Texte de M.BENER pour le Concours 2015
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Texte de M.BENER pour le Concours 2015
ATTILA EST-IL EUROPEEN ? Yiğit Bener De quel Attila s’agit-il ? Le fils de notre voisin hongrois ? L’épicier turc du coin ? Ou le fameux roi des Huns du Ve siècle ? Enfin, peu importe, le problème est de savoir si Attila est européen… Drôle de question allez-vous me dire, mais elle est néanmoins cruciale pour comprendre ce qu’est l’Europe. Lors de mon cours d’histoire au Lycée Claude Bernard de Paris en 1969 - donc il y a déjà presque un demi-siècle (et c’est beaucoup !) - j’avais été très surpris et déçu d’entendre mon professeur nous raconter qu’Attila, le roi des Huns, était un « envahisseur barbare sanguinaire venu d’Asie centrale pour mettre à feu et à sang toute l’Europe, de Rome à Byzance, en passant par la Gaule et la Germanie ». Il ajoutait même que celui-ci était si cruel qu’on le surnommait « le fléau de Dieu » et que « là où il passait, l’herbe ne repoussait pas... » En fait, j’étais surtout choqué, car à mon école turque où j’avais étudié avant que ma famille ne s’installe temporairement à Paris (mon père ayant été nommé à un poste de diplomate à l’OCDE), on m’avait enseigné au contraire qu’Attila était certes un guerrier aguerri et courageux, mais aussi un roi très avisé, fin diplomate, un homme raffiné et cultivé parlant couramment trois langues (le goth, le grec et le latin) en plus de sa langue maternelle, le hunnique, langue qui s’apparenterait au turc. Pour un contraste, c’était un contraste ! D’autant que pour les Turcs, les Huns faisaient partie de leurs ancêtres, l’équivalent en somme de « nos ancêtres les Gaulois » pour les Français… Ce que confirme l’historien français Jean-Paul Roux, qui considère qu’il s’agissait en effet d’une peuplade turco-mongole ayant immigré de l’Asie centrale vers l’Europe au IVe siècle. On peut donc facilement s’imaginer que pour le jeune collégien turc que j’étais, ce n’était pas très agréable d’entendre dire que ses ancêtres étaient des « envahisseurs barbares » qui terrifiaient les Gaulois, ancêtres du pays hôte ! Pourtant, c’est justement ce que chantait à l’époque Henri Salvador, le célèbre chanteur français d’origine guadeloupéenne, dans « Attila est là » (1967), une chanson très comique au demeurant. Lequel de mes deux manuels scolaires se trompait ou me trompait ? A quelle version se fier ? Aujourd’hui, en faisant la part des choses à l’aide de livres d’histoire un peu plus sérieux que j’ai lus plus tard, je pense qu’Attila était sans doute un drôle d’Ostrogoth (du nom d’une tribu germanique d’envahisseurs barbares originaires de la mer Noire) qui était adulé par les uns (les Huns, les nationalistes hongrois, turcs et allemands) honnis par d’autres (surtout dans l’historiographie catholique qui a tendance à le diaboliser), et qu’il était en somme autant grand seigneur (et saigneur !) que vandale (du nom d’une autre tribu germanique d’envahisseurs barbares d’origine scandinave cette fois-ci) : Bref, il s’agit d’une personnalité controversée qui a tout de même marqué l’imaginaire populaire en Europe comme en Asie, ainsi que celle de nombreux artistes et d’écrivains européens qui avaient d’ailleurs des avis très contradictoires à son sujet. Corneille a par exemple écrit une tragédie sur Attila, où il le dépeint comme un ambitieux ; mais dans sa préface, Voltaire souligne ses qualités de dirigeant politique. Le peintre italien Caravage le peint en train d’assassiner Sainte Ursule ; alors que son compatriote le compositeur Verdi, brosse dans son opéra intitulé Attila le portrait d’un personnage tragique qui se fait lui-même assassiner. Un autre italien, Dante, préfère le décrire en enfer en train de subir un rude châtiment. Pourtant, dans les sagas islandaises ou dans les Nibelungenlied germaniques, Attila apparait comme un personnage plutôt noble et cultivé. Dans son Histoire mondiale H. G. Wells, l’écrivain britannique de science-fiction, est également assez élogieux dans son portrait du roi des Huns. Au cinéma, avec deux films datant de 1954, Anthony Quinn (l’acteur américain d’origine italo-mexicaine) et Jack Palance (l’acteur américain d’origine ukrainienne) nous terrifient par leurs mines patibulaires, dans le rôle d’Attila-le-barbare-particulièrement-féroce. En revanche, l’Attila interprété par l’acteur écossais Gerard Butler 1 dans un téléfilm datant de 2001, est un caractère très séducteur, passionné et intelligent. Quant à la série télévisée française Kaamelott (2005), c’est un Attila plutôt risible qui y fait quelques apparitions fugaces. Dans plusieurs jeux vidéo de la période récente (par exemple « Total War, Attila » qui va être lancé en février 2015), Attila n’est qu’une brute sanguinaire, une vraie caricature : c’est « l’ennemi » à abattre. Au contraire, dans la BD « Timour contre Attila » (1960), le dessinateur belge Sirius nous l’avait croqué sous les traits d’un personnage relativement sympathique. En parlant de BD, je me demande d’ailleurs pourquoi il n’y a jamais eu d’album intitulé « Astérix chez les Huns » ? Pourtant le petit guerrier gaulois s’était confronté aux envahisseurs barbares normands ou goths… Se peut-il que René Goscinny, son créateur français (mais aussi celui du Petit Nicolas et d’Iznogoud, le grand vizir de Bagdad), ait estimé plus sage de ne pas se mêler de cette querelle historique sur les Huns, qui faisait rage aux deux extrémités de l’Europe ? Qui sait, il a peut-être voulu rester neutre, lui qui était d’origine juive ukraino-polonaise et qui avait grandi en Argentine… Mais pour en revenir à Attila, au fond, qui était-il vraiment ? Un despote cruel bien qu’étant Européen ou un homme d’état cultivé bien qu’étant Asiatique ? (à moins que cela ne soit l’inverse ?) Doit-il être considéré comme Asiatique, bien qu’étant né et ayant vécu en plein milieu de l’Europe, sur les rives du Danube (et ayant été partiellement éduqué chez les Romains) ? Ou alors, peut-on dire qu’il est Européen, bien qu’il soit d’origine turcomongole et de surcroît fratricide et polygame ? (sans pour autant être musulman, car l’Islam n’avait pas encore été inventé) On aurait pu poser la question à l’ancien président français Nicolas Sarkozy, qui affirmait que les Turcs n’avaient jamais été et ne seront jamais Européens. Son avis aurait sans doute été pertinent, lui dont le père était d’origine hongroise et dont le grand-père maternel était un Juif séfarade de Thessalonique (ville importante de l’Empire ottoman, prédécesseur de la Turquie actuelle), sachant justement que selon des sources nationalistes hongroises, le Grand Prince Arpad, fondateur de la dynastie hongroise, serait un descendant d’Attila le Hun, autrement dit un turco-mongol… Ce qui ne veut pas dire pour autant que les ultra-nationalistes hongrois ont une meilleure opinion des Turcs que lui ! Quand on y pense, tout cela est au fond bien compliqué et l’identité de cet Attila, dont on ne connaît pas très précisément la date de naissance ni les conditions exactes de sa mort, nous donne bien du fil à retordre ! D’autant que les choses se compliquent encore plus en y regardant de près ; car en effet, vers le IIIe siècle av JC, une branche des Gaulois celtiques - les Galates - avaient immigré en sens opposé vers l’Orient, pour s’installer en Anatolie centrale aux alentours d’Ankara qui est aujourd’hui la capitale de la Turquie et où j’ai longtemps habité avec mes parents. En sens inverse, au VIIe siècle av JC, des colons grecs de la ville de Phocée en Asie mineure, sur la rive orientale de la mer Egée (aujourd’hui Foça, une cité balnéaire turque où mes parents s’étaient installés à leur retraite) sont allés fonder Marseille à l’autre bout de l’Europe, en plein pays gaulois ! Du coup, pourrait-on me contredire si moi, le Turc ayant obtenu la double nationalité française et turque, je prétendais avoir non seulement une filiation linéaire avec Attila le Hun, mais aussi une descendance gauloise beaucoup plus directe et ancienne que bien d’illustres Français ? Je pense par exemple à Marie Curie ou Guillaume Apollinaire (tous deux d’origine polonaise) ; ou encore à Alexandre Dumas (dont le père était un métis aux origines afro-antillaises) ; ou