7. Les abus sexuels contre les enfants handicapés
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7. Les abus sexuels contre les enfants handicapés
7. Les abus sexuels contre les enfants handicapés Hilary Brown Université Christ Church de Cantorbéry Royaume-Uni Introduction L’abus sexuel à l’égard des enfants handicapés est un sujet pénible, difficile. C’est aussi une pratique persistante, qui appelle une réponse cohérente et constante. Or elle provoque souvent deux types de réponses : soit les risques sont écartés d’emblée, soit ils sont au contraire amplifiés au point de justifier des restrictions disproportionnées. Si l’on ne délimite pas bien les contours de la notion d’abus, on risque de prendre des mesures qui inhibent l’autonomie et la joie de vivre des enfants et des jeunes au lieu de leur donner les moyens de construire et d’apprécier des relations. Mais si les adultes minimisent le risque d’abus, ils ne donneront peut-être pas aux jeunes handicapés l’éducation sexuelle et l’information adaptée leur permettant d’éviter des risques inutiles ou les autorisant à avoir des relations en toute sécurité. Peut-être ne donneront-ils pas non plus aux enfants et aux jeunes handicapés les informations nécessaires pour savoir signaler tout comportement sexuel forcé ou irrespectueux, de la même façon que le feraient d’autres jeunes. Autrefois, on n’attendait pas des enfants handicapés qu’ils se comportent comme les autres jeunes et on ne pensait pas qu’ils puissent avoir une vie sexuelle indépendante ou fréquenter librement leurs pairs. Il a fallu plusieurs années de mobilisation pour dépasser ce stéréotype. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’exemples positifs de programmes 117 La protection des enfants contre la violence sexuelle d’éducation sexuelle, de formation de personnels (McCarthy et Thompson, 2010), mais aussi de programmes à vocation sociale et sportive qui sont financés pour aider les jeunes handicapés à construire leur propre identité, y compris sur le plan sexuel. Il ne faudrait pas que la lutte contre l’abus sexuel conduise à compromettre ces avancées. Cela dit, l’abus sexuel des enfants et des jeunes handicapés est incontestablement un grave problème, qui doit être appréhendé de façon cohérente tant au sein des institutions chargées de la protection de l’enfance en général que par les services spécialisés (Brown et Craft, 1989). C’est le propos de cette brève présentation, qui s’appuie sur les cinq constats suivants16 : • les enfants et les jeunes handicapés risquent autant que les autres d’être victimes d’abus sexuels ; • i ls encourent des risques supplémentaires en raison de leur handicap et parce qu’ils sont placés dans des services spécialisés ; • i ls sont en général cachés et/ou marginalisés au sein des procédures ordinaires de protection ; • souvent, les institutions spécialisées ne bénéficient pas de formations et d’informations sur le signalement de cas possibles d’abus sexuels ou sur le traitement des cas avérés ; • l’abus sexuel à l’égard des enfants et des jeunes peut avoir des conséquences à long terme sur la santé mentale et les enfants, et les jeunes handicapés n’en sont pas à l’abri. En conséquence, on considère que les enfants et les jeunes handicapés risquent plus d’être victimes d’abus sexuel que les autres enfants, mais qu’ils bénéficient d’une protection moindre, tant de la part des institutions généralistes que des institutions spécialisées. Ils sont donc doublement pénalisés. 16. Cet article s’appuie sur les données internationales lorsqu’elles existent, mais l’auteur s’appuie principalement sur les informations du Royaume-Uni et d’Irlande, ce qui ne signifie pas qu’il y ait une plus forte prévalence de l’abus sexuel dans ces pays par rapport à d’autres pays européens. 