La légende d`Abla Pokou Reine des Baoulés
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La légende d`Abla Pokou Reine des Baoulés
Civilisation LA LÉGENDE D’ABLA POKOU REINE DES BAOULÉ P AÏSSI KONAN Historien 106 EUPLE de Côte-d’Ivoire, d’origine akan, établi dans le centre du pays, à la jonction de la savane et de la zone forestière. Au début du XVIIIe siècle, une scission au sein du peuple Achanti de l’actuel Ghana entraîna le départ d’une partie de la population vers l’ouest. Les membres du clan royal baoulé, ayant à leur tête la princesse Abla Pokou, venaient directement de la cour de Kumassi (Ghana). Ce royaume n’a émigré qu’à la mort du roi Osei Toutou. Son fils Daaku, frère aîné d’Abla Pokou, était prétendant au trône du défunt au même titre que son cousin Opokou Ware. Battu dans la course au trône, Daaku mourut quelque temps après l’avènement de son cousin. Abla Pokou quitta clandestinement le pays parce qu’elle n’avait plus son frère et unique défenseur. Elle fut obligée d’émigrer pour sauver sa vie ainsi que celle de son unique fils . Aidée par des sympathisants, elle quitta le royaume de Kumassi une nuit de grandes pluies. L’Arbre à Palabres N° 18 Janvier 2006 L’histoire raconte que, poursuivie par des soldats de son cousin, Abla Pokou ne fut sauvée qu’après avoir sacrifié son fils unique au génie du fleuve Comoé en crue. C’est après ce sacrifice du fils et la traversée du fleuve sur les dos des hippopotames que les fugitifs se donnèrent le nom de Ba-oulé (enfant-est-mort). Se sentant en sécurité de l’autre côté du fleuve, la princesse, devenue reine, organisa sa suite en huit clans (Ouarébo, Nzipbri, Saafwè, Faafwè, Manafwè, Aïtou, Agba et Ngban). Les clans qui ne figurent pas sur la liste sont de formation récente et sont issus de Baoulé et de Gouro, de Malinké ou Sénoufo. Affectée par le sacrifice de son fils, épuisée par la longue et pénible marche à travers la forêt, malade, Abla Pokou mourut très tôt à Niamenou. Sa nièce Akwa Boni lui succéda, elle installa les clans aux quatre coins du pays et entreprit aussitôt des guerres de conquêtes pour élargir les limites du jeune royaume. Elle soumit des tribus Gouro, Sénoufo, Goli, Malinké et Alladjira (Dinkyra). PALABRES CIVILISATION C’est au cours de l’une de ses nombreuses conquêtes, plus précisément de la conquête du Yaourè, que la grande Akwa Boni trouva la mort. Les guerres de conquête terminées, la reine imposa ses coutumes à ses sujets (nom, succession et matrilignage). Elle adopta, en contrepartie, certaines habitudes de vie des sujets (danses, cultes et port de masques). Les Baoulé créèrent ainsi une civilisation différente de celle de la cour de Kumassi. C’est à elle que le Baoulé doit sa configuration actuelle. La capitale à titre honorifique du royaume Baoulé est Sakassou (lieu de sépulture). Les Boulé, tout d’abord hostiles à la pénétration française, se lancèrent ensuite dans les cultures industrielles du café et du cacao, qui ne tardèrent pas à faire leur richesse. Durant la période coloniale, les petits planteurs africains s’opposèrent aux colons européens à travers le syndicalisme, mené par Félix Houphouët-Boigny (1905-1993), chef coutumier qui, n’ayant presque pas exercé son pouvoir traditionnel, devint par la suite un médecin, un homme politique de grand format et le premier président de la Côte d’Ivoire indépendante (1960). C’est à l’époque d’Hou- phouët-Boigny que les Ba-oulé prirent une position économique et politique dominante sur la scène ivoirienne dont témoignent le transfert de la capitale administrative à Yamoussoukro (son village natal plus au centre du pays) en 1983 et la construction de nombreux édifices dont la Basilique Notre-Dame de la Paix. La reine Pokou fondatrice du royaume Ba-oulé Pokou immole son unique enfant. Dans ces temps où le sacrifice humain est admis, cette exigence n’a rien d’extraordinaire. Qu’on immole un petit esclave ! Le gardien des traditions sacrées secoue la tête. Non, cette fois, les dieux ne veulent pas d’un esclave. Ils exigent la vie d’un enfant libre, du meilleur, du plus auguste de tous les enfants. Instinctivement les mères serrent contre elles leurs petits. Elles se dévisagent, déjà hostiles, déjà prêtes à défendre ceux qui tètent leur lait. Aucune parmi elles