Une main sur son épaule

Transcription

Une main sur son épaule
Voies de dépassement
Membres du cercle d’écriture Grimoire
Chantal d’Auteuil
Noëlla Deschênes
Madeleine Gagné
Lise Monette
Membres du cercle d’écriture Gris de mémoire
Suzanne Dionne
Maude Dufour
Lise Hébert
Hélène Gagnon
Pierre Lemay
Andrée Paradis
Francine Tremblay
La Plume grise
1566, rue du Vignoble
Québec (Québec) G2L 1R2
[email protected]
La Plume grise
1566, du Vignoble,
Québec (Québec) Canada G2L 1R2
Courriel: [email protected]
Dépôt légal: 3e trimestre 2014
Bibliothèque nationale du Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN 978-2-9814520-1-6
Supervision de qualité rédactionnelle: Francine Tremblay et
Andrée Paradis, Gris de mémoire
Révision linguistique: Chantal d’Auteuil, Grimoire
Conception typographique et montage: Frédéric Simard
Illustration et maquette de la couverture: Bernard Duchesne, Gris de mémoire
Droits d’auteur et droits de reproduction
Il est interdit de reproduire une partie quelconque de ce livre sans
l’autorisation écrite de l’éditeur. Tous droits de reproduction, de traduction
et d’adaptation réservés.
© 2014 La Plume grise
Voies de dépassement
Nouvelles
Préface
Ce recueil de nouvelles est le fruit des efforts concertés des
membres de deux groupes de création littéraire, Grimoire et
Gris de mémoire, respectivement formés en 2011 et en 2007.
Ces cercles d’écriture sont nés à l’initiative d’une professeure
en création littéraire à l’UTAQ de l’Université Laval, madame
Francine Tremblay, Ph. D.
Le recueil réunit les nouvelles de onze personnes provenant
des régions de Québec et de Chaudière-Appalaches. Les notices
biographiques des membres du collectif, présentées à la fin de
chacune des nouvelles, montrent les multiples horizons de leur
parcours de vie. Au cœur de leurs intérêts s’inscrit un désir
d’écrire, d’apprendre et de développer leurs habiletés en création
littéraire, mais aussi d’obtenir un soutien pour poursuivre leur
démarche d’auteur.
En 2012, ces deux clubs d’écriture se sont engagés dans un
projet commun, celui de faire naître un recueil collectif de
nouvelles. Les membres de Grimoire et de Gris de mémoire ont
choisi un thème, déterminé les balises de la mise en situation
des personnages et élaboré un canevas de rédaction pour les
nouvelles. Une fois leurs textes rédigés individuellement, ils ont
participé à des séances de critique mutuelle de leurs écrits.
«Vaincre un obstacle» est le thème qui émerge en filigrane à
travers chacune des onze nouvelles colligées. Qui n’a pas, un jour
ou l’autre, éprouvé une difficulté, affronté un problème ou relevé
un défi? Quelle que soit l’embuche, de même que son degré de
gravité, elle provoque une gamme d’émotions chez ceux et celles
qui y sont confrontés. Et le processus de résolution d’un problème
humain, tout comme son issue, n’est jamais déterminé à l’avance.
L’autobus constitue la scène où se déroulent ces histoires fictives,
où se tissent les destins des personnages. Qui sait ce qui pourrait
arriver dans le prochain autocar qui passera devant vous…
Lise Hébert, Gris de mémoire
Bernard Duchesne
Originaire de Charlevoix, l’illustrateur de la couverture de
«Voies de dépassement» a étudié la peinture, la sculpture, les arts
graphiques et la scénographie à Québec. Il a réalisé des dizaines
de couvertures pour différentes maisons d’édition. Également
designer, il conçoit des murales et des scénographies pour les
musées et les centres d’interprétation. Ses carnets d’aventures
révèlent un goût marqué pour le croquis et l’aquarelle en plein
air. Participant actif aux activités du cercle d’écriture Gris de
mémoire, il adore créer des histoires à partir de ses images.
L’artiste est membre d’Illustration Québec, du Regroupement
des artistes en arts visuels du Québec et de l’Association des
artistes de la Rive-Sud de Lévis.
Une main sur son épaule
Francine Tremblay
La pluie piochait sur la vitre de l’autobus Voyageur. Stéphanie
Laberge regardait les gouttes dessiner des ruisseaux qui la
plongèrent dans les eaux calmes de son enfance. La Malbaie
l’attendait: ses parents, la forêt, la pêche, mais aussi la solitude.
Pour échapper à l’averse, les passagers se bousculaient afin
d’entrer plus rapidement. Stéphanie avait posé son sac à dos sur
le siège voisin pour décourager les importuns.
— Stéphanie! Quel hasard incroyable!
Elle tressaillit au son de la voix rocailleuse. Cette voix qui
l’avait harcelée. Cette voix qu’elle fuyait.
— Je peux?
Sans attendre de réponse, l’homme en imperméable gris saisit
le sac à dos et le rangea dans le compartiment à bagages avant
de s’asseoir.
— Je suis bien content de vous voir.
Stéphanie sentit les yeux de l’homme la détailler. Son épaule
et tout le côté de son corps s’aplatirent contre la paroi latérale et
la fenêtre. Se faire toute petite, disparaître. Ses yeux fixaient le
dossier du siège avant comme une enfant convaincue que, si elle
ne voyait pas l’homme, il ne la voyait pas non plus. Le silence
la protégeait.
— Alors, vous retournez dans votre famille pour les vacances?
continua-t-il.
Il savait très bien que sa famille vivait à La Malbaie; l’enveloppe
de sa lettre de demande d’emploi spécifiait l’adresse de son
domicile. Il l’avait certainement mémorisée après l’entrevue
d’embauche, près d’un an auparavant. Oserait-elle lui dire
le fond de sa pensée? Et risquer de perdre son emploi? Non.
Feindre plutôt l’indifférence, se revêtir de marbre, seule solution
susceptible de l’éloigner. Elle tourna la tête vers la fenêtre.
Le ruisseau était devenu rivière, fleuve, océan… tsunami.
Tsunami dans son cœur aussi.
— Je vais au Manoir Richelieu. Le golf, le casino… Ça me
fera du bien de prendre du bon temps. Ce soir, il y a une pièce
de théâtre. Vous devriez venir avec moi. Après nous pourrions
prendre un café.
Le mutisme de Stéphanie ne sembla pas le décourager, il
continua son babillage. L’autobus s’ébranla et Stéphanie s’emmura
dans ses pensées; les paroles de l’homme perdirent leur sens
et se transformèrent en bourdonnements confus. Elle aurait
tellement voulu oublier les tourments des derniers mois, mais
ils se prolongeaient avec cet homme qui la persécutait. Cela
avait commencé par des sourires, des encouragements, des
compliments et d’embarrassantes invitations. Puis étaient venus
les tapotements sur la main. Elle la retirait alors, brusquement,
comme si sa peau s’embrasait. D’autres fois, il touchait son
coude quand ils marchaient dans la même direction, ce qui se
produisait trop souvent. Stéphanie n’arrivait pas à se dégager de
cette emprise. Le corridor se transformait en prison.
Un jour, il avait posé une main sur son épaule. Le sol s’était
dérobé sous ses pieds, la replongeant dans un passé infernal.
Une main s’abat sur son épaule et la force à s’agenouiller dans la
boue. Elle avait couru aux toilettes vomir son dîner et son cœur.
Julie, sa collègue de travail, l’avait suivie pour s’assurer que tout
allait bien. «Ça va, ça va!» avait-elle dit en s’essuyant la bouche.
«Es-tu enceinte?» avait demandé Julie en voyant la vomissure
s’écouler avec l’eau du robinet. «Non, non, c’est juste…»
Paul Mercier aussi s’était inquiété. Son patron. Celui que
les autres filles appelaient le beau Paul, lorsqu’il n’était pas à
portée de voix. Il se trouvait là, maintenant, tout près, à jacasser
sans réaliser qu’elle avait besoin de solitude. Le lui avait-elle
seulement dit?
L’autobus cahota; Stéphanie se figea. Personne d’autre n’avait
réagi. Un segment de route non asphaltée secouait le véhicule.
Paul continuait son apologie des attraits de La Malbaie. Il venait
de lui poser une question et attendait la réponse. Que répondre?
Oui! Non! Elle ne savait pas. Parfois, le «non» n’était pas une
option. On l’agrippe, l’arrache de son siège et lui fait dégringoler
les marches de l’autobus. Elle s’achèterait une voiture. Sa voiture.
Seule dans sa voiture… Une pression sur son bras la tira de
sa transe.
— Ça ne va pas? Stéphanie… Vous êtes toute pâle et
vous tremblez.
Cette main aux doigts fins sur son bras, Stéphanie la regardait
comme si une araignée s’était hissée là, sans qu’elle s’en rende
compte. L’araignée arpente sa main. Pendant que les cris écorchent
ses oreilles et que les coups labourent son corps. Une immense
araignée marche sans se presser, sans se préoccuper du drame
qui se déroule autour d’elle. Une femme se débat. Une autre
court, puis s’effondre. Des coups de feu. Des balles meurtrières.
Son premier voyage. Elle avait voulu traverser l’Amérique du Sud.
C’est l’Amérique du Sud qui la traverse, la transperce. De part en
part. Combien de fois? Impossible de savoir. Les hommes jeunes
sont exécutés. Les vieillards battus à mort, sous les éclats de rire de
leurs bourreaux. Les enfants…
— Stéphanie, parlez-moi! Vous m’inquiétez.
Tétanisée, elle n’arrivait pas à détourner les yeux de cette
main tentaculaire.
— Stéphanie!
Le ton de panique dans la voix la sortit de sa léthargie.
Son regard abandonna le passé et remonta vers le visage de Paul.
Un visage doux, aux yeux bleu-gris, encadré de cheveux blonds.
Parler. Dire que tout allait bien. Encore une fois. Quand on l’a
soignée, beaucoup plus tard, dans un hôpital de Caracas, elle a hurlé,
énormément, mais sans arriver à parler. La femme médecin a dit
que c’était mieux que la catalepsie. Mais qu’il lui faudrait bien parler
un jour. Ce fut long. Stéphanie dégagea son bras, lentement.
— Ça va! dit-elle dans un souffle.
Paul la dévisageait, détaillait ses gestes. Le poids de cette
scrutation la hérissait. L’envie de griffer les yeux posés sur son
visage, sur son corps la tenaillait. Les bras croisés, les mains
agrippées à ses côtes, elle se recroquevilla, se retenant pour ne
pas se balancer, pour ne pas retourner aux vieilles compulsions
qui l’avaient obsédée durant son séjour à la clinique, lors de sa
thérapie, puis à la maison. À revivre en boucle des scènes qui la
hantaient. Les images s’étaient peu à peu diluées, et le bercement
avait cessé. Son corps meurtri avait fini par guérir. Pas son âme.
Une odeur d’eau de Cologne flottait dans l’air, celle de Paul.
Stéphanie aussi avait déjà porté un parfum entêtant, pendant des
mois, s’en aspergeant pour camoufler la puanteur qui lui collait à
la peau. Une odeur de boue, de sang, de saleté, d’urine, de peur…
— Ça vous semble certainement puéril toutes mes invitations,
mais…
Il resta un moment sans rien dire, puis agita la main, comme
pour chasser une mouche. L’araignée chassait la mouche. À cette
image incongrue, Stéphanie sourit.
— Mais vous souriez! Tant mieux! Vous ne riez jamais… Je
ne veux pas vous ennuyer, c’est juste que…
Une terrible secousse interrompit le bavardage de Paul et
projeta les passagers dans tous les sens. La collision avait été
violente. La tête de Stéphanie avait percuté le dossier avant.
Étourdie, elle se tourna vers Paul qui avait chuté dans l’allée.
Les cris la ramenèrent dans cet autre autobus qui s’était aussi
arrêté brusquement. Elle s’attendait à voir des bandidos faire
irruption, hurlant en espagnol et agrippant les femmes par les
cheveux. Les hommes recevraient des coups de crosse à la tempe
ou une balle entre les yeux.
— Stéphanie, ça va? Vous n’avez rien?
Paul s’était relevé et la regardait dans les yeux.
— Ça va!
Stéphanie frotta son cou douloureux. Des gémissements
provenaient de l’arrière. Paul jeta un coup d’œil.
— Venez. Il faut aider les autres, dit-il.
Stéphanie se leva et le suivit. Un nuage noir s’engouffra par
une fenêtre brisée. Une odeur de caoutchouc brûlé envahit
l’habitacle. Stéphanie toussa. Paul se retourna, fouilla dans la
poche de son imperméable et lui tendit son foulard de cachemire.
— Couvrez-vous le nez et la bouche!
Le chauffeur de l’autobus faisait évacuer les passagers.
Les blessés les plus graves gisaient au fond du véhicule. Quelques
personnes valides aidaient les estropiés et les commotionnés à se
relever et à sortir du bus. Les gémissements et les bousculades
provoquaient une confusion générale. Paul se fraya un passage
à travers le fatras tombé des compartiments à bagages. L’arrière
de l’autobus s’était déformé sous l’impact. Tout le côté gauche
était enfoncé. Un bras émergeait d’un amas de tôles tordues.
Paul saisit le poignet à la recherche du pouls. Il secoua la tête.
Des plaintes provenaient de toutes parts. Un enfant pleurait et
une femme appelait à l’aide. Les enfants… hurlent. Pour les faire
taire, les bandidos leur tranchent la gorge, le sang gicle. Stéphanie
en reçoit sur le visage.
L’odeur de l’eau de Cologne sur le foulard de cachemire la
ramena à la réalité. Paul aidait la femme à dégager son enfant
coincé entre deux bancs défoncés.
— Qu’est-ce que je peux faire? demanda Stéphanie, surprise
de sa propre réaction.
— De l’autre côté…
La toux empêcha Paul de continuer. Il tendit le bras vers un
gros homme qui suffoquait. Stéphanie comprit. Elle repoussa le
dossier qui s’était affaissé et qui entravait le passage de l’obèse.
En se débattant, il réussit à s’extirper du siège. Stéphanie s’écarta
pour éviter qu’il ne la fasse trébucher, puis se tourna vers l’arrière
du bus. La cabine du camion qui les avait emboutis s’encastrait
dans la moitié gauche de l’habitacle. Le routier gisait sur le volant.
Paul toussa. Stéphanie détacha son regard horrifié du sang qui
coulait de la tête du camionneur. La fumée nocive irritait ses
yeux et son nez.
— Il faut sortir, cria-t-elle à Paul qui chancelait.
Elle l’agrippa par le bras et le tira vers l’avant; les secours étaient
arrivés. Paul se laissa entraîner. À l’extérieur, des ambulanciers
les examinèrent et les éloignèrent de l’autobus pour les faire
asseoir dans l’unité d’urgence, avant de les aider à enfiler un
masque à oxygène. Des pompiers s’activaient déjà à éteindre
le début d’incendie tandis que d’autres extrayaient les derniers
blessés. Des policiers sécurisaient le périmètre de l’accident et
éloignaient les curieux.
Stéphanie inspira l’air frais du masque, étonnée de se sentir si
calme. De nouvelles images émergeaient. L’autobus évoquerait
toujours une menace, mais de moins en moins fréquente, de
moins en moins intense. Elle tourna la tête vers Paul et repensa
à l’araignée. À la main posée sur son épaule. Là aussi, quelque
chose avait changé. Finalement, les hommes n’étaient peut-être
pas tous des bandidos…
Francine Tremblay
À l’origine de la fondation des clubs d’écriture Gris de mémoire et Grimoire, Francine
Tremblay donne des cours de création littéraire à l’Université du troisième âge de
l’Université Laval et à son école, le Collège de rédaction du Québec. Elle a terminé
un doctorat en études littéraires à l’Université Laval et y a donné quelques cours en
littérature et en création littéraire.
Ses nouvelles «La brisure», «Fernande et Léonard» et «Sur la piste des caribous»
ont paru dans Virages. Lauréate du concours 2006 de la Nouvelle policière des Prix de
la Rivière-Ouelle avec «Un mauvais signe», elle a aussi publié quelques nouvelles de
science-fiction: «Mon petit chaperon rouge» dans le collectif Transes Lucides, «Retour
sur Invers-C» et «Une amitié renversante» dans la revue Imagine, et «À corps perdu»,
classée troisième au Prix Solaris et publiée dans le Magazine Solaris.
Elle a été récipiendaire du deuxième prix au concours La Relève du Conte avec
«Dans la peau d’un noir» et a publié quelques poèmes dans la revue Liesse. En parallèle,
elle a été journaliste pendant près de vingt-cinq ans.
Le premier jour du
reste de votre vie
Madeleine Gagné
L’horloge de la Gare du Palais indique vingt-deux heures vingt.
Annie, en tête de file, monte dans l’autobus et se dirige vers
l’arrière. Assise confortablement, elle ferme les yeux et passe en
revue sa journée à Québec. Le court trajet qui mène au terminus
de Sainte-Foy est amplement suffisant pour la projection
de son film intérieur. Elle rembobine les images jusqu’à une
scène de l’après-midi, celle qui a déclenché toute une série
d’événements imprévisibles.
Elle se revoit sur le quai, guettant l’autobus Orléans Express
qui la ramènera à Montréal. Pour meubler son attente, elle
sort machinalement de son sac un bout de papier, déchiré
dans le journal feuilleté durant son déjeuner. Elle lit et relit son
horoscope du jour. La première phrase l’avait accrochée. Malgré
toute l’attention qu’elle y met, le sens de ces phrases lui échappe
totalement: «Voici le premier jour du reste de votre vie! Une chose
ne devient impossible que dans la mesure où vous l’acceptez
comme telle. Quoi que vous en pensiez, il n’est pas trop tard pour
prendre une situation en main, même si vous croyez qu’elle a mal
commencé.»
La prédiction la stimule. Un coup d’œil à sa montre – à peine
seize heures – l’incite à demeurer dans la Capitale jusqu’à l’heure
du dernier autocar, en soirée. Pour mieux défier le destin, elle
ferme son téléphone portable et quitte l’embarcadère.
Elle emprunte un passage entre deux édifices et se retrouve
devant la façade de la gare. Elle s’engage dans le parc attenant,
contourne la fontaine Daudelin. L’éclatement des impétueux jets
d’eau sur les monumentales plaques de cuivre lui rappelle leur
symbolisme de puissance, d’énergie et a pour effet de la conforter
dans sa décision. Elle traverse donc la rue et va s’attabler à la
terrasse d’une microbrasserie de la rue Saint-Paul.
Seize heures trente. Les portes des immeubles libèrent un flot
bigarré d’employés qui s’épivardent dans les rues avoisinantes,
dans les sentiers qui mènent au marché du Vieux-Port ou sur
les terrasses accueillantes. Penchée sur son verre de bière, Annie
laisse vagabonder ses pensées au tempo des bulles du liquide
ambré qui remontent à la surface. Elle s’abandonne à l’ambiance
festive. Elle jouit de cette dérogation à son horaire du lundi.
Jamais elle ne s’était autorisée à prolonger sa visite hebdomadaire
dans la Capitale, et se demande pourquoi elle avait tant craint de
s’y retrouver seule.
— Hé! C’est Annie! s’écrie une femme, arrêtée près de la
rambarde qui longe le trottoir.
Annie relève la tête, essaie d’identifier cette intruse qui
l’interpelle. Le timbre clair de sa voix résonne dans le labyrinthe
de sa mémoire, rebondit, s’infiltre dans un couloir sinueux; son
écho effrite le mur des années et fait ressurgir un visage familier.
Josée Lesage!
Le regard ahuri d’Annie s’accroche à son interlocutrice, elle
porte une main au-dessus de ses yeux pour être sûre que ce
n’est pas une vision, renverse son verre, rattrape le pichet; elle
essaie de parler, mais en est incapable. Elle n’a pas le temps de se
reprendre qu’elle entend:
— Excusez-moi, Madame. Je vous ai confondue avec une
ancienne amie.
La passante s’esquive, scellant ainsi l’issue de cette rencontre
fortuite. Annie se lève, veut lui crier qu’elle est bien son ancienne
amie, qu’elle aimerait lui parler, mais Josée a disparu dans la foule.
