tournant de siècle, fait déboucher le légitime succès des revendications de diverses minorités ou des femmes sur une mise à mal
des repères symboliques indiqués par Pierre Legendre — la remarque vaut pour des éléments aussi divers que la transmission du
nom, le pacte civil de solidarité ou le transsexualisme.
Il faut ajouter que les précédents jurisprudentiels invoqués par la
Cour ne permettaient nullement d’aller aussi loin. L’arrêt Pretty
portait sur la maîtrise que l’individu a sur son corps, y compris lorsqu’elle prend la forme de l’auto-destruction, et même, en l’espèce,
de l’appel à un tiers pour l’accomplir. Le précédent eût été pertinent
s’il s’était agi de porter un jugement sur le statut juridique des
interventions chirurgicales destinées à modifier l’apparence sexuelle,
mais, on l’a vu, ce n’était pas de cela qu’il s’agissait ( 37). Quant à
l’arrêt Mikulic c. Croatie du 7 février 2002, il portait sur le droit
pour la requérante d’établir sa filiation, la Cour notant à juste titre
que celui-ci met en cause son droit de connaître la vérité sur un
aspect important de son identité personnelle. Mais il est particulièrement paradoxal d’invoquer ce précédent en l’espèce, puisque dans
l’arrêt Mikulic la vérité que réclamait la requérante était celle de la
biologie : elle se plaignait de ce que le droit croate ne permettait au
(35) M. Czermak et H. Frignet, « Quel sexe voulez-vous? », Libération,
17 novembre 1993.
(36) Pierre Legendre, « La loi, le tabou et la raison », interview au magazine
Télérama, 30 décembre 1998, p. 13.
(37) Dans l’arrêt van Kück c. Allemagne du 12 juin 2003, était en cause la question du remboursement des frais de l’intervention chirurgicale subie par le requérant,
en l’espèce subordonné au caractère nécessaire des soins. La Cour considère le refus
de lui reconnaître ce caractère comme constituant une violation de l’article 8, dès lors
que, pour reprendre les termes du juge Ress dans son opinion concordante, « la décision du requérant devrait toujours être le facteur déterminant pour qualifier l’opération de nécessaire ».
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tribunal ni de contraindre la personne qu’elle prétendait être son
père à subir un test d’ADN ni à tirer les conséquences de son refus.
Le refus du biologique qui caractérise l’arrêt Goodwin tire donc difficilement sa légitimité d’un arrêt qui en marque au contraire la prééminence. Le seul précédent véritablement pertinent serait celui de
l’arrêt Burghartz c. Suisse du 22 février 1994 dans lequel la Cour
avait considéré comme violant les articles 14 et 8 combinés le refus
des autorités suisses d’autoriser le requérant à choisir le nom de sa
femme comme nom de famille, seules les femmes ayant le droit de
faire précéder ce dernier du nom qu’elles portaient avant leur
mariage. Considérant, à une majorité de 5 voix contre 4, la différence établie entre le nom du mari et celui de la femme comme manquant de justification objective et raisonnable, la Cour introduisait
bien la possibilité pour chaque individu de choisir des éléments de
son identité, en méconnaissant, là encore, les enjeux symboliques de
la question. Ceci nous amène à notre dernier point, qui concerne les
tiers et la société.
B. — Un déni de l’inscription de l’être humain
dans une généalogie et une histoire
Au moment d’achever sa démonstration relative à la violation
alléguée de l’article 8 et après avoir refusé à l’Etat défendeur le
droit d’invoquer la marge d’appréciation en la matière, la Cour
écrit : « Aucun facteur important d’intérêt public n’entrant en
concurrence avec l’intérêt de la requérante en l’espèce à obtenir la
reconnaissance juridique de sa conversion sexuelle, la Cour conclut
que la notion de juste équilibre inhérente à la Convention fait désormais résolument pencher la balance en faveur de la requérante ».
Une fois encore, ce point de vue ne nous paraît pas exact : il oublie,
purement et simplement, et les intérêts de la famille — et en particulier des descendants — du requérant et les intérêts de la société
à la préservation de cette fonction de la loi que Pierre Legendre a
nommée la préservation des repères de la raison. Celui-ci déclare
ainsi : « Dans la sphère publique, au sens juridique, il s’agit de
garantir les repères de la raison, c’est-à-dire à la fois d’assurer l’égalité de l’un et l’autre sexe dans la reproduction, de sauvegarder les
images de l’homme et de la femme, d’en faire les images fondatrices
du père et de la mère par le relais du droit. Or, la raison instituée
passe par la cohérence du montage, l’exigence d’un nouage conséquent entre l’identité biologique, psychique et sociale » ( 38). On l’a
(38) « La loi, le tabou et la raison », préc.
Patrick Wachsmann et Aluma Marienburg-Wachsmann
1181
vu, imposer aux Etats d’enregistrer le changement de sexe désiré
par les transsexuels, c’est précisément défaire ce nouage, c’est-à-dire
menacer ce que le même auteur a appelé « la fonction parentale des
Etats » ( 39). Il existait donc bien un « facteur important d’intérêt
public » qui aurait dû faire obstacle en l’espèce à la prétention de la
requérante !