118 Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants Où sont les preuves ? Ces constats ne sont étayés que par des preuves rares et éparses. Elles ne sont pas faciles à réunir, ni à interpréter. Les études disponibles sont fondées sur des cas d’abus qui ont été signalés, mais l’une des caractéristiques constantes de l’abus sexuel est qu’il reste caché et que l’auteur de l’abus oblige l’enfant ou le jeune à garder le secret. Beaucoup d’abus sont commis dans des systèmes fermés, aux frontières contrôlées et immuables, comme la famille, les foyers, les aumôneries et les clubs de sports. Ce contexte est un obstacle au signalement rapide et systématique de tous les cas d’abus sexuels d’enfants, et cela affecte particulièrement les enfants handicapés. On considère donc que ces études renseignent plutôt sur le signalement des cas que sur les abus proprement dits. C’est plutôt lorsque des adultes révèlent rétrospectivement des abus sexuels qu’ils ont subis étant enfants que l’on peut rassembler plus d’informations, mais il est alors trop tard pour les étayer et les prouver. Cette information reste donc pour l’essentiel informelle et facile à discréditer. Un autre problème a trait aux définitions de l’abus sexuel. Certaines ne visent que l’abus d’enfants par des adultes tandis que d’autres intègrent l’abus perpétré entre enfants ; certaines ne portent que sur les abus sexuels avec pénétration, d’autres visent toutes les activités sexuelles non souhaitées et/ou forcées. Beaucoup d’études sur l’abus à l’égard d’enfants handicapés visent des groupes particuliers, par exemple les enfants souffrant d’un handicap intellectuel, tandis que d’autres analysent le problème lorsqu’il touche des enfants et des jeunes souffrant de handicaps particuliers. Certaines études sur l’abus d’enfants et de jeunes handicapés ne portent que sur l’abus commis par le personnel des services qui les accueillent, tandis que d’autres études se concentrent principalement sur les abus perpétrés par les membres de la famille. Lorsque l’on passe en revue toutes ces études, il est rare que l’on puisse comparer des données comparables. Les risques Les enfants et les jeunes handicapés sont dans une situation de risque au même titre que n’importe quel enfant, avant tout parce 119 La protection des enfants contre la violence sexuelle qu’ils vivent dans des familles normales, vont dans une école normale, fréquentent l’église de leur paroisse ou des groupes religieux, et participent à des activités de loisirs dans des centres ouverts à tous. Mais s’ils sont dans une situation de risque, c’est aussi parce qu’il est plus probable qu’ils seront séparés de leur famille, hébergés dans des collectivités où ils seront en contact avec beaucoup de personnels soignants, et parce qu’ils sont ciblés en raison de leur « différence » apparente ou de leur « vulnérabilité ». Les risques habituels L’abus d’enfant, mais surtout l’abus sexuel, est un enjeu politique important dans de nombreux pays européens depuis une vingtaine d’années. On tolère ou on excuse plus facilement l’abus physique ou affectif, tandis que l’abus sexuel est condamné de façon quasiment universelle. La prévalence et le fonctionnement de cette forme d’abus font l’objet d’un consensus de plus en plus large. Par exemple, en Irlande, deux études ont été commandées pour apporter des informations générales sur l’abus des enfants en général (McGee et al., 2002 ; Goode, McGee et O’Boyle, 2003). McGee et al. indiquent dans le rapport Savi que 20 % des femmes avaient été victimes d’abus sexuels physiques au cours de leur enfance, pour 16 % des hommes. Par ailleurs, 10 % des filles et 7 % des garçons avaient été victimes d’abus sans contact physique. 40 % de ces actes n’étaient pas isolés mais se prolongeaient dans le temps. Parmi eux, 5,6 % des filles et 2,7 % des garçons avaient été violés pendant leur enfance ou leur adolescence, et, plus choquant encore, 40 % d’entre eux n’en avaient parlé à personne. Ces chiffres sont comparables à ceux obtenus dans d’autres pays et ils correspondent à l’estimation initiale faite par Kinsey aux Etats-Unis en 1953, selon laquelle 1 fille sur 4 et 1 garçon sur 9 est victime d’abus sexuel. Les chiffres fournis par une série d’études statistiques réalisées à la demande du Congrès américain (NCCAN, 1996) indiquent que la probabilité pour une fille d’être victime d’abus sexuel est trois fois plus forte que pour un garçon. Diverses études internationales citées par Goode et al. (2003, p. 10) arrivent à des estimations variant entre 6 et 54 % de filles victimes (en fonction de la définition de l’abus et de la méthodologie suivie pour