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Quelques discours sur la "langue des cités"
Frédéric Potet, Vivre avec 400 mots
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La phrase a jailli mécaniquement. C’était il y a deux mois, à Grenoble. Sihem, 14 ans, venait
d’intégrer l’Espace adolescents, une structure d’accueil visant à rescolariser des jeunes de 14 à 21
ans en rupture de scolarité ou aux portes de la délinquance. Ce jour-là, la jeune fille butait sur
un exercice. « Je suis trop une Celte ! », s’est-elle alors exclamée. Interloqué, Antoine Gentil,
son professeur, lui a demandé ce qu’elle voulait dire par "Celte" ? Et Sihem d’expliquer que,
dans sa cité, le quartier de la Villeneuve, à Grenoble, ce mot était couramment utilisé pour
désigner un(e) imbécile. Pourquoi et comment, à supposer qu’il soit orthographié de la même
façon, a-t-il été détourné de son sens ? Sihem l’ignore. L’adolescente sait seulement qu’elle ne
prononce plus beaucoup cette expression, en tout cas plus en classe. Elle veut « réussir dans
la vie et avoir un métier » et espère reprendre bientôt une scolarité normale, commencer une
formation, faire des stages. « Pour cela, il faut que j’apprenne à bien parler », reconnaît-elle.
L’Espace adolescents de Grenoble, placé sous la tutelle du Comité dauphinois d’action socioéducative (Codase), met justement l’accent sur le réapprentissage du langage. La plupart des
adolescents qui arrivent ici présentent des difficultés avec la langue française, à laquelle ils
ont substitué une langue "des cités" souvent comprise d’eux seuls. « Nous essayons de les en
détacher, le plus souvent par l’entremise de jeux, explique Marie-France Caillat, éducatrice
au sein de la structure. A chaque fois, par exemple, qu’un jeune emploie l’expression “sur la vie
de ma mère”, nous prononçons immédiatement devant lui le prénom de sa mère, ce qui a pour
effet de le déstabiliser. Quand un autre lance “sur le Coran” à la manière d’un juron, nous lui
faisons reprendre sa phrase en remplaçant "Coran" par "canard". On arrive, comme ça, à faire
changer leurs habitudes linguistiques. Mais ce n’est pas simple. Ces jeunes donnent l’impression
d’être de véritables friches. On dirait que rien n’a été cultivé chez eux, qu’ils se sont constitués
tout seuls. »
Les enseignants et les éducateurs qui cohabitent dans cet établissement ne s’appliqueraient
pas à sevrer ces jeunes de leur langage si celui-ci n’était pas devenu trop "encombrant" en dehors
de leurs quartiers. Qu’on l’appelle "argot des cités", "parler banlieue" ou "langage des jeunes",
ce jargon a été beaucoup étudié "culturellement". Des chercheurs ont décrypté sa structure,
décortiqué son vocabulaire, répertorié ses emprunts aux langues des communautés immigrées.
Des artistes en ont fait un sujet en tant que tel, comme le réalisateur Abdellatif Kechiche
avec L’Esquive, grand vainqueur de la dernière cérémonie des Césars. Bernard Pivot a glissé
des "meufs" dans une de ses dictées. Les dictionnaires ont même ouvert leurs pages à certains
de ses mots, comme teuf, keum, keuf ou beur (et beurette), également tirés du verlan.
