Questions Jeff Mills VF - La Machine du Moulin Rouge

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Questions Jeff Mills VF - La Machine du Moulin Rouge
 En attendant la seconde édition de TIME TUNNEL de Jeff Mills vendredi 31 mai, voici l’interview de l’artiste realisée en novembre dernier par Ferdinand O’ et Martin Grandperret. Le 23 novembre 2013, Jeff Mills fêtait à la Machine du Moulin Rouge les vingt ans de son label Axis Records et inaugurait par la même occasion sa nouvelle résidence dans notre club. L’artiste, que l’on ne présente plus, nous raconte l’histoire de son label et livre son point de vue sur l’histoire et le devenir de la techno. Auditeurs éclairés ou novices, qu’importe, chacun trouvera son compte dans cette interview aussi immanquable que l’artiste qu’elle vous présente. I Les 20 ans d’Axis 1) Vous avez joué à la Machine du Moulin Rouge à l’occasion des 20 ans d’Axis Records, le label que vous avez créé en 1992 juste après avoir quitté Underground Resistance. Une rétrospective de la Techno en six heures de set. Pourriez-­‐vous nous présenter ce projet ? JEFF MILLS : Ce que je cherchais à faire pour ce 20ème anniversaire était particulier : je voulais présenter la «Dance Music» (sic) sous une nouvelle forme, qui pourrait parler à un plus large public plutôt qu’au public traditionnel de la Techno et des musiques électroniques. Le concept de la soirée, et sa forme, s’inspirent d’une série de science-­‐fiction américaine des années 70 appelée « The Time Tunnel » . Dans cette série, les acteurs circulaient dans le passé et le futur à travers une spirale à remonter le temps afin de changer des événements historiques. Le concept est pratiquement le même samedi puisque nous avons voyagé au travers d’une Spirale pour vivre plusieurs ères de la «Dance Music». Les années 1986 (la House de Chicago et le Techno de Détroit), 1650 (les beats tribaux des jungles africaines), 10 003 (l’atteinte éloignée d’un son futuristique), 2065 (un mélange de styles différents) et l’année 3062 (un style différent que je développe en ce moment). La soirée s’est structurée autour de sections de 60 minutes de voyages dans le temps. En concevant ce concept, j’ai réalisé qu’il était possible de l’élargir à volonté, sachant le nombre de points à explorer dans le passé et le futur. 1 2) Pour l’occasion vous avez publié un livre intitulé Sequence – A retrospective of Axis Records. Pourquoi ce choix de format ? JEFF MILLS : J’ai choisi ce format en fonction de la nature du projet, afin de permettre au lecteur de voir et comprendre les différents concepts que j’ai pu développer, répartis par séquences. Ces vingt dernières années, je n’ai travaillé que dans l’idée de présenter une version finale. Un format où les images sont regroupées en cadres séquentiels, étape par étape, ce qui permet de montrer comment nous avons conçu et géré le label pendant toutes ces années. Au départ nous avions plein d’idées différentes pour fêter ces 20 ans. L’idée que nous avions à l’origine pour fêter l’Anniversaire, était d’acheter un terrain d’un demi-­‐hectare, quelque part aux Etats-­‐Unis, et d’y ériger une énorme structure monolithique, sur laquelle la nature reprendrait ses droits au fil des années. Une autre idée était de construire un petit parc naturel et d’y installer un télescope public pour y voir les Etoiles.. Finalement, nous nous sommes dit qu’un livre parlerait à plus des gens. 3) D’où vient le choix du nom « Axis » ? Et du logo ? JEFF MILLS : Le mot Axis fait référence à plusieurs points qui tournent autour de quelque chose de substantiel. Le logo Axis correspond à ça : quatre points qui représentent chacun un label du groupe (Axis, Purpose Maker, Tomorrow et Alpha Centauri, une nouvelle division vidéo) gravitant autour d’un centre circulaire invisible. C’est un pictogramme. Les quatre points et leur activité sont vitaux les uns pour les autres. 