l’étude) 120 Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants contre 4 à 16 % pour les garçons. Si tant est qu’ils sont présents dans ces études, les enfants handicapés sont mélangés aux autres, si bien qu’on ne peut pas les distinguer des autres victimes. Les auteurs de ces abus sont en général les hommes, bien que l’on trouve de plus en plus souvent des femmes parmi eux. Mais les récidivistes sont majoritairement des hommes. Les hommes cherchant à abuser d’enfants le font au sein de leur réseau familial ; ils se trouvent dans une position d’autorité qui leur permet d’avoir accès aux enfants afin d’abuser d’eux tout en protégeant leur propre réputation en tant que protecteur de la collectivité (Turk et Brown, 1993), et ils s’attaquent aux mères célibataires ou vulnérables pour abuser de leurs enfants. D’après le Centre national sur les sévices à enfant et l’abandon moral d’enfant (NCCAN – National Centre on Child Abuse and Neglect), un pédophile agresse 117 enfants en moyenne, dont la plupart ne signalent pas l’infraction. On estime que 71 % environ des pédophiles sont âgés de moins de 35 ans et connaissent la victime, au moins de loin. Au total, 59 % des auteurs d’abus ont eu accès à leurs victimes après les avoir ciblés et sollicités à des fins sexuelles (« grooming ») – et c’est là un mode d’action qu’il faut faire comprendre aux professionnels, pour qu’ils soient vigilants face au risque d’exploitation. Les enfants handicapés sont également susceptibles d’être victimes d’abus de la part de leurs pairs et d’adultes dans des lieux publics. Ils peuvent être en danger dans le cadre d’activités sportives (voir Brackenridge, 2008) et au sein du système de santé. Environ 80 % des auteurs d’abus recensés dans le rapport du Centre national sur l’abus et la négligence à l’égard d’enfants présentaient une intelligence moyenne, mais une bonne part des abus à l’égard des enfants et des jeunes handicapés peut être le fait d’autres handicapés, qui ont besoin d’être aidés pour comprendre et poser des limites à leur sexualité. Même si ce type d’abus peut ne pas être un acte de malveillance, son auteur peut opérer selon des modalités semblables dans la mesure où c’est une personne plus vulnérable qui est ciblée. Des travaux parallèles ont été réalisés sur la question des comportements déviants de la part de garçons et de jeunes hommes handicapés (Thompson et Brown, 1997 ; 1998). 121 La protection des enfants contre la violence sexuelle Les risques supplémentaires induits par la situation de handicap Si l’on essaye de mesurer la vulnérabilité particulière des enfants handicapés, on ne peut que formuler des estimations parce que l’on ne dispose pas d’informations suffisantes. Les abus d’enfants handicapés passent souvent inaperçus parmi les informations recueillies par les institutions chargées de la protection de l’enfance en général ou par la justice pénale (Cooke, 2000). Le fait de cibler et de solliciter les victimes à des fins sexuelles (« grooming ») est un mode de fonctionnement particulièrement important pour ce qui concerne les enfants handicapés. Plus les services compétents pour les enfants en général seront vigilants, plus les auteurs d’abus intégreront d’autres services, moins attentifs, comme les institutions bénévoles engagées en faveur des enfants et des jeunes handicapés, afin d’accéder à leurs victimes potentielles. Tout handicap visible peut stigmatiser l’enfant comme étant vulnérable et, dès lors qu’il est tenu à l’écart des autres enfants, qu’il a des difficultés à communiquer, qu’il ne sait pas bien ce qu’il peut attendre des adultes ni vers qui il peut se tourner pour signaler un abus, l’enfant peut être identifié comme une cible. Les enfants et les jeunes handicapés qui ont une mauvaise image d’eux-mêmes sont en outre particulièrement vulnérables au « grooming », à l’escroquerie et au chantage. Sobsey (1994) a fait l’hypothèse que ce risque supplémentaire n’était pas tant lié au handicap de l’enfant qu’à la structure dans laquelle il est placé et où il est exposé à un grand nombre de soignants, ce qui, statistiquement, augmente le risque de rencontrer un pédophile. Une analyse sociale de la vulnérabilité (Brown, 2002) examine