N’était-ce pas oublier que ce langage, généralement débité à toute vitesse et sans beaucoup
articuler, se heurte aussi à une autre réalité : celle du monde extérieur et de la vie de tous
les jours ? Pas simple de chercher du travail, d’ouvrir un compte en banque ou de s’inscrire
à la Sécurité sociale quand on ne possède que « 350 à 400 mots, alors que nous en utilisons,
nous, 2 500 », estime ainsi le linguiste Alain Bentolila, pour qui cette langue est d’une
"« pauvreté »" absolue. « Je veux bien qu’on s’émerveille sur ce matériau linguistique, certes
intéressant, mais on ne peut pas dire : “Quelle chance ont ces jeunes de parler cette langue !”,
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objecte ce professeur de linguistique à la Sorbonne. Dans tout usage linguistique, il existe un
principe d’économie qui consiste à dépenser en fonction de ce qu’on attend. Si je suis dans une
situation où l’autre sait quasiment tout ce que je sais, les dépenses que je vais faire vont être
minimes. En fait, "ça va sans dire". Et si "ça va sans dire", pourquoi les mots ? Cette langue
est une langue de proximité, une langue du ghetto. Elle est parlée par des jeunes qui sont
obligés d’être là et qui partagent les mêmes anxiétés, les mêmes manques, la même exclusion,
le même vide. » Selon lui, « entre 12% et 15% de la population jeune » utiliserait aujourd’hui
exclusivement ce langage des « ticés » (cités).
Dans l’agglomération grenobloise, « un bon tiers des 800 jeunes que nous suivons sont
confrontés à des problèmes d’expression, témoigne Monique Berthet, la directrice du service
de prévention spécialisée du Codase. Et plus ça va, plus leur vocabulaire diminue. On voit
souvent, dans nos structures, un jeune prendre le téléphone et demander abruptement : "Allô ?...
C’est pour un stage." A l’autre bout du fil, la personne doit alors deviner que son interlocuteur
est un élève de troisième et qu’il sollicite un stage de découverte. » Convaincre des jeunes de
renoncer à leur argot, comme on le fait à Grenoble, relève du défi. « Ils sont très réticents quand
on leur propose de revenir au b.a.-ba du français. Il arrive même qu’ils nous jettent leur cahier
à la figure, raconte Aziz Sahiri, conseiller technique au Codase et ancien adjoint au maire de
Grenoble en charge de la prévention de la délinquance (1989-1995). Pour eux, parler bien ou
mal, c’est anecdotique. On se doit pourtant de les convaincre qu’il n’y pas d’autre choix que de
posséder le code commun général. C’est le seul moyen, pour eux, de sortir de leur condition. Ils
sont condamnés à parler le français commun. Et leur peine, c’est l’école. »
Est-ce un hasard si des spécialistes en prévention de la délinquance s’intéressent autant à
cette "fracture linguistique" ? De la carence orale à la violence physique, le pas peut être rapide.
"« L’incapacité à s’exprimer génère de la frustration. Faute de mots, l’instrument d’échange
devient alors la castagne. Et moins on est capable d’élaborer des phrases, plus on tape »", poursuit Aziz Sahiri. Sa collègue, Monique Berthet, se souvient d’un jeune incapable d’expliquer
les raisons de son retard à un atelier : « Son impuissance à dire l’a conduit dans un registre
d’agressivité. Il s’en est pris aux objets qui étaient là, en l’occurrence des pots de peinture. Il
était comme acculé par les mots. »
Alain Bentolila a été témoin, lui, d’une scène de "passage à l’acte" encore plus symptomatique au tribunal de Créteil. Accusé d’avoir volé des CD dans un supermarché, un jeune se
faisait littéralement "écraser", ce jour-là, par l’éloquence d’un procureur verbeux à souhait. « Le
gars n’arrivait pas à s’exprimer, raconte le linguiste. Le procureur lui a alors lancé : “Mais arrêtez de grogner comme un animal !” Le type a pris feu et est allé lui donner un coup de boule.
J’ai eu l’impression que les mots se heurtaient aux parois de son crâne, jusqu’à l’explosion.
Quand on n’a pas la possibilité de laisser une trace pacifique dans l’intelligence d’un autre, on
a tendance, peut-être, à laisser d’autres traces. C’est ce qu’a voulu faire ce gars en cassant le
nez de ce procureur. » Une "trace" chèrement payée : six mois de prison ferme.