n’acceptera l’inacceptable. Le silence est affreux, coupé seulement par le vagissement des enfants conscients d’être au centre du drame. Et Abla Pokou dit : N’y a-t-il parmi vous un seul qui accepte de N° 18 Janvier 2006 L’Arbre à Palabres 107 PALABRES CIVILISATION sacrifier son nouveau-né pour la vie de son peuple ? Le peuple entier baisse la tête. Ces guerriers ayant risqué cent fois leur vie, ces femmes dont l’héroïsme quotidien a seul permis l’exode, s’enferment dans le silence. Ah, si la reine exigeait leur propre vie à eux. Alors, Pokou comprend. Le salut, s’il existe, ne viendra que d’elle-même. Elle regarde son fils, cet enfant unique, ce miracle de sa vieillesse. Elle dit : Les dieux ont exigé, ils seront satisfaits. Elle pare l’enfant et le remet au bourreau pour aller le sacrifier au dieu de la rivière. Elle est maintenant, immobile et seule, grande prêtresse du plus grand sacrifice jamais exigé par les dieux. Alors, dit la légende, se produit le miracle. Les arbres qui poussent sur les rives se courbent. Ils forment un pont de branches et de lianes à travers le fleuve. Le peuple, se tenant comme il peut aux rameaux, se précipite. Il faut que le chef des guerriers vienne chercher Pokou qui ne semble rien voir. Il la guide sur le pont végétal comme il le ferait d’un enfant. Elle avance, les yeux fixes. Quand enfin elle aborde l’autre rive, elle dit une simple phrase, Ba-oulé Yoya !, enfanter est pénible. Le nom de Baoulé que 108 L’Arbre à Palabres N° 18 Janvier 2006 prend dorénavant son peuple proviendrait de cette phrase. La première reine des Baoulé Car si, jusqu’au sacrifice, Pokou semble avoir joué son rôle de princesse, conseillère en retrait parmi les guerriers, la voilà qui accède au rang le plus haut. Ce n’est plus seulement la princesse, l’inspiratrice de l’exode. En offrant son enfant, elle est devenue reine, reine et mère de tout un peuple. Après le passage de Pokou, les arbres se redressent. Là-bas, sur l’autre rive, paraissent déjà les premiers Ashanti. Impuissants, ils voient leurs ennemis disparaître dans l’obscurité de la forêt. Après ce passage légendaire de la Comoé, le peuple de Pokou se divise en plusieurs rameaux. Certains vont, dit-on, jusqu’au Togo. Les plus nombreux suivent la reine. Ils seraient remontés par Dimbokoro jusqu’à Sakassou, capitale des Baoulé. C’est là que Pokou se serait établie. Elle serait morte vers 1760 dans le petit village de Niamonou près de Bouaké qui conserve encore le siège rond de la reine ainsi que des objets sacrés : tambours, sièges et armoiries. PALABRES CIVILISATION Le destin des Baoulé Le successeur de Pokou est encore une femme, Akwa Boni, qui a partagé son exil chez les Sewfi. Akwa Boni serait morte vers 1790. Son corps a été transporté à Waribo qui devint un haut lieu du peuple baoulé. Chronologie des événements importants 1680 - Fondation du royaume ashanti. Début de l’exode des Agni Brafé, Hégémonie éotile sur les Essouma. 1690 - Confédération ashanti créée par Ossei Toutou. 1700 - Bataille de Feyase, défaite du royaume denkyira. Migration de familles denkyira. Fondation du royaume de Kong. Naissance d’Abla Pokou. Retour d’Aniaba à Assinie. 1718 - Mort d’Ossei Toutou. Querelle de succession. 1720 - Début du règne d’Opokou Waré. 1742 - Sac de Koumassi par Ebiri Moro, roi du Sefwi. 1750 - Mort d’Opokou Waré. Querelle de succession. Le prétendant Dakon est tué. Fuite de la reine Abla Pokou et de ses partisans vers l’Ouest. 1760 - Mort d’Abla Pokou à Niamonou. Avènement d’Ekwa Boni. Jusqu’aux environs de 1850 s’excerce pleinement la puissance de Pokou et de ses successeurs. Ils mettent en valeur leur pays d’adoption, y découvrent des réserves d’or. Malheureusement des querelles dynastiques affaiblissent peu à peu la monarchie de Sakassou dont le pouvoir temporel se réduit à quelques villages tandis que le nom entre dans la légende. Cette légende fait penser à Moïse emmenant son peuple hors d’Egypte. Mais Moïse n’a pas eu besoin de sacrifier son fils pour que s’ouvre la Mer rouge. Abraham, autre personnage biblique qui avait accepté d’immoler son fils Isaac, fut sauvé par son dieu avant le coup fatal. Ici, le Don et la douleur sont allés jusqu’à leur terme. Où marquer la frontière entre la réalité historique et la légende engendrant