comment les enfants handicapés sont davantage placés en situation de risque que les autres enfants lorsqu’ils évoluent dans des lieux qui ne garantissent pas leur sécurité (par exemple en raison de la conception des bâtiments ou du mode de recrutement du personnel). Ils sont aussi défavorisés parce qu’on ne les écoute pas ou qu’on ne les croit pas lorsqu’ils signalent un abus, et parce que leurs expériences n’ont pas autant de crédit que celles relatées par les autres enfants. Les 122 Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants enfants handicapés bénéficient par conséquent de peu de services de soin et de soutien pour faciliter leur rétablissement. Ainsi, les enfants handicapés sont confrontés à des risques supplémentaires, en plus de ceux qu’ils partagent avec les autres enfants et jeunes. Les estimations concernant ces risques supplémentaires varient. Aux Etats-Unis, le Centre national sur l’abus et la négligence à l’égard d’enfants (NCCAN – National Centre on Child Abuse and Neglect) estime qu’ils courent un risque 1,7 fois supérieur à celui que courent les enfants sans handicap d’être victimes d’une forme d’abus, quelle qu’elle soit, et qu’ils sont 4 à 10 fois plus vulnérables aux abus sexuels que les enfants sans handicap. Sobsey pensait que les enfants handicapés couraient un risque deux fois plus élevé d’être victimes d’abus que les enfants sans handicap (Sobsey, 1994, p. 4). Il semble que les enfants malentendants soient particulièrement victimes d’abus sexuels. Kvam (2004) a montré que les femmes malentendantes en Norvège signalaient des abus sexuels deux fois plus souvent que la population entendante (39,6 % contre 19,2 %), et que le nombre d’hommes malentendants ayant pu être victimes d’abus était plus de trois fois plus élevé (23,8 % contre 9,6 % pour le reste de la population). La réponse au problème : la protection des enfants et des jeunes handicapés doit relever des services de protection de l’enfance Malgré le constat partagé qu’il existe un risque plus élevé pour les enfants handicapés, le nombre de signalements concernant ces enfants n’a pas augmenté au sein des organismes chargés de la protection de l’enfance. Kvam (2000) note même un décalage dans le sens opposé : alors que l’on s’attendrait à trouver un nombre d’abus plus élevé, le nombre de signalements est plus faible. Les enfants handicapés représentaient 11 % de l’échantillon et, si les estimations concernant l’augmentation du risque pour les enfants handicapés sont exactes, ces derniers auraient dû représenter environ un tiers du nombre total de cas signalés aux autorités. Pourtant, ils ne représentaient que 6,4 % des cas, les enfants atteints de handicaps graves 123 La protection des enfants contre la violence sexuelle ne représentant eux-mêmes que 1,2 % des cas. L’auteur propose plusieurs explications : les enfants handicapés signalent moins les abus, on écoute moins ce qu’ils ont à dire et on a plus tendance à minimiser ou à nier les sévices qu’ils ont subis. Les procédures judiciaires ont été considérablement améliorées pour permettre à tous les enfants, et en particulier les enfants handicapés, d’y participer en tant que victimes et en tant que témoins. Marchant et Page (1992, 1997) ont commencé à étudier comment appliquer des méthodes de communication novatrices lors d’interrogatoires à visées probante et thérapeutique. Des recherches ont également été menées sur la crédibilité et la capacité d’intervenir en qualité de témoin dans une procédure judiciaire (Gudjonsson et al., 2000). La loi et la pratique ont par ailleurs connu une évolution importante au Royaume-Uni, notamment avec le recours plus fréquent aux interrogatoires filmés et aux interrogatoires diffusés en direct dans la salle d’audience pour permettre aux enfants de présenter des preuves et d’être entendus en contre-interrogatoire sans avoir à faire face à l’auteur des sévices, ainsi que le recours, dans certains cas, à des avocats et des intermédiaires dans la salle d’audience. La protection de l’enfance au sein des institutions spécialisées L’attention prioritaire que les institutions spécialisées portent au handicap peut conduire leur personnel à passer à côté des signes et des symptômes