Le plus étonnant, toutefois, dans cet idiome né au pied des HLM, est son succès loin
des quartiers défavorisé. Des expressions comme "niquer sa race", "kiffer une meuf" ou
"j’hallucine grave" s’enracinent dans les centres-villes. L’inimitable accent "caillera" (racaille) accompagne le mouvement, de même que certaines onomatopées, comme ce petit claquement de langue lâché en fin de phrase pour acquiescer un propos. "« Tout cela donne un genre,
un "zarma", comme disent les jeunes, observe Alain Bentolila. La langue des cités présente
une facilité linguistique assez enviable, qui peut devenir de l’ordre du modèle pour les classes
moyennes. Ce qui est un échec — parler 350 mots quand il en faut 2 500 — devient alors un
signe de reconnaissance et de regroupement. Il faut parler cette langue pour ne pas passer pour
un bouffon ou un intello. »
"Langage des exclus" désormais parlé par des non-exclus, cet argot serait-il en train de perdre
son âme ? Non, car sa caractéristique est aussi de muer en permanence. Le parler urbain d’au2
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jourd’hui n’a presque plus rien à voir avec la tchatche de la fin des années 1990. Le verlan serait
ainsi en très nette perte de vitesse dans le processus de renouvellement du vocabulaire banlieusard. "« On ne l’utilise pratiquement plus, car le verlan est passé dans le domaine public ! »",
s’amuse Franck, qui vit dans le quartier du Bois sauvage, à Evry.
Le Monde, 18/03/2005,
http://www.lemonde.fr/societe/article/2005/03/18/vivre-avec-400-mots_628664_3224.html
Entretien avec Alain Bentolila
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Habituellement, quand les linguistes se mobilisent, c’est pour défendre la pureté du vocabulaire, pourfendre les anglicismes ou s’inquiéter du déclin du français dans le monde. Vous, vous
menez un autre combat, et parlez d’une véritable insécurité linguistique dans laquelle seraient
plongés plus de 10% des Français.
La question de la pureté de la langue m’inquiète peu, en effet. Certes, mon oreille souffre
lorsqu’on rate un subjonctif, mais l’essentiel est ailleurs : aujourd’hui, un certain nombre de
citoyens sont moins capables que les autres d’exprimer leurs pensées avec justesse : 10% des
enfants qui entrent au cours préparatoire disposent de moins de 500 mots, au lieu de 1 200 en
moyenne pour les autres. Cela a deux conséquences. La première est que leur pouvoir sur le
monde s’en trouve limité. La seconde, c’est que cela les enferme dans un ghetto et favorise un
communautarisme croissant. Il existe ainsi en France une véritable inégalité linguistique, qui se
traduit par une grave inégalité sociale.
Qu’entendez-vous exactement par inégalité linguistique ?
Le langage permet de dépasser l’œil, de dire non seulement ce que l’on voit, mais surtout ce
qu’on ne voit pas. Il nous donne le pouvoir de contredire le monde, d’imaginer et de transcender
notre humaine condition. Nous sommes en ce moment à un point précis de l’espace et du temps,
et pourtant nous sommes capables de dire le "partout" et le "toujours", ce qu’aucun animal ne
peut faire. Mais, avec les mêmes outils linguistiques, on peut dire le juste et l’infâme. Les
mots sont des armes intellectuelles. Celui qui a des difficultés à conceptualiser et à argumenter
sera perméable aux dogmes et aux discours sectaires qui foisonnent, souvent sous une forme
linguistique impeccable ; il ne fera pas la différence entre la vérité légitime et la vérité usurpée,
exercera difficilement sa libre parole et son libre arbitre.
Mais en quoi la pauvreté du vocabulaire favorise-t-elle le ghetto et le communautarisme ?
