les délires solidaires de despentes, de baise

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les délires solidaires de despentes, de baise
LES DÉLIRES SOLIDAIRES DE DESPENTES,
DE BAISE-MOI À KING KONG THÉORIE
FRÉDÉRIQUE CHEVILLOT
pour Hava… par délirante solidarité…
Virginie Despentes déboule sur la scène littéraire en 1994 avec Baise-moi, texte dérangeant, provocateur,
violent, se plaçant largement au-delà du sexuellement explicite. Or, c’est dans son essai, King Kong Théorie,
que la romancière explicite la teneur de son écriture: ‘J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles,
les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du
grand marché à la bonne meuf’.1 Ce ‘manifeste pour un nouveau féminisme’, comme l’annonce la quatrième de
couverture, présente une poétique violente et crue pourtant touchante. On peut dès lors envisager Baise-moi
comme le roman annonciateur des thèmes de solidarité et de compassion humaines qui trouveront leur plein
aboutissement dans les textes plus tardifs de la romancière. C’est d’ailleurs le contraste entre les agissements
aussi odieux que criminels, et les rares expressions de réelle empathie menées par les protagonistes, qui rend le
texte original et saisissant. Dans ce chapitre, nous proposons de surprendre, au cœur de la violence d’écriture de
la première publication de Despentes, les prolégomènes de convictions humanistes et féministes fondées sur les
pratiques de la compassion et du souci de l’autre discutées par l’auteure, de façon plus théorique quoique dans
une langue tout aussi crue, dans King Kong Théorie.
Virginie Despentes déboule sur la scène littéraire en 1994 avec Baise-moi, texte dérangeant, provocateur,
violent et sexuellement explicite.2 On se demande à l’époque à quelles intentions littéraires ou protoféministes la jeune romancière – Despentes n’a alors que vingt-quatre ans – pourrait bien prétendre.
Suivent Les Chiennes savantes (1995) et Les Jolies choses (1998) – l’on n’ose à peine dire ‘romans’ – de
même acabit, tant les textes se font iconoclastes.3 En 1999, bien qu’encore très violent dans ses intrigues, et
plus pornographique qu’érotique, un recueil de nouvelles, au titre énigmatiquement accrocheur de Mordre
au travers, offre une nouvelle tonalité qui ressemblerait à de l’indulgence pour le sordide réservé à notre
humanité.4 En effet, si les onze nouvelles réunies dans le recueil restent graphiques et destructrices, elles
concernent des êtres ordinairement malheureux, maltraités, mal équipés pour la vie et qui font trop souvent
de fort mauvais choix. Derrière la brutalité de la langue et des scènes tristement pornographiques, lecteurs
et lectrices se sentent touché-e-s par cette manière peu orthodoxe de représenter le désir, la colère,
l’humiliation et le désespoir des protagonistes des deux sexes.
À partir de Teen Spirit (2002), et de nouveau avec Bye Bye Blondie (2004), si Despentes ne se sépare
pas du milieu jeune punk, prolo, junkie, loubard ou loser, sa langue se libère de son côté agressif, vitriolé et
violeur pour laisser de nouveau paraître ce même souci d’indulgence, mêlé de mansuétude, mais si
singulièrement exprimé.5 L’écriture de Despentes a vraiment du mal à se faire douce. Couronné par le Prix
Renaudot en 2010 et par le Prix des Lecteurs en 2012, Apocalypse bébé (2010) marque, chez cette auteure
controversée, la rencontre réussie entre un profond désir de dénoncer les injustices sociales et sexuelles
subies par les femmes et la découverte d’une langue bien à elle, d’un style taillant et lacérant qui
s’affranchit progressivement de sa vulgarité viscérale pour atteindre à une poétique de la compassion et du
1
Virginie Despentes, King Kong Théorie (Paris: Grasset & Fasquelle, 2006), p. 9.
Virginie Despentes, Baise-moi (Paris: Florent Massot, 1994; Grasset & Fasquelle, 1999); désormais BM suivi du
numéro de page.
3
Virginie Despentes, Les Chiennes savantes (Paris: Florent Massot, 1996); Les Jolies choses (Paris: Grasset &
Fasquelle, 1998).
4
Virginie Despentes, Mordre au travers (Paris: EJL, 1999).
5
Virginie Despentes, Teen spirit (Paris: Grasset & Fasquelle, 2002); Bye bye Blondie (Paris: Grasset & Fasquelle,
2004).
2
souci d’autrui.6 C’est avec son essai, King Kong Théorie (2006), que l’auteure sort en quelque sorte de son
placard empathique; l’incipit annonce sans crier gare la tonalité du pamphlet, dans une langue aussi
populaire et imagée que non apologétique:
J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les
imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence
par là pour que les choses soient bien claires: je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je
n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus
intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire.7
Ce ‘manifeste pour un nouveau féminisme’, comme l’annonce la quatrième de couverture, présente une
poétique violente et crue pourtant touchante. On peut dès lors envisager Baise-moi comme le roman
annonciateur des thèmes de solidarité et de compassion humaines qui trouveront leur plein aboutissement
dans les textes plus tardifs de la romancière. C’est d’ailleurs le fort contraste entre les agissements aussi
odieux que criminels, et les rares expressions de réelle empathie menées par les protagonistes, qui rend le
texte original et saisissant. Dans ce chapitre, nous proposons de surprendre, au cœur de la violence
d’écriture de la première publication de Despentes, les prolégomènes de convictions humanistes et
féministes fondées sur les pratiques de la compassion et du souci de l’autre discutées par l’auteure de façon
plus théorique, quoique dans une langue tout aussi crue, dans King Kong Théorie.
