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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
SÉQUENCE 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Objet d’étude : La comédie et la tragédie au XVIIè siècle : le Classicisme.
Problématique : Comment Molière parvient-il, dans Le Tartuffe, à se jouer des règles du Classicisme ?
Textes : Lecture d’une oeuvre intégrale : Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur, 1669.
Lectures analytiques :
Le Tartuffe ou l’Imposteur : I, 1 ; III, 2 ; III, 6 ; IV, 4, 5, 6 et 7 ; V, 7.
Documents iconographiques, sonores et audiovisuels :
Comparaison des mises en scène suivantes (extraits qui correspondent aux lectures analytiques) :
Jacques Charon, la Comédie-Française, 1968.
Gérard Depardieu, Jacques Lasalle, 1984.
Georges Bensoussan, la Comédie-Française, 1997.
Stéphane Braunschweig, Théâtre National de Strasbourg, 2008.
Activités de lecture :
Exposition comique et dénouement tragique : Molière, Le Médecin malgré lui, 1666 ; Racine, Andromaque,
1667.
«Pères au théâtre» :
Pierre Corneille, Le Cid, Acte I, Scène 5, 1637
Molière, Dom Juan, Acte IV, Scène 4, 1665
Molière, Dom Juan, Acte, V, Scène 1, 1665
Molière, L’Avare, Acte IV, Scène 5, 1668
Molière, Les Fourberies de Scapin, Acte II, Scène 2, 1671
Jean Racine, Phèdre, Acte IV, Scène 3, 1677
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n'aura pas lieu, I, 6, extrait, 1935
Henry de Montherlant, La Reine morte, acte I, tableau I, scène 3, extrait, 1942
Jean Anouilh, Antigone, 1946
Lecture cursive :
Invitation à la lecture d’une oeuvre de Corneille, Racine ou Molière.
Activités d’écriture :
Trouvez dans Phèdre de Jean Racine :
- la scène d’affrontement qui oppose Thésée à Hippolyte.
- la scène pendant laquelle Théramène raconte à Thésée la mort de son fils.
Recopiez ces deux scènes en utilisant internet et un logiciel de traitement de texte.
Dissertation : Les aspects comiques d'une pièce de théâtre (texte et représentation) ne servent-ils qu'à faire
rire ?
Notions abordées :
Le Classicisme et le théâtre : ensemble des règles imposées au genre théâtral au XVIIè siècle.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE - Madame Pernelle et Flipote sa servante,
Elmire,Mariane, Dorine, Damis, Cléante.
MADAME PERNELLE.
Allons, Flipote, allons, que d'eux je me délivre.
ELMIRE.
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre.
MADAME PERNELLE.
Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin :
Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.
ELMIRE.
De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte,
Mais ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?
MADAME PERNELLE.
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée,
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaut.
DORINE.
Si....
MADAME PERNELLE.
Vous êtes, mamie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
DAMIS.
Mais....
MADAME PERNELLE.
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils.
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand-mère ;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
MARIANE.
Je crois....
MADAME PERNELLE.
Mon Dieu, sa soeur, vous faites la discrète,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape un train que je hais fort.
ELMIRE.
Mais, ma mère,...
MADAME PERNELLE.
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
CLÉANTE.
Mais, Madame, après tout....
MADAME PERNELLE.
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
Mais enfin, si j'étais de mon fils, son époux,
Je vous prierais bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le coeur.
DAMIS.
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute....
MADAME PERNELLE.
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ;
Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux
De le voir querellé par un fou comme vous.
DAMIS.
Quoi ? je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique,
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau Monsieur-là n'y daigne consentir ?
DORINE.
S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.
MADAME PERNELLE.
Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire,
Et mon fils à l'aimer vous devrait tous induire.
DAMIS.
Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père ni rien
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirais mon coeur de parler d'autre sorte ;
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte ;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.
DORINE.
