pourquoi sommes-nous tant en quête de peau lisse
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pourquoi sommes-nous tant en quête de peau lisse
débat pourquoi sommes-nous tant en quête de peau lisse ? Que nous ont donc fait nos poils pour qu’on les traque jusque dans nos recoins les plus intimes ? Et nos odeurs corporelles, pourquoi veuton à tout prix les éliminer ? Interrogations sur cette quête acharnée d’un corps lisse et inodore. Par Isabelle Gravillon Photos Jean-Marc Armani / PictureTank Valérie Cordonnier Natacha Chetcuti Jean Da Silva est sexologue, psychothérapeute et psychanalyste, elle exerce son activité en libérale. Elle s’intéresse de près à la notion de consentement dans l’acte sexuel. Elle s’est également spécialisée dans l’érotisme aux confins de la norme et dans les dépendances, notamment dans les conduites sexuelles cyber-addictives. est sociologue, rattachée à l’équipe « Genre Travail Mobilités » du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CNRSuniversité Paris 8). Elle a longtemps travaillé sur les questions de genre et de sexualité. Elle est l’auteure de Se dire lesbienne : vie de couple, sexualité, représentation de soi, éd. Payot, 2013. est professeur en arts plastiques à l’université Paris 1. C’est en s’intéressant au peintre et plasticien Marcel Duchamp qui détestait les poils et se rasait entièrement le corps qu’il en est venu à mener une recherche sur cette thématique et finalement à publier l’ouvrage Du velu au lisse, histoire et esthétique de l’épilation intime, éd. Complexe, 2009. Nu extrait de la série « La Toilette », Jean-marc Armani / Picturetank Depuis quelques années, de drôles de produits fleurissent sur les rayons de nos supermarchés. Des déodorants et lingettes intimes pour que les femmes se sentent fraîches en toutes circonstances (c’est la pub qui l’affirme !), des rasoirs spécialement conçus pour les hommes afin qu’ils puissent éliminer les poils de leur torse et de leurs parties génitales… Les instituts de beauté eux aussi participent activement à cette folie épilatoire. Certains, de plus en plus nombreux, ouvrent leur porte aux hommes. Et il n’y en a plus un seul aujourd’hui pour refuser à ses clientes l’épilation intégrale du pubis. Elle est loin l’époque où le triangle et le ticket de métro régnaient en maîtres ! Désormais, une majorité de jeunes femmes – de plus en plus souvent suivies par leurs aînées – veulent se faire un sexe lisse, débarrassé de toute pilosité. Curieux tout de même que nous refusions de cohabiter avec nos poils et nos odeurs… Que cache cette disgrâce dans laquelle nous les avons plongés ? Nos trois invités ont accepté d’en débattre. débat Commençons par un peu d’histoire. L’épilation – des femmes et des hommes – existait-elle déjà dans les civilisations anciennes ? Jean Da Silva. En Grèce antique, l’épila- tion des parties intimes était courante mais seules les femmes y avaient recours. Les hommes, eux, conservaient leurs poils ; des écrits de l’époque évoquent d’ailleurs leurs « culs noirs ». Chez les Latins, les habitudes étaient différentes : il semblerait qu’à Rome, l’épilation intime était réservée aux courtisanes et aux hommes efféminés. Un peu plus près de nous, du xiiie au xvie siècle, les femmes aussi bien que les hommes la pratiquaient assez largement. Dans les étuves, des servantes prenaient en charge l’épilation intime des clients fréquentant ces bains publics chauds. On a longtemps cru que les croisés avaient importé du monde arabe cette habitude. En réalité, sa transmission est sans doute plutôt passée par des traités de cosmétologie arabes, traduits en français au xiiie siècle. « Pendant des siècles, non seulement les odeurs n’étaient pas taboues mais on leur reconnaissait un rôle érotique » Valérie Cordonnier Valérie Cordonnier. Tout se passe en Jean Da Silva. Essentiellement du fait Quid des odeurs corporelles dans l’histoire ? Tout le monde connaît la fameuse phrase écrite par Napoléon à Joséphine dans une lettre annonçant son retour : « Ne te lave pas, j’accours et dans huit jours je suis là ! » (1) Le signe qu’à l’époque, un homme n’était en rien indisposé par les effluves pouvant s’échapper de l’entrecuisse de sa partenaire ! Pendant des siècles, non seulement les odeurs n’étaient pas tabouesmais on leur reconnaissait un pouvoir érotique. Comme l’affirmait au Valérie Cordonnier. De quand date son retour ? On s’y intéresse à nouveau au début du xxe siècle, dans les années 1920 et 1930. À ce moment-là, l’épilation – spécialement celle des parties intimes – concerne avant tout les milieux artistiques, une certaine élite. Plus tard, dans les années 1980-1990, elle se démocratise. À partir de là, l’épilation du pubis, partielle ou intégrale, devient la nouvelle norme. Jean Da Silva. 