Il y a une loi simple en linguistique : moins on a de mots à sa disposition, plus on les utilise et
plus ils perdent en précision. On a alors tendance à compenser l’imprécision de son vocabulaire
par la connivence avec ses interlocuteurs, à ne plus communiquer qu’avec un nombre de gens
restreint. La pauvreté linguistique favorise le ghetto ; le ghetto conforte la pauvreté linguistique.
En ce sens, l’insécurité linguistique engendre une sorte d’autisme social. Quand les gamins de
banlieue ne maîtrisent que 800 mots, alors que les autres enfants français en possèdent plus de
2 500, il y a un déséquilibre énorme. Tout est «cool», tout est «grave», tout est «niqué», et
plus rien n’a de sens. Ces mots sont des baudruches sémantiques : ils ont gonflé au point de
dire tout et son contraire. «C’est grave» peut signifier «c’est merveilleux» comme «c’est
épouvantable».
On vous dira que, dans les banlieues, on invente aussi des mots nouveaux qui sont, eux, très
précis.
C’est de la démagogie ! Ces néologismes sont spécifiques des banlieues et confortent le ghetto.
L’effet est toujours centrifuge. Les enfants des milieux aisés vampirisent le vocabulaire des cités,
mais ils disposent aussi du langage général qui leur permet d’affronter le monde. L’inverse
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n’est pas vrai. Arrêtons de nous ébahir devant ces groupes de rap et d’en faire de nouveaux
Baudelaire ! La spécificité culturelle ne justifie jamais que l’on renonce en son nom à des
valeurs universelles. Cela est valable pour l’excision, la langue des sourds comme pour le langage
des banlieues. Dans une étude récente en Seine-Saint-Denis, on a demandé à des collégiens ce
que représentait pour eux la lecture. Plusieurs ont fait cette réponse surprenante : « La lecture,
c’est pour les pédés ! » Cela signifie que, pour eux, la lecture appartient à un monde efféminé,
qui les exclut et qu’ils rejettent. Accepter le livre et la lecture serait passer dans le camp des
autres, ce serait une trahison.
Il y aurait une forme de fierté, et même d’identité, à se proclamer inculte ?
Exactement. L’échec devient un signe de reconnaissance du clan. Autre exemple : dans une
classe de CP, dans une ZEP de Villeneuve-Saint-Georges [Val-de-Marne], une enseignante de
21 ans tentait désespérément de faire apprendre le mot «succulent». Un enfant s’est levé et a
dit : « Ça, c’est un mot pour les filles. » A 6 ans, cet enfant vit déjà dans un monde coupé en
deux, celui où le mot rare est un trésor et celui où il est ridicule.
Mais l’illettrisme ne vient pas toujours du ghetto...
Si l’on met à part les sujets souffrant de difficultés de lecture, comme la dyslexie et la dysphasie (3% des enfants concernés), et les cas d’illettrisme rural, dû à l’isolement, la plupart de
ces jeunes viennent de la précarité. Le taux d’illettrés atteint plus de 30% parmi les allocataires du RMI. A la fin du xixe siècle, il y avait 50% d’analphabètes en France, ce qui était
considérable, mais ceux-ci n’étaient pas mis à l’écart de la société. Aujourd’hui, savoir lire et
écrire est décisif. Même les aides jardiniers ou les mécaniciens auto doivent maîtriser des catalogues techniques, entrer des données, procéder à des actes de lecture et d’écriture complexes.
Or 11,6% des jeunes Français entre 17 et 25 ans comprennent difficilement un texte court, un
mode d’emploi ou un document administratif et ne savent pas utiliser un plan ou un tableau.
Ils sont d’autant plus exclus que l’illettrisme est considéré comme une maladie honteuse.
http://www.lexpress.fr/education/il-existe-en-france-une-inegalite-linguistique_497804.html
Le tchip : une pratique qui exaspère les professeurs
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Dans certains établissements, ce bruit de succion d’origine africaine signifiant le mépris ou
la désapprobation a été interdit.