Certes c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise,
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers
Et dont l'habit entier valait bien six deniers,
En vienne jusque-là que de se méconnaître,
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
De contrarier tout, et de faire le maître.
MADAME PERNELLE.
Hé ! merci de ma vie ! il en irait bien mieux,
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.
DORINE.
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
MADAME PERNELLE.
Voyez la langue !
DORINE.
A lui, non plus qu'à son Laurent,
Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.
MADAME PERNELLE.
J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être ;
Mais pour homme de bien, je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son coeur se courrouce,
Et l'intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.
DORINE.
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans ?
En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous ?
Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux.
MADAME PERNELLE.
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites.
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.
CLÉANTE.
Hé ! voulez-vous, Madame, empêcher qu'on ne cause ?
Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,
Si pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il fallait renoncer à ses meilleurs amis.
Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard ;
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.
DORINE.
Daphné, notre voisine, et son petit époux
Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,
D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie :
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.
MADAME PERNELLE.
Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire.
On sait qu'Orante mène une vie exemplaire :
Tout ses soins vont au Ciel ; et j'ai su par des gens
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.
DORINE.
L'exemple est admirable, et cette dame est bonne !
Il est vrai qu'elle vit en austère personne ;
Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des coeurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguise la faiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps.
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d'autre recours que le métier de prude ;
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien ;
Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie,
Qui ne saurait souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs.
MADAME PERNELLE.
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire.
Ma bru, l'on est chez vous contrainte de se taire,
Car Madame à jaser tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le Ciel au besoin l'a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que pour votre salut vous le devez entendre,
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on n'entend de pieuses paroles :
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles ;
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s'y font en moins de rien ;
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Et comme l'autre jour un docteur dit fort bien,
C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune ;
Et pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
Voilà-t-il pas Monsieur qui ricane déjà !
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
Et sans... Adieu, ma bru : je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats de moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.
[Donnant un soufflet à Flipote.]
Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles.
Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons.
ACTE III
SCÈNE II. - Tartuffe, Laurent, Dorine.
TARTUFFE, apercevant Dorine.
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j'ai partager les deniers.
DORINE.
Que d'affectation et de forfanterie !
TARTUFFE.
Que voulez-vous ?
DORINE.
Vous dire...
TARTUFFE. Il tire un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.
DORINE.
Comment ?
TARTUFFE.
Couvrez ce sein que je ne saurais voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
DORINE.
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression ?
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.
TARTUFFE.
Mettez dans vos discours un peu de modestie,
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.
DORINE.
Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repos,
Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce.
TARTUFFE.
Hélas ! très volontiers.
DORINE, en soi-même.
Comme il se radoucit !
Ma foi, je suis toujours pour ce que j'en ai dit.
TARTUFFE.
Viendra-t-elle bientôt ?
DORINE.
Je l'entends, ce me semble.
Oui, c'est elle en personne, et je vous laisse ensemble.
ACTE III
SCÈNE VI. - Orgon, Damis, Tartuffe.
ORGON.
Ce que je viens d'entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?
TARTUFFE.
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été ;
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures ;
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre,
Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.
Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous :
Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
Que je n'en aie encor mérité davantage.
ORGON, à son fils.
Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?
DAMIS.
Quoi ? la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir...?
ORGON.
Tais-toi, peste maudite.
TARTUFFE.
Ah ! laissez-le parler : vous l'accusez à tort,
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Et vous feriez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m'être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l'apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu'on pense ;
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S'adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez : traitez-moi de perfide,
D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n'y contredis point, je les ai mérités ;
Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.
ORGON.
(A Tartuffe.)
Mon frère, c'en est trop.
(A son fils.)
Ton coeur ne se rend point,
Traître ?
DAMIS.
Quoi ! ses discours vous séduiront au point...
ORGON.
Tais-toi, pendard.
(A Tartuffe.)
Mon frère, eh ! levez-vous, de grâce !
(A son fils.)
Infâme !