‘Délires solidaires’, donc, plutôt que l’alternative phonétique tentante de ‘plaisirs solitaires’ car tel n’est
simplement pas notre propos. Notre objectif est ici de mettre en relief l’intention profonde – existentielle –
de non-conformité des héroïnes dans la déviance – anti-héroïnes dans la normativité – de Virginie
Despentes, leur refus de soumission au sillon creusé, à la voie tracée. Ce sera également leur connivence,
leur entente dans la plus pure folie libératrice, à l’encontre de diktats sociétaux normatifs, décidément en
opposition avec les espoirs de la grande majorité des femmes, mais encore plus de celles qui résistent et
refusent de se soumettre. Délibérément solidaires l’une de l’autre, les deux jeunes femmes, principales
protagonistes du premier roman de Despentes, sont aussi éperdument délirantes.
Baise-moi (1994)
Le récit s’ouvre de façon intentionnellement provocatrice sur une scène de visionnage d’un film
pornographique par Nadine, la première des deux protagonistes à faire son apparition dans le chapitre
d’ouverture du roman. Dès la troisième phrase, l’écriture est impudique et l’image suggérée violente,
abjecte – somme toute, passablement désagréable à lire:
À l’écran, une grosse blonde est ligotée à une roue, tête en bas. Gros plan sur son visage congestionné, elle
transpire abondamment sous le fond de teint. Un mec à lunettes la branle énergiquement avec le manche de son
martinet. Il la traite de grosse chienne lubrique, elle glousse. (BM 5)
Si l’ouverture d’un roman anticipe souvent sur la suite du récit, l’on proposera ici que l’ensemble du
texte qui la suit sera en directe opposition, comme une manière de vengeance – coup rendu pour coup
donné – contre un système social qui autorise et promeut de tels rapports de désir et d’abus entre hommes
et femmes. Sous prétexte d’excitation visuelle de la libido, la vidéo présente une femme en position de
prisonnière (ligotée, congestionnée), torturée (la roue, le martinet), traitée comme un animal. En ouverture
de Baise-moi, la femme est loin d’avoir le beau rôle puisque c’est justement Nadine, une jeune fille d’à
peine vingt ans, qui semble apprécier l’abjecte vidéo. Loin de s’ouvrir sur une scène d’amour, ni même
d’appel du sexe, le récit commence sur ce qui se présente comme l’exact opposé: une scène d’abjection et
de violence sexualisée sans amour et sans désir. Dans un article intitulé, ‘“Dans le mauvais goût pour le
mauvais goût”? Pornographie, violence et sexualité féminine dans la fiction de Virginie Despentes’, Shirley
Jordan pose la question de la valeur ‘progressiste pour les revendications féministes’ de la représentation
d’héroïnes qui s’approprient en les subvertissant des pratiques de violence historiquement infligées aux
femmes par les hommes.8 Selon Jordan, si Despentes force son lectorat à reconsidérer l’univers de la
6
Virginie Despentes, Apocalypse bébé (Paris: Grasset & Fasquelle, 2010).
Despentes, King Kong Théorie, op. cit., p. 9. Désormais KKT suivi du numéro de page.
8
Shirley Jordan, ‘“Dans le mauvais goût pour le mauvais goût”? Pornographie, violence et sexualité féminine dans la
fiction de Virginie Despentes’, in Catherine Rodgers et Nathalie Morello (eds), Nouvelles écrivaines: nouvelles voix
(Bern: Peter Lang, 2004), pp. 121-39 (p. 121).
7
pornographie comme pouvant être – toutes proportions gardées – valorisant pour une sexualité féminine
libérée, sinon débridée, elle n’offre pas de solution viable quant à l’éradication de la violence masculine à
l’encontre des femmes. Il faudra chercher au-delà de ce mauvais goût excessif la forme d’une rédemption à
caractère féministe.
Par ailleurs, dans l’essai ‘Le Féminisme de Virginie Despentes à l’étude dans le roman Baise-moi’,
Hélène Sicard-Cowan propose de lire le texte fondateur de l’écriture despentienne ‘comme un commentaire
sur la constitution d’un sujet féminin cohérent’.9 Pour ce faire, elle s’appuie sur la pensée de Judith
Butler,10 selon laquelle la constitution d’un ‘sujet’ ne peut se faire que dans la violence ‘d’une logique de
répudiation et d’abjection’.11 Or, la critique montre, d’une part, combien Manu et Nadine, les protagonistes
de Baise-moi, sont ‘porteuses d’identités différentes’12 et, d’autre part, qu’ayant également subi des formes
de violence divergentes, elles revendiquent séparément des parcours identitaires contradictoires. SicardCowan en conclut que:
[…] l’écriture féministe de Virginie Despentes témoigne d’une attention marquée à l’impact potentiellement
dévastateur du refoulement de certaines formes de féminité sur la perception de soi par le sujet féminin, sur ses
identifications identitaires et sur la solidarisation des femmes en général.13
Se plaçant au-delà des recherches menées sur la représentation des violences sexuelles pratiquées contre
et par les héroïnes de Despentes, Sicard-Cowan met en valeur la complexité des choix identitaires des
personnages féminins d’un roman perturbant, qui pourraient simplement passer pour des femmes fictives
bêtes et méchantes, et dès lors non performantes de leurs choix d’identité. En d’autres termes, lecteurs et
lectrices se trouvent dans l’obligation de percevoir, au-delà d’une simple représentation fictive, une
performance identitaire vécue à travers l’écriture dans ‘une logique de répudiation et d’abjection’, pour
reprendre les termes de Butler. C’est, selon nous, à travers des démonstrations de compassion et de souci de
l’autre qu’émergera paradoxalement la cohérence d’un sujet féminin aussi solidaire que délirant.