62 FemmeMajuscule ✽ ja n v i e r - f é v r i e r 2014 ✦ N o18 Rimmel : « Une femme révèle au travers de ses odeurs élégantes l’atmosphère unique de son intimité. » Aujourd’hui, nous avons au contraire tendance à vouloir nous exonérer des odeurs corporelles. Il faut reconnaître que dans les siècles passés, on était sans doute habitué à un contexte odorant beaucoup plus fort : il n’y avait pas d’eau courante, le bain était un luxe et une curiosité, les poubelles traînaient dans la rue, on masquait les odeurs corporelles avec des parfums puissants. Les notions de dégoût et de plaisir odorants étaient bien différentes de celles que nous connaissons actuellement. Toujours est-il que désormais, la norme est au corps inodore : une évolution que l’on peut regretter car on y perd une carte d’identité sensuelle et érotique, un premier émoi lié à la perception de l’odeur de l’autre ne se résumant pas à un parfum standardisé. Derrière cette chasse aux poils et aux odeurs, faut-il voir une peur de notre animalité, un désir de la nier ? Curieusement, l’épilation disparaît au xviie siècle. Sait-on pourquoi ? des nouvelles théories médicales qui émergent alors, notamment fondées sur la notion d’« humeurs » que l’on ne devait sous aucun prétexte empêcher de sortir du corps. Les poils étant considérés comme des excrétions solides, il était donc recommandé de ne pas empêcher leur pousse. C’est au xviie siècle aussi que l’on abandonne la pratique des bains : on craignait que l’eau contamine le corps en perturbant l’excrétion des humeurs. On assiste alors à l’expression d’une véritable aquaphobie ! Plus de bains publics, plus d’épilation… xixe siècle le grand parfumeur Eugène effet comme si l’on cherchait à maîtriser notre côté pulsionnel en lui imposant une sophistication suprême, notamment celle de l’épilation définitive au laser. La culture et la technologie contre la nature ! Même combat, si l’on peut dire, du côté des odeurs : on ne compte plus sur le marché de l’hygiène intime les produits pour gommer les odeurs. Un véritable matraquage. À tel point que de nombreuses femmes, surtout après 45 ans, vivent dans la hantise de « sentir ». Et elles sont par exemple épouvantablement gênées les jours où leur désir sexuel les rend plus odorantes. Par volonté de ne pas dévoiler ce lâcher-prise, cet abandon sexuel ou par difficulté à l’assumer, elles ont alors recours à toutes sortes de produits aseptisants, le tout sur un corps parfaitement lisse et débarrassé de ses poils ! Natacha Chetcuti. Des pratiques qui pourraient faire penser à des tentatives de contrôle de la sexualité féminine… Valérie Cordonnier. Sans aucun doute ! Avec aussi des intérêts économiques colossaux car tous ces produits d’hygiène, de même que l’épilation et la chirurgie esthétique intime, représentent des marchés énormes. Jean Da Silva. En fait, l’utilisation de l’épilation pour gommer l’animalité du corps n’est pas une nouveauté. Au xvie siècle, les Indiens d’Amérique latine s’épilaient sur tout le corps, y compris les sourcils, pour – selon les ethnologues qui se sont penchés sur cette question – se démarquer des animaux. Une habitude qui avait énormément surpris les conquistadors espagnols. Plus récemment, si l’on en croit le témoignage de son épouse Lydie Sarazin-Levassor, c’est par refus de toute animalité que l’artiste Marcel Duchamp [1887-1968, ndlr] se rasait entièrement. Et si l’on se réfère aux débats publiés dans les revues naturistes des années 1960, pilosité et bestialité étaient étroitement liées : il était recommandé aux femmes de s’épiler le pubis afin d’éviter de provoquer chez les hommes des réactions trop bestiales ! L’épilation était donc considérée comme un moyen de maîtriser la sexualité. Concernant l’épilation intime, il existe un corollaire à cette idée, que l’on découvre aussi dans le discours de certains naturistes : l’épilation génitale, pratiquée aussi bien chez les hommes que chez les femmes, répondrait à une volonté d’esthétiser l’intégralité du corps, sans opérer de hiérarchie entre le visage, les aisselles, les jambes et le sexe. Remarquons que l’on nage aujourd’hui en plein paradoxe ! Car si l’épilation génitale est en vogue, on assiste en parallèle à un retour de la pilosité masculine sur le visage, avec le port très répandu de barbes plus que fournies ! Natacha Chetcuti. Ce phénomène est apparu dans les communautés gays dans les années 1990 et perdure. On peut l’analyser comme une volonté des homosexuels – consciente ou non – de faire rupture avec le stéréotype de la figure de la « folle » et de mettre en scène une virilité par le port de