DAMIS.
Il peut...
ORGON.
Tais-toi.
DAMIS.
J'enrage ! Quoi ? je passe...
ORGON.
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.
TARTUFFE.
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas.
J'aimerais mieux souffrir la peine la plus dure,
Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure.
ORGON.
(A son fils.)
Ingrat !
TARTUFFE.
Laissez-le en paix. S'il faut, à deux genoux,
Vous demander sa grâce...
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
ORGON, à Tartuffe.
Hélas ! vous moquez-vous ?
(A son fils.)
Coquin ! vois sa bonté.
DAMIS.
Donc...
ORGON.
Paix.
DAMIS.
Quoi ? je...
ORGON.
Paix, dis-je.
Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige :
Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd'hui
Femme, enfants et valets déchaînés contre lui ;
On met impudemment toute chose en usage,
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage.
Mais plus on fait d'effort afin de le bannir,
Plus j'en veux employer à l'y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l'orgueil de toute ma famille.
DAMIS.
A recevoir sa main on pense l'obliger ?
ORGON.
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
Qu'il faut qu'on m'obéisse et que je suis le maître.
Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.
DAMIS.
Qui, moi ? de ce coquin, qui, par ses impostures...
ORGON.
Ah ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?
(A Tartuffe.)
Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(A son fils.)
Sus, que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d'y revenir on n'ait jamais l'audace.
DAMIS.
Oui, je sortirai ; mais...
ORGON.
Vite quittons la place.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne de plus ma malédiction.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
ACTE IV
SCÈNE IV. - Elmire, Orgon.
ELMIRE.
Approchons cette table, et vous mettez dessous.
ORGON.
Comment ?
ELMIRE.
Vous bien cacher est un point nécessaire.
ORGON.
Pourquoi sous cette table ?
ELMIRE.
Ah, mon Dieu ! laissez faire :
J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je ; et quand vous y serez,
Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.
ORGON.
Je confesse qu'ici ma complaisance est grande ;
Mais de votre entreprise il faut vous voir sortir.
ELMIRE.
Vous n'aurez, que je crois, rien à me repartir.
(A son mari qui est sous la table.)
Au moins, je vais toucher une étrange matière :
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis,
Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c'est pour vous seul,et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses voeux va feindre de répondre,
J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez.
C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée,
Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,
D'épargner votre femme, et de ne m'exposer
Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser :
Ce sont vos intérêts ; vous en serez le maître,
Et... L'on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.
SCÈNE V. - Tartuffe, Elmire, Orgon.
TARTUFFE.
On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler.
ELMIRE.
Oui. L'on a des secrets à vous y révéler.
Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Et regardez partout de crainte de surprise.
Une affaire pareille à celle de tantôt
N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut.
Jamais il ne s'est vu de surprise de même ;
Damis m'a fait pour vous une frayeur extrême,
Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts
Pour rompre ses desseins et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée,
Que de le démentir je n'ai point eu l'idée ;
Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage.
Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un coeur
Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.
TARTUFFE.
Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style.
ELMIRE.
Ah ! si d'un tel refus vous êtes en courroux,
Que le coeur d'une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre
Lorsque si faiblement on le voit se défendre !
Toujours notre pudeur combat dans ces moments
Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte,
On trouve à l'avouer toujours un peu de honte ;
On s'en défend d'abord ; mais de l'air qu'on s'y prend,
On fait connaître assez que notre coeur se rend,
Qu'à nos voeux par honneur notre bouche s'oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C'est vous faire sans doute un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu ;
Mais puisque la parole enfin en est lâchée,
A retenir Damis me serais-je attachée,
Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur
Écouté tout au long l'offre de votre coeur,
Aurais-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,
Si l'offre de ce coeur n'eût eu de quoi me plaire ?
Et lorsque j'ai voulu moi-même vous forcer
A refuser l'hymen qu'on venait d'annoncer,
Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on aurait que ce noeud qu'on résout
Vînt partager du moins un coeur que l'on veut tout ?