Affreusement dépitée d’avoir manqué ces retrouvailles avec
Josée, Annie consulte sa montre. Déjà dix-huit heures, partir
avec le prochain bus? se demande-t-elle. Son escapade n’a plus
d’attraits, mais elle décide quand même de se conformer à son
plan initial. D’abord fureter dans le quartier du Petit-Champlain,
souper et, enfin, assister à la projection du Moulin à images. J’en
ai tellement entendu parler.
Maintenant, bien calée dans son fauteuil tout au fond de
l’autobus, Annie constate que ces activités touristiques ne l’ont pas
distraite du malaise grandissant qui l’envahit depuis sa rencontre
avec Josée Lesage. Elle se remémore l’insouciance de ses onze
ans, le trio qu’elle formait avec Josée et Roxanne. «La triade des
fonceuses» comme aimait les appeler Simon, l’entraîneur de leur
équipe de volleyball. Une baloune de gomme éclatée sur le nez
de l’une d’elles les faisait pouffer. Mais cela, c’était avant… Avant
que les trois inséparables quittent en sautillant la cour du centre
sportif, babillant avec fébrilité… Avant que la voiture ne s’arrête
à leur hauteur…
— Vous embarquez, les filles? Vous vous êtes surpassées.
On va fêter ça, je vous paie une crème glacée.
Sans hésiter, elles s’étaient engouffrées dans l’auto de leur
entraîneur. À la crèmerie, les rires puérils, les œillades complices,
les sous-entendus fusaient devant le «beau Simon». Comme il
commençait à être tard, celui-ci avait offert de les raccompagner,
chacune chez elle. Roxane était descendue la dernière et…
Rejetant ces douloureux souvenirs, Annie se recentre sur
les évènements du jour, sur la rencontre qui, après trente ans
de scènes d’horreur refoulées à grands coups de thérapies,
d’activités trépidantes, de séjours à l’étranger, a tout anéanti. Elle
qui croyait avoir enfin réussi à se reconstruire était retombée
dans les décombres de la perte, de l’absence et de la solitude
au moment où, hélée par Josée, elle avait tardé à lui répondre.
Elle voudrait tant revenir au moment où Josée lui avait crié son
prénom…
Si seulement elle pouvait la retrouver. Serait-elle capable
d’affronter Josée après lui avoir infligé une telle rebuffade en ne la
reconnaissant pas? Aurait-elle la force de lui demander pardon?
Pardon pour l’avoir ignorée après la tragédie, de n’avoir pas su
partager avec elle le deuil de Roxanne. Au lieu de cela, Annie
s’était confinée dans le rôle de la pauvre petite qui venait de perdre
sa meilleure amie. Avec attendrissement, elle avait contemplé sa
photo dans les médias. Pas celle de Roxanne, ni celle de Josée,
mais la sienne. Aux reporters qui l’avaient interviewée dans les
heures qui avaient suivi le drame, elle avait raconté des anecdotes
anodines, certaines hors contexte, fabulant sur leur trio et
surtout, sur leur relation avec Simon. Josée, qui était accourue
chez elle dès qu’elle avait appris la mort de Roxanne, avait essayé
d’intervenir, de tempérer ses propos, de l’exhorter à être discrète.
Annie se rappelle l’avoir fait taire.
— Tu ne sais pas! Toi, tu n’étais pas toujours là.
Comme je regrette de ne pas lui avoir fait confiance lorsque mes
parents m’ont fait lire, le surlendemain de l’accident, l’article du
quotidien, se dit Annie en se recroquevillant sur son siège. Josée
lui avait demandé d’aller avec elle, rectifier le sens de ses propos.
Effrayée, penaude, elle avait préféré aller se terrer chez une de
ses tantes. Elle n’avait même pas voulu assister aux funérailles.
L’autobus s’immobilise à la station de Sainte-Foy, Annie
soulève les paupières.
— Vingt-deux heures cinquante, murmure-t-elle. Le car
se remplit.
Elle doit se lever, pour laisser passer une passagère qui
demande à occuper la place libre à ses côtés. Cette voix, ce n’est
pas possible! C’est… Josée!
D’un signe poli, Josée remercie Annie, s’assied et s’absorbe
aussitôt dans un livre qu’éclaire une minuscule lampe suspendue
en sautoir au revers de sa veste. Annie l’observe furtivement, sans
oser lui adresser la parole. Si au moins, je pouvais déchiffrer le
titre du roman, ça ferait une bonne entrée en matière. Sa tenue
en impose, veste et pantalon bien coupés, blouse soyeuse,
sac en cuir d’agneau. Le visage de Josée, incliné sur le livre,
demeure impassible.
Annie se demande si c’est la même femme qu’elle a aperçue
dans l’après-midi, celle qui l’a abordée avec tant de simplicité.
Il lui semble qu’elle ne parviendra jamais à s’affranchir de sa gêne,
à retrouver sa spontanéité d’enfant. Trop de choses nous séparent.
Finirai-je par assumer les conséquences de mes gestes? Pourtant…
je ne peux continuer à vivre dans cet enfermement jusqu’au dernier
jour du reste de ma vie… Où ai-je lu qu’il n’était jamais trop tard?
Annie tend la main et touche le bras de Josée, obligeant celle-ci
à se tourner vers elle. Dans un effort titanesque, elle parvient
enfin à desserrer ses mâchoires pour éjecter de sa bouche les
mots libérateurs.
— Josée, c’est moi… Annie.
—…
Josée ferme son livre, fixe longuement Annie. Elle remonte
elle aussi le temps pour écouter sa voisine.
— Je ne pensais jamais que je te rencontrerais un jour. J’ai
voulu tout effacer: la mort de Roxanne et…
— J’étais déchirée moi aussi par le drame que nous avons
vécu, chuchote Josée.
— J’ai tellement honte de mes mensonges.
— Nous étions bien naïves à l’époque, si faciles à manipuler.
— Roxanne… Simon…, articule avec peine Annie.
— C’était un accident, dit Josée. Roxanne a été heurtée par une
voiture qui reculait d’une cour voisine. Elle était déjà descendue
du véhicule de Simon et rentrée chez elle. On n’a jamais su
pourquoi elle était ressortie de la maison.
— C’est vrai… Mais interrogée par les journalistes le soir
même, je n’ai pu m’empêcher d’ajouter que Simon la trouvait bien
jolie avec ses lulus et… Pire encore, de raconter qu’il avait insisté
pour reconduire Roxanne, la dernière.
— Simon n’était pas responsable de la mort de Roxanne,
insiste Josée.
— Oui, mais… Mes déclarations publiées à la une des
journaux… À cause de moi, il a été soupçonné de pédophilie; il
a été suspendu de son emploi. C’est impardonnable!
— Il n’y a pas eu de procès. Il a été exonéré et a même pu
reprendre son travail auprès des jeunes. Tu le savais?
— Non…, avoue Annie. Mes parents, aussi perturbés et
honteux que moi, ont décidé de m’envoyer pensionnaire pour
terminer l’année scolaire. Par la suite, nous avons déménagé à
Hull. Je ne demandais pas mieux. Je voulais oublier. Mon enfance
s’est terminée avec l’éclatement de notre trio.
Un long moment de silence s’ensuit.
Josée reprend:
— Ce fut un choc de te revoir, cet après-midi. En un instant,
je me suis sentie transportée dans le gymnase du centre sportif,
riant aux éclats toutes les trois, nous relayant le ballon. Aucune
chance à l’équipe adverse. Comme Simon était fier de son équipe!
—…
Annie, qui ne parlait plus de ces événements depuis longtemps,
laisse libre cours au torrent de souffrances vécues après la mort
de Roxanne. Elle songe aux répercussions désastreuses de ses
paroles, à la crainte que Josée ne la méprise, aux cris de sa
conscience hurlant sans cesse: menteuse, menteuse, menteuse!
Josée enserre les mains d’Annie. Retenant ses larmes, elle
lui confie:
— Je pleure encore le décès de Roxanne, mais je n’ai jamais
douté de ton affection. Durant toutes ces années, j’ai tant espéré
que nos routes se croisent.
Les lumières tamisées et le silence enveloppent l’intérieur
du véhicule. On n’entend plus que le ronronnement du moteur.
Des fils se dénouent et tissent la toile d’une amitié renouée.
Roxanne se faufile par petites touches dans leur conversation,
parfois ses mains se joignent à leur étreinte chaleureuse. Elles
ont huit ans, onze, quarante, qu’importe. Elles sont au premier
jour du reste de leur vie.
Au micro, le chauffeur de l’autobus annonce l’arrivée
à Montréal.
— Annie, échangeons nos cartes professionnelles, il faut
absolument qu’on se revoit. Suis-moi, je voudrais te présenter
mon mari.
Un élégant quinquagénaire s’avance avec empressement vers
les deux voyageuses.
— Si… mon, balbutie Annie.
— Chéri, tu reconnais Annie… Annie Loiselle?
Madeleine Gagné
Native de Rimouski, elle y a enseigné et y a animé des mouvements de jeunesse
étudiante et ouvrière. Par la suite, son parcours de vie l’ayant menée à Québec, elle
s’est jointe à la fonction publique québécoise.
L’auteure est membre des Amis du livre de l’Ancienne-Lorette et du cercle d’écriture
Grimoire. Après avoir inventé tant d’histoires pour endormir ses enfants, elle tente,
maintenant qu’ils sont devenus grands, de les garder éveillés par l’écriture de nouvelles.
En 2012, la Société littéraire de Charlesbourg lui décerne le troisième prix, catégorie
débutant pour une nouvelle intitulée «L’ultime révélation faite au professeur Fortin»
rédigée sous le thème: Ressemblance et vraisemblance.
L’embarras
Andrée Paradis
À la Gare du Palais, l’autobus à moitié rempli chuinte jusqu’au
quai numéro trois pour cueillir les derniers voyageurs à
destination du Lac-Saint-Jean. Côté conducteur, Marie-Jeanne,
installée près d’une fenêtre panoramique, renonce à chercher
une place plus tranquille. Tout en défroissant son tailleur de lin
gris perle, elle se carre entre son porte-documents et son sac à
main, puis ferme les yeux.
Ce trajet, pourtant familier, lui apparaît aujourd’hui comme
un parcours initiatique. Après trente années d’exil loin de sa
famille pour avoir suivi un mari volage sur les hauts plateaux
de Sainte-Foy, fatiguée de cette union stérile, elle a décidé de
rompre. Sourde aux promesses de l’infidèle. Libérée des laisses
multiples que leur vie bourgeoise lui imposait. Pauvre sans doute,
car la colère prévisible de Marc la jettera sur la paille, mais fière.
Comme avant.
Innocente! se dit-elle en serrant les dents. J’ai tout abandonné,
tout: carrière, amis, autonomie, pour devenir la potiche de ce butor.
Avant de passer à l’acte, elle veut s’assurer d’un toit et d’un gagnepain. Un élan naturel la ramène au village natal, dans la maison
paternelle désormais vide et dont personne ne veut plus, à son
Alma Mater où sa vocation d’enseignante s’était révélée. Malgré
sa longue interruption de service et la concurrence redoutable,
elle compte décrocher cet emploi pour lequel elle a postulé en
mai dernier. Ne l’a-t-on pas convoquée en entrevue? La lettre,
arrivée avant-hier, l’a galvanisée. Je vais convaincre l’examinateur
qu’il a devant lui la suppléante idéale. J’ai pris les bouchées doubles
pour me préparer, mais il me reste encore quelques documents à
parcourir avant la rencontre. Le trajet en autobus me permettra
d’en venir à bout!
La porte du véhicule glisse vers l’intérieur. D’un mouvement
leste, le conducteur descend pour accueillir le groupe de
passagers et loger leurs valises dans la soute. La tête tournée vers
la fenêtre, Marie-Jeanne s’inquiète: Aurai-je la tranquillité requise
pour déchiffrer les articles sur la Réforme scolaire, le maillon faible
de ma préparation? Cette exigence lui apparaît de plus en plus
utopique au fur et à mesure que l’autobus se remplit.
Les nouveaux venus détalent vers les sièges libres à l’arrière.
— Encore sept minutes avant le départ, répond l’employé en
uniforme à une brunette perchée sur le marchepied, qui s’élance
aussitôt vers le casse-croûte de la gare.
L’habitacle résonne de conversations croisées où fleurit l’accent
du Lac. Les mains manucurées de Marie-Jeanne farfouillent à la
recherche de bouchons d’oreilles.
— Zut! dit-elle, dépitée.
La brunette revient, tout essoufflée, un gobelet fumant
dans une main, un sous-marin gainé de plastique dans l’autre.
Une besace rebondie tire sur la bandoulière qui lui scie la poitrine.
Dans l’allée, elle hésite un moment à la hauteur de Marie-Jeanne
avant de continuer plus loin.
— Sauve! soupire la future enseignante.
Le chauffeur remonte l’allée. «Billets, s’il vous plaît!» MarieJeanne lui tend le sien. Il en détache la portion «aller», referme au
passage les porte-bagages qui béent, puis s’installe sur son banc
à suspension pneumatique dont il ajuste la hauteur. Soulagée,
Marie-Jeanne extirpe une chemise de sa serviette et commence
à étaler ses documents.
Des coups vigoureux dans la portière annoncent l’arrivée d’un
retardataire. Marie-Jeanne lève la tête. Un gaillard, qui fait bien
six pieds et demi, gravit les marches, s’excuse brièvement auprès
du préposé et scrute le car plein à craquer. En deux enjambées, il
se poste près de la seule place disponible. Levant à peine les bras,
il range sa mallette dans le compartiment à bagages et, d’une voix
de stentor, lance à Marie-Jeanne un «Permettez» impérieux.
À regret, Marie-Jeanne rapatrie sa paperasse. Elle glisse son
porte-documents et son sac à ses pieds, puis entreprend de
dégager la tablette escamotable fixée au dos du banc devant elle.
Au même moment, la boulotte, qui gesticule sur ce siège depuis
qu’elle s’y est affalée, incline le dossier au maximum. De plus
en plus contrariée, Marie-Jeanne renonce à sa table de travail.
L’homme en complet sombre peine à caser sa carrure hors
norme dans un espace aussi réduit. Il déborde dans l’allée, mais
envahit malgré tout la bulle de Marie-Jeanne. Quel embarras! se
dit-elle. Il aurait dû se payer deux places.
L’autobus se faufile dans la circulation fluide du matin.
Le regard de Marie-Jeanne effleure les façades familières: Aliksir,
Benjo, Camellia Sinensis. Une mouche multiplie les allers-retours
entre la fenêtre et son visage. Devant l’Église de Scientologie,
d’un geste vif, elle écrabouille l’importune sur la vitre.
Le véhicule accélère bientôt et atteint sa vitesse de croisière
en s’engageant sur la 73 Nord. Passé Stoneham et Tewkesbury, la
réserve faunique des Laurentides verdoie à l’horizon. D’après le
dernier panneau indicateur, Hébertville se trouve à cent-soixantequinze kilomètres. Marie-Jeanne regarde sa montre: elle dispose
d’environ deux heures pour compléter sa préparation.
Sa pile de documents sur les genoux, elle en vérifie l’ordre: son
curriculum vitæ, ses diplômes, la lettre de recommandation de
son dernier employeur, l’avis de convocation à l’entrevue signé
par le directeur général adjoint, un certain Francis Pelletier, et la
série d’articles sur la Réforme scolaire, qu’elle place sur le dessus.
Dès les premières pages, le jargon la rebute. Son regard s’envole
constamment vers la fenêtre. À sa droite, l’envahisseur s’est assoupi.
À la hauteur de Sautauriski, elle s’arrache à la contemplation
des contreforts arrondis, drapés de forêts sombres. Elle revient
aux «compétences transversales», expression-phare de cette
réforme aux contours nébuleux. Son voisin se contorsionne pour
atteindre le téléphone cellulaire qui tintinnabule dans la poche de
son veston. Malgré tous ses efforts pour chuchoter, il claironne:
— Oui, oui, Charlotte, je suis en route. Ma voiture est tombée
en panne ce matin; un problème de moteur. J’ai pu attraper le bus
de huit heures, je serai là au début de l’après-midi. N’annulez pas
mes rendez-vous.
À la recherche d’une position confortable, réalisant qu’il
empiète sur le territoire de Marie-Jeanne, il pousse un mot
d’excuse et tente d’engager la conversation. Elle répond par un
signe de tête sans quitter sa lecture. Le géant reprend sa sieste là
où il l’avait laissée. À la Mare-du-Sault, sa respiration se fait plus
lente. À l’Étape, il commence à ronfler.
Marie-Jeanne supporte sans mot dire que la tête de son
compagnon de voyage dodeline et frôle la sienne, que son bras
glisse de l’accoudoir, sa main retombant sur l’ourlet de sa jupe,
et qu’il émette par moments des «renâclements» qui la font
sursauter. Mais au fur et à mesure que la route prend de l’altitude,
le tintamarre gagne en intensité pour atteindre des sommets
stupéfiants. Impossible pour elle de se concentrer. Elle jette des
regards exaspérés autour d’elle, en quête d’un miracle: un siège
vide dans un recoin, une âme charitable disposée à changer
de place avec elle. En vain. L’indifférence générale la désole,
l’immensité bleue du grand lac Jacques-Cartier l’apaise à peine.
Aux abords des Portes-de-l’Enfer, l’homme arrête de respirer.
Apnée du sommeil? Est-il mort? Un espoir diabolique la saisit,
aussitôt refoulé par un sursaut de compassion. Elle pivote
vers lui et lui secoue l’épaule. Après une inspiration saccadée,
les borborygmes reprennent, entre raclements retentissants et
râles caverneux.
Marie-Jeanne cherche, dans ses souvenirs de lectures nouvel
âge et dans ses notions de yoga, des exercices pour se recentrer
lorsque survient un contexte chaotique et pour consolider ses
frontières. Elle essaie de s’imaginer seule dans un désert vaste
et silencieux, mais l’imagerie mentale refuse de fonctionner.
La cohérence cardiaque aussi. Elle tente de retrouver le fil de la
Réforme scolaire, mais sa capacité de concentration ne dépasse
pas deux lignes. Ses efforts pour résister à l’envie d’étrangler son
voisin mobilisent toute son énergie. Ce forcené va me faire rater
mon entrevue, rage-t-elle intérieurement.
À la jonction des routes 175 et 169, le conducteur ralentit à
peine avant de tourner en direction nord, vers Roberval. La tête
du colosse suit le mouvement de la courbe et retombe tout contre
l’épaule de Marie-Jeanne. S’ensuit un profond silence. Que faire?
Remettre la tête du titan sur son socle? Ou profiter du fait que le
changement brusque de position ait tourné le bouton de la stéréo
à off? Excédée, elle évalue rapidement sa capacité de supporter
cette promiscuité, tout en compulsant le charabia qui tressaute
sur ses genoux. Elle choisit de lâcher prise.
L’homme respire doucement. Ses cheveux sentent l’eucalyptus.
Petit lac à Mars, rivière Pikauba: Que c’est beau! se dit MarieJeanne en s’octroyant, de temps à autre, un coup d’œil par la
fenêtre. Au mont Apika, elle a parcouru la moitié des articles et
retenu quelques notions. Au Gîte, elle commence à comprendre
pourquoi ce grand virage pédagogique met tout le monde sur les
nerfs. Au kilomètre soixante-huit, le lac Saint-Jean tremblote sur
la ligne d’horizon. Elle range tous les feuillets en pile nette, croise
les mains par-dessus et s’abandonne à la sérénité du paysage.
— Terminus d’Hébertville, lance le conducteur.
Le dormeur ne bouge pas. Marie-Jeanne tente de dégager son
épaule. L’homme ouvre les yeux et semble étonné de sa posture
d’abandon avec cette inconnue. Il se redresse brusquement,
ravale un filet de salive. Il rougit, bafouille sans chercher à
atténuer le ton de sa voix:
— Excusez-moi, Madame. Je ne me suis pas rendu compte.
J’espère que je ne vous ai pas trop dérangée… J’aurais dû prendre
un café avant de partir. Je suis confus, vraiment. En plus que je
ronfle comme un… Mon Dieu, je n’ai pas trop ronflé, j’espère!
Est-ce que j’ai ronflé?
Marie-Jeanne peine à retenir un éclat de rire:
— Un peu… Mais ce n’est pas grave. Vous aviez l’air fatigué.