d’abus. Il n’est pas possible d’arrêter une liste des différentes manifestations d’abus, selon l’âge des enfants, leur handicap et leur personnalité. Il est important que le personnel fasse preuve d’une grande vigilance et qu’il s’engage à donner aux enfants handicapés l’« autorisation » de parler à un adulte responsable s’ils observent des comportements inadaptés dans leur entourage, et à donner aux jeunes handicapés les informations qui leur permettront d’avoir des relations sexuelles adaptées à leur âge en toute confiance. Si l’enfant ou le jeune n’est pas en mesure de communiquer ses préoccupations, le personnel devrait pouvoir lui proposer une défense indépendante et un soutien professionnel. 124 Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants Les institutions spécialisées devraient intégrer la question de la sécurité dès le départ, au moment de la mise en place de leurs services. Elles doivent intégrer le fait que cette question ne peut pas et ne doit pas être traitée à huis clos. La formation sur la protection de l’enfance devrait être obligatoire pour tout le personnel des services travaillant auprès de personnes handicapées, au lieu de rester une option facultative méprisée et négligée. Il faudrait que la politique de ces institutions s’appuie sur des lignes directrices à l’intention du personnel pour leur indiquer comment faire connaître leurs éventuelles préoccupations, pour souligner leur responsabilité de signaler, avec prudence, des informations qu’il semble nécessaire de partager, et pour mentionner leur devoir d’associer d’autres institutions. Mais il faudrait aussi que le problème de l’abus sexuel soit pris en compte dans les politiques transversales, en particulier en ce qui concerne le recrutement, qui devrait être étroitement contrôlé et s’appuyer sur le recueil de références et sur des entretiens soignés. Il faut aussi surveiller la culture informelle des services et s’interroger immédiatement dès qu’il existe la moindre indication selon laquelle des remarques ou des comportements déplacés à caractère sexuel ont été observés. Beaucoup de services accueillant des enfants et des jeunes handicapés leur dispensent des soins personnalisés, et c’est une activité sensible pour laquelle le tact et la prudence doivent être de mise. Les soignants ne doivent pas afficher un comportement inadapté et adresser des remarques à caractère sexuel, gênantes, humiliantes, qui vont au-delà des limites dans lesquelles leur relation avec les enfants doit être cantonnée. Du fait que les jeunes handicapés vivent dans des structures spécialisées et sont soignés par des personnels proches de leur âge, ils peuvent ressentir une attirance qu’il faut les aider à gérer, de même qu’il faut aider les personnels jeunes et souvent inexpérimentés à contenir ces sentiments (Thompson, Clare et Brown, 1997). L’abus sexuel au sein de l’Eglise Les abus au sein de l’Eglise présentent les mêmes caractéristiques que ceux commis par les autres délinquants sexuels, et la réponse 125 La protection des enfants contre la violence sexuelle de l’Eglise est, comme celle d’autres organisations, caractérisée par la résistance et le déni. Mais par certains aspects, les abus au sein de l’Eglise se sont avérés particulièrement perturbants pour les communautés concernées, notamment dans les pays comme l’Irlande où les services sociaux d’aide et les institutions d’accueil pour les enfants handicapés sont organisés et gérés par des organismes religieux. Il faut veiller rigoureusement à préserver la séparation de l’Eglise et de l’Etat et à laisser au gouvernement séculier la responsabilité de réglementer ces dispositions. En Irlande, les garçons ont été victimes d’abus de la part de prêtres dans une proportion très importante puisque le nombre de garçons victimes est trois fois plus élevé que le nombre de filles (Goode et al., 2003, p. 25). Dans la majorité des cas (64 %), les victimes étaient âgées de moins de 13 ans. Par conséquent, les gens se sont sentis trahis par rapport à ce qu’ils percevaient comme une relation privilégiée entre le prêtre et la communauté, en particulier lorsque la communauté avait remis ses enfants et ses jeunes les plus vulnérables en toute