TARTUFFE.
C'est sans doute, Madame, une douceur extrême
Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime :
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu'on ne goûta jamais.
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon coeur de vos voeux fait sa béatitude ;
Mais ce coeur vous demande ici la liberté
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
D'oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête ;
Et s'il faut librement m'expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.
ELMIRE. Elle tousse pour avertir son mari.
Quoi ? vous voulez aller avec cette vitesse,
Et d'un coeur tout d'abord épuiser la tendresse ?
On se tue à vous faire un aveu des plus doux ;
Cependant ce n'est pas encore assez pour vous,
Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire,
Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire ?
TARTUFFE.
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer.
Nos voeux sur des discours ont peine à s'assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l'on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités ;
Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.
ELMIRE.
Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit,
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit !
Que sur les coeurs il prend un furieux empire,
Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire !
Quoi ? de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,
Et d'abuser ainsi par vos efforts pressants
Du faible que pour vous vous voyez qu'ont les gens ?
TARTUFFE.
Mais si d'un oeil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ?
ELMIRE.
Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?
TARTUFFE.
Si ce n'est que le Ciel qu'à mes voeux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,
Et cela ne doit pas retenir votre coeur.
ELMIRE.
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur !
TARTUFFE.
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
(C'est un scélérat qui parle.)
Mais on trouve avec lui des accommodements ;
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ;
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi :
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
Vous toussez fort, Madame.
ELMIRE.
Oui, je suis au supplice.
TARTUFFE.
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?
ELMIRE.
C'est un rhume obstiné, sans doute, et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.
TARTUFFE.
Cela certe est fâcheux.
ELMIRE.
Oui, plus qu'on ne peut dire.
TARTUFFE.
Enfin votre scrupule est facile à détruire :
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,
Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait ;
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.
ELMIRE, après avoir encore toussé.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,
Qu'il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu'on puisse être content et qu'on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque-là,
Et c'est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,
Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,
Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence ;
La faute assurément n'en doit pas être à moi.
TARTUFFE.
Oui, Madame, on s'en charge ; et la chose de soi...
ELMIRE.
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n'est point dans cette galerie.
TARTUFFE.
Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?
C'est un homme, entre nous, à mener par le nez ;
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
13
Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.
ELMIRE.
Il n'importe : sortez, je vous prie, un moment,
Et partout là dehors voyez exactement.
SCÈNE VI. - Orgon, Elmire.
ORGON, sortant de dessous la table.
Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme.
Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.
ELMIRE.
Quoi ? vous sortez si tôt ? vous vous moquez des gens.
Rentrez sous le tapis, il n'est pas encor temps ;
Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.
ORGON.
Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer.
ELMIRE.
Mon Dieu ! l'on ne doit point croire trop de léger.
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre,
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
(Elle fait mettre son mari derrière elle.)
SCÈNE VII. - Tartuffe, Elmire, Orgon.
TARTUFFE.
Tout conspire, Madame, à mon contentement :
J'ai visité de l'oeil tout cet appartement ;
Personne ne s'y trouve ; et mon âme ravie...
ORGON, en l'arrêtant.
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah ! ah ! l'homme de bien, vous m'en voulez donner !
Comme aux tentations s'abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyais toujours qu'on changerait de ton ;
Mais c'est assez avant pousser le témoignage :
Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davantage.
ELMIRE, à Tartuffe.
C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci ;
Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.
TARTUFFE.
Quoi ? vous croyez...?
ORGON.
Allons, point de bruit, je vous prie.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Dénichez de céans, et sans cérémonie.
TARTUFFE.
Mon dessein...
ORGON.
Ces discours ne sont plus de saison :
Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.
TARTUFFE.
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître :
La maison m'appartient, je le ferai connaître,
Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours,
Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure,
Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.
ACTE V
SCÈNE DERNIÈRE. - L'Exempt, Tartuffe, Valère, Orgon, Elmire,
Mariane, etc.