Qui sont Nadine et Manu?
La perspective de Nadine sur les choses de la vie – de même que sur celles du sexe – ainsi que le langage
dont elle se sert pour l’exprimer, lui sont idiosyncratiques: elle vit ontologiquement ce qu’elle exprime. Le
texte ne nous dit pas grand-chose de son passé, de sorte que lectrices et lecteurs doivent imaginer que la
jeune femme n’a eu ni le temps ni le loisir de raffiner sa philosophie de la vie; elle vient d’un milieu peu
favorisé et a sans doute quitté le collège dès ses seize ans, comme la loi française l’y autorise. Nadine
voudrait entrer dans l’industrie du film pornographique pour plus vite gagner de l’argent; pour le moment,
elle se prostitue pour quelques clients privés. Pour le reste, la ‘baise’ fait mieux passer les affres du
quotidien au même titre que la drogue ou l’alcool. Souvenons-nous du mot d’ordre de Nadine à l’attention
de son acolyte, Manu: ‘Plus tu baises dur, moins tu cogites et mieux tu dors’ (BM 104).
Le deuxième chapitre de Baise-moi introduit la seconde protagoniste: ‘Manu n’a pas l’âme d’une
héroïne. Elle s’est habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule’ (BM 14).
Pour Manu, la vie n’est ni plus ni moins quelque chose dont on cherche à se soulager quotidiennement. Il
est certain que ce n’est pas en rencontrant Nadine qu’elle aura l’occasion de changer de point de vue, bien
au contraire, et c’est d’ailleurs ce qui fera l’intrigue de Baise-moi: une solidarité tendre et cruelle entre deux
jeunes femmes en cavale et en opposition marquée à une société qui les rejette. Nous ne reviendrons pas sur
l’intrigue de Baise-moi qui peut se résumer à une série de braquages dans diverses boutiques en quête d’un
argent rendant possible l’achat d’un peu de nourriture, de beaucoup d’alcool et autres substances, et à se
planquer d’une chambre d’hôtel anonyme à une autre pour gagner un peu de temps sur la police. Au hasard
de ces diverses activités, les deux copines se rendent coupables d’un grand nombre de meurtres, tous plus
gratuits les uns que les autres. Non seulement Baise-moi n’est pas un roman d’amour, il n’est pas non plus
un texte érotique, bien que de nombreux et sordides épisodes sexuels y soient racontés; il s’agit tout juste
d’un récit de stupeur, de haine et de survie. Or, il arrive de temps à autre que l’on tombe sur de
9
Hélène Sicard-Cowan, ‘Le Féminisme de Virginie Despentes à l’étude dans le roman Baise-moi’, Women in French
Studies, 16 (2008), 64-72 (p. 65).
10
Judith Butler, Bodies That Matter (New York & London: Routledge, 1993).
11
Sicard-Cowan, op. cit., pp. 114-15.
12
Ibid., p. 64.
13
Ibid., p. 70.
surprenantes scènes au cours desquelles surgit une forme de compassion humaine. Ainsi, par exemple,
lorsque Manu a une pensée fugace pour sa mère accro aux antidépresseurs: ‘Manu a un éclair de tendresse
triste’ (BM 82), ou lorsque Nadine teignant maternellement les cheveux de sa copine, veille ‘à être douce,
la mass[ant] précautionneusement. Elle voudrait bien lui faire du bien’ (BM 113). De telles scènes
d’expression d’affection et de solidarité entre femmes sont d’autant plus remarquables qu’elles sont rares.
Il est certain que l’intention première de Despentes n’est pas de revendiquer la compassion humaine
comme moteur de son récit. Baise-moi est un texte qui a pour but de déranger les convictions d’une société
contemporaine hypocrite qui croit pouvoir défendre l’idée que des manifestations sociétales comme la
pauvreté, le crime, la prostitution, le recel de drogues, l’alcoolisme, l’absence d’éducation, le racisme, le
sexisme, l’homophobie, bref les conséquences de l’injustice sociale en général, seraient seulement le sort
de personnes mentalement atteintes, malfaisantes et pleines de haine pour autrui. Tel n’est pourtant pas le
cas.