Entre l’onomatopée et le sifflement, il se fait les dents serrées, sans qu’on puisse toujours
identifier son auteur. Le "tchipage", son d’origine africaine se répand dans les classes de collèges
et lycées, ce qui exaspère les professeurs. Certains n’en peuvent plus d’entendre ce bruit de
succion désapprobateur dès qu’ils dont une remarque ou tournent le dos à leurs classes. Les
exclusions pour "tchip" sont de plus en plus fréquentes dans les classes. Eric Bongo, proviseur
adjoint du lycée des métiers Charles Baudelaire à Evry (Essonne) a décidé de bannir ce son
de mépris de son établissement : « Le tchip est interdit au lycée, comme toute insulte, car c’est
une insulte », explique ce béninois d’origine au Parisien.
« 80% des élèves, dans certaines classes, sont noirs. Il faut qu’ils se débarrassent de certains
codes culturels qui sont inappropriés au monde scolaire et au monde de l’entreprise » explique
encore le responsable d’établissement. A la rentrée prochaine, un autre collège d’Evry appliquera
cette mesure.
« Un concentré de dédain »
Le "Tchip" a gagné les cours de classe ces dernières années, à la vitesse du "wesh-wesh" d’antan. Dans une chronique consacrée à ce « phénomène de société » dans l’émission Karambolage
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d’Arte de la réalisatrice Elsa Perry, Yaotcha d’Almeida expliquait qu’il s’agit d’une « production buccale sonore typiquement afro, partagée par la majorité des cultures noires, qu’elles
soient africaines, caribéennes ou noire-américaines ». Les noirs-américains emploient l’expression « to suck you teeth », littéralement "sucer ses dents". Il y des multitudes de façons de
"tchiper" : il peut être court, long, agrémenté d’un claquement de langue ou d’un rictus de
mépris.
Ce tic de langage, souvent employée par les mères pour recadrer leur progéniture, peut exprimer l’agacement, le mépris, la désapprobation. Pour Christiane Taubira, qui l’avait employé
pour répondre à des détracteurs du Front National, il s’agit d’un « concentré de dédain ». « Il y
a quelque chose que l’on fait dans les sociétés créoles, en Guyane et ailleurs. C’est un langage
très féminin, et c’est ce que ça m’inspirerait : ça s’appelle un "tchip", et c’est un concentré de
dédain », avait-elle répondu lors d’une interview à I-télé alors qu’on l’interrogeait sur le Front
National.
« On peut se tchiper entre pairs, ou tchiper un subordonné, mais il ne me viendra jamais
à l’idée de tchiper un aîné ou un employeur », peut-on encore entendre dans cette chronique
d’Arte consacrée au Tchip. Yaotcha d’Almeida y annonçait : « bientôt, toute la France va
tchiper ».