L’arrêt passe également sous silence la question des droits des
tiers, pourtant particulièrement patente dans l’espèce Goodwin. Il
faut en effet rappeler encore que le requérant était père de quatre
enfants. Ceux-ci n’apparaissent dans la partie « en fait » de l’arrêt
qu’à travers la phrase : « La requérante divorça d’avec son exépouse (sic) à une date non précisée mais ses enfants continuèrent
à lui témoigner amour et soutien ». Le soutien prodigué par ses
enfants au requérant dans les épreuves traversées par celui-ci est
manifestement tenu comme valant acceptation par eux sans trouble
aucun de voir un acte officiel transformer leur père en femme — ils
sont donc désormais réputés issus de l’union de deux femmes...
Ajoutons qu’à supposer même qu’accoutumés au changement
d’identité sexuelle de leur père, ils soient en mesure d’en affronter
la reconnaissance officielle, les risques de confusion ne s’arrêtent pas
là ( 40). Il faut en effet envisager les répercussions possibles de ce
changement dans toute la chaîne générationnelle, dont un maillon
se trouve ainsi légalement altéré : au niveau du requérant, l’ensemble de la lignée concernée se trouvera en présence d’un homme/
femme dont il ne sera pas forcément facile de descendre à quelque
degré que ce soit ( 41). Les ascendants de l’intéressé doivent aussi
être mentionnés, qui voient officiellement rectifié le sexe de l’enfant
qu’ils ont engendré. Verra-t-on demain devant la Cour européenne
des droits de l’homme des requêtes émanant de membres de la
famille de transsexuels et arguant de ce que l’enregistrement du
changement de sexe réalisé constitue une atteinte au droit au respect de leur vie familiale consacré par le même article 8 de la
Convention ? En toute hypothèse, la solution de l’arrêt Goodwin
(39) Pierre Legendre, « Les enfants du texte. Etude sur la fonction parentale des
Etats », Leçons VI, Fayard, 1992.
(40) On peut aussi envisager le cas, évoqué par le juge Pinheiro Farinha dans son
opinion dissidente sous l’arrêt B. c. France, d’une action en recherche de paternité
entreprise après transcription du changement de sexe et qui devrait alors être dirigée
contre une femme...
(41) Précisons que le trouble ici évoqué procédera de ce que le changement aura
été officiellement enregistré par les autorités publiques, beaucoup plus que d’éventuelles révélations sur ce qu’aura été le destin de la personne en cause : il s’agit bien
de la généalogie telle que l’Etat la constitue.
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autorise les transsexuels à perturber la généalogie dans laquelle ils
sont pris et donc à nier la dette dont ils sont redevables à ce
titre ( 42).
Encore n’a-t-on envisagé les choses qu’au niveau le plus simple.
Des cas de figure plus complexes peuvent se présenter, tel celui
emprunté par Pierre Legendre à la jurisprudence canadienne ( 43). Il
s’agit d’une enfant de quatorze ans vivant avec sa mère depuis sa
naissance, la garde de l’enfant ayant été confiée à la mère après le
divorce. Celle-ci obtint ultérieurement la déchéance de l’autorité
parentale du père et l’enfant porta le nom de sa mère, puis cette
dernière subit une opération de conversion sexuelle et fit changer
son nom. C’est alors qu’elle demanda à adopter son enfant en tant
que père et à lui donner son nom. Cette demande fut accueillie par
le tribunal de la jeunesse à Québec, l’enfant ayant exprimé son
accord en ce sens. La confusion des rôles est ici totale et l’exemple
montre bien les aberrations auxquelles peut conduire la transcription officielle d’un changement de sexe et les catastrophes qu’il y a
lieu de redouter pour les générations futures. La modification de
registres de l’état-civil a bien pour effet de réécrire l’histoire — rappelons que l’un des arguments principaux du gouvernement britannique dans les deux affaires jugées le 11 juillet 2002 consistait à
mettre en avant le caractère purement historique du registre des
naissances — et l’on sait les risques que comporte inéluctablement
une telle entreprise.
La solution adoptée par l’arrêt Goodwin est caractéristique de
tendances qui parcourent nos sociétés. Au moment où on ne cesse
de déplorer le déclin de l’autorité parentale, la démission généralisée des responsables, le discrédit croissant de l’Etat, on semble
s’ingénier à les parachever sans cesse en multipliant les brèches
dans l’ordre symbolique, au nom d’une approche purement compassionnelle des problèmes. On regrette profondément qu’en cette
occasion, la Cour européenne des droits de l’homme ait offert à
l’époque un aussi fidèle reflet et qu’elle ait consacré une solution
qui affaiblit si gravement l’ordre symbolique. Comme le dit encore
Pierre Legendre, « La mise à sac du droit civil des personnes en
son noyau atomique — sous l’éclairage de Freud, le noyau oedi-
(42) Ce point est mis en relief par D. Salas (op. cit., p. 29), qui invite à ne pas
oublier « que le sujet transsexuel, comme tout sujet, habite un monde humain,
monde issu de la différenciation des sexes et des générations, monde déjà façonné par
des représentations où il doit prendre sa place ».
(43) Filiation, op. cit., p. 197.
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pien de la reproduction (mère, père, enfant) —, au nom de l’individu souverain et du libre jeu des fantasmes, signe le retrait de
l’Etat, plus significativement que la mondialisation économique
annoncée » ( 44).
✩
(44) P. Legendre, Miroir d’une Nation. L’Ecole nationale d’administration, op.
cit., p. 68.