Délires solidaires et scènes de compassion
au cœur du désastre
Délire – agitation; ivresse; divagation; confusion; égarement; folie; exaltation; frénésie; ardeur; feu sacré;
fièvre; euphorie; orgie; luxe; débordement; transe; transport; fureur; hallucination; vision; élucubration;
extravagance […].14 Délire, en effet, que celui de la langue française pour un terme auquel Le Petit Robert
donne comme première définition celle de ‘l’état d’une personne caractérisé par une perte du rapport
normal [sic] au réel et un verbalisme qui en est le symptôme, pouvant être provoqué par une cause
physiologique […]’. Le verbe délirer vient de plus du latin ‘delirare’, un terme du champ sémantique
agricole, signifiant à l’origine ‘sortir du sillon’, telle la mauvaise graine. Délirants et sortant du sillon tracé
sont en effet les vagabondages de l’apparente mauvaise graine humaine que sont Nadine et Manu.
Solidaire – lié-e; rattaché-e; relié-e; uni-e; commun-e; groupé-e; associé-e; complémentaire;
conciliatoire; en accord; consensuel-le; fraternel-le [mais pas sororal-e]; complice; de connivence; de
mèche; du même bord […].15 Même si elle reste foncièrement misogyne, la langue française est riche en
nuances. Solidaire vient du latin juridique in solidum signifiant ‘pour le tout’. Nous voudrions entendre
l’écho du mot ‘solidité’ même si aucune étymologie ne peut cautionner un tel rapprochement. En droit
moderne, in solidum signifie ‘[c]ommun à plusieurs personnes, de manière que chacune réponde de tout’.16
De même que les performances de genre des anti-héroïnes despentiennes s’écartent sauvagement des
sentiers tracés pour les femmes par les normes sociétales, leurs égarements s’inscrivent dans une
indubitable solidarité de type féministe. Solidaires les unes des autres, les femmes fictives de Despentes
font bloc et pratiquent ainsi une forme de compassion qui, même dans l’amoralité, n’en demeure pas moins
humainement authentique.
Despentes ne raconte pas de jolies histoires rassurantes qui expliqueraient en termes ‘propres’ ou
‘politiquement corrects’ la sale saleté de la vie des exclu-e-s, abandonné-e-s à leur sort, faute d’éducation,
d’un véritable soutien affectif, social et économique. Nous voudrions proposer de lire Baise-moi comme si
le titre abrasif du roman n’osait tout simplement pas dire ‘Aime-moi’. En effet ce que Despentes réussit à
représenter, c’est qu’en dépit de circonstances abjectes et dévastatrices, ses personnages parviennent encore
à faire preuve de compassion et de solidarité. Nous en mettrons en avant plusieurs manifestations.
À première vue, un texte tel que Baise-moi ne se fonde pas sur ce qui pourrait ressembler à de la
compassion humaine. Il s’agit en effet d’un ‘exercice de style’,17 d’un texte de colère et de violence à
travers lequel la romancière vise à établir, comme nous l’avons vu plus haut, une inversion parodique des
rôles socio-sexués de ce qui serait un fort mauvais polar, dans une perspective féministe percutante:
meurtres (d’hommes et de femmes par des hommes et par des femmes), viols (de femmes par des hommes
tout autant que d’hommes par des femmes), monde de la prostitution, du porno, du recel de drogues.
Le dalaï-lama tibétain, qui ne fonde sa vie que sur la compassion humaine, en donne une définition qui
ressemble à celle de l’amour. Dans un de ses nombreux entretiens avec le XIVe dalaï-lama, Tenzin Gyatso,
14
Daniel Pécoin (ed.), Thésaurus (Paris: Larousse, 1992).
Ibid. Nous avons ajouté la féminisation des mots de cette liste.
16
Le Nouveau Petit Robert (Paris: Dictionnaires Le Robert, 2007) p. 2390.
17
Jordan, op. cit., p. 129.
15
Rajiv Mehrotra posait au sage homme la question suivante: ‘Vous utilisez très souvent les mots “amour” et
“compassion”. Quelle différence y a-t-il entre les deux?’.18 Le dalaï-lama répondait ainsi:
J’ignore quelle est la différence exacte entre ‘amour’ et ‘compassion’. […] La compassion authentique ne
dépend pas de l’opinion positive ou négative que j’ai de l’autre: elle se fonde sur la conscience et l’acceptation
du fait que lui [ou elle] aussi est quelqu’un d’important, que lui [ou elle] aussi a le droit d’être heureux [ou
heureuse] et d’échapper à la souffrance, et ce, quelle que soit son attitude envers moi. Même un[e] ennemi[e]
qui me fait du mal est quelqu’un d’important, et qui a tout à fait le droit d’échapper à la souffrance et d’accéder
au bonheur.19
Nous retiendrons de la définition du dalaï-lama, d’une part, le fait qu’un acte de compassion ‘ne dépend
pas de l’opinion positive ou négative’ que l’on puisse avoir de l’autre et, d’autre part, que celui-ci ‘se fonde
sur la conscience et l’acceptation’ de l’importance de l’autre, en tant qu’être humain ayant le droit de ne pas
souffrir; l’acte de compassion n’est donc ni un jugement – moral ou culturel – ni un acte de piété: il est un
don de reconnaissance et de respect de l’autre quel-le qu’il/elle soit et quelles que soient les circonstances
de sa situation d’humain dans le monde.