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2015/06/02/01016-20150602ARTFIG00158-le-tchip-une-pratique-qui-exaspere-les-professeurs.php
Une critique de Bentolila
Retournons à la tribune de Bentolila dans Le Monde :
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« Cantonnés à une communication de proximité, prisonniers d’une situation d’extrême connivence, ils [les jeunes de ces quartiers-ghettos] n’ont jamais eu besoin de
mots justes et nombreux pour communiquer ensemble. En bref, n’ayant à s’adresser
qu’à des individus qui vivent comme eux, qui croient en le même Dieu qu’eux, qui
ont les mêmes soucis et la même absence de perspectives sociales, tout “va sans
dire”. Ils n’ont pas besoin de mettre en mots précis et soigneusement organisés leur
pensée parce que, partageant tellement de choses, subissant tellement de contraintes
et de frustrations identiques, l’imprécision est devenue la règle d’un jeu linguistique
socialement perverti. Les mots qu’ils utilisent sont toujours porteurs d’un sens exagérément élargi et par conséquent d’une information d’autant plus imprécise. Tant
que le nombre de choses à dire est réduit, tant que le nombre de gens à qui ils
s’adressent est faible, l’approximation n’empêche certes pas la communication. Mais
lorsqu’ils doivent s’adresser à des gens qu’ils ne connaissent pas, lorsque ces gens
ne savent pas à l’avance ce qu’ils vont leur dire, cela devient alors un tout autre
défi. Un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases ne leur
donnent pas la moindre chance de le relever. Ces mots de la communion plutôt que
de la communication condamnent ceux dont ils constituent l’essentiel du vocabulaire
à renoncer à imposer leur propre pensée à l’intelligence des autres. »
La chaîne enfermement → proximité → connivence (avec au passage les allusions aux
Musulmans qu’on ne manquera pas d’associer à la mention du « même Dieu ») → tout « va
sans dire » → pauvreté de la langue, qui définit ici le discours de ces jeunes est une
version appauvrie des thèses de B. Bernstein sur le « code restreint » (1975), coupée de la
dimension sociopolitique que cherchait à y mettre le sociologue britannique. Or, comme le
fait remarquer le linguiste A. Kihm en réponse à A. Bentolila (Libération, 07/02/08), la
plupart des langues du monde, parlées par quelques centaines d’individus dans des lieux isolés
d’Amazonie, d’Afrique, d’Australie, d’Océanie, ont développé un vocabulaire, une morphologie
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et une syntaxe largement aussi riches et complexes que le français ou le latin. C’est sans doute
que toute langue a des fonctions beaucoup plus complexes que la ou les fonction(s) réduite(s)
envisagée(s) par A. Bentolila. Là aussi, on voit poindre (par ignorance ? par aveuglement
idéologique ?) des dérives xénophobes : les groupes de population « isolées » sont censées avoir
des moyens de s’exprimer — et donc de penser — moins développés que les autres. . .
L’acquisition et la pratique du langage servent d’abord à exister socialement, à être reconnu
dans les groupes successifs dont on fait partie. Elles se combinent avec le jeu et l’imagination
pour maîtriser symboliquement le monde qui nous entoure en acquérant progressivement la
culture du milieu où l’on vit. Kihm (art. cit.) a raison d’insister sur l’importance de la narration
dans toute société, aussi réduite soit-elle, qu’il s’agisse des histoires que l’on raconte aux enfants
pour les endormir, celles que l’on se racontaient naguère à la veillée, celles que diffusent nos
médias ou que disent les griots, mais aussi les blagues, accompagnées éventuellement de mises en
boîte amicales. Et comme le souligne à H. Montagner (2008), chaque groupe social (« milieu
familial, communauté villageoise ou urbaine, lieux publics dans la cité ... » et non l’école seule
comme le voudrait le rapport de Bentolila sur la maternelle) « donne sens à la diversité et au
désordre du monde ». Contrairement à ce que laisse entendre Bentolila, l’argumentation ne
s’utilise sans doute pas plus souvent pour « imposer sa pensée à l’intelligence des autres. . . »
(car il ne suffit pas qu’il y ait matière à argumenter, encore faut-il que l’on pense avoir des
chances de convaincre) que pour apporter sa contribution, dans la conversation amicale, à la
construction du consensus du groupe.