la barbe, de la revendiquer par ce signe extérieur. La barbe peut ainsi signifier pour les gays l’effacement du stigmate de la féminitude, ou du moins la mise à distance du statut imberbe des hommes plus facilement suspectés d’homosexualité. Même si la logique sociale n’est pas la même, ce mouvement a sans doute pu imprégner les pratiques des hommes hétérosexuels. Valérie Cordonnier. Le port d’une barbe ultra-virile est peut-être une tentative de l’homme moderne pour lutter contre la fragilité qu’il sent poindre en lui. Alors qu’on lui demande d’être en permanence dans la performance et la réussite – au travail, dans son couple, avec ses enfants – qui sait s’il ne cherche pas à se rassurer en se raccrochant à un attribut symbole de force et de puissance ? « Le refus de l’épilation chez les lesbiennes était une manière de s’opposer à un ordre social qui façonnerait le corps des femmes dans le seul but de répondre aux désirs des hommes » Natacha Chetcuti débat Qu’en est-il des lesbiennes, comment se positionnent-elles sur cette question de l’épilation ? La diffusion massive de films pornographiques via Internet a-t-elle imposé cette nouvelle norme de l’épilation intégrale ? Natacha Chetcuti. Dans les années 1970-1980, on a pu observer chez certaines un refus de s’épiler. Cette contestation était liée au mouvement féministe et prônait la libre disposition de son corps. C’était une manière de refuser l’injonction à la féminité par l’épilation, de s’opposer à un ordre social qui façonnerait le corps des femmes dans le seul but de répondre aux désirs des hommes. Si ce mouvement perdure en Allemagne et aux États-Unis, il n’est plus très fort aujourd’hui en France. Valérie Cordonnier. Il n’est pas très étonnant que les lesbiennes ne soient pas très préoccupées par leurs poils puisque les femmes qui le sont le doivent aux hommes et à leurs fantasmes ! Une des premières choses à laquelle pense une femme qui se rend à un rendez-vous avec un homme, c’est s’épiler, avant même d’aller chez le coiffeur. Jean Da Silva. On avance souvent cette L’épilation, notamment celle du pubis, n’est donc qu’une injonction des hommes ? Vous n’imaginez pas que cela puisse répondre à un désir personnel des femmes ? Natacha Chetcuti. Concernant les questions tournant autour de l’esthétique du corps, il est très difficile de dissocier ce qui est de l’ordre du choix de ce qui relève de la contrainte. On peut seulement constater que les normes esthétiques sont relayées de manière très puissante, notamment par les magazines féminins. Certaines femmes les subissent plus qu’elles ne les choisissent, même si elles n’en ont pas toujours pleinement conscience. Jean Da Silva. Je serai moins catégorique. Il y a certes une réponse au regard masculin dans les pratiques féminines d’épilation. Mais j’ai aussi trouvé sur des forums de discussion des témoignages de femmes qui revendiquaient une épilation intégrale pour elles et pour leur plaisir propre. Et qui demandaient la réciproque à leurs partenaires masculins. Il y a dans l’épilation, comme dans tout traitement des apparences corporelles, une réponse au regard des autres qui est une des c onditions de la vie en société et ici plus part ic ul iè rement de la vie en couple. Mais il reste à savoir si s’épiler intégralement relève d’un choix personnel ou est imposé dans un rapport de domination, en particulier masculine… Natacha Chetcuti. Les lesbiennes qui pratiquent l’épilation intégrale avancent souvent l’idée de rendre visibles les organes génitaux féminins, le clitoris, les lèvres. Des organes qui sont habituellement condamnés à l’invisibilité, pendant que le pénis, lui, s’exhibe. Dans ce cas de figure, on est dans une reprise autonome de son corps pour soi-même. Jean Da Silva. J’ai en effet trouvé cet argument au cours de mes recherches, y compris chez des femmes hétérosexuelles qui revendiquaient un égali tarisme visuel des sexes. Valérie Cordonnier. Je ne nie pas que certaines femmes s’approprient cette pratique de l’épilation intégrale et ne suivent que leur propre désir. Mais je pense tout de même qu’il y a un décalage entre le discours « officiel » qui m’est livré au quotidien et la motivation profonde. Car dans cette affaire, le risque d’être « objetisée » par l’homme existe bel et bien. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, pas seulement lorsqu’on est toute jeune et peu expérimentée. Les femmes de plus de 40 ans sont particulièrement guettées par ce risque : alors qu’elles nourrissent des doutes sur leurs capacités de séduction du fait de leur âge, elles peuvent avoir d’autant plus tendance à se soumettre au désir de l’homme. Jusqu’à parfois teindre une toison pubienne grisonnante ou se faire retendre les lèvres du sexe par un chirurgien esthétique. Si l’épilation intégrale correspond à un authentique désir personnel, peut-elle permettre un surcroît de plaisir pendant la relation sexuelle ? Valérie Cordonnier. Elle peut avoir des effets bénéfiques. On s’offre là une occasion de voir son sexe, peut-être même de le redécouvrir, de l’explorer davantage, de montrer à son partenaire ce que l’on aime. Les poils ne font plus écran. idée mais elle est fausse ! Le cinéma pornographique est très peu inventif et en l’occurrence, il n’a fait que suivre une tendance sociétale qu’il n’a en aucun cas créée ou anticipée. Les premiers acteurs pornographiques à se présenter à la caméra entièrement épilés le font en 19941995, alors que cette pratique s’était déjà largement imposée dans la population. Désormais, l’épilation intégrale est devenue le signe de leur professionnalisme. Et les réalisateurs qui cherchent des sexes « nature » doivent user de beaucoup de persuasion pour que les acteurs et actrices ne s’épilent pas. Valérie Cordonnier. La pornographie s’adapte au goût du public, et non l’inverse. Ce n’est pas elle qui crée le désir des spectateurs, elle y répond en le nourrissant. Curieusement, c’est le poil qui est aujourd’hui devenu transgressif dans ce type de films. Cela fait même l’objet d’une catégorie : tout comme on a les femmes asiatiques et les femmes matures, on a les femmes non épilées ! Jean Da Silva. Quand est apparue Joséphinede l’île Maurice, une actrice pornographique très velue, l’un des arguments de son mentor fut de la présenter à l’image d’une jeune fille, dont l’innocence lui avait fait garder ses poils. Ce qui sous-entend qu’aujourd’hui seules les jeunes filles tout juste pubères en arborent. C’est un retournement de l’imaginaire ! « Il y a dans l’épilation comme dans tout traitement des apparences corporelles, une réponse au regard des autres qui est une des conditions de la vie en société » Jean Da Silva Quelles sont les motivations des hommes qui s’épilent autour du sexe ? Valérie Cordonnier. Certains trouvent là un moyen simple de faire paraître leur sexe plus gros puisqu’il n’est plus perdu dans les poils. D’autres, et à ce momentlà l’épilation concerne aussi le torse, cherchent une façon d’uniformiser leur apparence avec celle des femmes et de se fabriquer un corps androgyne. Peutêtre parce qu’au fond, ils ne se sentent pas si différents d’elles, surtout parmi les plus jeunes. On ne peut nier non plus l’influence des milieux libertins qui prônent une épilation totale, chez les hommes comme les femmes. La plupart des petites annonces libertines exigent comme postulat de base d’être épilés. Natacha Chetcuti. Peut-être faut-il voir aussi un retour d’idées ayant le vent en poupe dans les années 1930, autour de thématiques telles que l’hygiénisme ou la promotion d’une race « pure ». C’est une hypothèse. Valérie Cordonnier. En fait, il est difficile de savoir si l’épilation du sexe et du torse concerne beaucoup d’hommes. Ils ne parlent pas de ces choses-là ! L’épilation « visible » (sourcils, torse) se doit d’être discrète, presque naturelle. Quant aux plus jeunes, ils cèdent aux sirènes de l’épilation intime parce que garder ses poils « ça fait sale », et que pour séduire aujourd’hui, l’hygiène doit être le propre de l’homme. Natacha Chetcuti. Il me semble que l’épilation masculine concerne plus fortement des codes corporels d’hommes issus de catégories sociales supérieures. En opposition notamment à des hommes de classe populaire exerçant des métiers où la force physique est en jeu. Chez les femmes, on ne retrouve pas nécessairement ce découpage lié aux représentations de classes sociales. Et ailleurs dans le monde, les poils sont-ils autant traqués ? Jean Da Silva. J’ai travaillé sur l’Europe, les Amériques latine et du Nord, le Japon, et j’ai découvert à cette occasion que la pratique de l’épilation intégrale, féminine mais aussi masculine, est assez mondialisée. La seule terre de contraste est l’Afrique, où l’on observe un véritable engouement pour les poils. Ainsi, les Bambaras vont jusqu’à implanter des poils pubiens sur leurs sculptures ! Mais c’est certainement dans l’univers francophone (France, Belgique, Suisse et Québec) que cette nouvelle norme de l’épilation intégrale semble faire couler le plus d’encre, même si les chercheuses anglo-saxonnes ont beaucoup publié et développé un point de vue critique, le plus souvent féministe, sur la question. La langue française apparaît ainsi comme le vecteur privilégié de ces débats publics intenses ! ✦ Lettres d’amour à Joséphine, éd. Fayard, p. 155. N o18 ✦ ja n v i e r - f é v r i e r 2014 ✽ FemmeMajuscule 65