— Je ne sais pas quoi dire. Je suis désolé. Bon séjour au Lac
quand même.
Marie-Jeanne franchit à pied la courte distance qui la sépare
de la maison de son enfance. La confusion du ronfleur l’amuse
encore. Tout bien considéré, la traversée du Parc l’a mise de
bonne humeur. Elle se sent prête pour l’entrevue qui décidera
de son sort.
Sur le seuil, l’odeur de renfermé lui pince le cœur. Elle se
précipite vers les fenêtres à guillotine qu’elle ouvre à grand
renfort de coups de poing. Elle grignote le casse-croûte qu’elle
avait glissé dans son porte-documents, puis se refait une beauté
devant le miroir piqué. L’heure venue, elle marche d’un pas
confiant jusqu’à l’école.
La secrétaire lui indique le bureau du directeur général adjoint.
Francis Pelletier, son nom est gravé en noir sur la plaque vissée
à sa porte. Marie-Jeanne s’arrête un moment et inspire à fond,
histoire de remettre un peu de «cohérence» dans les battements
de son cœur. Elle frappe deux coups secs.
— Entrez! tonitrue une voix qu’elle reconnaît tout de suite.
Andrée Paradis
L’écriture de poèmes et d’historiettes a façonné la vie intérieure de l’enfant qui se
réfugiait dans les paysages démesurés du Lac-Saint-Jean. À l’adolescence, sa quête
d’identité s’est déployée dans une production poétique foisonnante.
Des études en lettres et en ethnographie à l’Université Laval l’ont conduite, par
des chemins de traverse, à la relation d’aide qu’elle pratique depuis plus de trente ans.
Ses activités littéraires l’entraînent maintenant dans les voies de la nouvelle, qu’elle
explore, et du haïku, qui la ramène à ses premières amours.
Parcours numéro sept
Suzanne Dionne
Au volant de son autobus, le chauffeur s’époumone: «Avancez
en arrière!» Alice ébauche un sourire. Comme si on pouvait
avancer tout en reculant!
Accrochée à la sangle qui la retient de tomber, Alice s’efforce
de garder l’équilibre: un pas à droite, un autre à gauche, au
rythme du roulement cahoteux du véhicule. Elle s’est engouffrée
dans l’autobus avec la marée humaine du boulot matinal.
Un soubresaut la plaque, bien malgré elle, contre son voisin.
Elle se met à reluquer le siège d’une vieille dame. Pourvu qu’elle
descende au prochain arrêt, je pourrai me faufiler et m’asseoir.
Elle ne lâche pas la femme des yeux. Celle-ci lui rend un sourire
fatigué. Alice, embarrassée, détourne le regard. Au même
instant, le siège derrière elle se libère. En un clin d’œil, son voisin
l’a repéré et s’y glisse, victorieux. Le fripon!
La poche au plus fort et aux profiteurs, dirait son père.
Une vraie société en miniature, cet autobus bondé! Comme le
regard bienveillant et le rire gouailleur de son père lui manquent
tout à coup. Il lui a souvent reproché son inattention et sa
tendance à laisser passer les bonnes occasions: «Fifille, va falloir
que tu apprennes à te défendre. Fonce! La vie, c’est plus souvent
un champ de bataille qu’une prairie de marguerites.»
Ces remarques lui paraissent aujourd’hui bien anodines.
Les reproches tomberaient dru si elle lui révélait son secret!
Que lui dirait-il s’il savait? Elle ferme les yeux pour éloigner ce
triste scénario.
À travers son iPod, les mots d’Ariane Moffatt, chantonnés à
mi-voix, lui apportent un peu de réconfort:
Juste au mauvais moment
Une poussière d’ange t’est tombée dedans…
Tu ferais une super maman
Mais pas maintenant
Non pas maintenant…
À l’arrêt suivant, plusieurs sièges se libèrent. Enfin, elle peut
s’asseoir. Songeuse, elle observe tous ces gens qui circulent
selon l’horaire de l’autobus, véritables pantins mus par des fils
invisibles. Chacun se dirige vers son destin, chaque jour. Les têtes
blanchissent, la peau se fane, la flamme du regard s’éteint petit à
petit. Elle a dû être bien jolie la vieille dame aux yeux graves, mais
encore lumineux. Puis son regard s’arrête sur celui de la jeune
fille au visage souriant, assise sur le banc d’à côté. Se rend-elle à
un rendez-vous galant dans l’espoir de rencontrer l’âme sœur?
L’âme sœur, parlons-en, pense Alice. Un trop-plein d’émotions
fuse, ses yeux s’embuent. En la quittant, Pierrot lui a arraché
le cœur. Tous ces rêves ébauchés ensemble, envolés? Cette
complicité cultivée depuis l’enfance, effacée? Amputée de son
avenir, le désespoir la guette. Elle sent monter une tristesse
lourde comme un soir de novembre.
Elle se cale dans la banquette usée. Sa joue contre la vitre, elle
regarde défiler la ville. Tous ces étrangers qui courent, ignorants
des drames qui se jouent autour d’eux dans la solitude des cœurs.
Elle ne franchira pas les portes de la faculté ce matin. Elle se
recroqueville et se laisse bercer par le roulement du car. Et sa vie
à elle? Vingt ans, elle n’a que vingt ans!
Choisir l’impensable? Devenir une super maman,
monoparentale, sans le sou, privée de ses rêves, à son âge? Alice
se sent incapable de descendre de l’autobus et de se rendre au
cabinet du médecin, ses jambes se dérobent. Elle manque l’arrêt.
Ce rendez-vous devait pourtant apporter la solution à son
angoissante question; elle en avait décidé ainsi ce matin.
«Une femme doit être libre d’avoir les enfants qu’elle désire.»
Elle a bien entendu cette réflexion sur les ondes de la radio,
prononcée par un médecin dont elle ne se rappelle pas le nom et
qui pratique des avortements. Ces mots lui parlent, la rassurent.
Elle en mesure tout le sens, veut les faire siens, les chérir, les avaler
comme un miel bienfaisant. Son ventre tressaille. Une vie, voilà
ce qu’elle porte, une toute petite vie. La fin du trajet marquera
l’arrêt volontaire de sa grossesse. Un arrêt létal, au goût de mort.
Les enfants qu’elle désire: paroles insensées pour Alice.
La maternité? Jamais cette réalité ne lui a effleuré l’esprit. Qu’a-telle voulu au juste? Un moment d’intimité, de la tendresse pour
calmer une peine immense, une épaule compatissante pour
oublier son bel amour et ses promesses. Elle s’est laissée couler
dans un bien-être passager. Et lui, son compagnon d’un soir, a-t-il
pensé un instant qu’il deviendrait père?
Une colère muette monte en elle, une marée de ressentiment.
Pourquoi ce cadeau indésirable et encombrant qu’elle doit porter
seule? Sa réflexion s’arrête brusquement quand une jeune maman
affolée se précipite dans l’autobus, son petit garçon dans les bras.
Celui-ci, à moitié inconscient, dodeline de la tête. Dans son
énervement, la mère demande au chauffeur d’accélérer. Sur le
point de s’affaisser, elle se laisse choir sur le grand banc latéral
à l’avant de l’autobus. Alice la fixe avec insistance. La femme
sanglote; l’inquiétude se lit sur son visage. Elle serre son petit
dans ses bras. L’instant d’après, elle le secoue pour qu’il se
réveille. Alice devine la pauvreté de la passagère à sa maigreur,
à ses vêtements élimés. L’autobus, dernier refuge de la misère.
Plus fortunée, la maman aurait transporté son enfant malade à
l’hôpital, en taxi ou en ambulance. À l’arrêt suivant, la femme
descend en hâte et entre en courant au centre hospitalier.
Alice passe une main angoissée sur son ventre. Devenir une
pauvre mère comme cette femme? Voilà mon destin? Son cœur
bat dans ses tempes, ses mains tremblent. Si elle pouvait, sans
se ridiculiser, elle sortirait de cet autobus en trombe et hurlerait
aux passants:
— Je ne suis qu’une enfant. Je ne veux pas de ce bébé! C’est
trop difficile.
Un coup de vent fait irruption dans l’habitacle en même temps
qu’une ribambelle de mioches et d’éducatrices de garderie. On se
taquine, on chante, on tape des mains: le bonheur de l’enfance à
l’état pur. L’innocence des sourires traverse le cœur d’Alice. Tant
de jolis minois, de bouches rieuses, de mignons petits pieds qui
se balancent dans le vide avec vivacité. Et si la vie lui réservait de
semblables joies?
Pas maintenant, non pas maintenant…
Trois mois qu’elle cherche la paix, en vain. Dans ses pires
cauchemars, le sang gicle. Une douleur atroce au ventre, et au
cœur, la réveille en sueurs. Elle appelle à l’aide, retient la main
du médecin au moment de commettre l’irréparable. Puis, elle
remercie la vie d’avoir épargné son bébé. Le rejeter ou le chérir,
voilà bien le dilemme cruel qu’elle ne peut résoudre. Pourquoi,
pourquoi tous ces sentiments contradictoires? Épuisée par tant
d’incertitude, elle pleure dans son bras replié pour échapper
à la curiosité de ses voisins. L’angoisse occupe toute la place.
Son raisonnement s’embrouille. Elle qui doit préparer ses
examens de fin d’année…Tout compte fait, si elle choisissait de
mourir au lieu de sacrifier le fœtus? D’une pierre deux coups.
Son ventre et son cœur libérés en même temps. Plus de remords,
de questionnements. Rien que des réponses.
Mais la vie qui l’attend, la carrière à laquelle elle se destine,
les pays qu’elle rêve de découvrir… Et l’amour? L’amour! Cette
quête humaine et naturelle du bonheur. Elle ferme les yeux et
aspire au calme.
Merde! Elle vient encore de louper son arrêt. Un signe du
destin? Deux fois qu’elle parcourt le trajet du numéro sept sans
s’arrêter. Le sept, son numéro chanceux, et le rouge, sa couleur
de prédilection. La couleur des passionnés, mais aussi celle du
désespoir, du meurtre, de la violence. Alice frémit; la crainte
d’une mauvaise décision la submerge. Étourdie par toutes
ces questions, sa tête alourdie heurte l’épaule de son voisin.
Absorbée dans ses pensées, Alice n’a pas vu l’homme qui s’est
glissé à côté d’elle.
— Ça va, Mademoiselle? s’enquiert l’homme dans la cinquantaine.
— Bien sûr, répond Alice sans conviction.
— Grand-papa, est-ce qu’on arrive bientôt? J’ai hâte d’essayer
les manèges.
L’autobus, à nouveau bondé, a séparé le jeune garçon de son
grand-père. Le gamin trépigne d’impatience sur le banc voisin.
L’homme aux cheveux grisonnants décrit à son petit-fils tous
les plaisirs qui l’attendent au parc d’attractions. Alice l’écoute,
médusée. Voilà que j’hallucine! Elle voit son père, assis près d’elle
et qui parle avec son fils, à elle.
Sortir de cette étrange vision… Elle se secoue:
— Vous devez être fier de votre petit-fils, Monsieur. Il est
si mignon.
— C’est vrai qu’il est beau, et attachant… Ma femme et moi,
on s’en occupe beaucoup depuis que son père a perdu la vie
en Afghanistan.
— Désolée, Monsieur. Je ne pouvais pas savoir…
Et Alice se confond en excuses. Mais l’homme poursuit ses
confidences, protégé par l’anonymat du transport public.
— Il a sauté sur une bombe. C’est terrible pour ma belle-fille.
Elle ne s’en est pas encore remise. Nous essayons de l’aider, mais
le temps reste encore le meilleur remède. Enfin, nous l’espérons.
L’homme se penche vers son petit-fils et passe une main
affectueuse dans ses cheveux. Alice songe à la bombe qui explose,
à la veuve, à l’orphelin. Ma grossesse? Un caillou sur le chemin,
en comparaison avec une bombe aveugle et meurtrière. Va-t-il
exploser, mon caillou, me rendre folle, me priver de mon avenir?
Ou dois-je le polir comme une pierre précieuse? Elle espère un
signe du destin, une réponse toute faite à son angoisse.
Oui, un p’tit colimaçon t’a prise pour sa maison…
Il s’est trompé
Mais c’est pas grave,
Il peut revenir si tu restes sage…
Alice écoute les paroles de la chanson encore et encore. Une vie
à sauver ou la mienne à réaliser? Et puis, il ne respire pas encore
ce petit chérubin. Pourquoi tous ces remords anticipés? À peine
une minuscule crevette qui s’accroche à mon utérus. Je la libère, et
moi du même coup. Et la vie reprend son cours. Je redeviens Alice,
pleine d’ambition, libre de réaliser mes rêves.
En reprenant les mots de la chanson, Alice touche avec une
délicatesse infinie le nid où bat une petite vie: ce n’est qu’un
mauvais moment à passer, tu verras, courage. Je te demande de
partir parce que je t’aime. Mon logis n’est pas prêt pour te recevoir.
Tu vois quel désordre l’habite? Tu ressens l’angoisse, elle te colle à
la peau. Pars, pars vite sans te retourner. Ton bonheur n’est pas ici,
pas maintenant. Plus tard, quand j’aurai fini mes études, que je
serai une femme établie, je te désirerai, je t’appellerai. J’espère que
tu entendras ma voix, que tu me pardonneras et que tu viendras
à nouveau habiter ma maison. Je la préparerai juste pour toi,
promis. Elle deviendra ton havre de paix, un jour… Un jour.
Alice se prépare à descendre au prochain arrêt. Une profonde
respiration, un puissant cri intérieur. Papa, papa, tu avais raison!
Et dans un sanglot: la vie, c’est pas une prairie de marguerites!
Le visage de son père lui apparaît, comme en un signe
approbateur. Enfin décidée, elle tire la sonnette, descend et entre
dans la clinique.
La tête haute, elle se hâte, une main sur son cœur et l’autre sur
son ventre en une caresse rassurante. Déjà un geste de maman…
Mais remis à plus tard.
Suzanne Dionne
Née dans les Cantons de l’Est, l’auteure a fait de Québec, sa ville d’adoption. Bachelière
en pédagogie, puis en langue et littérature, elle a œuvré comme professeur de français,
de théâtre et d’art dramatique. Elle a récolté le prix du public en tant que comédienne
lors d’une prestation au Théâtre du Trident, à l’occasion de la Soirée des mécènes. Elle
affectionne la littérature sous toutes ses formes et tous ses genres.
Même si la majeure partie de sa vie professionnelle s’est déroulée dans le milieu
du courtage immobilier, la lecture et l’écriture demeurent ses premières passions.
Elle a toujours conservé son désir d’écrire et s’y consacre désormais pour éclairer son
nouveau parcours de vie.
Elle est membre du cercle d’écriture Gris de Mémoire depuis 2008, et son écriture
peut être qualifiée d’intimiste.
Désir au poing
Lise Hébert
Assis dans l’autobus, immobile, un poing appuyé sur son genou,
Paul observe le paysage qui défile devant la fenêtre. Des bandes de
nuages laineux se découpent sur un canevas bleuté. Par touches
éparses, septembre colore de rouges et de jaunes vifs le flanc des
falaises, le roc craquelé comme du papier parchemin, la vallée
ondoyante, les hameaux. La gorge de l’homme se noue au détour
d’une pensée ou d’une courbe de la route qui le ramène auprès
des siens. Trente-cinq ans se sont écoulés depuis qu’il a quitté
son village natal, coupant tout contact avec ses parents et les
membres de sa communauté. Durant les vingt-cinq dernières
années, des questions l’ont obsédé et le tourmentent toujours.
Comment serait-il accueilli? Lui accorderaient-ils le pardon
pour cette rupture? Obtiendrait-il leur absolution pour ses
crimes? Sa décision de retourner dans son pays est irréversible,
malgré l’appréhension qu’elle suscite encore en lui. Le chemin
parcouru au cours de ces années de déracinement le conforte
dans son choix.
Dans la fraicheur humide de ce matin automnal, Paul est
monté dans le premier autocar partant de Québec en direction
de la Basse-Côte-Nord, uniquement vêtu d’un jean bleu et
d’un gaminet blanc. Le bas des manches de son tee-shirt et des
jambes de son pantalon est garni d’une frange effilochée comme
ceux des jeunes accros de la mode, genoux et cuisses élimés en
moins. Sur lui, ces vêtements révèlent plus un décalage qu’un
effet esthétique. La jeunesse a perdu la bataille. Les cheveux rasés
poivre et sel mettent en évidence le signe de son alliance passée
avec des gangs criminalisés. À travers le tissu du maillot, aminci
par l’usure, on distingue le tatouage d’un serpent noir et filiforme
dont la queue s’accroche à la base de sa nuque, ondule en forme
d’un «S» géant autour de son cou pour se diriger, tête première
et crocs menaçants, vers la région de son cœur. Pas de iPhone,
de tablette électronique ou d’ordinateur à sa portée. Paul tient,
écrasé sur son ventre plat – comme s’il s’agissait d’un trésor – un
sac de voyage dont la fermeture éclair édentée ne mord plus.
De sa main droite, il maintient, repliés l’un sur l’autre, les rebords
de ce fourre-tout de toile afin qu’il ne se vide pas de son contenu
au moindre soubresaut. Il y a jeté pêle-mêle quelques articles de
toilette, des vêtements de rechange, ses carnets remplis de notes,
des crayons, des pièces en bois de la grosseur du deux dollars et
un burin.
Le bus roule depuis près de trois heures. Le bruit feutré et
régulier du moteur, le confort enveloppant des bancs dotés
d’accoudoirs, l’odeur caractéristique des tapis en vinyle, le silence
ouaté de l’habitacle parfois égayé par des rires d’enfants ou de
rares éclats de voix des passagers, tout concourt à créer une
ambiance décontractée où le train-train quotidien des voyageurs
reste suspendu, du point de départ jusqu’à l’arrivée.
Paul tourne la tête vers le siège voisin. Une femme est assise à
ses côtés, si proche qu’il s’étonne de ne pas avoir senti sa présence.
Il s’appuie légèrement contre la paroi du bus pour éviter de la
frôler. Du coin de l’œil, Paul l’observe. Elle secoue la tête pour
chasser l’endormissement. Le nez dans une revue de vedettes du
petit écran, elle tourne les pages l’une après l’autre, s’interrompant
parfois pour soupirer. La peau de ses mains, translucide telle
une feuille en cellulose, permet de suivre les chemins tracés par
les veines violacées. Les épaules de Paul dépassent de plusieurs
centimètres la tête de sa compagne de banquette. Ainsi, il ne
peut voir le visage de la femme sous sa chevelure remontée en
chignon, blanche comme la poitrine d’un goéland.
Paul se détourne et replonge en lui-même. Des questions sans
réponse l’assaillent. Quelle aurait été sa vie s’il était resté dans
la réserve avec sa famille, sa tendre amie Monique, son chum
Alfred? Aurait-il plus d’argent, les moyens de faire vivre une
famille? Il laisse échapper un «pfft» assez bruyant pour déranger
sa voisine.
— Quoi? lance la femme d’une voix nasillarde.
— Rien! répond-il, maintenant son regard en direction de
la fenêtre.
Plus de six heures encore avant d’arriver au lieu de transit
pour La Romaine, sa destination. Le véhicule s’arrête devant un
restaurant où l’on se délecte surtout de la vision qu’il offre sur
le fleuve Saint-Laurent. Paul tasse son fourre-tout sous le siège
et descend du car le dernier. Café, sandwich et muffin sont vite
avalés, suivis d’une cigarette fumée à la hâte sur le perron du
resto. Durant cette brève halte, Paul perçoit, à travers la porte
moustiquaire, des bribes de conversations entre les passagers.
Il entend sa voisine: «J’suis grand-maman Rosalie. J’ai toujours
hâte de r’voir mes p’tits enfants», apprend-il. Sans vraiment y
porter attention, il se dirige vers l’autocar.
Au signal du chauffeur, les voyageurs se précipitent pour
former une ligne et reprendre leurs places dans l’autobus.