Autre argument du texte ci-dessus, l’équation vocabulaire peu étendu = termes flous,
inadéquats à la communication. Un exemple tel que la comparaison entre morigéner et
gronder où Bentolila prétend que le premier apporte plus d’information que le second prouve
qu’il fait un emprunt sauvage à une théorie qui permet éventuellement de donner un poids
aux unités "distinctives" d’une langue donnée [. . . ], mais qui ne prétend rien quant aux unités
"significatives", mots ou phrases, qu’il convient d’apprécier en termes de possibilités d’utilisation appropriée dans les situations que l’on est susceptible de rencontrer. Or le rapport sur le
vocabulaire montre que ce que Bentolila souhaite que les enfants apprennent, ce ne sont pas
les liens entre les mots et les situations où ils peuvent apparaître de manière adaptée, mais
« “le sens propre du mot”. . . débarrassé de sa poussière contextuelle ». Autre exemple (2007b)
« “bouffon” dans le “bouffon du roi” portait une information précise et forte qui faisait
que lorsque l’on recevait ce mot, on n’avait aucun doute sur ce qu’il évoquait. L’utilisation
de “bouffon” pour qualifier un individu. . . ouvre un champ de signification infiniment plus
étendu : . . . tout individu qui ne nous convient pas est un “bouffon”. . . ». Or non seulement
un bouffon n’est ni une balance, ni un bâtard, ni un chacal, etc. (seul le premier terme
pourrait être utilisé par un jeune impertinent qui entendrait notre grand professeur discourir
sur sa langue), mais il n’est certainement pas moins imprécis que connard. Et les foudres de
Bentolila contre les termes imprécis ne visent ni les substantifs chose ou objet, ni l’adjectif
beau, ni le verbe faire. Le problème des termes des « ghettos linguistiques » est peut-être
moins leur imprécision, réelle ou supposée, que leur non intégration à la langue reconnue.
Quant à l’étendue du vocabulaire, s’il est clairement possible de savoir celle qui a été utilisée dans telle circonstance, comment en connaître la somme ? S’appuyant sur Bentolila,
un journaliste a avancé le chiffre de « 400 mots en français du ghetto » dans Le Monde du
19/03/2005. Il est absolument évident pour tout linguiste ou pour tout acquisitionniste que,
sauf cas pathologique, un enfant de trois ans, quelle(s) que soi(en)t sa ou ses langue(s), a déjà
un vocabulaire riche d’au moins un millier de mots : on mesure le caractère fantaisiste et la manipulation alarmiste qui résident dans les 400 mots annoncés, comme dans beaucoup d’autres
chiffres (par exemple ceux sur l’illettrisme, largement manipulés par amalgames divers). . . On
sait par ailleurs depuis longtemps (Gougenheim, 1958 ; Catach et Jejcic, 1984) que 90% des
usages oraux ou écrits du français utilisent entre 1 500 et 3 000 mots, bien loin des 60 000 mots
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que contient un dictionnaire usuel. Il est d’ailleurs paradoxal que des écrivains se fassent complices de ce discours réducteur, comme si Racine (dont les 1 500 mots sont un exemple célèbre)
n’avait pas montré qu’une économie de vocabulaire employée de manière judicieuse pouvait être
tout aussi efficace qu’un étalage de préciosités. De même devrait-on juger la qualité des œuvres
scientifiques à l’impénétrabilité du jargon utilisé ? Récemment encore, deux linguistes (Calvet
et Véronis, 2008) ont montré que l’ensemble des discours du candidat Sarkozy aux fonctions de Président de la République étaient construits sur un lexique d’environ. . . 400 mots !
Là encore, l’argumentation fallacieuse induit une altérophobie manipulée.
[. . . ]
Il faut en conclusion répéter ici avec force que les difficultés des populations concernées par
ces débats (et auxquelles il serait plus que légitime de donner la parole !) sont dues à l’exclusion
économique, sociale, xénophobe et raciste qu’ils subissent et non à leurs (in)compétences linguistiques. Là sont les vrais problèmes et les vraies solutions à trouver. Il est trop facile de les
occulter derrière un misérabilisme linguistique qui revient, tout en affichant de la compassion, à
mépriser les pratiques linguistiques et culturelles, l’univers social et les capacités de populations
qu’on prétend "aider" à accéder à "notre niveau de civilisation" linguistique. La glottophobie
n’est qu’une facette de la xénophobie.
Jo Arditty & Philippe Blanchet,
« La « mauvaise langue » des « ghettos linguistiques » :
la glottophobie française, une xénophobie qui s’ignore »
http://www.reseau-terra.eu/article748.html
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