Le premier épisode de compassion et de solidarité que nous relèverons dans le texte de Despentes se
situe au début du roman alors que Manu vient juste de faire son entrée dans le récit. Camel, un ‘pote à
Manu’ a été retrouvé ‘suicidé’, sans aucun doute avec l’aide de la police. C’est de fait ce qu’elle apprend de
celui qu’elle appelle ‘l’enfant’, un jeune gauchiste un peu naïf, ‘petit-fils de missionnaire’ sans doute blanc
(BM 17), qui cherche à créer la révolution à coups de mobilisation et d’émeutes. Manu ‘n’aime pas les
ruses [que l’enfant] déploie pour l’associer à son indignation, ni qu’il cherche à s’approprier cette mort
pour servir ses convictions’ (BM 15). Pourtant, elle ne lui en veut pas et c’est ce qu’elle exprime à sa
manière fleurie, à travers le discours indirect libre manœuvré par la romancière, au moment où le jeune
révolutionnaire, récupérateur du malheur de l’autre, prend congé d’elle: ‘Manu lui dit gentiment au revoir.
Le pire, avec les cons, c’est qu’ils ne sont strictement antipathiques que dans les films. Dans la vraie vie, il
y a toujours quelque chose qui traîne de chaleureux, d’aimable’ (BM 18).
Bien que ténu, nous voyons ici un acte de compassion de la part de Manu qui, pourtant, tirera à bout
portant sur n’importe qui pour moins que ça au cours du reste du récit. Ce qui rend la situation différente
ici, c’est que, bien que maladroit et irrespectueux malgré lui de la position identitaire de l’autre, le jeune
gauchiste tente de mener un combat pour la justice sociale et Manu le ‘sent-sait’, écrirait Cixous, et elle le
respecte à sa façon. Nous pensons également que Despentes s’immisce dans sa propre écriture pour livrer
un discret commentaire méta-textuel: ici, ce n’est pas un film, c’est un roman – souvent écrit à la manière
d’un film20 –et que, au-delà de la fiction, la compassion peut se pratiquer dans les situations de vie les plus
négatives qui soient, justement là où ‘il y a toujours quelque chose qui traîne de chaleureux, d’aimable’
(BM 18). Le but de la fiction despentienne n’est pas de célébrer la timide pratique de compassion et de
solidarité par ses personnages de papier, mais d’inviter subtilement ses lecteurs et lectrices à tenter de le
faire au-delà du texte. En nous offrant, à l’intérieur de la fiction cette remarque, diégétiquement
irrationnelle de la part de Manu, Despentes lance à son lectorat l’injonction d’en faire quelque chose pardelà de l’écriture, dans nos vies respectives, peut-être.
Un autre épisode que nous soulignerons se trouve dans la deuxième partie du roman alors que Nadine et
Manu roulent dans une voiture volée en direction d’une illusoire côte bretonne. Elles ont laissé derrière
elles une série de meurtres sordides: leur signalement n’a pas manqué d’être donné. En rase campagne,
elles aperçoivent au loin une camionnette de police: ‘Familière sensation du coup au cœur. Avec le temps
on y prend goût’ (BM 165). Manu annonce en toute solidarité avec sa partenaire en crime: ‘– Dès que ça
déconne, tu fonces. Moi, je tire. Tout ce qui bouge. T’oublies [sic] pas qu’on est une équipe hors pair. On
essaie de passer. Au moins on leur fout un bordel sans précédent. Mais on se rend pas’ (BM 165). Au
moment où elles parviennent à la hauteur de la camionnette, la voix narratrice omnisciente décrit la scène
au style indirect libre, mettant en relief le dialecte affectif propre à ses protagonistes:
[Nadine] prend [la] main [de Manu] dans la sienne, elle a honte de son geste en même temps qu’elle le fait.
Sauf que Manu mélange tout de suite ses doigts aux siens, et tient sa paume serrée à en faire péter les
18
Rajiv Mehrotra et Sa Sainteté le dalaï-lama, Les Clés du bonheur se nomment amour, altruisme et compassion (Paris:
Presses du Châtelet, 2010), p. 59.
19
Ibid., p. 59.
20
Jordan, op. cit., p. 128.
articulations. Nouées, crispées l’une dans l’autre. Invincibles, même si elles n’ont pas une seule chance. (BM
165)
Ici, Nadine et Manu manifestent pour la première fois, l’une à l’égard de l’autre, des sentiments qui
ressemblent à de l’amour et de la compassion, ainsi que des émotions de crainte enfouie et de honte
refoulée, tout autant que de délirante solidarité: elles sont ‘une équipe hors pair’ (BM 165), convaincues
d’être ‘[i]nvincibles, même si elles n’ont pas une seule chance’ (BM 165) de s’en sortir.
Le troisième épisode de Baise-moi que nous commenterons se situe vers les deux-tiers du récit, au
moment où Manu et Nadine se retrouvent avec Fatima et son frère, Tarek, dans leur grande maison isolée.
Plusieurs critiques ont mis en évidence les rapports privilégiés que Manu et Nadine, héroïnassassines,
entretiennent avec la communauté franco-maghrébine.21 Fatima raconte aux deux délinquantes comment
son père est mort en prison, incarcéré pour inceste, et comment elle a été forcée d’avorter contre son gré.