4) Votre dernière sortie sur Axis est l’épisode 10 de votre série d’EPs Something in the Sky. Lors de votre concert à la Salle Pleyel il y a deux mois, vous avez expliqué écrire des morceaux comme des histoires de science-­‐fiction. Pourriez-­‐vous nous parler du projet Something in the Sky ? JEFF MILLS : Something in the Sky est un projet qui avait pour but de s’intéresser au sentiment que pouvait ressentir quelqu’un qui est témoin de « choses » (sic) dans le ciel qui sont … inexplicables. L’impuissance face à un phénomène. Ce sur quoi nous travaillons avec ce style c’est d’essayer de décrire ce que l’on pourrait ressentir dans ce type de situations et de créer des thèmes musicaux pour des choses qui sont scientifiquement anormales. 2 II Vos débuts, la naissance de la Techno et celle d’Axis Pourriez-­‐vous nous parler de vos débuts en tant que DJ, de la chambre de votre frère aîné aux clubs de Détroit (Laurent Garnier parle de votre première audition dans Downtown Detroit, au Lady club, où vous aviez dû ramper et vous glisser jusqu’à la cabine du DJ pour ne pas être vu par la sécurité, n’ayant pas l’âge légal pour entrer en boîte, et où vous aviez impressionné tout le monde en créant de nouvelles figures de deejaying) JEFF MILLS : Et bien j’ai commencé à mixer à une époque où il fallait passer des auditions pour pouvoir jouer. Et pour obtenir une session il ne nous fallait pas seulement savoir enchaîner deux vinyles, mais maîtriser des figures et une culture musicale large, parce qu’à l’époque, dans les années 70/80, faire danser un public à Détroit n’était pas aussi simple qu’aujourd’hui. Les gens faisaient bien plus attention à qui était le DJ et comment il mixait la musique. C’était vraiment sérieux et la compétition était féroce. Le DJ devait être exceptionnel. J’étais plutôt jeune et inconnu, donc au moment où j’ai pu saisir ma chance, j’étais déjà bien préparé. Voilà comment j’ai commencé. 1) Alors que vous grandissiez à Détroit pendant la naissance du Hip Hop et de la Techno, vous écoutiez aussi des groupes comme Kraftwerk, impressionné par la précision et l’efficacité de leurs productions. Il y a un grand débat entre ceux qui disent que la Techno vient de la musique Noire, avec des groupes ou des musiciens comme Cybotron, Grandmaster Flash ou encore George Clinton, et ceux qui disent que la Techno vient d’Allemagne (krautpop et Kraftwerk notamment). Vous semblez être la personne la mieux placée pour y répondre : où est née la Techno ? JEFF MILLS : Même si des deux côtés l’objectif présenté était futuriste et avant-­‐gardiste, je dois reconnaître que les racines de la Techno actuelle viennent de groupes comme Kraftwerk et Yellow Magic Orchestra. Aujourd’hui, nous écoutons principalement de la musique Pop Techno, limite du Rock ‘n Roll, de la musique pour les masses. Juan Atkins a créé un style qui était plus sérieux, avec un concept plus scientifique et plus profond. Je pense que nous n’avons pas encore atteint un âge où nous pouvons complètement réaliser à quel point la musique de Juan Atkins était avancée. 3 III Donner une nouvelle dimension à la Techno 1) Vous avez joué récemment à la Salle Pleyel, avec l’Orchestre National de France, quelques années après le célèbre concert Blue Potential avec l’Orchestre Philarmonique de Montpellier au pont du Gard. Vous êtes un des seuls producteurs de Techno (avec Carl Craig et Moritz von Oswald) à avoir fait ça, en particulier à avoir amené la Techno dans des institutions et vers des publics différents. Comment voyez-­‐vous ce « format », et son rôle dans la culture de la musique électronique ? JEFF MILLS : Je pense que c’est une indication claire qui montre qu’il y a un marché pour de telles collaborations. Il y a eu plein d’essais ces