confiance entre les mains de l’Eglise. Ces questions ont fait l’objet de vastes enquêtes publiques et de débats en Irlande ces dix dernières années, mais cela ne signifie pas que d’autres pays et d’autres religions ne sont pas concernés. Les conséquences de l’abus sexuel pour les enfants et les jeunes handicapés Quel que soit l’enfant ou le jeune qui en est victime, l’abus sexuel est une trahison qui pèsera sur ses relations avec les autres, aussi bien vis-à-vis des personnes qui s’occupent de lui que de ses futurs partenaires. Certes, il s’en remettra et s’endurcira, mais les cicatrices seront toujours là, hantant son âme et son esprit (Higgins et Swain, 2010). On reconnaît désormais que les problèmes mentaux sont l’une des conséquences les plus fréquentes de l’abus sexuel, à tel point que les enfants et les jeunes qui ont été agressés plusieurs fois, surtout s’ils l’ont été par une personne de confiance, continuent de présenter des symptômes de stress post-traumatiques, de troubles de la personnalité limite et/ou troubles dissociatifs de l’identité. 126 Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants A court terme, l’abus sexuel peut entraîner l’arrêt de l’école, des difficultés de communication et un retard dans le cursus scolaire. C’est pourquoi il est parfois difficile de savoir si un comportement qualifié de handicap intellectuel léger ou de problème de santé mentale est antérieur à l’abus ou s’il en est une conséquence. A long terme, l’abus peut causer des sentiments de peur, d’anxiété, de dépression, de colère, d’hostilité, il peut entraîner un comportement sexuel inadapté, un manque de confiance en soi, une tendance à abuser de substances toxiques et une difficulté à construire des relations intimes. Il est utile d’appréhender ces symptômes comme des signes révélateurs d’un trouble post-traumatique cumulé parce qu’ils reflètent des tentatives de surmonter des expériences insupportables et terrifiantes, et d’écarter les souvenirs traumatisants. Ce trouble posttraumatique est caractérisé par des épisodes de dissociation et de changements rapides d’humeur et d’état mental. Des études plus récentes se sont penchées précisément sur les conséquences de l’abus sexuel commis sur des enfants souffrant d’un handicap intellectuel grave et elles ont confirmé que ces enfants souffraient aussi de certaines conséquences à long terme typiques de l’abus sexuel enduré pendant leur enfance (O’Callaghan, Murphy et Clare, 2003). Pendant l’adolescence ou à l’âge adulte, les rescapés sont nombreux à rechercher de l’aide auprès des services de santé mentale parce qu’ils souffrent de ces conséquences d’abus sexuels subis pendant l’enfance. En fonction de la nature et de l’intensité de leur souffrance, de leur capacité de résilience et des soutiens qu’ils trouvent dans la société, ils peuvent devenir « handicapés » en raison de l’abus qu’ils ont subi étant enfants. Ce constat devrait conduire les services de santé mentale pour les jeunes à s’intéresser à la fois à l’abus et au handicap. Ces services devraient se rendre accessibles aux handicapés moteurs ou sensoriels, être équipés pour offrir des services à des personnes qui utilisent différents modes de communication et indiquer de façon très claire quelles sont les composantes de leur service qui relèvent de la santé mentale en général et quelles sont 127 La protection des enfants contre la violence sexuelle celles qui relèvent des services spécialisés pour les handicapés. Les services ouverts aux enfants et aux jeunes atteints de handicap intellectuel ne devraient pas offrir un service de seconde zone, au rabais, aux rescapés de l’abus sexuel, mais se montrer à l’écoute des bonnes pratiques rapportées par les autres rescapés. Les enfants et les jeunes handicapés qui, parce qu’ils ont été victimes d’abus, souffrent de problèmes de santé mentale ou adoptent des comportements provocateurs risquent d’autant plus d’être stigmatisés et leurs expériences risquent d’être occultées derrière des diagnostics médicalisés qui ne prennent pas en compte les événements à l’origine de leur détresse (Rose, Peabody et Stratigeas, 1991). Il faudrait prendre les mesures nécessaires pour que tout le personnel adopte une démarche