Le brouhaha des rires, des phrases incomplètes, des cris d’enfants
s’estompe dès la mise en marche du moteur. Entré le premier,
Paul se fige dans la même attitude: épaules relevées, un poing
sur le genou, les yeux tournés vers la fenêtre, absorbé par les
images qui surgissent de sa mémoire. Son regard se perd dans le
brouillard qui enveloppe les villages en bordure de la Côte-Nord.
Sorti de Donnacona depuis un mois, les souvenirs de sa vie
au pénitencier le hantent et s’imposent en rappels douloureux,
qu’il soit éveillé ou endormi. Lui, l’Innu, qui a quitté sa réserve
pour vivre libre de toute attache, se débarrasser du poids des
traditions et devenir riche comme un Blanc, a vécu vingt-cinq
ans à la prison de Donnacona, ce chef indien lui aussi dépossédé
de sa liberté et de ses biens. C’est pourtant dans ce lieu qu’il a
retrouvé la fierté de ses origines, là que son désir de retourner
dans sa communauté lui a rendu sa force de vivre.
Dès son arrivée dans l’établissement carcéral, Paul a marqué
son territoire, tel le mâle alpha d’une meute de loups qui grogne
et hurle pour annoncer sa présence et assurer sa dominance.
Le Grand-chef, comme l’ont surnommé ses codétenus et même
ses geôliers, n’a jamais parlé de lui, ni de son histoire. Il ne s’est
exprimé que pour le nécessaire. Le Grand-chef garde pour lui
ses aspirations profondes, son désir de retourner vivre parmi les
siens, même s’il ne leur a jamais donné de nouvelles et qu’il ne leur
en a pas demandé depuis son départ. Le réadmettront-ils dans
la communauté, lui qui les a rejetés? Il sait que sa communauté
exigera des gestes réparatoires. Il s’y est préparé.
Le prononcé de la sentence, sans appel, lui a écorché le cœur
à vif autant qu’un coup de scalpel dans la chair. «Réclusion à
perpétuité pour vol à main armée et meurtre d’un agent de
sécurité en devoir.» Possibilité de libération conditionnelle après
vingt-cinq ans pour bonne conduite, a ajouté le juge. Après le
choc et la colère qui s’en est suivie, le Grand-chef a choisi sa
peine: neuf-mille-cent-trente-cinq jours – et non l’éternité – pour
s’affranchir de ce monde hostile, de l’enfer de l’emprisonnement.
Pour trouver le courage, il s’est remémoré et répété des milliers
de fois, à la manière d’une prière, une phrase que ses parents lui
avaient dite: «Si tu désires quelque chose très fort, et que cette
chose est bonne, elle se réalisera.»
À dix-huit ans, Paul a voulu aller loin, très loin de La Romaine.
À vingt-huit ans, les cloisons de béton, les barreaux et les fils
barbelés ont suscité le besoin d’y retourner. Dans sa cellule, le
fardeau des remords a oppressé sa respiration durant les nuits
d’insomnie. Sous l’éclairage artificiel des longs corridors, il a
craint de ne plus jamais pouvoir observer le caribou se faufilant
dans l’ombre des épinettes. L’odeur des autres, dans les lieux
exigus, l’a écœuré au point de désirer l’isolement tant détesté des
campements de chasse de son enfance. En regardant l’étroit coin
de ciel délimité par les murs de briques du complexe carcéral, il
a imaginé la Grande Ourse, les soirs de fête avec sa famille, ses
amis, Monique…
Paul ressasse des images, comme si sa vie de détenu lui
apparaissait à travers un kaléidoscope. Une vie fractionnée en
heures, en jours, en semaines, en mois, en années. Un engagement
sans relâche à scier, sabler, polir, assembler, sculpter, vernir le bois;
une existence routinière à ranger les salles après la projection
des films ou la clôture des représentations de spectacles; un
entraînement d’élite sportive pour accomplir des séries de levées
de poids, de redressements assis, de pompes, pour suer en courant
dans l’enceinte graveleuse et en pédalant sur un vélo stationnaire.
Un retour en classe pour apprendre à lire et à écrire: écrire des
milliers de mots, les recopier dans ses calepins et sur des pièces de
bois, des mots dont la lecture a cultivé en lui l’espoir de libération,
le désir du pardon et de son retour chez lui, à La Romaine.
Ce pardon, Paul l’a demandé dans une courte lettre adressée à la
famille de l’agent de sécurité, à laquelle il a joint une petite pièce
de bois. Sur ce morceau de pin, taillé en ovale, mince et de la
dimension d’une pièce de monnaie, il a gravé le mot pardon en
lettres moulées et ses initiales. Des médaillons pareils à celui-là, il
en a taillé de nombreux, en pensant à tous les siens.
— C’est beau, hein? dit Rosalie.
La voix de Rosalie l’immerge dans le présent. Soudain, le Golfe
s’ouvre devant lui. Il reconnaît les abords d’une île. Un frisson
pareil à un courant électrique traverse sa poitrine.
— Oui, très beau! répond-il avec un trémolo quasi imperceptible
dans la voix.
— Tu r’viens chez nous, Paul? ajoute-t-elle, posant une main
sur le poing de Paul.
Est-ce la question et son prénom prononcé par cette inconnue,
la vision d’une main déposée tendrement, telle l’aile froissée d’un
oiseau sur ses jointures, la sensation de chaleur dans ce contact
inattendu ou tout cela à la fois qui a déclenché un tressaillement
dans son ventre? Muet, Paul pose son regard sur le visage de cette
femme. Dubitatif, il cille, écarquille les yeux.
— J’suis la mère de ton chum Alfred, ton meilleur chum.
Tu t’souviens?
Paul se racle la gorge avant de répondre, l’air embarrassé.
— J’vous ai pas r’connu, Madame.
— Moi, oui. C’est pour ça qu’j’ai choisi ce banc-là. T’es plus
costaud!
— J’ai fait de l’entrainement.
Il se demande s’il devrait lui dire, lui raconter, avouer
maintenant ses années de prison. Le silence prolongé alourdit
l’atmosphère. Il tente d’avaler, mais sa bouche est sèche.
— Y vous font faire de l’exercice à Donnacona?
Il découvre qu’elle sait. Des questions éclatent comme
des grains de maïs dans sa tête. Que sait-elle? Depuis quand?
Puisqu’elle sait, combien d’autres savent?
— Oui, si on veut. Et des travaux aussi. J’peux réparer et
fabriquer des maisons en bois, des jouets…
Paul ne termine pas sa phrase. Des gouttelettes suintent sur
son front. Les traits de son visage se crispent. Il récite sa prière
en pensée, cette phrase maintes fois répétée dans sa tête ou entre
ses lèvres mi-closes dans des moments de solitude, telle une
incantation: Si tu désires quelque chose très fort, et que cette chose
est bonne, elle se réalisera. Il retrouve le courage de parler.
— Je r’viens viv’ à La Romaine, dit-il en une longue expiration.
— Y’a ben des maisons à arranger dans l’village, réplique Rosalie.
Paul regarde Rosalie avec un sourire qui scelle une entente
tacite. Elle reprend la parole d’une voix grave:
— Tes parents sont morts, v’là trente ans. L’cancer, tous les
deux la même année, précise-t-elle, avec la lenteur de ceux qui
relatent des événements pénibles.
Paul retient sa respiration. Un haut-le-cœur l’empoigne.
En s’adossant, il inspire, mais la nausée l’ébranle encore.
Un sentiment de culpabilité monte en lui. Il le repousse. Pas ici,
pas devant Rosalie, se dit-il comme un ordre pour ne pas pleurer.
Il se retourne vers la vitre. Une brume de mer s’y dépose en
dessinant de fines lignes d’eau, à peine visibles à la brunante.
Paul reprend l’échange après une quinte de toux.
— Comment avez-vous su, pour Donnacona? demande-t-il à
voix basse, les yeux rivés sur les filets d’eau.
— Ma sœur, Yolande, a vécu à Québec. Les journaux, la «tévé» en
ont parlé. Un Montagnais qui va en prison, ça passe pas inaperçu.
Yolande m’a écrit. Aujourd’hui, je r’viens de ses funérailles.
Paul écoute. Il n’entend que Rosalie. Le bourdonnement du
babillage des autres passagers s’est évanoui. Après une courte
pause, elle poursuit.
— Monique a marié le fils de Yolande. Y restent à Québec.
Y’ont trouvé d’l’ouvrage là-bas.
L’autobus entre en gare à Sept-Îles, interrompant toute
conversation. Paul a imaginé bien des changements durant ses
trente-cinq ans d’absence de La Romaine. La confrontation avec
la réalité ne fait que commencer. La mort de ses parents, le mariage
de Monique: il les encaisse comme des coups du sort mérités.
Les passagers s’empressent de prendre leurs sacs, de sortir du
véhicule et de ramasser les valises dans la soute à bagages. Paul
suit Rosalie qui descend les marches de l’autobus. Il replace son
poing dans la poche de son jean. Avant de mettre pied à terre,
Rosalie interpelle Alfred. Il accueille sa mère pour l’accompagner
sur le bateau qui les conduira à La Romaine. Témoin des
retrouvailles de Rosalie avec son fils, Paul sent son pouls s’affoler
jusqu’à ses tempes. Alfred soutient le bras de Rosalie pour l’aider
à quitter l’autobus et l’embrasse sur la joue.
— Alfred, Paul r’vient à La Romaine. Y’a payé sa dette aux
Blancs, à Donnacona, pis y’est capable de réparer nos maisons,
affirme-t-elle, esquissant un sourire à l’intention de Paul.
Paul, qui se tient tout près de Rosalie, retire la main de sa poche
et un petit objet s’en échappe. L’amulette de bois qu’il a tenue si
fermement, tout au long du périple, comme un enfant serre son
poing avec ferveur en formulant un vœu avant de souffler les
bougies sur un gâteau, roule sur le pavage. Sous les yeux exorbités
d’angoisse de Paul, Alfred s’empare du médaillon et lit les lettres qui
y sont sculptées: PARDON. Pendant une fraction de seconde,
Alfred ne bronche pas. Puis, en pressant la pièce de bois dans la
paume de sa main, il s’adresse à Paul en langue innue:
— Bienvenue, Paul! dit-il, tout en lui donnant une franche
poignée de main.
Incapable de prononcer un seul mot, Paul lui répond avec une
accolade et ferme les yeux.
Lise Hébert
Détentrice d’un baccalauréat et d’une maîtrise en service social, elle est également
titulaire d’un Diplôme de deuxième cycle en administration publique. Elle a travaillé
près de trente-cinq ans dans le réseau de la santé et des services sociaux de la région
de Québec. Elle y a assumé des fonctions de clinicienne, de coordonnatrice, de
superviseure et de formatrice. Durant cette période, elle a publié cinq articles dans
des revues spécialisées en travail social.
À la retraite depuis 2010, elle a suivi cinq cours en création littéraire à l’Université
du troisième âge de l’Université Laval et participé à six ateliers au Collège de rédaction
du Québec. Sa nouvelle intitulée «Du rêve à la lune», lui a permis de remporter en
2012, le deuxième prix, catégorie débutants, au concours annuel Pleins yeux sur la
nouvelle de la Société littéraire de Charlesbourg. Elle est membre du groupe de création
littéraire Gris de mémoire depuis septembre 2012.
La quête éperdue
Lise Monette
Sous la lumière timide de ce premier juin, une femme à la
pigmentation pâle se hisse au niveau supérieur d’un autobus
touristique, parmi une ribambelle de découvreurs fébriles. Pour
simplifier son expédition hebdomadaire, elle utilise de temps à
autre ce moyen de transport. Aujourd’hui, c’est avec une agitation
fiévreuse qu’elle explorera, ici et là, les zones où se rassemblent
les adolescents. L’horoscope du jour lui recommande «de garder
un œil vigilant; un signe lui confirmera qu’elle emprunte la bonne
voie.»
Revigorée par la perspective de trouver un indice, même
minuscule, Nadine amorce son périple au cœur de la cité en vue
de poursuivre sa quête de l’enfant perdue. Sa chevelure châtaine
flotte sur le pont à ciel ouvert. Le long trajet sous la légère brise
estivale apaise sa tourmente et régule son pouls.
Elle se laisse bercer par la cadence du véhicule bombé,
observant discrètement les voyageurs. Le ventre proéminent
d’une touriste aux traits fatigués la ramène seize ans auparavant,
lorsque Noémie, à l’image d’un peloton armé de multiples dards,
transperça sa paroi utérine. Le siège de la combattante offrant
une vigoureuse résistance, la délivrance s’avéra ardue. Abrutie
par une interminable expulsion, Nadine se rappelle à peine
avoir aperçu son poupon. Ma guerrière, où se trouve désormais
ta cache?
Le freinage bruyant du lourd engin interrompt sa songerie.
Nadine quitte le confort du siège turquoise pour arpenter
les pavés des anciennes halles couvertes de Saint-Roch en
s’accrochant aux pas décidés d’une passagère. Un squatteur
s’approche de cette inconnue et quémande une obole. Sans un
regard pour le sans-gêne, l’élégante jeune femme pénètre dans
la boutique des Signatures québécoises. Peu probable que Noémie
fréquente ce genre de lieux, conclut Nadine.
S’octroyant un court répit sur le parvis de l’église, elle boit
à petites gorgées un café latté et grignote une brioche à la
cannelle, attentive au rythme improvisé des musiciens du
macadam. Agente immobilière, elle suit aisément le mouvement
des jeunes locataires dans les maisons de chambres. Avant de
poursuivre son circuit touristique, elle déambule dans les ruelles
avoisinantes et scrute les coins ombragés à l’affût de traces
révélant une occupation illicite. Son regard vif contraste avec
ses gestes lents qui témoignent d’inquiètes insomnies. Ses allées
et venues passent inaperçues à travers la faune bigarrée.
Ses investigations lui paraissent, tout à coup, vides de sens.
Reprenant sa lucidité et son expédition, Nadine happe un
nouvel autobus écarlate. La voix nasillarde du baladeur décrit
le bâtiment rouge brique abritant autrefois une manufacture
fort réputée, la Dominion Corset. Alors que les bien nées de
la Haute-Ville s’y procuraient de la fine lingerie, les ouvrières
de la Basse-Ville acquéraient avec peine une «brassière» pour
remplacer la défraîchie de l’année précédente.
À travers la fenêtre mi-ouverte, elle aperçoit une clocharde
qui traîne un bac rempli de sacs froissés. La vieille femme dévore
un bout de croissant – probablement dégoté dans une poubelle –
en criant à tue-tête: «Attention, m’sieurs, dames, le spectacle va
bientôt commencer!» Nadine replonge dans ses sombres pensées.
Pourquoi est-ce que je m’entête à penser que Noémie est une SDF?
Les cieux affichant une teinte légèrement plombée lui
rappellent son odyssée au parc Cartier-Brébeuf à la fin de
l’hiver dernier. À cette heure matutinale de sa virée, les policiers
n’avaient pas encore délogé les locataires errants à demi ensevelis
sous l’épaisse neige. Malgré la froide température, plusieurs corps
dans la fleur de l’âge jaillissaient des abris de fortune. De longues
tresses s’échappaient d’un sac de couchage. Celle-ci semble un
peu trop âgée pour être ma fille, s’était-elle persuadée. Le moteur
rugissant dans la montée ardue de la côte de la Montagne la
ramène à la réalité.
Déjà onze heures! La chauffeuse salue d’un sourire avenant les
visiteurs qui émergent du Château Frontenac. L’imposant véhicule
zigzague dans les rues étroites de la ville fortifiée, traçant de
maladroites arabesques. Nadine observe une adolescente assise,
seule, sur la banquette avant. Noémie pourrait avoir cette fière
aisance. Rivés à leur tablette numérique, ses voisins admirent la
porte Saint-Louis, la fontaine de Tourny et la façade du Parlement
sur leur écran plutôt que de les scruter en grandeur nature.
Le Musée des beaux-arts annonce une exposition sur Pellan.
«Les enfants, entraînez vos parents dans les ateliers de peinture»,
mentionne l’affiche. Elle imagine la petite main de Noémie
agrippant la sienne. La poitrine gonflée de chagrin par cette
vision, Nadine retire les écouteurs, lasse d’entendre les anecdotes
sur la vie bourgeoise du siècle précédent.
Le mastodonte ratisse le quartier Montcalm. Le Collège
Saint-Charles-Garnier étend son corpus de pierres grises sur la
pelouse ombragée. Un groupe d’élèves joue au ballon prisonnier.
Nadine entrevoit un court instant ses deux nièces, emmitouflées
dans les vestes en coton ouaté qu’elle leur avait offertes à leur
dernier anniversaire. De vraies fausses jumelles, celles-là, avec leur
allure contrastée! La scène se dérobe, la conductrice accélérant le
rythme pour ne pas rater le feu vert.
Perdue dans ses pensées, Nadine se remémore une récente
conversation avec sa sœur aînée.
— Quand vas-tu cesser de t’acharner à retrouver ta fille? Il me
semble qu’après toutes ces années, tu devrais passer à autre chose.
— Je n’arriverai jamais à comprendre pourquoi maman avait
si honte de moi.
— Pourquoi tu répètes encore ça? avait demandé Évelyne.
— Parce qu’elle m’a obligée à me cacher chez tante Céline et
à donner mon bébé en adoption. Pourtant, toi, tu étais enceinte
jusqu’aux yeux.
— Notre mère était presque en phase terminale et elle ne
pouvait pas s’occuper de toi, ni de ta petite, avait martelé Évelyne.
Vas-tu finir par te mettre ça dans la tête?
— Au pire, j’aurais pu aller vivre chez toi… Peux-tu imaginer,
si on t’avait enlevé tes jumelles?
Après un long silence, ma sœur à la constitution robuste avait
clamé:
— Cesse de pleurer, tu n’arriveras à rien.
Puis, tentant de m’apaiser, elle avait poursuivi:
— Tu devrais profiter des beaux moments que tu vis. Pense à
ton amoureux qui rêve d’avoir des enfants.
— Tu ne comprendras jamais que la perte de mon bébé est
inscrite dans la moindre parcelle de mes cellules! Si, au moins, je
savais dans quelle sorte de famille elle est tombée.
Évelyne lui avait répondu sur un ton qui se voulait convaincant:
— Rassure-toi, ta fille est certainement bien entourée à
l’heure actuelle.
— Qu’en sais-tu?
À midi douze, l’autobus déverse son trop-plein d’usagers
devant le boisé des Compagnons-de-Cartier. Pour étouffer
l’accès de colère suscité par le rappel de cette altercation, Nadine
décide d’explorer à pied les environs de l’école secondaire située à
proximité. Peut-être trouvera-t-elle enfin une pièce du casse-tête
infini de sa vie. Malgré ses demandes incessantes, le Mouvement
Retrouvailles ne lui a été d’aucune aide: la famille adoptive
s’oppose à toute démarche avant la majorité de l’enfant. Ces deux
années d’attente lui semblent une éternité. Chaque nouvelle aube
me rapproche du gouffre. La promenade dans cette forêt urbaine
allège momentanément son écrasant fardeau.
Enhardie par les prédictions du journal du matin, elle
reprend son itinéraire à bord d’un autre car. Sur le campus de
l’Université Laval, une horde bruyante d’étudiants étrangers
envahit le véhicule. Nadine observe, songeuse, l’une de ces
étudiantes émaciées, la tête auréolée, malgré la chaleur, d’une
tuque retombante, affublée de chandails superposés et d’une jupe
foncée mi-longue, le pas traînant dans des sabots de cuir usé.
— La place est-elle libre? demande une jeune fille longiligne,
à la chevelure couleur de blé retenue par un bandeau.
Nadine s’empresse de ramasser sa veste et l’arrivante se laisse
tomber sur le siège. Un châle écru aux larges franges camoufle en
partie la mini-jupe en denim. Quand elle bouge, elle dégage un
parfum de lavande qui se répand comme une ondée de fraîcheur
à l’étage ouvert et rivalise avec l’émanation volatile des bouleaux
en chatons. À la dérobée, Nadine scrute le visage de la passagère,
recherchant, par réflexe, une quelconque ressemblance avec ses
propres traits.
— Dites-moi, ce bus, il passe par le Nouvo St-Roch?
— Pas exactement. Vous serez à quelques minutes de là, à
l’arrêt au coin du boulevard Charest et de la rue de la Couronne.