TARTUFFE.
Tout beau, Monsieur, tout beau, ne courez point si vite :
Vous n'irez pas fort loin pour trouver votre gîte,
Et de la part du Prince on vous fait prisonnier.
ORGON.
Traître, tu me gardais ce trait pour le dernier ;
C'est le coup, scélérat, par où tu m'expédies,
Et voilà couronner toutes tes perfidies.
TARTUFFE.
Vos injures n'ont rien à me pouvoir aigrir,
Et je suis pour le Ciel appris à tout souffrir.
CLÉANTE.
La modération est grande, je l'avoue.
DAMIS.
Comme du Ciel l'infâme impudemment se joue !
TARTUFFE.
Tous vos emportements ne sauraient m'émouvoir,
Et je ne songe à rien qu'à faire mon devoir.
MARIANE.
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre,
Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.
TARTUFFE.
Un emploi ne saurait être que glorieux,
Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieux.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
ORGON.
Mais t'es-tu souvenu que ma main charitable,
Ingrat, t'a retiré d'un état misérable ?
TARTUFFE.
Oui, je sais quels secours j'en ai pu recevoir ;
Mais l'intérêt du Prince est mon premier devoir ;
De ce devoir sacré la juste violence
Étouffe dans mon coeur toute reconnaissance,
Et je sacrifierais à de si puissants noeuds
Ami, femme, parents, et moi-même avec eux.
ELMIRE.
L'imposteur !
DORINE.
Comme il sait, de traîtresse manière,
Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère !
CLÉANTE.
Mais s'il est si parfait que vous le déclarez,
Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D'où vient que pour paraître il s'avise d'attendre
Qu'à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre,
Et que vous ne songez à l'aller dénoncer
Que lorsque son honneur l'oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,
Du don de tout son bien qu'il venait de vous faire ;
Mais le voulant traiter en coupable aujourd'hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?
TARTUFFE, à l'Exempt.
Délivrez-moi, Monsieur, de la criaillerie,
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.
L'EXEMPT.
Oui, c'est trop demeurer sans doute à l'accomplir :
Votre bouche à propos m'invite à le remplir ;
Et pour l'exécuter, suivez-moi tout à l'heure
Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeure.
TARTUFFE.
Qui ? moi, Monsieur ?
L'EXEMPT.
Oui, vous.
TARTUFFE.
Pourquoi donc la prison ?
L'EXEMPT.
Ce n'est pas vous à qui j'en veux rendre raison.
Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les coeurs,
Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.
D'un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Chez elle jamais rien ne surprend trop d'accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle ;
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l'amour pour les vrais ne ferme point son coeur
A tout ce que les faux doivent donner d'horreur.
Celui-ci n'était pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D'abord il a percé, par ses vives clartés,
Des replis de son coeur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s'est trahi lui-même,
Et par un juste trait de l'équité suprême,
S'est découvert au Prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il était informé ;
Et c'est un long détail d'actions toutes noires
Dont on pourrait former des volumes d'histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
A ses autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m'a jusqu'ici soumis à sa conduite
Que pour voir l'impudence aller jusques au bout,
Et vous faire par lui faire raison du tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu'entre vos mains je dépouille le traître.
D'un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don de tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d'un ami fait tomber la retraite ;
Et c'est le prix qu'il donne au zèle qu'autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits,
Pour montrer que son coeur sait, quand moins on y pense,
D'une bonne action verser la récompense,
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
Et que mieux que du mal il se souvient du bien.
DORINE.
Que le Ciel soit loué !
MADAME PERNELLE.
Maintenant je respire.
ELMIRE.
Favorable succès !
MARIANE.
Qui l'aurait osé dire ?
ORGON, à Tartuffe.
Hé bien ! te voilà, traître...
CLÉANTE.