Fatima raconte l’événement avec ses propres mots, mais c’est le commentaire de Despentes, par narratrice
omnisciente interposée, qui donne toute son importance au récit de la jeune fille abusée par son propre père
et pourtant éprise de son papa:
[Fatima] parle bas, le débit est extrêmement calme et régulier. Monocorde et grave, intimiste et pudique. Cela
atténue la brutalité du propos sans l’édulcorer. Il y a comme du métal perceptible juste derrière ce ton
monocorde et grave. Quand elle parle, elle garde les yeux baissés la majeure partie du temps, puis relève la tête
et plonge son regard dans celui de son interlocutrice. Elle est attentive comme habile à lire l’âme de l’autre,
capable d’y déceler la moindre grimace de dégoût ou la ruse la plus vile. Sans juger, sans s’en étonner. Prête à
tout voir chez ses semblables. Elle ressemble à une souveraine particulièrement éprouvée mais qui n’aurait
retiré de la douleur qu’une immense sagesse en même temps qu’une implacable force. Une majestueuse
résignation, sans trace d’aigreur.
Elle se confie avec assurance. Montrant par là qu’elle choisit de leur faire confiance. Et aussi qu’elle n’a
rien à craindre. (BM 181-82)
Il s’agit bien ici d’un passage qui se trouve dans Baise-moi de Virginie Despentes; insolite, en effet, cette
pureté d’écriture au milieu du chaos gore auquel la lectrice, tout autant que le lecteur, ont fini par
s’habituer. Ce passage ressemble à une oasis affective où, bien que le propos soit doublement violent – il
s’agit du récit d’un inceste et d’un avortement forcé – le ton reste ‘grave, intimiste et pudique’ (BM 181). À
travers une description qui n’est plus en style indirect libre – puisque Manu et Nadine sont tout à fait
incapables d’articuler une telle scène en ces mots-là –, Despentes nous donne à lire l’écoute hypnotique et
quasi-mystique des deux sociopathes. Elle met également en relief la compassion que Fatima ressent à
l’égard de son père incestueux et l’admiration des deux interlocutrices pour la jeune femme, même si – ou
parce que – celles-ci ne savent pas exprimer ce qu’elles ressentent enfoui au plus profond d’elles-mêmes. À
travers un style extraordinairement inattendu, Despentes fait partager à ses lecteurs et lectrices la
compassion inarticulable, mais pleinement vécue, par ses deux meurtrières de papier. Le charme ne dure
d’ailleurs pas; alors que Nadine reste interdite, Manu accuse le coup à sa manière braillarde et débraillée:
‘Ben au moins, quand tu causes, tu fais pas semblant’ (BM 182).
Le dernier épisode que nous évoquerons se situe quelque temps avant la chute libre diégétique qu’est le
dénouement de Baise-moi. Les deux partenaires en crime contrôlent toutefois encore l’action. Elles sont
assises au bar d’une brasserie chic à l’affût de quelque antagonisme gratuit. Elles finissent par se retrouver
dans une chambre d’hôtel avec un pauvre ‘type bedonnant et moitié chauve en costard bleu’ (BM 199) qui
croit candidement être tombé sur le ‘three-some’ de sa vie. Au moment où le ‘monsieur attire Manu contre
lui, enfonce son gros visage dans son ventre, la lèche avec ardeur en l’appelant “ma petite fleur”’ (BM 203),
la romancière écrit: ‘Pendant un moment, [Manu] le regarde de loin, caresse sa tête pensivement. Comme
surprise de le découvrir là et désolée d’être incapable d’aimer ça. Et, à cet instant, elle ne lui veut pas de
mal, elle ne le méprise pas’ (BM 204). Ces trois phrases ne jouent aucun rôle au niveau dramatique: elles
n’ajoutent rien à l’action. Elles sembleraient même tout à fait arbitraires si ce n’était qu’elles mettent en
avant un insolite sentiment de compassion de la part de Manu à l’égard de ce pauvre homme qu’elle finira
par liquider tout aussi gratuitement – mettant singulièrement fin à sa souffrance humaine. Le personnage de
Manu est d’ailleurs ‘surpris’ par la situation: car ce n’est pas Manu qui fait preuve d’une telle empathie,
mais bien Despentes qui, à travers une voix narratrice off, invite son lectorat à faire de Manu un être
capable de compassion humaine et de solidarité dans la souffrance par-delà la fiction.
21
Sicard-Cowan, op. cit., p. 69.
Manu et Nadine, Nadine et Manu, hydre à deux têtes, les jeunes délinquantes détraquées n’ont de cesse
de passer l’une pour l’autre. Même au niveau de notre expérience de lecture, il est facile de les confondre.
Cela est particulièrement vrai dans la première partie du roman alors que les deux héroïnes ne se sont pas
encore rencontrées; bien que Despentes veille à faire alterner les chapitres consacrés à l’une et à l’autre, on
croit lire le destin de l’une alors qu’on lit celui de l’autre. Délire solidaire, solidarité délirante, mais
pourquoi au cœur de tant de violence? Nous dirons que c’est parce qu’en écriture littéraire, la violence,
dont tant de femmes sont victimes, est restée, jusqu’aux trente dernières années, sous total silence. Qui écrit
sur les vraiment moches, paumées, perdantes et abandonnées sans tomber dans le documentaire ou le
témoignage social ? C’est là le défi que Despentes se propose de relever. Comment écrire une littérature sur
la précarité sans tomber ni dans la culpabilité misérabiliste ni dans la litote poétique? Comment dire le vrai
du sordide de la vie des femmes sans en faire un discours strictement moralisateur, dans un sens comme
dans l’autre?