— Vous connaissez Les Bossus? Mes copains et moi, on se
cherche un bistro sympa pour le déjeuner.
— Vous êtes Française?
— Je me présente, Noé.
Les vaisseaux sanguins en bataille, Nadine répète, d’une voix
presque étranglée:
— Noé?
— En fait, précise la vacancière d'un ton amusé, mon nom de
baptême est Noëlla.
Ressaisis-toi, ma vieille, croyais-tu vraiment que Noémie vivait
à l’autre bout du monde?
Le car emprunte les bretelles de l’autoroute Dufferin, aiguillant
les globe-trotters vers un imposant îlot de verdure dissimulé
au milieu d’un quartier industriel. Au Domaine de Maizerets,
Nadine prend place à bord d’un léger transporteur. Écrasée
par un couple de quinquagénaires obèses, elle tasse sa menue
silhouette sur son voisin, un gringalet vieux comme Hérode,
dégageant de persistants effluves de Bacchus.
Les pivoines rose bonbon sont à peine écloses. L’écriteau
précise qu’il s’agit de «Sarah-Bernhardt». Ces fleurs se
cramponnent à leurs tuteurs, à l’instar de cette grande actrice qui,
s’appuyant sur sa canne légendaire, avait néanmoins triomphé
sur toutes les scènes du monde, malgré sa pérenne blessure, songe
Nadine en pensant à cet imposant personnage. La minuscule
navette circule maintenant autour des zones marécageuses. À
l’arrivée des badauds, les colverts plongent dans le marais alors
que les jeunes huards pointent leur tête hors du bassin. Un jour,
émergerai-je de mes eaux utérines…
L’équipage croise quelques coureuses à la foulée élancée.
Des enfants se déplacent avec agilité dans le labyrinthe végétal.
Sur un banc, de petites demoiselles, énervées comme à la
veille des grandes vacances, gesticulent au son d’une musique
endiablée. Une colonie de jeunes mères trimballent, d’un pas
cadencé, leur progéniture dans d’immenses landaus. Plus loin,
une dame âgée s’accroche au bras d’une adolescente dont le rire
résonne comme une note cristalline.
Ces banales scènes de bonheur provoquent des épisodes
de profond désespoir. L’obsession de la quête éperdue entraîne
Nadine dans une voie sans retour, à l’image d’un chemin de
croix. La folie la guette à chaque station. La psychose jadis vécue
s’apprête-t-elle sournoisement à ressusciter?
Le cœur en charpie, Nadine emprunte un dernier autobus
en direction de Wendake. À l’arrêt du Patro de Charlesbourg,
deux femmes échangent un regard langoureux. Elles attrapent
de justesse le véhicule sur le point de redémarrer. Essoufflées, ces
mamans formant de toute évidence un couple, s’affalent sur leur
siège, chacune enlaçant une bambine à peu près du même âge.
Cette délicate blondinette aux yeux clairs et la pulpeuse fillette à la
crinière de jais sont vraiment mignonnes. Je me demande laquelle
des deux mères les a mises au monde? s’interroge Nadine.
À moins que…
Cette dissemblance l’abasourdit. Un étau enserre sa poitrine.
Ses entrailles se contractent douloureusement. Une violente
secousse la disloque tout entière.
Et si l’une des jumelles d’Évelyne était… ma Noémie?
Lise Monette
L’auteure est née à Chicoutimi, mais Lévis est devenue, depuis longtemps, son milieu
d’adoption. Elle est engagée activement dans la revitalisation du quartier historique
de Saint-Nicolas.
Sa vie professionnelle s’est principalement déroulée dans le secteur de la
communication gouvernementale.
Avide de lecture, elle fait partie d’un cercle littéraire, savourant ainsi l’originalité, la
finesse et la prose de différents auteurs contemporains et classiques. Vocation tardive,
l’écriture la passionne. Les cours de création littéraire inspirent son imaginaire et
guident ses ébauches. Membre du club d’écriture le Grimoire depuis ses débuts, elle
met à l’épreuve sa détermination et sa persévérance!
En 2011, pour sa nouvelle intitulée «L’alcôve 222», elle recevait une mention
d’honneur décernée par la Société littéraire de Charlesbourg. La même année, elle
signait une lettre «Ode à mon bel amour» publiée dans le coffret annuel les Mille mots
d’amour, édité par Les Impatients.
Rebondissements en
haut de la 169
Pierre Lemay
À dix-sept heures quarante-cinq, le chauffeur d’autobus François
Giroux apparaît dans l’encadrement de la porte d’arche du café
Le Bon Départ. Dans un rituel quotidien, à l’exception des jours
où ses brûlements d’estomac l’en empêchent, il vient d’avaler son
expresso. Son costume bleu marine, parfaitement ajusté, avec des
plis de pantalon effilés comme des lames de rasoir, l’avantage.
Il passe sa main dans sa tignasse noire et remet sa casquette.
Seule la pointe de ses favoris poivre et sel trahit son âge. Il se
retourne ensuite et remercie la serveuse en souriant pendant
qu’elle lui rend sa monnaie.
— Merci, Gemma, tu peux garder le change. Bonne fin
de journée.
Sans dire un mot, Gemma Sanfaçon lui renvoie son sourire et
l’observe se perdre dans la foule.
François Giroux n’est pas marié. Plus jeune, il a fréquenté
des filles, mais n’avait jamais rencontré l’âme sœur. Toujours de
bonne humeur, il déborde de charme et rend facilement service.
Il passe pour une personne fiable: il ne revient pas sur sa parole.
Ses patrons reconnaissent en lui un employé modèle, doté d’une
courtoisie et d’un calme irréprochables envers la clientèle.
Avec le sale temps annoncé par la météo, le chauffeur se replie
dans sa bulle. Il médite déjà sur son retour à Saint-Félicien, au
Lac-Saint-Jean: des routes sinueuses et imprévisibles dans les
montagnes du Parc des Laurentides.
Dans le périmètre de la Gare centrale, chaque fois que
quelqu’un pousse la porte vitrée donnant accès aux quais, une
odeur envahissante de carburant diesel s’engouffre dans la salle
d’attente. Les voyageurs se pressent; c’est la cohue du dimanche
après-midi. Sur le mur opposé aux escaliers roulants, l’horloge
Oméga dont les aiguilles s’étirent sur des chiffres dorés fait la
pause à dix-sept heures quarante-neuf.
Au quai numéro treize, les passagers, impassibles, attendent
le départ de dix-huit heures, protégés du temps pluvieux par
l’avant-toit. François Giroux vient se placer en tête de file et ouvre
les compartiments à bagages. Il se retourne ensuite en criant:
— Billets, s’il vous plaît!
Grâce à cette formule magique, la file d’attente se meut comme
un serpent avant de disparaître dans l’autocar. La clientèle du
dimanche se compose de quelques travailleurs, mais surtout de
personnes qui reviennent chez elles après une visite à des parents
ou des amis. Dans le groupe, François aperçoit Ève Latendresse,
professeure de littérature au Cégep de Saint-Félicien et écrivaine.
Sans être d’une grande beauté, Ève est assez séduisante avec sa
silhouette athlétique, son visage arrondi et ses longs cheveux
bruns ramassés en chignon sur la nuque. Elle respire la joie de
vivre. Son parfum délicat l’hypnotise. Qu’elle soit en tailleur, en
robe ou en pantalon, son goût juste pour les couleurs lui donne de
la classe. De plus, elle dégage la fraîcheur de quelqu’un en santé.
Au moment où Ève s’apprête à monter dans l’autobus, le
chauffeur lui adresse la parole.
— Bonjour, Ève. Votre mère se porte bien, j’espère?
— Oui, à merveille! Merci beaucoup, et bon voyage! lui
répond Ève, un petit éclair de complicité dans les yeux.
— Bon voyage à vous aussi, reprend le chauffeur.
François connaît Ève depuis qu’elle traverse le Parc pour
rendre visite à sa mère, à Québec. Ils se sont parlé pour la
première fois un jour où son autobus était tombé en panne,
juste après l’embranchement de la route 169, porte d’entrée
du Lac-Saint-Jean. Elle occupait le premier siège en haut des
marches. Sa pensée positive et son entrain ont conquis le cœur du
chauffeur dès l’instant où elle lui a offert du café encore bouillant
de sa bouteille isolante. François Giroux s’est senti à l’aise en
conversant avec elle. Ce soir-là, ils ont parlé pour se familiariser.
Au fil des semaines qui ont suivi, Ève et François ont créé des
liens. Dès qu’Ève montait dans son autobus, François devenait
un autre homme. Un mois plus tard, il l’invitait à souper au
restaurant Bagatelle du boulevard Sacré-Cœur. À partir de ce
moment, ils ont commencé à sortir ensemble. François est ravi
de cette complicité. Les deux amoureux se comprennent même
quand ils ne finissent pas une phrase: un simple regard, une
douce expression, un petit air empathique ou un geste complice
suffit. Cependant, François Giroux est contraint de respecter le
protocole: c’est sacré! Pas question de tutoyer une connaissance
devant les autres passagers. Il ne se permet aucune familiarité
durant les heures de travail. Le boulot, c’est le boulot! répète-t-il.
En quittant le stationnement de la gare, le chauffeur doit
immobiliser son mastodonte pour prendre un retardataire.
Celui-ci court pour rattraper l’autobus et frappe avec insistance
dans la porte. L’homme trapu, fin trentaine, cheveux blonds
et longs, arbore une barbe hirsute et surprend par sa carrure.
Malgré le temps frais, il porte un simple gilet de coton à manches
courtes, trempé de sueur; on peut voir ses bras tatoués de
figures mythiques aux couleurs vives. Une fois à bord, le front
dégoulinant et visiblement essoufflé, il fouille dans sa sacoche
pour trouver son billet. Lorsqu’il s’engage dans l’allée, ses yeux
taquins esquissent la satisfaction de son triomphe à travers le
verre de ses lunettes. Le retardataire se dirige ensuite vers le
premier des sièges restés vacants, frôlant au passage les occupants
avec son blouson de cuir noir accroché au bras.
La circulation, d’abord dense sur le boulevard Charest, s’allège
en direction nord de l’autoroute Laurentienne. Les essuie-glaces
fonctionnent par intermittence à cause des averses. En glissant
sur la vitre du pare-brise, ceux-ci font retentir le chui-chui
régulier des lames de caoutchouc. Dans l’habitacle hermétique,
plusieurs voyageurs se sont assoupis. D’autres lisent ou fixent
l’écran de leur ordinateur portable. Le moteur change à répétition
de régime au fil des montées et des descentes, une fois dépassée
l’entrée de la vallée de la Jacques-Cartier. Le paysage devient de
plus en plus escarpé. Le temps ténébreux oblige les passagers
à allumer les lumières de lecture. Leurs faisceaux apparaissent
dans le rétroviseur du chauffeur, créant l’effet feutré d’une scène
de spectacle sous des projecteurs.
Ève Latendresse occupe le sixième banc de la rangée de droite.
Son regard est cimenté à un manuscrit si volumineux qu’elle doit
l’agripper de ses deux mains. Une fois édité, celui-ci deviendra
son deuxième roman. Elle le révise une dernière fois avant de le
confier à son éditeur de Saint-Félicien. Cette fois, la professeureécrivaine a une autre raison de revenir chez elle: demain soir, elle
doit participer au Gala de la littérature du Québec qui se tient à
l’Hôtel du Jardin.
Ève jette un coup d’œil à la femme âgée qui se trouve à côté
d’elle. Elle est recouverte d’un imperméable aussi gris que ses
cheveux. La vieille femme dort la bouche ouverte, la tête appuyée
contre la vitre, un oreiller gonflable dans le cou.
Sur le troisième banc de la rangée opposée, le nouvel arrivant
a repris son souffle. La sacoche posée sur ses genoux, il s’essuie
le front avec un papier-mouchoir. Ce mouvement semble
incommoder la dame de constitution délicate en robe noire
assise près de lui; les traits de son visage expriment du dégoût
alors qu’elle se cale au fond de son siège.
L’autobus file en gobant les kilomètres pointillés de lignes
blanches. Premier arrêt prévu: Hébertville. La course est ralentie
lorsqu’une ourse et ses deux petits se pavanent sur le terre-plein.
Quand quelqu’un crie «des ours!», tous les passagers passent du
même bord de l’autocar dans l’espoir d’observer les plantigrades
en liberté.
La température s’améliore; la pluie a cessé et la lune rebondit
en jouant à cache-cache entre les nuages. Des conversations en
sourdine se mélangent d’une rangée à l’autre. À l’approche du
Lac-Saint-Jean, la géographie du terrain se modifie: la pointe des
montagnes s’estompe et la hauteur des arbres diminue.
Au sortir d’une courbe, le chauffeur détecte la présence
d’orignaux plantés en plein centre de la 169. Le plus gros, un
mâle, exhibe un panache de plus d’un mètre de largeur. Quand
il flaire le véhicule venir dans sa direction, son instinct l’incite à
déguerpir. Il rejoint la forêt en se dandinant et s’éclipse, la queue
entre les jambes, dans une talle d’épinettes. Les deux femelles
ne bougent pas, ce qui oblige François Giroux à vite réagir. Il se
prépare à écraser la pédale de frein. Pour éviter l’obstacle, il donne
un coup de volant et maintient son autocar en équilibre sur
l’accotement, au risque de s’échouer dans le fossé pendant que la
gravelle, mitraillée sous les ailes, effraie ses passagers. Ouf! On l’a
échappé belle, pense-t-il! Ses pulsations cardiaques explosent
dans sa tête au point de les sentir rebondir sous ses tempes.
De l’autre côté des Laurentides, les premières habitations
surgissent en kaléidoscope entre les arbres. Plusieurs maisons
de villégiature et quelques chalets défilent au gré des derniers
kilomètres du Parc. Les postes d’accueil pour les pêcheurs et
les chasseurs détonnent du lot avec leur toiture noire et leur
revêtement de planches de cèdre peintes en rouge. Enfin, la
traversée du Parc s’achève!
— Hébertville! crie le chauffeur.
À la gare, les passagers s’empressent de descendre pour se
dégourdir les jambes, avaler un café ou s’aligner pour utiliser
les toilettes. Ève Latendresse sort dans l’allée. Elle range son
nouveau manuscrit dans le porte-documents, puis laisse la
mallette dans le compartiment à bagages au-dessus de son siège.
Ève descend de l’autobus et François Giroux, qui la suit, vérifie
s’il reste quelqu’un dans l’autocar avant de fermer la porte. Il ne
compte que quatre personnes. Un jeune couple, à l’avant, râle
d’être obligé de s’arrêter. Il y a également l’homme aux tatouages
dont la tête est repliée sur sa poitrine et la vieille femme qui
roupille dans le même banc qu’Ève.
L’arrêt est bref, quinze minutes, et les passagers reprennent
graduellement leurs places. François Giroux se remet au
volant et repart. À la queue leu leu, les municipalités du Lac
s’égrainent en rosaire, l’autobus marquant une halte pour
chacune: Métabetchouan-Lac-à-la-Croix, Desbiens, Chambord,
Roberval, Saint-Prime. Une heure plus tard, une voix de micro
grésille pour une dernière fois:
— Terminus dans cinq minutes! Saint-Félicien!
En arrivant dans la petite ville, le chauffeur suit la rue
Principale. Elle longe la rivière Ashuapmushuan et mène à la
gare. La circulation fluide de la région diffère de celle des grandes
agglomérations. Quelques tours de volant suffisent à François
Giroux pour garer son autocar. Les voyageurs sautent dans
l’allée, fouillant çà et là pour reprendre leurs bagages à main,
puis se précipitent vers la sortie. Enfin, ils rejoignent le chauffeur
en train d’aligner leurs valises sur le quai.
Dans l’autobus, Ève Latendresse prend son temps. Elle attend
le départ des autres voyageurs pour rappeler à François qu’il
doit l’accompagner à la soirée du lendemain. Sa voisine de
banc a finalement ouvert les yeux, juste à l’arrivée, comme si
son réveille-matin avait sonné. La dame l’a un peu bousculée en
ajustant son imperméable dans l’allée. Pendant qu’Ève s’affaire à
récupérer sa mallette, François Giroux ramasse ses paperasses.
Il entend tout à coup Ève s’exclamer:
— François, je ne trouve pas mes affaires. Mon manuscrit!
— Qu’y a-t-il, Ève?
— François, quelqu’un a pris ma mallette.
Voyant Ève déconcertée et au bord des larmes, François
Giroux s’empresse de la rejoindre et de chercher la mallette
avec elle.
— C’est certainement quelqu’un qui s’est trompé de bagage,
dit-il.
— Je pense qu’on m’a volée!
— Ce doit être une erreur. Pourquoi aurait-on pris ta mallette?
Rentre chez toi comme prévu; je vais m’en occuper, dit François.
— C’est une catastrophe! Je n’ai pas d’autre exemplaire de mon
nouveau roman. C’était ma seule copie papier et le fichier a aussi
disparu avec le portable.
— T’en fais pas, je vais les retrouver, la rassure François.
Ils descendent de l’autocar et François l’accompagne jusqu’à
un taxi. Ensuite, il se dirige vers le comptoir de services de la
gare où il raconte toute l’histoire à l’agent de sécurité Gendron.
François lui demande d’appeler la police pour enregistrer une
plainte pour vol.
À l’Hôtel du Jardin, la décoration de la salle de bal savamment
suspendue au plafond et sur les murs évoque des couvertures
de livres. Les nappes blanches rehaussent l’éclat des ustensiles
qui brillent sous l’effet des luminaires. Ève Latendresse occupe
la table numéro huit réservée à son nom. Outre sa mère venue
de Québec pour lui faire la surprise, François Giroux et ses
meilleurs amis lui tiennent compagnie. Leurs conseils et leurs
encouragements durant l’écriture de son premier roman lui ont
été précieux. Pour l’occasion, François porte un chic complet
gris. Sous les lustres de cristal, Ève exhibe le grain satiné de sa
peau dans une robe bustier couleur lavande. Parmi les invités
d’honneur, on reconnaît certaines personnalités de la ville, dont
le maire, monsieur Gilles Potvin, et son épouse. On remarque
aussi le ministre de la Culture et des Communications du
gouvernement du Québec, monsieur Maka Kotto, de même que
plusieurs figures connues du monde littéraire québécois.
Au moment où on commence à tamiser l’éclairage de la salle
pour le début de la soirée, le directeur de l’hôtel apparaît et se
penche vers Ève:
— Excusez-moi, Madame! Vous êtes bien Ève Latendresse?
— Oui, c’est moi, répond Ève.
— Quelqu’un vous demande dans le hall. Je pense que
c’est important.
Ève suit donc le directeur, accompagnée de François. Elle reste
interloquée en reconnaissant l’individu aux bras tatoués aperçu
dans l’autobus, la veille. Il porte un imperméable beige; sa barbe
et ses cheveux sont fraîchement coupés. L’homme l’aborde et lui
montre sa plaque de la Sûreté du Québec.
— Bonsoir, Madame Latendresse. Je ne serai pas long. Je suis
Robert Lagacé, enquêteur. Je m’excuse de vous déranger à un
moment pareil, mais mon patron, le lieutenant Pouliot, a insisté
pour que je vienne, en personne, vous annoncer la nouvelle;
son ami, un certain monsieur Giroux, le lui avait demandé.
Les vidéos de sécurité de la gare de Saint-Félicien nous ont
permis de retrouver l’auteur du vol de votre mallette. Nous l’avons
récupérée et, comme il s’agissait de quelque chose d’important
pour vous, je vous l’ai apportée au plus vite. Heureusement, elle
contenait toujours votre manuscrit et votre ordinateur portable!
J’ai laissé le tout à votre nom à la réception de l’hôtel. Bref, la
compagnie Orléans Express cherchait le responsable d’une série
de vols survenus dans ses véhicules depuis quelques mois. C’est la
raison pour laquelle je voyageais incognito.
— Et qui était-ce? demande Ève en regardant l’enquêteur
Lagacé.
— Une vieille dame, peu bavarde, aux cheveux tout blancs.
Sur la vidéo, on la voit sortir de l’autobus en tenant une mallette
semblable à celle que monsieur Giroux avait décrite. En faisant
le lien avec d’autres vols, on a découvert qu’il s’agissait toujours
de la même personne. Lors de votre voyage, elle portait un
imperméable gris pâle. Ça vous dit quelque chose?
