« Le corps comme oeuvre d`art. » de Stéphane Malysse

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« Le corps comme oeuvre d`art. » de Stéphane Malysse
« Le corps comme oeuvre d’art. » de Stéphane Malysse
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Malysse S., (H)altères-ego: olhares franceses nos
bastidores da corpolatria carioca. In Nu e Vestido,Miriam
Goldemberg (org), Record, RJ, 2002.
“Tout corps contient la virtualité d´innombrables autres corps que
l´individu est susceptible de mettre à jour en devenant le bricoleur
de son apparence et de ses affects.”
David Le Breton, 1999.
Dans la majeure partie des cas observés, les corpolâtres deviennent les pygmalions de
leur corps, ils le sculptent et le dessinent au fil des régimes et des musculations, en imitant
les corps prestigieux présentés par les médias ou tout simplement croisés sur la plage ou à
l’Académie de musculation. L’image de soi est transformée en (h)altères-égo dans un
mouvement de reconstruction de son corps, de réappropriation et de maîtrise de son
apparence. A l’inverse de ready-made, le corps est considéré comme une œuvre d’art
potentielle, œuvre que l’artiste doit de peaufiner et styliser chaque jour à travers des séries
d’exercices (dé)formants toujours orientés par une recherche esthétique, une optimisation
de son apparence physique.
Depuis une trentaine d’années, le culte du corps est devenu extrêmement fort dans un
sens capitaliste et commercial. Le moi physique est de moins en moins considéré comme
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l’unique base de notre relation au monde mais devient l’enjeu central de notre relation à soi.
A la recherche d’un corps idéal, les individus incorporent les images-normes de cette
nouvelle esthétique et se condamnent à une apparence qui leur échappent irrémédiablement.
Dans une certaine mesure, ces corps maîtrisés et sculptés dans l’épaisseur musculaire
affichent de façon hyperbolique que c’est bien l’homme qui construit l’image de son propre
corps. Comme l’expliquait Mauss, l’homme n’est pas le produit de son corps, mais c’est
lui-même qui se produit à travers ce qu’il fait de son corps . Ces habitudes ou « techniques
du corps varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, mais elles
varient avec les sociétés, les éducations, les convenances, les modes et les prestiges. »
(Mauss,1950). En cherchant à présenter la malhação comme « un fait social total », j’ai
réintégré l’ensemble de ses techniques du corps dans un contexte social précis, en tenant
compte de ce que l’éducation, les médias, les modes et les convenances sociales pouvaient
apporter comme éclairage culturel à ce culte du corps. Dans les réflexions de Mauss sur les
techniques du corps, le principe de visibilité est omniprésent et il forme le cœur même du
principe complexe de l’imitation sociale. « Corps, parures, peintures, ornements, vêtements,
etc., traduisent tous une philosophie de l’existence, une philosophie traversée par le souci
de satisfaire à l´exigence du regard. » (Gauthier,1996) et cette philosophie est, dans le
contexte de la corpolâtrie, concrétisée au niveaux de l’apparence physique. Penser le corps
comme une œuvre d’art, à la fois faire-valoir et faire-voir, c’est insister sur le fait que le
corps est considéré comme une simple image. L’image du corps comme réalité corporelle
permet de penser le visible comme le mode privilégié de relation à soi, et surtout de relation
à l’autre. Le corps qui se donne à voir et qui se produit de façon sur-visible, se présente
comme une œuvre d’art, mais une œuvre d’art particulière, personnelle, intime, sur mesure.
« Exhiber c’est aussi positionner l´autre comme voyeur. La stratégie d´exhibition
consiste à contraindre l´autre à reconnaître comme fascinants votre attitude, votre discours,
votre système de référence. L´exhibition volontaire consiste en une effraction du
symbolique afin d´exposer sa position souveraine à l´aide d´indices publics, d´édifices
imposants, de marques personnelles, de modes de vie sophistiqués renouvelant son statut
privilégié. L´exhibition volontaire lie volontiers son impact aux modalités de propagation
(érection d´un lieu de culte, transmission d´images, commerce au long cours, mœurs
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mondaines, publicité liturgique...) »(Gauthier,1996) Cette logique de l’exhibition est
complètement en accord avec mon étude de la corpolâtrie, qui donne à voir par sa maîtrise
esthétique du corps à quel point les processus d’exposition volontaires reposent sur
l’affichage généralisé de valeurs sociales particulières. Cette exhibition exige alors une
technique du corps (celle de la malhação) et les images-normes des corps diffusées par les
médias viennent modifier en profondeur la représentation que chacun peut se forger de sa
propre apparence. Comme l’affirme Gauthier, « le visible c’est du poignant, du direct, du
corps à corps » (1996) et, dans la corpolâtrie carioca, la visibilité corporelle qui soutient,
sous couvert de cordialité, l’essentiel des échanges sociaux, transforme le corps en « image
du corps ». De par sa visibilité même, le corps devient visuel: il cesse d’être pensé comme
une forme vivante et devient l’obsession majeure de la survisibilité contemporaine. La
corpolâtrie considère que le corps, au même titre qu’une oeuvre d’art, est une simple image
que l’on projette de soi. Dans ce contexte, « soigner son image, son visage, son corps passe
par la mise en place d´un double de soi parfaitement synchrone à soi-même, à l´instar d’
une deuxième peau qui viendrait recouvrir, à s´y méprendre, la première. » (Gauthier,
1996). Dans cette mutation du vivant en visuel, le corps devient un alter-ego et l’ego se
mesure au poids des haltères qu’il faut soulever quotidiennement pour finalement obtenir sa
propre « ressemblance ».
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