dernières années, mais je pense que ces autres essais étaient trop en avance. Parfois, il faut du temps et plusieurs occasions pour que les gens comprennent vraiment ce qui se passe. J’espère avoir l’occasion de faire plus de performances et expérimentations de ce type qui amèneraient la Techno encore plus loin. IV Danse et Techno 1) Avec le temps, comment votre regard sur les clubs évolue-­‐t-­‐il ? Avec des œuvres comme Something in the Sky, y voyez-­‐vous plutôt une sorte de microcosme dans lequel vous pouvez amenez les gens à expérimenter une nouvelle relation au temps et à l’espace ? JEFF MILLS : On peut facilement regarder imaginer le scénario typique d’un club pour en voir l’origine et ce que l’on cherche à y reproduire. Il fait sombre, il y a des lumières colorées qui tournent et clignotent au-­‐dessus des têtes, il y a des sound-­‐sytems surpuissants – les gens réagissent au son et à l’atmosphère comme ils ne le feraient jamais dans d’autres situations. Ces boîtes de nuit ne sont rien d’autres que des regroupements tribaux, où les gens essaient de s’extirper et d’atteindre un état d’esprit qui est universellement connecté à la nature et au cosmos. Subconsciemment , on cherche à pratiquer un rituel qui dure depuis des milliers d’années. Il y a toujours un shaman ou un conteur dans ces atmosphères. Donc vous pouvez voir à quel point il est important de dire quelque chose de pertinent en musique, sinon qui, avec toute sa tête, irait voir quelqu’un qui n’a absolument rien à dire ? 4 V Influences 1) Vous êtes un fan absolu de disco. A la Salle Pleyel, vous avez mentionné Bourgie, Bourgie, le morceau d’Ashford & Simpson. Lorsqu’on écoute ce morceau, on retrouve immédiatement les nappes de cordes de certaines de vos œuvres (par exemple l’album Blue Potential) mais également une sorte de rythme épileptique qui rappelle votre patte sur la plupart de vos plus célèbres œuvres (par exemple le Live at The Liquid Room). Quelle influence a eu le disco sur votre musique ? JEFF MILLS : Ça m’influence énormément. Pour moi, ça a été/ça est la forme la plus avancée de «Dance Music», principalement en raison de sa structure et de la manière dont elle est construite. Maintenant c’est vrai que, pendant l’ère Disco des années 70/80, plein de morceaux étaient écrits et joués par des instrumentistes, et non des Disc Jockeys ou des ordinateurs, donc le savoir-­‐faire de ces morceaux était celui de musiciens magistraux, comme Nick Ashford et Valerie Simpson. Des gens qui ont très bien compris ce que certaines notes et changements de tons pouvaient avoir comme effet sur un auditeur. Alors que la « Dance Music » a évolué, les ordinateurs ont rendu la tâche plus facile pour des les gens sans connaissance musicale de faire des albums, et même des carrières à succès, sans même connaître la base de la composition musicale. J’écoute toujours du Disco de cette période, parce que je doute que ça devienne un jour meilleur. VII L’espace 1) En présentant l’anniversaire d’Axis, vous avez dit : « Ouvrez votre esprit et votre corps suivra ». Ce qui fait immédiatement penser au « Free your mind and your ass will follow » de Funkadelic. Leur univers, aussi imaginé par des artistes comme Sun Ra, était basé sur l’idée d’une planète/d’un endroit utopique où les Noirs pourraient vivre en paix. Est-­‐ce que leur univers a influencé votre amour pour la science-­‐fiction ? JEFF MILLS : Et bien, il y a effectivement cette connexion psychologique qui nous lie. Space is the Place (L’espace est l’endroit) parce que ça l’est ! Mais ça n’a pas forcément à voir avec la race ou la couleur de peau, mais plus précisément, avec un état d’esprit. Un système de croyance. 2) Où trouvez vous l’inspiration pour la série d’EPs Something in the Sky? Dans les livres ? Les films ? L’imagination ? JEFF MILLS : Dans les gens. 5