Au moment où Ève et François reviennent dans la salle du
gala, le maître de cérémonie s’apprête à annoncer le nom du
récipiendaire du prix Robert-Cliche:
— Pour l’écriture d’un premier manuscrit exceptionnel,
intitulé Rebondissements en haut de la 169, je vous demande donc
d’applaudir chaleureusement la lauréate du prix Robert-Cliche
de cette année, madame Ève Latendresse.
Pierre Lemay
L’auteur a fait carrière en tant que souscripteur en assurances de dommages, puis
comme inspecteur-évaluateur où il rédigeait des opinions écrites sous forme de
rapports, un des aspects préférés de son travail. L’écriture a toujours fait partie de
ses passions. Il a longtemps rédigé un journal personnel et entretenu une abondante
correspondance; par la suite, il est passé de la poésie à la narration d’histoires.
Maintenant retraité, il participe aux activités du cercle d’écriture Gris de mémoire
pour la cinquième année.
Il est chez lui dans la nature. Le soleil qui s’étire sur l’eau avant de plonger dans la
nuit, le chevreuil qui détale dans la forêt quand il s’approche et le calme silencieux de
la cédrière lui donnent envie d’émouvoir.
La vita è bella!
Hélène Gagnon
Pour me délivrer de ma pernicieuse ennemie, cette maudite
angoisse qui me noue la gorge et l’estomac, je m’accorde au roulis
rassurant de l’autocar. Respire Mia, respire! Surtout ne gaspille
pas un seul instant de ton voyage de rêve en Italie à nourrir tes
pires appréhensions.
Je garde, entre les pages de mon livre, le précieux viatique
qui m’accompagne dans mon périple: ma photo franchissant
la ligne d’arrivée du Marathon des Deux Rives. Cette Mia
inébranlable n’a peur de rien. Elle a rassemblé toute son énergie
pour rester dans la course. Dix kilomètres! Ta voix résonnait en
moi, maman. Elle me criait de tenir bon. Vas-y, Mia, t’es capable!
Chaque pas me coûtait un effort épuisant et d’intenses douleurs
musculaires. Traînant loin derrière tous les autres coureurs, le
cœur battant tambour, j’avais l’impression de lutter pour sauver
ma peau. J’exorcisais la maladie en la défiant. Je la regardais venir
à moi sans ciller. Vivre ou mourir. Courir ce marathon jusqu’à
en perdre le souffle ou m’effondrer dans l’herbe en bordure
du parcours.
Et puis enfin, j’ai franchi la ligne d’arrivée, heureuse comme si
j’avais soulevé une montagne, fière d’avoir tourné la roue de mon
destin. Un mot, jailli de nulle part, roulait en boucle dans ma
tête comme une chanson, me remplissant d’une joie inhabituelle:
espérance! Je sentais que ce mot lumineux pouvait me guérir,
que ses grandes ailes porteraient mes ultimes rêves. Espérance!
Julianne, ma jumelle, mon âme sœur, m’attendait, prête à
capturer ce moment de grâce avec son appareil photo numérique.
Je me suis jetée dans ses bras et nous avons pleuré et ri tout à la
fois. Je venais de réussir mon premier défi insurmontable!
Alors, cours encore, Mia! Cours pour réaliser tes autres rêves!
Éloigne cette démence maudite, qu’elle ne te rattrape jamais!
Mon baladeur érige un rempart de musique qui me protège
de Johanne, ma voisine de banquette, verbomotrice extravertie
et seule autre célibataire de notre groupe du circuit touristique
«Au cœur de la Toscane». L’Adagio pour cordes se distille
en moi tandis que la Toscane déferle à la fenêtre de l’autocar.
Des hameaux, des bourgs médiévaux, des fermes, des châteaux
et des collines verdoyantes parsemées de vignobles et d’oliveraies.
Tant de beauté! Je suis émue.
Johanne pose sa main sur mon bras pour attirer mon attention.
J’enlève mes oreillettes.
— Le paysage est à couper le souffle! me dit-elle. Dans une
autre vie, j’étais une Italienne. J’ai vécu ici, je le sens dans toutes
les fibres de mon corps. Je vibre!
Je ne sais pas si je vais pouvoir supporter Johanne pendant les
dix prochains jours, même si elle est sympathique.
— Tu crois en la réincarnation?
— J’y crois depuis que j’ai lu le livre du psychiatre Ian
Stevenson, un spécialiste mondial des enfants réincarnés. Toi qui
es psychologue, tu dois sûrement connaître la karma thérapie?
En explorant des épisodes de nos vies antérieures, ce serait
possible de guérir nos angoisses. C’est fascinant!
— En effet!
J’ai envie de lui faire croire qu’ayant été, dans une autre vie,
une religieuse cloîtrée astreinte au silence, parler me fatigue
énormément. Ou devrais-je feindre une migraine? J’accroche
mon regard aux cyprès ondoyants coiffant le sommet d’une colline
pour encourager Johanne à m’abandonner à ma contemplation.
— J’adore les cyprès! J’utilise une crème régénératrice au zeste
de lime et au cyprès. C’est magique! Regarde, j’ai des mains de
jeune fille! dit Johanne, insensible à mon langage corporel.
Johanne souffre d’inflation verbale et d’une curiosité
boulimique. Je remets mes oreillettes pour échapper à ses
bombardements d’informations sur les bienfaits des huiles
miraculeuses, mais elle repose à nouveau sa main de jeune fille
de soixante ans sur mon bras.
— Sais-tu qu’un cyprès a une espérance de vie de cinq-cents ans?
Espérance! Dans la bouche de Johanne, mon mot salvateur
pique du nez comme un oiseau frappé en plein vol.
— Ah oui?
— Absolument! Peut-être qu’on les rattrapera un jour.
Une nouvelle molécule contre le vieillissement vient d’être mise
au point par un savant russe.
— Ah oui?
— Elle sera en vente dans les pharmacies d’ici cinq ans!
— Ah oui?
— J’aurai soixante-cinq ans! J’espère que cette merveilleuse
molécule pourra réparer les dégâts déjà causés. J’avais un corps
de déesse, autrefois, tu sais!
— Ah oui?
Ce quatrième «Ah oui» interloqué est de trop. Je le vois bien
dans le regard de Johanne. Peut-être n’est-il pas trop tard pour
me rattraper.
— Je trouve que tu fais partie de ces femmes dont la beauté
traverse le temps.
— C’est plutôt toi qui entres dans cette catégorie! s’empresse
de répliquer humblement Johanne en esquissant son chaleureux
sourire.
Si je lui avoue qu’être belle n’a plus d’importance pour moi, je
devrai lui donner des explications, parler de la mort de Jack, lui
confier que nous nous sommes mariés à Radda dans la chapelle
de la Villa Vistarenni. Je me contente de lui faire remarquer que
nous approchons d’Arezzo. Tandis qu’elle cherche Arezzo dans
son guide Voir aux pages écornées, je range mon iPod dans mon
sac à main et dissimule l’émotion qui embue mes yeux derrière
mes verres fumés.
— L’orfèvrerie qu’elle exporte fait d’Arezzo l’une des plus riches
cités de Toscane. En dépit d’importants dommages subis pendant
la dernière guerre, elle conserve des monuments magnifiques, en
particulier l’église San Francesco qu’ornent les célèbres fresques
peintes par Piero Della Francesca, lit à voix haute Johanne avec
une application d’écolière.
Je renverse la tête sur le dossier de mon siège. Les yeux fermés,
je me laisse bercer par la voix monocorde de Johanne. J’ai marché
main dans la main avec Jack au marché aux antiquités sur la
Piazza Grande d’Arezzo. Jack, mon amour! Je ressens son absence
dans mon ventre. Une grosse boule de peine m’enveloppe d’une
tristesse inconsolable. J’aurais dû choisir une autre destination
que notre Toscane.
— La Pieve di Santa Maria dresse sur le corso Italia, principale
rue commerçante, une façade romane qui fait partie des plus
ouvragées de Toscane, poursuit Johanne en trébuchant sur chaque
mot italien.
Colette, notre accompagnatrice, se lève en tentant de
maintenir son équilibre menacé par la route tortueuse qui fait
tanguer notre car, tel un chétif voilier affrontant la houle. Elle
tient son micro très près de sa bouche comme pour s’assurer
d’être entendue jusqu’à la dernière rangée. Johanne referme son
précieux guide Voir pour lui accorder toute son attention.
— Nous entrons dans Arezzo, cité étrusque majeure, berceau
d’artistes et de poètes de la Renaissance, annonce Colette de sa
voix de cristal. Chef-lieu de la province d’Arezzo, elle compte
cent-mille habitants. C’est ici que le cinéaste Roberto Benigni a
tourné de nombreuses scènes de son célèbre film, La vie est belle.
Il existe un itinéraire Benigni qui nous amène dans les différents
lieux du tournage.
− J’adore ce film! Je l’ai vu au moins dix fois! s’exclame Johanne
dans un élan d’enthousiasme qui semble lui être coutumier.
Il faut absolument parcourir cet itinéraire! ajoute-t-elle en se
retournant vers moi.
Je prévoyais profiter de la demi-journée à Arezzo pour me
remémorer de doux souvenirs de mon passage ici avec Jack avant
que mon cerveau en dégénérescence ne les efface. Les yeux de
Johanne me lancent une supplication.
— Ce serait une bonne idée.
Est-ce bien moi qui ai répondu cela? Moi, la psychologue
expérimentée qui a si souvent, au cours de sa pratique, recommandé
à ses patients d’apprendre à dire non? J’ouvre la bouche pour me
rétracter. Mes lèvres forment un «O» pour prononcer un non
irrévocable, mais Johanne me prend de court.
— Depuis la mort de mon mari, j’ai parfois tendance à oublier
que la vie est belle, m’avoue-t-elle avec un léger trémolo dans
la voix.
Johanne reprend vite son sourire et son visage rayonnant.
Sans doute a-t-elle posé cette phrase, la vie est belle, sur les ailes
de sa propre espérance pour combler le trou dans son cœur.
Je l’observe du coin de l’œil et la trouve attendrissante avec ses
yeux pétillants et les rondeurs généreuses de son corps qui
incarnent si bien son appétit de bonheur.
— Après le lunch, vous aurez trois heures pour visiter la ville
à votre gré, nous avise Colette qui veille sur son troupeau comme
une bergère sur ses moutons.
L’autocar stationne à côté d’un minibus bondé de touristes
japonais. Nous débarquons en rang comme une classe de
maternelle. Colette brandit au-dessus de sa tête une pancarte
identifiant notre groupe afin que nous la suivions docilement
jusqu’au restaurant sans nous égarer. Johanne me talonne de
près. Vraiment, je n’ai pas à m’inquiéter, je ne pourrai pas me
perdre. Tout va bien: La vita è bella!
Hélène Gagnon
Native de Jonquière, Hélène Gagnon vit et travaille à Québec depuis plusieurs années.
Passionnée de littérature, elle étudie à l’Université Laval où elle obtient, en 2007, un
doctorat en création littéraire.
Elle cosigne une série dramatique pour la télévision, «Le Cerisier», télédiffusée
en mars 1979, et une dramatique à la radio de Radio-Canada diffusée en 1981,
«Stationnement interdit». Une nouvelle intitulée «L’Air du temps» paraît dans la revue
XYZ en juin 2001. En 2006, elle est finaliste aux Prix littéraires de Radio-Canada,
catégorie récit, avec «La Cadillac rose».
Sous le nom de plume Hélène Custeau, elle publie trois romans: Comme si de rien
n’était paru en 2008 aux Éditions JCL, Tant qu’il y aura des rivières publié en 2011 aux
éditions de Courberon et suivi, en 2013, par L’Air du temps.
La belle échappée
Chantal d’Auteuil
Le martèlement de ses petits pas précipités sur le quai
d’embarquement attire l’attention du chauffeur d’autobus qui,
penché sur la soute à bagages, suspend son mouvement de
fermeture. Cindy-Élise sent son regard glisser sur ses élégants
souliers rouges à plate-forme puis escalader ses interminables
jambes nues. Elle avance sa main, délicate, dont l’ongle du pouce,
finement manucuré, arbore un petit brillant; le billet tremblote
entre ses doigts tendus. Le chauffeur se redresse et sort son
poinçon, tout en poursuivant son examen. Cindy-Élise voudrait
que la veste de coton ouaté informe qu’elle porte couvre bien
plus que sa minijupe. Son gros sac de sport lui écrase la poitrine.
— Le sac, dit-il en lui rendant son ticket, vous le mettez dans
la soute?
Le capuchon qui camoufle sa figure oscille en signe de refus.
Cindy-Élise tourne le dos au chauffeur et entre prestement dans
le véhicule tout en jetant des coups d’œil furtifs vers la Gare
du Palais.
Cindy-Élise remonte l’allée à la recherche d’un siège libre.
Sur son passage, les hommes détaillent son allure équivoque.
Des murmures féminins commentent son accoutrement un peu
léger pour la fin d’octobre. La jeune femme trouve enfin une rangée
vide adossée à un mur qui, à l’odeur, dissimule évidemment la
toilette. Un homme en sort, ajustant sa braguette; au passage, il
pousse son gros ventre contre les fesses de la jeune femme et sa
main s’attarde un instant sur sa cuisse nue. Cindy-Élise voudrait
bien l’engueuler, mais elle se retient. Ne pas se faire remarquer.
Trop tard, se dit-elle en regrettant de ne pas avoir pris le temps
d’enfiler le jean et les souliers à talons plats achetés à la va-vite
dans la friperie de la rue Saint-Vallier.
Un peu déséquilibrée par le mouvement de recul de l’autobus,
elle se laisse tomber sur le siège côté allée et se glisse ensuite près
de la fenêtre. La tête tournée vers la gare, la jeune fille colle sa
paume droite à la vitre pour saluer une dame dans la quarantaine
qui lui adresse, pouce levé, un ultime signe d’encouragement.
Roxy-Grandes-Oreilles, elle, elle ne lâche pas, pense Cindy-Élise.
Au moment où l’autocar s’engage sur l’autoroute DufferinMontmorency, la pression se relâche un peu et elle se met à
trembler. Pour se calmer, elle ferme les yeux, indifférente à la
ville plongée dans son cycle nocturne. Elle ne veut plus voir cette
cité mensonge qui n’a pas su tenir ses promesses.
Cindy-Élise se réveille brusquement et jette un regard autour
d’elle, cherchant des repères à travers la fenêtre obscure. Mais le
paysage de mélasse reste opaque, indéchiffrable. Elle allume son
téléphone portable. Déjà neuf heures et demie. C’est donc vrai,
se dit-elle, je suis réellement montée dans cet autobus de nuit qui
roule vers Sept-Îles. Elle ne serait pas plus démontée si elle se
trouvait assise dans une soucoupe volante. Le gars de l’autre côté
du corridor pourrait tout aussi bien être un extra-terrestre avec ses
mains et son visage teintés de vert par l’écran de son ordinateur!
Elle se surprend à sourire, émet nerveusement quelques
gloussements rieurs, vite résorbés. Son voisin d’allée lève la tête
et la regarde, interrogateur. La peau de son visage a maintenant
viré au bleu sous l’éclairage de veille de l’autobus. Vert: Martien?
Ou bleu: peut-être Vénusien? Arrête de faire diversion. Te revoilà
en fuite, pense la jeune fille. Encore une fois…
Un parfum de savon Ivory flotte dans le capuchon: une
odeur d’enfance, l’arôme lénifiant de Roxy-Grandes-Oreilles, la
travailleuse de rue. Roxy avec qui elle prenait un café de temps en
temps. Roxy qui l’a trouvée en larmes dans les toilettes de l’hôtel.
Roxy qui la voyait descendre au fond du puits, accepter des
passes de plus en plus dégradantes. Roxy qui sait que Cindy-Élise
en a assez d’être escorte. Sois honnête avec toi-même, Cindy… tu
es une pute! Roxy qui l’a finalement convaincue qu’elle pouvait
changer de vie, recommencer ailleurs, avant… Avant d’arpenter
les trottoirs. Roxy-Roxanne qui lui a prêté son coton ouaté et
un peu d’argent. Roxanne qui l’a conduite à la gare et envoyée à
l’autre bout du Québec, avec l’adresse d’un refuge pour femmes
battues gribouillée à la hâte sur sa carte professionnelle… Avec
son adresse personnelle de courriel inscrite à l’envers sans oser
dire: «Donne-moi des nouvelles, si tu peux.»
Le bilan n’est pas jojo, ma vieille… Une vieille de vingt-six
ans avec sa procession de fuites! Une course ponctuée de Roxy,
femelles ou mâles, parfois anges, souvent démons. Quand vais-je
enfin cesser de laisser balloter ma vie au gré des rencontres? Cette
échappée folle à Sept-Îles va-t-elle vraiment changer quelque chose?
Cindy-Élise se rappelle son arrivée à Québec sept ans
auparavant, les cours en service social à l’Université Laval, ses
difficultés d’adaptation et d’apprentissage, le travail à temps
partiel au casse-croûte, les fins de mois sans le sou, la solitude.
Seul l’espoir d’un meilleur avenir avec l’obtention de son diplôme
universitaire lui avait permis de tenir. Plus loin, beaucoup plus
loin, elle essayait d’oublier le village amérindien de Wemotaci,
la vie rude, la faim, le rejet à cause de sa mère métisse. Puis,
le déracinement, la famille d’accueil et l’école secondaire à
La Tuque. Ensuite, il y avait eu l’inscription au Cégep de TroisRivières pour prendre ses distances, s’exiler dans la liberté,
l’autonomie, le non-retour. Elle avait gaspillé deux années avec
la bande d’amis, les sorties, l’alcool, le petit joint, les amours
passagères, les déceptions… En avait utilisé deux autres, pour
se ressaisir, se reprendre en main, se tracer un projet d’études.
Élise repensait au départ de sa première colocataire à Québec,
vers la fin de sa deuxième année d’université. À l’arrivée d’Audrey
dans son appartement, dans sa vie. Une bouffée de couleurs dans
sa grisaille: fille flamboyante jusqu’au bout des cheveux, Audrey
assumait avec panache son hérédité de rousse naturelle aux
yeux verts et sa peau constellée de miettes de soleil. Le francparler, la jovialité et l’aplomb de sa nouvelle coloc, étudiante à la
maîtrise à l’ÉNAP, impressionnaient Élise. Même si elles étaient
rapidement devenues amies, Audrey restait discrète sur ses
origines, ses nombreuses sorties et ses amis. Élise se demandait
parfois d’où venait tout l’argent qu’elle dépensait en vêtements,
vins, victuailles, virées et voyages.
Un soir, alors qu’Audrey l’avait entraînée dans une de ses
séances de magasinage, Élise avait osé aborder le sujet.
— Comment tu la trouves? demanda Audrey en sortant de
la cabine d’essayage avec une robe noire ultramoulante, sans
bretelles et s’arrêtant à mi-cuisse.
— Wahoo! Ce que tu peux être sexy, s’exclama Élise! Moi, je
n’oserais jamais porter quelque chose d’aussi… comment dire,
provocant. Tourne un peu que je te voie de dos. Elle est parfaite.
T’as vu le prix? dit-elle en examinant l’étiquette.
— Ben voyons, c’est pas si cher si on tient compte du designer,
de la qualité du tissu et des nombreuses occasions que j’aurai
de la porter, rétorqua Audrey. En plus, en ajoutant un boléro,
une écharpe ou une ceinture, ça change totalement l’allure. C’est
comme si j’avais plusieurs robes différentes. Tu devrais en essayer
une pour voir, dit-elle en retournant dans la cabine.
— J’aime autant pas, ce serait tenter le diable. Le prix de cette
robe, c’est plus qu’un mois de loyer! J’ai pas les moyens. Et…
excuse-moi, mais je me demande souvent comment tu fais…
pour te permettre tout ça, glissa Élise en faisant mine d’examiner
les bijoux et accessoires clinquants posés sur une table adjacente.