bien à Serge Gainsbourg et Sacha Distel (l’un et l’autre d’origine russe); ou même à Platini et Zidane (vedettes de l’équipe de France dont l’un est d’origine italienne et l’autre d’origine berbère) ; sans oublier bien sûr l’un de mes chanteurs favoris, Georges Moustaki, le « métèque » juif italo-grec né en Egypte et qui a si bien chanté des chansons brésiliennes, dont je me suis amusé à traduire les paroles en turc… Toujours est-il qu’Attila lui-même ne se considérait sans doute pas comme « Européen », puisqu’à son époque, le mot « Europe » n’était pas encore utilisé pour désigner la totalité du continent. Ce n’est qu’au XVIe siècle que cet emploi se serait généralisé. Le mot « Europe » serait d’ailleurs d’origine phénicienne et dans la mythologie 2 grecque, il est le nom de la fille d’un roi phénicien - il s’agit donc d’une asiatique ! - enlevée par le Dieu Zeus déguisé en taureau, pour être emmené en Crète (pas bien loin il est vrai), sur notre vieux continent… Dans la Grèce antique, « Europe » désignait juste la côte Ouest de la mer Egée, en opposition à l’Asie mineure, l’Anatolie, sur la rive orientale ; puis plus tard, il désigna la région de la Thrace. Et de nos jours à Istanbul, on parle en turc de « Avrupa yakasi », la rive européenne, pour désigner la partie de la ville qui se situe à l’ouest du détroit du Bosphore, ainsi que de « Anadolu yakasi », la rive anatolienne (asiatique) pour désigner celle située à l’est du Bosphore. Moi qui habite du côté asiatique mais qui vais souvent travailler du côté européen, je peux donc affirmer sans mentir que je fais la navette quotidiennement entre l’Europe et l’Asie. Qui dit mieux ? Pourtant, je considère que du point de vue du mode de vie, la partie la plus européenne de la ville est celle qui entoure l’Avenue de Bagdad, le long de la côte asiatique… On n’est pas à un paradoxe près ! Quoiqu’il en soit, même en déniant sa qualité d’« Européen » à Attila le Hun, peut-on pour autant prétendre que ses descendants ne le sont pas non plus, alors que cela fait tout de même 15 siècles maintenant que leurs ancêtres ont quitté l’Asie pour s’installer au cœur de l’Europe ? Sans même mentionner le sort indéfini des nombreux métis issus des couples gallos-hunniques ou germano-hunniques ou encore hunno-latins, jusqu’à combien de générations doit-on remonter pour mériter d’être « Européen de souche » ? Parce qu’au-delà de quelques générations, justement, tous les habitants de l’Europe - envahisseurs barbares ou pas - ne sont-ils pas finalement des immigrés venus d’ailleurs ? Car même « nos ancêtres les Gaulois » étaient en réalité les descendants des tribus Celtes qui avaient immigré vers la Gaule probablement aux alentours du Ve siècle av JC… Les Celtes étant eux-mêmes les descendants de tribus asiatiques d’immigration plus anciennes, probablement d’origine indo-iranienne. D’ailleurs, si on remontait encore plus loin dans le temps – environ 3 millions d’années par exemple - pour retrouver les traces des premiers ancêtres des Européens, on arriverait jusqu’en en Ethiopie où a vécu Lucy, notre toute première trisaïeule hominidé bipède. De là à dire que tous les Européens sont au fond des immigrés africains, il n’y a qu’un pas… On peut aussi se référer à la Genèse, pour rappeler que nous descendons tous des mêmes parents, Adam et Eve, autrement dit d’un couple d’immigrés ayant quitté leur paradis natal suite à une histoire de pomme qui a mal tourné, pour venir se réfugier sur notre planète terre… (on se demande d’ailleurs sur quel continent avaient-ils atterri : Australie ? Amérique ? Afrique ?) Voilà en quoi la question de savoir si Attila peut être considéré comme européen ou pas nous permet de mieux comprendre ce qu’est – ou n’est pas – l’Europe. Car finalement, toutes ces identités pures supposées être basées sur la race, l’ethnie, les souches, les origines, la langue ou la religion, ne paraissent-elles pas bien fragiles dès qu’on s’amuse à creuser un peu ? Elles peuvent en tout cas être facilement manipulées à des fins démagogiques… CQFD ! Si ce n’est donc pas sur les origines, l’histoire ou