Ah ! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point à des indignités ;
A son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l'accable :
Souhaitez bien plutôt que son coeur en ce jour
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu'il corrige sa vie en détestant son vice
Et puisse du grand Prince adoucir la justice,
Tandis qu'à sa bonté vous irez à genoux
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Rendre ce que demande un traitement si doux.
ORGON.
Oui, c'est bien dit : allons à ses pieds avec joie
Nous louer des bontés que son coeur nous déploie.
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d'un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d'un amant généreux et sincère.
LE MÉDECIN MALGRÉ LUI - MOLIERE - 1666
PERSONNAGES
SGANARELLE, mari de Martine.
MARTINE, femme de Sganarelle.
M. ROBERT, voisin de Sganarelle.
VALERE, domestique de Géronte.
LUCAS, mari de Jacqueline.
GERONTE, père de Lucinde.
JACQUELINE, nourrice chez Géronte et femme de Lucas.
LEANDRE, amant de Lucinde.
THIBAUT, père de Perrin.
PERRIN, fils de Thibaut, paysan.
La scène est à la campagne.
ACTE I, SCÈNE I. - SGANARELLE, MARTINE
Paraissant sur le théâtre en se querellant.
SGANARELLE: Non, je te dis que je n'en veux rien faire, et que c'est à moi de parler et d'être le maître.
MARTINE: Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne suis point mariée avec toi
pour souffrir tes fredaines.
SGANARELLE: O la grande fatigue que doit d'avoir une femme ! Et qu'Aristote a bien raison, quand il dit
qu'une femme est pire qu'un démon !
MARTINE: Voyez un peu l'habile homme, avec son benêt d'Aristote !
SGANARELLE: Oui, habile homme : trouve-moi un faiseur de fagots qui sache, comme moi, raisonner
des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su, dans son jeune âge, son rudiment par
cœur.
MARTINE: Peste du fou fieffé !
SGANARELLE: Peste de la carogne !
MARTINE: Que maudits soient l'heure et le jour où je m’avisai d'aller dire oui !
SGANARELLE: Que maudit soit le bec cornu de notaire qui me fit signer ma ruine !
MARTINE: C'est bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire. Devrais-tu être un seul moment sans
rendre grâce au Ciel de m'avoir pour ta femme ? Et méritais-tu d'épouser une personne comme moi ?
SGANARELLE: Il est vrai que tu me fis trop d'honneur, et que j'eus lieu de me louer la première nuit de nos
noces ! Hé ! morbleu ne me fais point parler là-dessus: je dirais de certaines choses...
MARTINE: Quoi ? que dirais-tu?
SGANARELLE: Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que tu fus
bien heureuse de me trouver.
MARTINE: Qu'appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit à l'hôpital, un débauché,
un traître, qui me mange tout ce que j'ai ?
SGANARELLE: Tu as menti : j'en bois une partie.
MARTINE: Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans ce logis.
SGANARELLE: C'est vivre de ménage.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
MARTINE: Qui m'a ôté jusqu'au lit que j'avais.
SGANARELLE: Tu t'en lèveras plus matin.
MARTINE: Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison.
SGANARELLE: On en déménage plus aisément.
MARTINE: Et qui du matin jusqu'au soir, ne fait que jouer et que boire.
SGANARELLE: C'est pour ne me point ennuyer.
MARTINE: Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille ?
SGANARELLE: Tout ce qu'il te plaira.
MARTINE: J'ai quatre pauvres petits enfants sur les bras.
SGANARELLE: Mets-les à terre.
MARTINE: Qui me demandent à toute heure du pain.
SGANARELLE: Donne-leur le fouet : quand j'ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit saoul
dans ma maison.
MARTINE: Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ?
SGANARELLE: Ma femme, allons tout doucement, s'il vous plaît.
MARTINE: Que j'endure éternellement tes insolences et tes débauches ?
SGANARELLE: Ne nous emportons point, ma femme.
MARTINE: Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ?
SGANARELLE: Ma femme, vous savez que je n'ai pas l'âme endurante, et que j'ai le bras assez bon.