vénération du peuple ? Une chose est réelle. L’exode a bien existé et les Baoulé sont bien un rameau des Akan. Il n’est qu’à comparer la civilisation de ce peuple avec celle de l’Ashanti pour se rendre compte du lien de filiation. Véronique Tadjo dans son livre consacré à la reine Pokou, tire d’autres enseignements de ladite légende eu égards de la situation singulière de la Côte d’Ivoire et de celle du reste de l’Afrique en proie à des conflits armés (voir ci-après). q N° 18 Janvier 2006 L’Arbre à Palabres 109 PALABRES CIVILISATION Véronique TADJO Reine Pokou mars 2005 / 10 x 19 / 96 pages ISBN 2-7427-5397-4 / AS1449 prix indicatif : 12,00 € Le sacrifice d'Abraha Pokou reine Baoulé par Véronique Tadjo Résumé Selon la légende, Abraha Pokou, reine baoulé, dut s’enfuir avec ses partisans hors de Kumasi, la capitale du puissant royaume Ashanti, à la suite d’une guerre de succession. Au cours de l’exode, les fugitifs furent brusquement arrêtés par un grand fleuve qui leur barrait la route. Pour sauver son peuple, Pokou donna son 110 L’Arbre à Palabres enfant en sacrifice. Ils purent alors tous traverser le fleuve et allèrent ensuite s’installer sur un nouveau territoire, devenu aujourd’hui la Côte d’Ivoire. Ce qui m’intéresse, c’est d’analyser la légende et l’idée de sacrifice qu’elle véhicule. Quelle est la nature de ce sacrifice ? Quelle signification a-t-il pour nous aujourd’hui ? Qu’en reste-t-il dans notre mémoire collective, notre imaginaire ? Les traumatismes du passé continuent-ils dans le présent ? Que peuton en conclure sur le traitement des enfants en temps de guerre ? Est-ce que les dérives actuelles prennent leur source dans un lointain passé ? La légende a probablement dû naître vers le 18e siècle puisque c'est à peu près à cette époque que l’on date les évènements qui se passèrent dans le royaume Ashanti. Il y eut une guerre de succession qui provoqua l’exode d'une partie de la population. Les documents nous disent que ce fut bien Abraha Pokou qui mena les exilés sur une autre terre pour former le royaume baoulé au centre de ce qui est aujourd’hui la Côte d’Ivoire. Mais une question demeure sans réponse : que se passa-t-il exactement pendant cet exode ? De toute évidence, une chose terrible, si terrible que la survie du peuple baoulé en fut menacée. Il semblerait que les partisans de Pokou firent mis en danger à la fois par l’armée Ashanti qui se mit à leur poursuite et par les éléments naturels. À cette époque, la violence des affrontements militaires était souvent très grande et les pertes en hommes considérables. Les pratiques occultes jouaient également un rôle non négligeable dans le déroulement de la guerre. Les guer- N° 18 Janvier 2006 riers étaient bardés de fétiches et de nombreux sacrifices étaient faits pour attirer la clémence des dieux. Des sacrifices humains pouvaient même avoir lieu avant un affrontement ou après une victoire. Quant à l’exode, il dut se faire dans des conditions difficiles, la forêt dans cette région étant dense et inhospitalière. La légende parle d’un grand fleuve qui barra la route des fuyards. Abraha Pokou sacrifia-t-elle son enfant pour obtenir la clémence de ses ennemis ou le fit-elle afin d’apaiser la colère du fleuve ? Nous ne le saurons peut-être jamais. Et pourquoi avoir sacrifié son enfant ? L’enfant par son innocence et la pureté de son âme est le plus haut sacrifice humain qui puisse être fait. L’enfant d’origine noble représentait donc ce que le peuple Baoulé avait de plus précieux. Si la légende n’a pas cessé de nous fasciner (écrivains, poètes et dramaturges continuent à s’y intéresser), c’est parce qu’elle touche à nos peurs les plus profondes, celles de l’anéantissement de la race. Elle s’adresse également à nos démons, à la dimension sombre de notre nature humaine qui nous pousse à commettre des actes d atrocité et à les justifier au nom d’une cause supérieure. Abraha Pokou jeta son enfant dans le fleuve pour sauver son peuple. Ce qui est frappant dans la légende, c’est le manque total de place laissé aux sentiments et à l’émotion. L’acte de sacrifice est relaté sur le même ton que le reste du récit de l’exode sans bénéficier d’une attention particulière. PALABRES CIVILISATION On peut se poser la question de savoir si cela n’est pas une