la géographie au sens étroit, sur quoi devrait-on alors baser l’identité européenne ? Serait-ce une simple question administrative : « Seraient Européens ceux qui possèdent la nationalité d’un pays membre de l’Union européenne » ? Mais alors, comment expliquer aux Suisses ou aux Norvégiens qu’ils ne sont pas « Européens », alors que certains Surinamais de l’ancienne colonie hollandaise ou certains Congolais de l’ancienne colonie belge ou encore certains Pakistanais de l’ancienne colonie britannique le sont ? Comment convaincre les Turcs, les Russes, les Ukrainiens ou autres Bosniaques, Serbes, Albanais, Arméniens, Géorgiens ou Azerbaidjanais d’accepter de renoncer à leur identité européenne, alors que leurs pays sont membres d’autres institutions européennes comme le Conseil de l’Europe (dont le siège est à Strasbourg), et que leurs équipes nationales sportives disputent la Coupe d’Europe 3 depuis des décennies pour certains ? Et puis, peut-on vraiment prétendre que la Suède et la Hongrie n’étaient pas des pays européens avant qu’ils ne deviennent membres de l’Union européenne à une date relativement récente ? Et la Grande Bretagne ? Cessera-t-elle de faire partie du continent européen si un jour elle décidait de quitter l’UE ? Et croyez-vous qu’à l’autre bout de la planète, les Kanaks de Nouvelle Calédonie, citoyens français certes, se considèrent vraiment comme « Européens » ? Et qu’en est-il des Réunionnais, perdus à l’autre bout de l’Océan indien ? Que dire des 3 000 habitants des Îles Falkland situées entre la Patagonie et l’Arctique ? Sont-ils Européens aujourd’hui en étant détenteurs d’un passeport de l’UE (puisqu’ils sont sujets de sa majesté la Reine d’Angleterre), alors qu’ils ne l’étaient plus à l’époque où les Argentins s’étaient emparés en 1982 de cet archipel qu’eux nomment « Îles Malouines » ? Ne peut-on pas supposer au contraire qu’ils se sont toujours considérés plutôt comme Latino-américains, tout comme la majorité écrasante de la population argentine d’aujourd’hui, dont 95 % est pourtant d’origine européenne ? (puisque les populations autochtones avaient été massacrées au XVIe siècle par les envahisseurs barbares et sanguinaires qu’étaient les conquistadors espagnols de l’époque) Et malgré toute son érudition sur la littérature européenne, mon ami écrivain Alberto Manguel, fils de diplomates argentins - ayant vécu longtemps en Israël et en Argentine, puis au Canada (dont il devenu ressortissant), avant de venir s’installer il y a quinze ans dans un village du Poitou - est-il moins Européen qu’un fils d’expatriés français qui n’y a jamais mis les pied, ayant passé toute sa vie dans un ranch australien ? (je connais quelqu’un qui est dans ce cas, si si !) On peut débattre en long et en large de tout cela, mais ne serait-ce pas triste tout de même de réduire la question de l’identité européenne à des histoires de souches, d’origines, de religion, de nationalité ou de traités ? Le débat sur le concept de l’Europe ne mériterait-il pas mieux que les chicaneries bureaucratiques bien ennuyeuses ou que ces querelles identitaires sulfureuses et les ravages du nationalisme et du racisme, qui ont déjà donné naissance à deux guerres mondiales sur ce continent et à plusieurs génocides ici et ailleurs ? L’identité européenne, aussi complexe finalement que la personnalité de notre ami Attila le Hun, ne se distinguet-elle pas surtout par sa diversité (y compris par ses aspects parfois contradictoires), par sa pluralité culturelle, la richesse de sa multitude linguistique et son interaction contrastée avec le reste du monde ? Toute approche totalitaire qui souhaiterait renier ou supprimer cette diversité afin de la fondre en une seule identité et une pensée unique ne sonnerait-elle pas le glas de l’Europe ? Ne devrait-on pas plutôt mettre l’accent sur cette multitude d’idées et de valeurs qui ont forgé l’histoire européenne, plutôt que de pinailler sur les identités nationales, ethniques ou raciales ? Idées et valeurs… Oui mais lesquelles allez-vous peut-être me demander… Mais ça, c’est déjà un autre débat ! Istanbul, le 1er décembre 2014 4