Les histoires que raconte Despentes font sans doute exception dans le paysage littéraire contemporain.22
Toutefois, le fait de revendiquer pour des personnages féminins de sexe, de violence et de meurtre, une
plateforme qui a toutes les apparences de l’écriture littéraire, donne à ses récits une disposition humaniste
que la société occidentale socialo-démocratique, amoureuse des arts et des lettres, n’a pas l’habitude de leur
octroyer. Ce faisant, l’auteure nous force à envisager le féminin sous toutes ses formes, même les plus
inédites, même les plus délirantes, au nom d’une solidarité qui lie toutes les femmes entre elles.
Compassion et souci de l’autre dans King Kong Théorie
Bien que les héroïnes despentiennes se veuillent sans foi ni loi, une forme de compassion humaine qui
ressemble à ce que Carol Gilligan a nommé ‘an ethics of care’23 – ce souci de l’autre et des relations que
nous entretenons avec autrui –, surgit entre les lignes des textes déjantés de l’auteure. Dans la récente
réédition d’un collectif intitulé, Le Souci des autres: Ethique et politique du care, Patricia Paperman et
Sandra Laugier ont donné à Carol Gilligan la possibilité de porter ‘[u]n regard prospectif à partir du
passé’24 – c’est le titre que Gilligan donne à son texte d’introduction au volume. Son propos articule avec
élégance ce que l’écriture de Despentes suggère:
Dans une société et une culture démocratiques, fondées sur l’égalité des voix et le débat ouvert, le care est une
éthique féministe: une éthique conduisant à une démocratie libérée du patriarcat et des maux qui lui sont
associés, le racisme, le sexisme, l’homophobie, et d’autres formes d’intolérance et d’absence de care. Une
éthique féministe du care est une voix différente parce que c’est une voix qui ne véhicule pas les normes et les
valeurs du patriarcat; c’est une voix qui n’est pas gouvernée par la dualité et la hiérarchie du genre, mais qui
articule les normes et les valeurs démocratiques […].25
Dans King Kong Théorie, Despentes pourrait sembler ne pas écrire au nom de toutes les femmes; elle
écrirait seulement ‘de chez’ les plus maltraitées, les trop souvent abandonnées, les mieux vilipendées par
les membres de tous bords – hommes et femmes – d’une société contemporaine française faussement
progressiste fondée sur l’exploitation mutuelle des deux sexes. Ils et elles seul-e-s s’y reconnaîtraient. Mais
la rhétorique d’ouverture de Despentes est perverse – au sens étymologique le plus honorable du terme de
‘renverser’ et de ‘retourner’. Quelle femme voudrait être associée aux ‘exclues du grand marché à la bonne
meuf’ (KKT 9)? Aucune, bien entendu. Au-delà la vulgarité conventionnelle du langage grossier, salace,
obscène de ses héroïnes de prédilection, Despentes donne à son écriture une force d’énergie rhétorique
positive. C’est cette même langue qui fonctionne dans les fictions de l’auteure: ‘perverse’, elle renverse,
retourne, reprend à son compte les insultes subies par les plus abusées de toutes les femmes. L’invective
prend alors l’apparence d’une figure de style: l’antiparastase dont l’effet est de ‘retourner le contenu
infamant d’une insulte’.26 L’antiparastase est ici la force de frappe théorique de Virginie Despentes: celle-ci
écrit bien au nom de toutes les femmes pour leur donner ‘une voix qui ne véhicule pas les normes et les
22
Comme le font également les textes de Chloé Delaume.
Carol Gilligan, In a Different Voice (Cambridge: Harvard UP, 1982), p. 164.
24
Patricia Paperman et Sandra Laugier, Le Souci des autres: Éthique et politique du care (Paris: Éditions de l’école des
hautes études en sciences sociales, 2011), p. 37.
25
Ibid., p. 41.
26
Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités (Paris: Presses Universitaires de France, 2008), p. 110.