manière d’exorciser le malheur qui frappa le peuple baoulé au début de son existence. La légende aurait alors pour fonction de minimiser la charge émotionnelle de l’acte de sacrifice, calmant ainsi les esprits et redonnant confiance au peuple dans la pérennité de son devenir. Les mauvais souvenirs délibérément bloqués, du moins pour une partie de la population non initiée, étaient alors abandonnés dans les tréfonds de la mémoire. Seuls ceux qui détenaient les clés de la légende étaient conscients de toute sa portée. Ils divulguaient leur savoir aux autres membres de la communauté graduellement et selon les circonstances. Le problème pour moi est de savoir à quel niveau de compréhension aborder la légende. Littéralement ou symboliquement ? Quels peuvent être les niveaux de lecture quand nous savons que les récits de la tradition orale en Afrique évoluaient généralement suivant les époques et les contextes politiques et sociaux ? Les récits ne sont pas figés, l’art du conteur se manifestant par sa capacité à s’adapter à son auditoire du moment. La colonisation européenne amena avec elle l’écriture romaine en Afrique de l’Ouest. Les transcriptions en français de la tradition orale en langues locales se développèrent pour la Côte d’Ivoire. Tel fut le cas de la légende d’Abraha Pokou qui fut transcrite par Maurice Delafosse, un administrateur français. Il en fit une transcription littérale avec l’aide d’un interprète. Elle fut ensuite publiée et donc rendue publique. Ainsi la légende se retrouva soudain figée sur le papier, faisant abstraction des différents niveaux de lecture qui existaient dans la tradition orale. Ceux-ci permettaient aux membres de la société de comprendre le récit suivant leur degré de maturité sociale, les initiés étant au sommet de la connaissance. Malheureusement, telle qu’elle nous est présentée aujourd’hui dans sa forme statique, la légende est devenue dangereuse. Elle est devenue dangereuse parce qu’elle ne nous apporte plus qu’une interprétation au premier degré du récit. Notre compréhension s’en retrouve appauvrie et il ne nous reste plus que l’histoire de cette reine qui donna son enfant en sacrifice. La légende a perdu ce qui lui donnait sa force symbolique pour n’être plus que d’une beauté froide et creuse. Certes, la narration reste plaisante, mais elle tourne sur elle-même, sans savoir où se poser. Elle s’infiltre dans notre imaginaire collectif, causant des ravages. Est-il possible de justifier le sacrifice d’un enfant quelle qu’en soit la raison ? Comment s’étonner ensuite du peu d’importance accordée aux droits des enfants qui sont de plus en plus mêlés aux guerres et aux nombreux conflits qui déstabilisent le continent ? Enfants soldats, enfants réfugiés, enfants orphelins, enfants victimes dont nous passons l’agonie sous silence. Ainsi au fond de nous, le N° 18 Janvier 2006 mythe dépouillé de sa sève suit son chemin. Et des profondeurs de notre inconscient surgit le spectre de la mort interdite, la mort maudite, la mort infanticide. Frayeur quand nous nous regardons en face, dans le magma de notre devenir. Le mythe a été extrait de son contexte. On l’a déshabillé à la hâte. On l’a défiguré, dénaturé, nous dépouillant à jamais d’une partie de notre savoir. Les images actuelles que les télévisions du monde entier projettent dans nos foyers, sont celles d’une Afrique où reviennent les vieilles croyances occultes: combattants exhibant leurs amulettes, visages peints au kaolin, couverts d’anciens signes guerriers, coutumes fétichistes. Les grands traumatismes de notre histoire que nous n’avons pas pu ou su évacuer au cours des siècles reviennent hanter notre présent. Les angoisses ancestrales que nous portons dans notre inconscient et qui n’ont pas été résolues, ressurgissent en temps de crises profondes, dictant nos attitudes et nos comportements et nous laissant désemparés devant des phénomènes que nous ne comprenons plus. C’est pourquoi il est important de continuer à questionner la tradition orale, de pousser toujours plus loin le travail de recherche, non pas pour figer notre mémoire, mais pour la libérer. Peut-être nous sera-t-il alors possible de percer certaines énigmes de notre histoire et de mieux comprendre nos comportements actuels. q L’Arbre à Palabres 111