— Hum… J’pense que j’ai pas mal tout ce qu’il me faut pour
ce soir, reprit Audrey en tirant le rideau. Que dirais-tu d’aller
prendre un verre? On sera plus tranquilles pour parler…
Devant une bière, Audrey reprit le fil de leur conversation,
avec beaucoup de précautions:
— J’hésitais un peu à t’en parler…, dit-elle. C’est délicat…
J’attendais d’être sûre que tu pourrais me comprendre. Maintenant
qu’on est amies, je peux te faire des confidences, reprit-elle sur
un ton complice.
D’abord interloquée, voire choquée, Élise eut du mal à
croire qu’Audrey payait ses études depuis plus de quatre ans en
travaillant pour une agence d’escortes. Elle doutait des raisons
véritables qui l’avaient conduite vers ce «travail». Mais le jugement
d’Élise devint moins sévère devant les arguments qu’Audrey fit
valoir: la hauteur des revenus, les mesures de sécurité, le droit
de refuser certains actes, la qualité des clients, la possibilité de
mettre fin au contrat à son gré, la garantie d’anonymat. Élise
réalisait que, finalement, la vie de sa coloc n’avait pas été si
différente de la sienne. Faire l’escorte, c’était faire un pied de nez
aux petits boulots précaires, chronophages et peu payants. C’était
un moyen, temporaire, passager, facile pour payer ses études, les
sorties et pour consacrer plus de temps aux cours, aux lectures et
aux travaux universitaires.
La question l’avait turlupinée durant plusieurs jours. Élise
avait posé d’autres questions à Audrey, toujours plus insidieuses,
pointues. Elle voulait plus d’explications, de détails. Savoir
comment ça se passait, avec qui. Comment se sentait Audrey
après ses rendez-vous. Elle avait réfléchi longuement et pris une
décision: elle demanderait à Audrey de lui servir d’intermédiaire
auprès de l’agence. Un seul scrupule la taraudait: en vendant son
corps, elle se plaçait volontairement du mauvais côté de la clôture,
elle qui se destinait à soulager la misère humaine par le travail
social. Mais ses craintes avaient promptement été refoulées avec
l’argument massue: après tout, se disait-elle, il ne me reste qu’un
an pour finir mes études…
Ainsi, trois fois par semaine, parfois plus, Élise l’étudiante se
métamorphosait en Cindy la provocante.
Dans la toilette puante du car, Élise se défait de sa jupe, enfile
son jean et chausse les ballerines défraîchies. Elle retourne à
sa place et se cale sur le siège du fond en se pelotonnant dans
la veste trop vaste pour son mince corps. La métamorphose a
des effets quasi instantanés: dans ses vêtements informes, Élise
ne suscite maintenant ni concupiscence ni réprobation de la
part des personnes qui défilent aux toilettes. Même son voisin
martien, rivé à son ordinateur, ne lui jette plus d’œillades à la
dérobée. L’autobus l’emporte toujours vers le nord – Saint-Titedes-Caps, Baie-Saint-Paul, La Malbaie. Au fil des arrêts, plusieurs
passagers descendent de l’autocar, peu y montent. La jeune fille
ne se permet pas de dormir; elle doit rester vigilante. Quelqu’un
a pu la reconnaître, la voir entrer dans l’autobus et déclencher
une poursuite par un simple coup de téléphone portable. La gare
est située dans son territoire habituel de travail et l’agence a des
antennes partout…
En alternance, elle scrute la fenêtre et son portable. Je dois
ressembler au chien à tête ballante que mon père avait sur le
tableau de bord de sa voiture, pense-t-elle, surprise de se souvenir
de ce détail. Aucun signe de poursuite dehors, et son téléphone
ne lance que des messages plutôt rassurants: ses «protecteurs»
cherchent à la contacter et ont l’air d’être sûrs qu’elle se cache
à Québec.
Je devrais peut-être sortir au prochain arrêt, avant d’être trop
loin. Trop loin de quoi, pour aller où, faire quoi? Élise se voit
prisonnière de l’engrenage, de ce milieu, depuis trop longtemps
et se répète qu’elle ne pourra jamais s’en sortir. Pourquoi avaitelle raconté à Roxy ce qui l’attendait ce soir? Pourquoi avait-elle
accepté ce contrat avec trois hommes… en même temps?
Pourquoi avoir repoussé sa limite de deux clients maximum?
Arrête de te raconter des histoires! Tu vieillis, la viande est moins
fraîche, on t’appelle de moins en moins. Et, quand on t’appelle,
c’est des passes qu’on réserve aux escortes très expérimentées, trop
expérimentées. T’as accepté parce que t’avais besoin de cet argent,
point barre!
En cinq ans avec l’agence, Élise n’avait accumulé que des dettes:
d’études, de jeu, de drogue, d’amitiés, d’estime de soi. Sous un
maquillage savant, elle camouflait les profondes lézardes de ses
échecs: son baccalauréat abandonné, les petits boulots miteux,
son noctambulisme effréné. Elle qui avait tant rêvé de devenir
travailleuse sociale creusait maintenant le gouffre de sa misère
aux côtés des paumés et échafaudait sa propre déchéance entre
les suites luxueuses et les lignes de cocaïne. Élise était devenue
une travailleuse déçue et sans emploi et Cindy une travailleuse
du sexe rompue et sans joie…
À l’arrêt de Tadoussac, Élise entre dans le dépanneur pour
acheter une bouteille d’eau et un sandwich; elle en profite pour
flamber une cigarette, avalant la fumée à grandes goulées. Elle
aimerait bien quelque chose de plus fort, mais se résigne. T’as
pas fini, ma belle, il y aura plusieurs sevrages à faire! Elle s’éloigne
un peu de l’autocar, s’appuie à un mur sombre et scrute la route,
comme si elle s’apprêtait à repartir en sens inverse. Le Martien,
qui a repris couleur humaine, l’aborde et lui fait remarquer le
ciel étoilé. Elle ne sait quoi lui répondre et regarde, simplement.
Le chauffeur passe en trombe et, par réflexe, elle décide de
remonter dans l’autobus.
Élise, épuisée, glisse dans un sommeil superficiel. Elle s’éveille
aux arrêts de Forestville et de Baie-Comeau, toujours inquiète
et songeuse. Le Martien est maintenant allongé sur la banquette
arrière. Elle entend son souffle régulier, ses mots inaudibles
sortis de rêves galvaudés par les cahots de la route. Sa présence,
même silencieuse, la rassure: elle a vu les étoiles par ses yeux…
Elle s’assoupit, s’endort plus profondément.
Une aile de papillon frôle sa joue, un souffle chaud s’insinue
dans son oreille, un murmure s’infiltre, une main humide,
parfumée d’urine, se plaque sur sa bouche. Élise s’éveille; sans
dessiller les yeux, elle lutte intérieurement pour rester calme: ne
pas se débattre et refouler son envie de hurler. Elle sait d’instinct
que c’est un homme. Dans son haleine écœurante, elle décèle des
relents de dents pourries et de gin. Il marmonne rageusement
dans l’oreille d’Élise tout en appuyant pesamment sa main droite
sur sa nuque.
— Essaye pas de crier, sinon je dis à tout le monde que c’est toi
qui m’as «faite» des avances. À Québec, j’ai compris tu suite c’que
t’étais. P’tite pute. T’as même pas bronché quand j’t’ai touché la
cuisse. À c’t’heure que c’est tranquille, tu vas me faire une pipe,
«envouaille» ! dit-il en accentuant la pression sur la tête de la
jeune fille alors que sa main gauche s’active à extirper son pénis
en érection du caleçon.
Élise a ouvert les yeux et suit lentement le mouvement imposé
sur sa nuque par l’homme; à l’affût, elle cherche le moment
propice, l’ouverture pour lancer son attaque d’autodéfense.
Persuadé qu’elle se penche sur son entrejambe, l’homme lâche
sa tête un instant et s’active à libérer, des deux mains, sa bite
toujours coincée dans l’élastique du slip. Il n’en faut pas plus à
Élise pour se lever brusquement et faire basculer son agresseur
dans l’allée en lui assénant un solide coup de tête sous le menton.
L’homme laisse échapper un cri sourd et s’affale dans l’étroit
couloir, le souffle coupé. Élise le suit, son téléphone portable à
la main et prend une rafale de photos de l’homme déculotté, de
son pénis en semi-érection coincé dans le caleçon, de son visage.
En même temps, elle se met à hurler, hystérique.
— Espèce de gros cochon! Tu croyais vraiment que j’allais
te faire une pipe ici, dans l’autobus. Dans tes rêves, vieux
dégueulasse! Si tu penses que toutes les filles sont des putes à ton
service, j’ai des p’tites nouvelles pour toi, espèce de maniaque,
obsédé sexuel. Là, j’ai des photos de toi en gros plan. Ça fait
que si tu veux que ça aille plus loin, j’ai tout ce qu’il faut pour
me défendre.
Élise continue de haranguer l’homme pendant plusieurs
minutes, d’un même souffle; sa colère puissante plonge dans les
racines profondes de l’enfance, de l’adolescence et de sa courte
jeunesse. Elle éructe ses angoisses, ses incertitudes, son dégoût, ses
erreurs. Elle crache les privations, les humiliations et les hontes.
Dans son ire et son délire, elle n’a pas vu les lumières s’allumer
et n’a pas senti l’autobus s’immobiliser. Quand sa giclée de mots
s’arrête enfin, elle aperçoit une dizaine de passagers debout; leur
regard interrogateur se promène d’elle à son agresseur et de
cet homme assommé à la fille déchaînée. Le Martien est venu
s’interposer entre elle et son agresseur, comme s’il craignait
qu’elle ne se mette à le frapper. Il parle à l’homme allongé dans
le couloir, lui dit qu’il est infirmier et lui demande comment il
se sent; il palpe sa mâchoire, vérifie son pouls et lui demande
de rester couché. Le chauffeur d’autobus marche vers eux, son
téléphone collé à l’oreille. Il explique à son superviseur ce qui
vient de se produire dans l’autobus et demande ce qu’il doit faire.
De temps en temps, il pose une question à Élise, au Martien ou
aux autres voyageurs et relaye l’information à son interlocuteur.
En raccrochant, il donne ses instructions aux passagers.
— Ma compagnie va appeler la police. À l’arrêt de PortCartier, on ira directement au poste de la Sûreté du Québec.
Tous les passagers seront interrogés, peu importe ce que vous
avez vu ou entendu. En attendant, si quelqu’un pouvait aider cet
homme à se relever et à se «renculotter», on pourra vite repartir.
J’aimerais aussi que deux personnes se portent volontaires pour
surveiller ces deux-là, en pointant Élise et son agresseur. Comme
ça, on pourra peut-être arriver à destination sans autre bataille.
Si tout se passe bien, on devrait y être dans une heure.
Le Martien se propose aussitôt pour tenir compagnie à Élise
et un autre homme accompagne l’agresseur vers l’avant du
véhicule. L’homme claironne à l’envi que cette fille n’est qu’une
salope, une pute, que c’est elle qui lui a fait des avances. D’un
ton qui trahit l’exaspération, le chauffeur lui intime l’ordre de se
taire et de garder son témoignage pour la police. Élise se rassoit
tremblante, épuisée. Son épreuve s’achève dans un ruissellement
libérateur. L’autobus s’ébranle et prend de la vitesse dans un
ronron de moteur et de pneus.
— Daniel McKenzie, de Sept-Îles, dit l’infirmier en lui tendant
un papier mouchoir après avoir repris sa place initiale. Pour la
police, je voulais vous dire de ne pas vous inquiéter. Quand cet
homme est sorti des toilettes, il est tombé assis sur mes jambes
et m’a réveillé. J’ai bien vu qu’il était saoul, mais je n’ai pas bougé.
Je l’avais à l’œil depuis Québec. Vous savez, la main sur la cuisse…
Ensuite, il s’est arrêté près de votre rangée et a mis un genou sur
le siège à côté de vous. Il pensait qu’il ne parlait pas fort, mais j’ai
entendu tout ce qu’il disait. Je m’étais déjà levé pour lui demander
de vous laisser tranquille quand il a basculé. Belle manœuvre!
Comment vous sentez-vous? Qu’est-ce qui vous amène à SeptÎles? C’est bien là que vous allez?
Élise, d’abord incapable de répondre à cette enfilade de
questions, laisse échapper un grand soupir et essuie ses yeux.
Puis, elle abaisse son capuchon, dévoilant une abondante
chevelure noir corbeau et articule péniblement:
— Disons que ça va… Je n’allais quand même pas le laisser
faire ce gros…, répond Élise en retenant la fin de sa phrase.
Ça ne paraît peut-être pas, mais en dedans, ça bouillonnait, pas
à peu près. J’espérais que ce voyage en autobus se passe un peu
mieux… Je n’avais vraiment pas besoin de ça! Pour le moment,
si ça ne vous ennuie pas, j’aimerais bien dormir un peu.
À Port-Cartier, on lisait sur la ligne d’horizon la pâle promesse
d’une journée froide, mais lumineuse. La halte forcée dura plus
de quatre heures. Élise remit à l’agent de police son portable
afin d’en extraire les photos et raconta en détail sa mésaventure.
Toutefois, elle demanda à réfléchir avant de porter plainte
formellement. Les policiers décidèrent de garder l’homme en
cellule; son casier judiciaire avait révélé deux condamnations
pour agression sexuelle et une plainte en cours pour attentat
à la pudeur et exhibitionnisme. Pour l’incident de l’autobus,
c’est le procureur qui déterminerait les motifs d’accusation.
Outre le témoignage de Daniel McKenzie, une autre passagère
avait affirmé avoir changé de siège à Baie-Saint-Paul parce que
l’homme n’arrêtait pas d’essayer de la tripoter.
Soulagée, Élise remonta dans le bus la dernière. Tous les
voyageurs se levèrent et applaudirent pour souligner son
courage. Elle apprécia cette ovation qui ajoutait une autre couche
d’assurance à la nouvelle Élise. Cindy garda le silence et pensa: si
seulement ils savaient…
Chantal d’Auteuil
Détentrice d’un baccalauréat en journalisme et information et d’une maîtrise en
administration publique – évaluation de programmes – l’auteure a, pendant près de
trente-cinq ans, mis ses talents de rédaction au service de l’État québécois, une période
où elle se qualifiait elle-même de «mercenaire de l’écriture».
Fascinée dès l’enfance par la beauté des mots, des sons et des constructions
grammaticales, elle s’était d’abord destinée à la littérature, mais a ensuite bifurqué vers
les communications et la recherche, évitant les écueils de l’enseignement.
À l’instar de bien d’autres, son rêve de devenir écrivain a dormi dans le classeur
du train-train quotidien jusqu’à ce que la vie professionnelle lui accorde un répit.
Depuis 2011, elle a suivi plusieurs cours de création littéraire à l’UTAQ et participé à
de nombreux ateliers offerts par le Collège de rédaction du Québec. Elle s’est, de plus,
jointe au cercle d’écriture Grimoire en 2012. En mars 2014, avec sa nouvelle intitulée
«Graffitis sur mur borgne», elle s’est mérité le deuxième prix du concours «Pleins yeux
sur la nouvelle» attribué par la Société littéraire de Charlesbourg. Et elle continue de
rêver ses personnages et d’imaginer leurs histoires…
Ténacité
Maude Dufour
Réunis dans la cour de l’École Saint-Stanislas, les finissants
du secondaire attendent l’autobus. Entassés sous un dôme de
parapluies multicolores, ils surveillent l’arrivée du car qui les
mènera à Ottawa. Une pluie fine, parfumée de chlorophylle,
embaume ce premier samedi de juin 1967. Leur projet de fin
d’année se concrétise: ils vont passer le week-end dans la capitale
fédérale. La joyeuse troupe trépigne d’impatience. Enfin, un
moteur vrombit; l’autobus se pointe et s’immobilise.
Une jeune fille se détache du groupe. Elle est vêtue d’un
imper rouge et d’un chapeau assorti. Une longue chevelure
blonde s’étale sur son manteau. Sa démarche est lente, presque
solennelle. Le conducteur active le mécanisme d’ouverture des
portes. La jeune fille gravit les marches; son visage est illuminé
de plaisir.
— Bonjour, Monsieur! Je m’appelle Jenny Levasseur. Je suis
l’organisatrice du voyage, dit la jeune fille en prenant place sur le
premier siège à droite de l’autobus.
— Bonjour, Mademoiselle. Mon nom est André Morin.
Enchanté de vous connaître!
De sa banquette, Jenny ne voit qu’un crâne luisant, garni
d’une demi-couronne de cheveux blancs et, dans le rétroviseur,
ses yeux qui l’observent. Par habitude, elle porte sa main à sa
bouche pour dissimuler les traces de sa chirurgie réparatrice
d’un bec-de-lièvre. Puis, sortant un papier de sa serviette, le
chauffeur l’interpelle:
— Mademoiselle Levasseur, je dois remplir un formulaire et
avertir mon boss de notre départ.
Aussitôt, Jenny baisse les yeux, un déclic active des images des
mois passés. Elle se rappelle les derniers mots de son discours: «Si
vous m’élisez présidente, je vous promets d’organiser un voyage
à Ottawa.» Elle revoit le visage courroucé de Karina, sa rivale,
piquée au vif par sa défaite. Elle entend sa remarque acerbe: «Ton
voyage en autobus te mènera nulle part.»
Jenny tourne son regard vers l’extérieur. Les parents
accompagnateurs, Monique et Guy Ménard, aident les élèves à
entasser leurs sacs à dos dans la soute à bagages. Précédé des
adultes, le flot bruyant déferle dans l’allée. Les garçons s’entassent
en arrière; les filles se regroupent entre amies.
Guy va s’asseoir dans le banc libre entre les filles et les
garçons. Monique prend place près de Jenny. Toutes les deux
s’installent confortablement.
Les souvenirs des activités de financement reviennent à la
mémoire de la présidente. Elle se revoit au Marché Dominiun du
boulevard Saint-Cyrille. Son équipe d’organisation, formée de
quatre étudiants, vend des gâteaux aux fruits cuisinés et offerts
par les parents pour financer le voyage: vente très lucrative, mille
dollars sont déposés à la Caisse Populaire. À la Saint-Valentin,
l’équipe surnommée «Les Amis du voyage» vend des bouquets
de roses rouges. «Quelle belle initiative!» s’exclament les clients.
À Pâques, la vente des plants de lys est un véritable succès.
La dernière activité de financement a lieu aux Galeries de la
Canardière. Les boîtes de sucre à la crème cuisiné par les parents
disparaissent en un temps record. Les sommes amassées et les
cadeaux reçus à Noël totalisent deux-mille-quatre-cents dollars.
Quelle fierté à l’annonce d’un tel montant!
Un toussotement ramène Jenny à la réalité.
— Chauffeur, chauffeur, quelqu’un a mal au cœur, crie
un garçon.
Le conducteur s’arrête au bord de la route. Un sac de plastique
sur la bouche, la malade se hâte vers l’extérieur et rejette son
déjeuner sur les herbes ruisselantes. Monique vient la rejoindre
avec une bouteille d’eau.
À une halte routière, le chauffeur annonce une courte pause.
En quittant l’endroit, monsieur Morin s’adresse aux passagers.
— Dans une heure, nous serons à Drummondville. Nous
dînerons au McDonald. À une heure et demie pile, nous repartirons.
À l’heure dite, le moteur gronde, les portes s’ouvrent, tous
montent à bord et les voilà en route.
— Un siège est vide! crie une passagère.
— Ah! C’est la Tortue, comme d’habitude, clame un garçon.
La retardataire monte en bredouillant des excuses. Le départ
précipité révèle l’agacement du conducteur.
Le convoi roule vers Saint-Hyacinthe. Le ciel s’assombrit; un
orage s’annonce. Le tonnerre et les éclairs effraient quelques
étudiantes qui se cachent sous leur manteau. Une nappe d’eau
aveugle le conducteur; il se range sur l’accotement.
L’orage violent est de courte durée, le ciel s’éclaire aussitôt.
Pourquoi le démarrage est-il si lent? se demande Jenny. Les garçons,
tassés en arrière, chantent avec force: «Conducteur, conducteur,
pesez don’ su’ le gaz, ça marche pas.»
Le moteur n’émet aucun bruit. Qu’est-ce qui se passe? pense
Jenny en s’approchant du conducteur. Elle se tourne et crie:
— La tête de monsieur Morin est penchée sur le volant, il ne
bouge plus!