23
valeurs du patriarcat; […] une voix qui n’est pas gouvernée par la dualité et la hiérarchie du genre’.27
Toutefois, c’est a contrario et à travers l’absurde violence de ses textes que la romancière ‘articule les
normes et les valeurs démocratiques’ prônées par Gilligan. À peine trois pages dans le corps du texte de
King Kong Théorie, Despentes se fait encore plus précise que dans l’incipit et d’autant plus convaincante:
la longue citation doit se lire d’un seul tenant et dans un même souffle:
J’écris donc d’ici, de chez les invendues, les tordues, celles qui ont le crâne rasé, celles qui ne savent pas
s’habiller, celles qui ont peur de puer, celles qui ont les chicots pourris, celles qui ne savent pas s’y prendre,
celles à qui les hommes ne font pas de cadeau, celles qui baiseraient avec n’importe qui voulant bien d’elles,
les grosses putes, les petites salopes, les femmes à chatte toujours sèche, celles qui ont des gros bides, celles
qui voudraient être des hommes, celles qui se prennent pour des hommes, celles qui rêvent de faire hardeuses,
celles qui n’en ont rien à foutre des mecs mais que leurs copines intéressent, celles qui ont un gros cul, celles
qui ont les poils drus et bien noirs et qui ne vont pas se faire épiler, les femmes brutales, bruyantes, celles qui
cassent tout sur leur passage, celles qui n’aiment pas les parfumeries, celles qui se mettent du rouge trop rouge,
celles qui sont trop mal foutues pour pouvoir se saper comme des chaudasses mais qui en crèvent d’envie,
celles qui veulent porter des fringues d’hommes et la barbe dans la rue, celles qui veulent tout montrer, celles
qui sont pudiques par complexe, celles qui ne savent pas dire non, celles qu’on enferme pour les mater, celles
qui font peur, celles qui font pitié, celles qui ne font pas envie, celles qui ont la peau flasque, des rides plein la
face, celles qui rêvent de se faire lifter, liposucer, péter le nez pour le refaire mais qui n’ont pas l’argent pour le
faire, celles qui ne ressemblent plus à rien, celles qui ne comptent que sur elles-mêmes pour se protéger, celles
qui ne savent pas être rassurantes, celles qui s’en foutent de leurs enfants, celles qui aiment boire jusqu’à se
vautrer par terre dans les bars, celles qui ne savent pas se tenir… (KKT 11-13)
Despentes ne fait pas dans la dentelle théorique féministe. Sa visibilité médiatique depuis le ‘scandale’
de la version cinématographique (2000) de Baise-moi a fait que son nom est mieux connu du grand public
que ceux des grandes théoriciennes féministes françaises – d’ailleurs surtout lues en-dehors de l’hexagone.
Si Kristeva, Irigaray et Wittig ont fait évoluer la théorie féministe dans les cercles académiques et
intellectuels, elles ont peu fait pour le mouvement populaire – sinon populiste28 – de libération des femmes
et encore moins de celui des hommes.
Que le commentaire théorique violemment subtil d’une des écrivaines contemporaines les plus
dérangeantes et controversées puisse inviter lectrices et lecteurs à pratiquer la compassion et la solidarité
entre femmes – une forme de l’éthique du care – à l’égard de personnages de papier cruels, obscènes et
abjects, est de notre part une position critique sans doute ‘extrême’. Toutefois, Despentes n’a pas pris le
risque de publier Baise-moi pour le seul plaisir d’inverser les rôles socio-sexués traditionnels, dans le
monde de la précarité, à la seule fin d’affoler une mythique bourgeoisie bien-pensante. En un hurlement
violent d’espoir qui rappelle le rire hystérique – au sens le plus noblement étymologique du terme – de la
méduse cixousienne, Despentes lance un appel à un engagement féministe et humaniste à travers
l’ouverture à une compassion solidaire et une délirante éthique du care, avec – et pour – les êtres les plus
démunis de nos sociétés occidentales dites démocratiques. C’est ce qu’elle confirme en dialecte despentien
dans le paragraphe de clôture de King Kong Théorie:
Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing, pas une vague promotion de
la fellation ou de l’échangisme, il n’est pas seulement question d’améliorer les salaires d’appoint. Le
féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. Une révolution,
bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux
petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air. (KKT 144-45)
En attirant notre attention sur le monde de la prostitution, du peep-show et du cinéma pornographique,
monde moralement marginalisé par la culture dominante, tout autant que sur celui de la précarité affective,
sociale, économique et éducative, Despentes nous lance, à tous et à toutes, le défi d’envisager la
compassion humaine là où il serait plus tranquillisant d’imaginer qu’elle ne puisse pas exister. C’est en
appelant au délire que serait une solidarité authentique et à la mise en pratique d’une éthique du care entre
les femmes – et avec les hommes – que l’écriture de Despentes se fait incontestablement révolutionnaire.
27
Gilligan, op. cit., p. 164.
Michèle Schaal, ‘Virginie Despentes or a French Third Wave Feminism?’, in Erika Fülop and Adrienne Angelo
(eds.), Cherchez la femme: Women and Values in the Francophone World (Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars
Publishing, 2011), pp. 39-55 (p. 39).
28
Bibliographie
Butler, Judith, Bodies That Matter (New York & London: Routledge, 1993)
Despentes, Virginie, Apocalypse bébé (Paris: Grasset & Fasquelle, 2010)
—. King Kong Théorie (Paris: Grasset & Fasquelle, 2006)
—. Bye bye Blondie (Paris: Grasset & Fasquelle, 2004)
—. Teen Spirit (Paris: Grasset & Fasquelle, 2002)
—. Mordre au travers (Paris: EJL, 1999)
—. Les Jolies choses (Paris: Grasset & Fasquelle, 1998)
—. Les Chiennes savantes (Paris: Florent Massot, 1996)
—. Baise-moi (Paris: Florent Massot, 1994; Grasset & Fasquelle, 1999)
Dorlin, Elsa, Sexe, genre et sexualités (Paris: Presses Universitaires de France, 2008)
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l’école des hautes études en sciences sociales, 2011)
Pécoin, Daniel (ed.), Thésaurus (Paris: Larousse, 1992)
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Angelo (eds.), Cherchez la femme: Women and Values in the Francophone World, (Newcastle upon
Tyne: Cambridge Scholars Publishing, 2011), pp. 39-55
Sicard-Cowan, Hélène, ‘Le Féminisme de Virginie Despentes à l’étude dans le roman Baise-moi’, Women
in French Studies, 16 (2008), 64-72

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