proactive et s’interroge sur un éventuel abus lorsqu’ils conduisent les évaluations cliniques, et pour que les services de santé mentale indiquent clairement que l’aide aux rescapés relève de leurs attributions (NHS Confederation, 2008). Dans ce domaine, le handicap devrait donc être considéré à la fois comme un risque prédisposant l’enfant à être victime d’abus, et comme une conséquence de l’abus. Conclusions et recommandations Les enfants et les jeunes handicapés ont besoin que les professionnels veillent étroitement sur leur sécurité sur le plan sexuel, sans pour autant compromettre les libertés et l’autonomie sexuelle qu’ils réussissent difficilement à acquérir. Il faut que les services qui les prennent en charge s’engagent à recruter leur personnel de façon prudente. Il faut que les institutions et leur personnel soient soumis à un règlement, qu’ils fassent l’objet d’un contrôle indépendant et que les modalités pour effectuer un signalement soient claires afin que les allégations ou les plaintes puissent être transmises aux autorités civiles compétentes en cas d’abus. Les enfants et les jeunes handicapés doivent pouvoir recourir à la justice, de la même façon que la loi doit garantir à tout enfant et à tout jeune le droit à 128 Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants une procédure judiciaire respectueuse de ses besoins. Ils doivent pouvoir compter sur une justice pénale qui les protège en tant que victimes et les respecte en tant que témoins. Ils ont besoin d’institutions de protection de l’enfance qui prennent soin d’eux, se souviennent d’eux, de leurs besoins et de leur fragilité spécifiques, lorsqu’elles interviennent pour d’autres enfants dans une famille, une école, ou un quartier. Les professionnels et les fonctionnaires impliqués dans la justice pénale doivent savoir que le handicap ne protège pas de l’abus sexuel mais qu’il constitue un facteur de risque supplémentaire et que, s’ils négligent les enfants handicapés, ils renforcent l’idée selon laquelle l’abus perpétré contre un enfant ou un jeune handicapé serait moins grave que celui commis à l’encontre des enfants « normaux » et/ou l’idée que les auteurs d’abus ne seront pas poursuivis et jugés de façon aussi rigoureuse. Les écoles, les clubs de jeunes et les associations sportives ouverts à tous les enfants doivent également veiller à la sécurité des jeunes handicapés et être conscients qu’ils sont particulièrement vulnérables au harcèlement, aux intimidations et aux abus sexuels. Il faudrait aussi que l’abus des enfants handicapés apparaisse dans les statistiques officielles afin que les professionnels des diverses institutions concernées puissent partager leurs expériences et les réponses qu’elles ont apportées lorsqu’elles ont été confrontées au problème. Quant aux institutions spécialisées, elles ne doivent pas oublier qu’elles sont une composante d’un réseau plus large de professionnels envers lesquels elles sont redevables, à qui elles doivent donc signaler les abus, avec qui elles doivent coopérer lorsqu’un abus est signalé. Elles doivent sanctionner de façon adaptée les personnes qui ont porté atteinte à un enfant ou à un jeune dont elles ont la charge. Les études prouvent que les enfants et les jeunes handicapés courent un risque plus grand d’être victimes d’abus sexuels mais qu’ils sont moins protégés et moins soutenus que les autres. Ils ne veulent pas être mis dans un cocon mais, avec leurs parents, ils exigent que l’on s’intéresse autant à leur protection qu’à celle des autres enfants. Les enfants et les jeunes handicapés devraient bénéficier de solides 129 La protection des enfants contre la violence sexuelle procédures de protection contrôlées par un système social et pénal nouvellement sensibilisé au problème de l’abus sexuel dont tous les enfants et tous les jeunes peuvent être victimes. Bibliographie Bentovim A. et Williams B., “Children and adolescents : victims who become perpetrators”, in Advances in Psychiatric Treatment, vol. 4, 1998, p. 101-107 Brackenridge C. H., “Outside the comfort zone : local authority and voluntary sector responsibilities for child protection in sport”, 2008. 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