Monique et Guy accourent et décrochent la trousse de
premiers soins installée près du tableau de bord. Monique
tente de faire reculer le siège, mais en vain. Guy prend le pouls
du malade, il ne perçoit rien. Jenny active le mécanisme pour
ouvrir la porte; elle descend et court vers l’arrière de l’autobus.
Elle trébuche, glisse dans la boue. Elle se relève et fait de grands
signes aux automobilistes qui passent à toute vitesse en l’arrosant.
Enfin, un gros camion semi-remorque s’arrête. Des grognements
de porcs révèlent la nature de son chargement.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider? demande
l’homme joufflu.
La voix brisée par l’émotion, Jenny décrit la situation au
bon samaritain.
— Mademoiselle, je me rends directement au poste de police
de Saint-Hyacinthe. Je vais aussi demander qu’on vous envoie
une ambulance. Fiez-vous à moi, je ne vous laisserai pas tomber.
Jenny revient dans le véhicule et constate que Guy et Monique
ont étendu le chauffeur dans l’allée. Guy tente de le réanimer.
Concentré sur les manœuvres de RCR, il ne prête aucune
attention à ce qui se passe dans l’autobus. Jenny est impressionnée
par son assurance, la précision des gestes. Ces événements la
bouleversent. Des larmes montent, troublent son regard. Elle
ne s’abandonne pas au chagrin. Elle décide de réconforter
les passagers.
— Mes amis, essayons de ne pas nous apitoyer sur notre sort.
Nous aurons bientôt de l’aide. J’invite chacun des passagers à
trouver une idée réconfortante pour ses compagnons.
Le silence s’installe; les jeunes réfléchissent. Un garçon lance
avec enthousiasme:
— Hé! le groupe, c’est le temps de montrer qu’on est courageux.
— On n’est pas des flancs mous, on est sûr de s’en sortir.
— On a travaillé fort pour réaliser notre voyage. Je suis certain
que ça va bien finir…
De longues minutes s’écoulent, ponctuées par les mots
d’encouragement qui circulent d’une rangée à l’autre. Puis enfin,
on entend un son connu, la sirène d’une ambulance.
Les élèves applaudissent. Jenny ouvre la porte pour accueillir
les sauveteurs. Ils prennent la situation en main, libérant Guy,
épuisé. Jenny annonce la bonne nouvelle à ses compagnons
de voyage. L’enthousiasme soulève les écoliers; des bravos, des
mercis fusent de toute part. Un des deux ambulanciers dit
à Monique:
— Nous l’emmenons à l’hôpital de Saint-Hyacinthe.
Jenny communique cette nouvelle aux voyageurs. Mais
elle s’inquiète, car la police tarde à arriver. Comment prévenir
la compagnie Les Autobus Fournier, pour l’informer de
leur mésaventure?
La sirène résonne, l’ambulance file et disparaît sur la
grande route.
— Quelle est donc cette voiture noire qui se stationne devant
l’autobus? dit Jenny.
Deux hommes en sortent et se dirigent vers les portes du car.
Méfiante, Jenny n’ose pas ouvrir. Percevant son hésitation, un des
hommes s’approche de la fente entre les portes et crie:
— Je suis un représentant de la compagnie Fournier. Monsieur
Gagnon, marchand d’animaux, a avisé les policiers de SaintHyacinthe et ceux-ci nous ont informés de votre immobilisation
due aux malaises de monsieur Morin. Je vous présente un
de nos conducteurs, monsieur Armand Mercier. Il ne peut
malheureusement pas aller à Ottawa. Cependant, il peut vous
ramener à Québec.
Un murmure de désappointement se fait entendre. Jenny
prend la parole.
— Nos mésaventures sont terminées. Nous revenons chez
nous sans accident majeur. Merci au responsable de la compagnie
Fournier. Je vous propose une autre activité. Si nous allions
passer une journée au Village vacances de Valcartier!
Une passagère se lève et s’adresse à Jenny:
— Tu es une présidente extraordinaire. Ta proposition nous
relève le moral. Nous pourrions y aller lundi prochain, si la
température le permet. Qu’en pensez-vous, la gang?
Avec les sommes qui restent, nous pourrions organiser
d’autres sorties au cours de l’été.
Les jeunes applaudissent à tout rompre leur présidente
si déterminée.
Maude Dufour
Formée à l’École normale de Chicoutimi, elle a enseigné aux niveaux primaire et
secondaire. Elle est responsable d’une famille d’accueil pour des jeunes handicapés
intellectuels depuis près de trente ans. Elle est la mère de trois enfants et la grand-mère
de sept petits-enfants.
En 2006, avec sa nouvelle intitulée «Journal intime perdu et retrouvé», elle s’est
mérité le premier prix lors de la première édition du concours «Pleins yeux sur la
nouvelle» organisé par la Société littéraire de Charlesbourg. Elle est membre de cette
organisation depuis vingt ans.
Enfilade de grisailles
Noëlla Deschênes
La pluie dégouline sur la vitre maculée de boue; l’autobus file
à vive allure sous un ciel encombré de nuages. La météo prédit
des averses et des orages accompagnés de vents violents pour les
jours à venir. À moins de cinquante kilomètres de la frontière
américaine, je ne sais toujours pas ce que je compte faire de cette
autre fuite en avant.
À notre départ de Montréal, nous avons été avisés de répondre
aux questions des gardes frontaliers sans trop en dévoiler afin de
ne pas éveiller leurs soupçons.
— Sinon vous êtes cuits, Mesdames avec Messieurs. Ils sont
paranos ces Américanos, nous dit Esteban.
Notre guide cubain, avec son accent écorché et son œil brun
torréfié, preste à reprendre un réflexe usé de vieux séducteur,
nous tient en éveil. Le bistré de sa peau s’épanouit avec le rose
de sa chemise, le col largement ouvert sur une épaisse toison
charbonneuse. Dans l’habitacle, nous sommes cinquante-six à
nous observer, aux heures cendrées d’un matin de septembre.
Peu à peu, le roulement régulier du véhicule gagne les voyageurs
qui renouent avec le sommeil d’une nuit écourtée. Sans gêne, la
tête abandonnée sur mon épaule, ma voisine ronfle bruyamment.
Quelques minutes avant notre départ, elle est venue vers moi,
un sourire éclatant suspendu à son visage poudré.
— Je peux m’asseoir? Je m’appelle Bernadette, mais j'aime
mieux Bedette. Je n’ai pas dormi depuis une semaine; j’étais trop
nerveuse de faire ce voyage.
Dans son babillage, il me semble entendre les trilles d’un canari.
Une nuée de violettes m’assaille. Comment l’évincer de mon
cocon sans l’éveiller? Sur sa jupe de soie grège, entre les vagues du
tissu, repose une main menue. Sous la finesse de la peau translucide
serpente le bleu des veines en saillie. De nombreuses taches brunes
se dévoilent entre les nervures et les bijoux brasillants. À l’instant
où je me demande comment éjecter la vieille dame de la chaleur de
mon cou, elle remue et frotte sa joue contre mon épaule ankylosée.
Sur sa tête, je vois les neiges du Kilimandjaro. Lentement, elle
tourne son visage gracile vers moi:
— Vous avez bien dormi, jeune fille? Au fait, comment vous
vous appelez? dit-elle, prenant à peine le temps de respirer.
— Moi, c’est…, est tout ce que je pourrai articuler avant qu’elle
ne reprenne son monologue.
— Vous avez un téléphone cellulaire? Je dois parler à ma nièce,
elle va encore penser que j’ai fugué. À quatre-vingt-sept ans,
même si on m’en donne soixante-dix, je dois rendre des comptes,
vous imaginez?
Son rire de crécelle m’écorche les tympans et je suffoque à
l’idée de l’entendre jacasser avec sa diction de maîtresse d’école
buissonnière. Le silence est caressant à mes oreilles, mais pour si
peu de temps avant que son disque ne se remette à tourner. La voilà
repartie à me raconter les hauts et les bas de sa vie si excitante
avec Ernesto, son défunt premier mari. Deux autres suivront, tous
d’origine mexicaine.
— Les hommes d’ici m’ennuient. Ils sont si prévisibles; ils ne
savent pas parler aux femmes.
Tout ce long concentré de souvenirs, pigmentés de nombreux
détails, m’est indigeste; j’en ai presque la nausée.
Les passagers commencent à chuchoter entre eux. Nous
approchons de la frontière et j’entends les discussions autour du
nouveau tarif des passeports, de la froideur des douaniers, de
leur arrogance légendaire. Les histoires personnelles se succèdent
sans intermède et quelques rires éclatent. Ma voisine entreprend
de se limer les ongles et de retoucher son vernis. Je vois la petite
bouteille tanguer et c’est à contrecœur que je me surprends à lui
offrir de la tenir. Je n’apprendrai donc jamais? me dis-je.
Le long de la route, la forêt en camaïeu de verts s’expose: celui
profond des sapins borde l’autoroute, d’autres nuances suggèrent la
douceur des feuilles de menthe reposant au fond d’une tasse ou le
vert frais de l’anis. Ils me rappellent l’aquarelle sur le mur de notre
chambre. Peu à peu, comme sur un chevalet, avec une lenteur de
soupir, le visage de Thomas se dessine devant moi, son visage tant
aimé, tant de fois caressé. Les jours, les heures, les minutes sont
devenus interminables depuis sa mort. On lui avait donné tout au
plus un an à vivre; il n’aura pris que cinq mois. C’était tout lui, avec
son éternelle peur de déranger.
Depuis bientôt un an, assise dans des trains, des bus, sans trop
savoir où je vais, j’espère mourir un peu plus à chaque voyage. À
mon retour, l’âme fragmentée, je retrouve une maison silencieuse,
inondée par une flopée de soleil entrant par les grandes fenêtres,
sans jamais réussir à me réchauffer. Il m’arrive de songer que
j’aimerais mieux me voir… Thomas me manque à la limite du
supportable et je reste ainsi, anéantie par son absence.
— Attention, jeune fille, vous allez répandre le «poli», me dit
ma voisine de sa voix aigrelette.
Je souris malgré moi, car une idée fantasque me traverse l’esprit:
et si je le renversais pour de vrai? Sur ses doigts déformés par
l’arthrose, le rouge éclatant, étendu avec une grande maladresse,
me nargue.
— Vous ne m’avez toujours pas dit votre prénom, me demande
l’octogénaire.
— Je m’app…
— Ma nièce Armance a une maison de riches, mais elle est
tellement pingre. Elle n’a jamais de temps pour me recevoir.
Son mari! Coincé comme un croque-mort! Il me donne la chair
de poule, celui-là. Pas d’enfants! À qui vont-ils laisser tout cet
argent? Je me le demande. Moi, j’ai décidé de vivre et de dépenser
l’héritage légué par mes défunts maris.
— Si cela ne vous dérange pas, je voudrais me reposer un peu.
— Allez, jeune femme, je sais, je sais. Je parle trop!
Je ferme les yeux et respire à petits coups de vie.
Derrière mon siège, un pied tambourine sur mon dossier.
Le bruit syncopé de la musique s’échappe des écouteurs d’un
adolescent. Je me retourne et ne vois que la longue frange qui
recouvre ses yeux de sorte qu’il ne me voit pas à travers son
rideau chevelu. Il maintient sa cadence, moi ma frustration.
La colère déferle en moi et je tourne mon regard vers la vitre
encrassée. L’indolente trainée d’une goutte de pluie me ramène
à mon existence. Je poursuis moi aussi ma traversée dans un
mutisme qui m’effraie, mais, en ce moment, j’ai envie d’arracher
les écouteurs de mon voisin et de lui hurler: je déteste ta musique
et ton pied m’agresse, alors tu arrêtes, tout de suite! Mais je sais que
je ne dirai rien, et aussi, que tous les «Moi-c’est-Bedette» pourront
se prélasser dans ma bulle; je resterai silencieuse.
Ma vie se déroule à l’envers et je pense à celle que je suis
devenue aujourd’hui, puis à la fillette, celle d’hier, avec son regard
apeuré sur une photo en noir et blanc. Je suis celle qui laisse
passer les orages sans chercher à se mettre à l’abri. Celle qui vit
à petites doses, à petites bouchées. La voix flûtée de ma voisine
qui soliloque me parvient de très loin. Ses giclées verbales me
servent d’écran sonore. Elles me bercent entre les rides de mes
pensées. Bedette saisit mes doigts et s’amuse à laquer mes ongles
rongés. J’aimerais avoir sa ténacité et sa vivacité d’esprit et, comme
elle, mordre dans la vie. Je la regarde, le dos arrondi, absorbée à
éviter l’effet des ravages des soubresauts de la route sur le vernis.
Le résultat est horrible. Je souris bien malgré moi à l’idée saugrenue
de caresser l’abondance ébouriffée de ses cheveux retenus sur la
nuque par un peigne d’ivoire ancien. Tout est suranné chez elle:
des vêtements démodés aux couleurs fanées de jours paisibles, de
coquets bottillons qui ne comptent plus les pas, la dentelle étourdie
d’un jupon. Un lourd collier de pacotille scintille à son cou fripé.
Je l’imagine coiffée d’un canotier farci de plumes et de fruits.
Debout à l’avant, Esteban nous fait de grands signes afin d’attirer
notre attention et obtenir le silence.
— Vous devez préparer vos pasaportes, nous arrivons à
la frontière.
Pour Bedette, je répète les consignes: remettre nos passeports;
patienter dans le bus; passée la frontière, arrêt pour déjeuner dans
moins d’une heure.
— Une heure? dit-elle, un air horrifié sur son visage chiffonné.
Je ne pourrai jamais attendre. Vous avez faim? me demande-t-elle
avec un sourire narquois.
Fascinée par ses yeux diaprés de violet, je l’imagine en grande
séductrice au temps de sa jeunesse. D’un sac à fleurs défraîchies
comme un hier, elle extrait un déjeuner improvisé. Le jeune
homme derrière nous tend une main et réclame une part
matutinale. Non mais, quel effronté! me dis-je. Ma compagne lui
remet un muffin et le tance avec douceur:
— Allez, mange et ferme ta musique de grand maître.
Et vlan! le son s’arrête aussitôt. Il suffisait d’y penser: fallait lui
remplir l’estomac! Les minutes se succèdent, l’attente s’éternise
dans le bus immobilisé. Après quelques plaisanteries sur ses
voisins, repue comme un nouveau-né, Bedette sommeille, le
menton sur sa menue poitrine d’où s’échappent des souffles de
chaton. Ma main emprisonnée dans sa frêle menotte, je me sens
amarrée. A-t-elle déjà connu les remous de la vie? Son étourderie
n’est-elle qu’une façade?
La climatisation fonctionne à plein régime et je n’ai pas assez
de mes deux chandails, et de la douceur de mon foulard pour
me garder au chaud. J’imagine que ma compagne doit être
frigorifiée. Mes doigts touchent à la fragilité de son poignet: une
forte pulsation y répond. Je pense à Thomas qui n’a pu préserver
ce mouvement vital. Une chaleur bienfaisante s’insinue en moi et
m’apaise. Le visage de Thomas s’éloigne. Les passagers commencent
à s’agiter.
— Demeurez assis, Mesdames avec Messieurs, j’en ai pour un
minuto, nous dit notre accompagnateur.
Ce un minuto va se prolonger tandis que les questions fusent
de partout et que l’impatience se manifeste de plus en plus dans
notre véhicule. De ma main restée libre, j’explore mon sac afin de
retrouver mon iPhone. Pour tromper l’ennui, je lis les nombreux
courriels reçus depuis la mort de Thomas. Je vois défiler des noms
et j’imagine leurs visages inquiets. Ces «Où es-tu?», «Écris-moi»
reviennent si souvent… Ce matin, leurs interrogations ne
m’agressent plus. Après la mort de Thomas, j’avais voulu abdiquer,
choisir l’errance pour me détacher de ces liens d’amitié qui me
ramenaient trop à lui. Mes journées s’épuisaient d’une gare à l’autre
sans but. Sans joie ni étincelle. Engluée par la peur et la douleur,
au-dessus d’un vide immense, j’étais cet œil-de-paon que la lampe
effraie et séduit en même temps.
— Il y a un petit problema, mais nous assumons, nous lance
Esteban avant de filer comme un lièvre en panique.
L’anxiété me gagne; Bedette sommeille toujours. On dirait
que l’autobus n’est qu’un énorme embouteillage de respirations
contenues. Esteban multiplie les allers-retours entre le poste
des douanes et le bus. Il transpire de plus en plus malgré la
fraîcheur matinale. Il me semble que sa nervosité accentue celle
des passagers et qu’une curiosité teintée d’inquiétude s’installe.
Debout, les voyageurs jacassent, une vraie basse-cour remplie
d’agitation. Qu’importe cette fébrilité, Bedette dort. Toute sa
vulnérabilité s’étale dans son sommeil. Je voudrais me blottir près
d’elle, y puiser la force qui émane de son être afin de me protéger
de ce vague à l’âme qui m’aspire comme une gueule ouverte.
Je caresse la main froide de Bedette. Je tente de lui transmettre ma
chaleur, et c’est à cet instant que je remarque ses doigts marbrés.
De sa bouche aux lèvres violacées tombe un filet de salive. Ses yeux
entrouverts ne regardent plus. Je reconnais cette ombre qui rôde,
ce silence implacable.
C’est à ce moment que des douaniers entrent dans l’autobus et
demandent l’aide d’un interprète. En me levant, j’essaie d’attirer
leur regard et je crie:
— J’ai besoin d’aide!
— You, sit down!
— Excusez-moi, mais…
— Sit down.
Sa voix se fait plus menaçante. Je hurle malgré moi:
— Elle ne respire plus, aidez-moi!
Quatre paires d’yeux me foudroient. Le plus jeune s’avance et
se penche sur ma compagne.
— Sorry, she is dead. Is she your grandmother?
Un silence de cimetière règne à bord. Le douanier soulève le
corps de Bernadette; une plume entre ses bras. Un foulard de soie
grège glisse lentement sur son siège. Je l’enroule autour de mes
poignets, le porte à mon visage et retrouve son nuage de violettes.
Bedette n’aura pas eu le temps de connaître mon prénom.
Dans l’autobus, le chaos verbal s’est tu pour laisser libre cours à
une grande déception. Chacun a repris sa place comme s’il voulait
se mettre à l’abri. Ce n’est que trois heures, quarante-neuf minutes
et dix-huit secondes plus tard qu’on vient nous informer que nous
pouvons partir, sans autre explication.
— Ne vous en faites pas, nous dit Esteban. Je contrôle la
situation. Ah! ces Americanos, toujours pareils.
Sa chemise, dont le pan arrière s’échappe du pantalon, ressemble
à un drapeau froissé.
La pluie tombe dru et persiste sur la vitre. J’observe les grosses
gouttes dessinant une même trajectoire: manège rassurant après
une journée déferlante d’émotions. Tout au bout d’une enfilade
de grisailles, entre l’ombre de Thomas et de Bedette, je sais que je
peux enfin retourner chez moi et que prennent fin mes errances.
Noëlla Deschênes
Depuis l’obtention d’un certificat en création littéraire en 2007, l’auteure garde grande
ouverte la fenêtre de l’écriture. La poésie, la nouvelle, le haïku naissent tour à tour de
sa folle envie de jouer avec les mots. Elle a publié une nouvelle «Ils reviendront» dans
la revue Katapulpe et quelques haïkus dans la revue française Gong.
En 2012, elle a remporté, avec sa nouvelle intitulée «Pense à celui qui a planté l’arbre
dont tu manges le fruit», le premier prix au concours «Pleins yeux sur la nouvelle»
organisé par la Société littéraire de Charlesbourg. Elle a également été lauréate au
Festival de la Poésie de Trois-Rivières en 2013 pour son poème «Fureur apaisée»
Ses personnages portent parfois les traits et les couleurs des gens mis sur sa route
pendant ses années passées dans le réseau de la santé. Mais toujours, elle pense à la
fillette blonde qui déchirait en mille miettes les phrases griffonnées en cachette de
sa fratrie, et aux mots qui grelottaient dans sa tête et nourrissaient son imaginaire
pendant la cueillette des bleuets. Des petits riens, couleur d’encre, sans bruit, à fleur
de silence… pour son plus grand bonheur.