MARTINE: Je me moque de tes menaces.
SGANARELLE: Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.
MARTINE: Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.
SGANARELLE: Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.
MARTINE: Crois-tu que je m'épouvante de tes paroles ?
SGANARELLE: Doux objets de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.
MARTINE: Ivrogne que tu es !
SGANARELLE: Je vous battrai.
MARTINE: Sac à vin !
SGANARELLE: Je vous rosserai.
MARTINE: Infâme !
SGANARELLE: Je vous étrillerai
MARTINE: Traître, insolent, trompeur, lâche, coquin, pendard, gueux, belître, fripon, maraud, voleur... !
SGANARELLE: il prend un bâton et lui en donne. Ah ! vous en voulez donc?
MARTINE: Ah ! Ah, ah, ah !
SGANARELLE: Voilà le vrai moyen de vous apaiser.
Oreste aimait Hermione, qui aimait Pyrrhus, qui aimait Andromaque, veuve d’Hector, tué par le père de
Pyrrhus, Achille. Hermione, pour se venger, a poussé Oreste à tuer Pyrrhus, puis se tue. Oreste devient fou,
bouclant en quelque sorte la vieille malédiction pesant sur la famille des Atrides.
Oreste, marqué par le destin, succombe donc aux fantaisies de ce destin, ou, si l’on préfère, à la rage des
dieux. De libre arbitre humain, plus de traces.
ORESTE
Grâce aux dieux ! mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir ;
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie.
L’un et l’autre en mourant je les veux regarder :
Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder …
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel, j’entrevoi…
Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !
PYLADE
Ah, seigneur !
ORESTE
Quoi ! Pyrrhus, je te rencontre encore
Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? A mes yeux Hermione l’embrasse !
Elle vient l’arracher au coup qui le menace !
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons ! quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
A qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.
PYLADE
Il perd le sentiment. Amis le temps nous presse ;
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.
Jean Racine,
Andromaque, acte V, scène 5, 1667.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Texte A : Pierre Corneille, Le Cid, Acte I, Scène 5, 1637.
Le père de Rodrigue, Don Diègue, a été humilié par celui de Chimène, Don Gomès. Don Diègue, affaibli par l’âge,
demande à son fils de venger cette offense. Or, les deux jeunes gens s’aiment et espèrent pouvoir se marier.
DON DIÈGUE, DON RODRIGUE.
DON DIÈGUE
Rodrigue, as-tu du cœur ?
DON RODRIGUE
Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.
DON DIÈGUE
Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.
DON RODRIGUE
De quoi ?
DON DIÈGUE
D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D’un soufflet. L’insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie :
Et ce fer1 que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C’est …
DON RODRIGUE
De grâce, achevez.
DON DIÈGUE
Le père de Chimène.
DON RODRIGUE
Le …
DON DIÈGUE
Ne réplique point, je connais ton amour ;
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l’offenseur est cher et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge.
1
métonymie : l’épée de Don Diègue
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Texte B : Molière, Dom Juan, Acte IV, Scène 4, 1665
Dom Juan est un «grand seigneur méchant homme», selon l’expression de son valet, Sganarelle. Ses «mauvaises
actions» conduisent son père, Dom Louis, a venir faire des «remontrances» à son fils.
DOM LOUIS, DOM JUAN, LA VIOLETTE, SGANARELLE .
LA VIOLETTE : Monsieur, voilà Monsieur votre père.
DOM JUAN : Ah ! me voici bien : il me fallait cette visite pour me faire enrager.
DOM LOUIS : Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. À dire vrai,
nous nous incommodons étrangement l'un et l'autre ; et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos
déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses
qu'il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l'importuner par nos souhaits
aveugles et nos demandes inconsidérées ! J'ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles 2 ; je l'ai demandé sans
relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j'obtiens en fatiguant le Ciel de vœux, est le chagrin et le
supplice de cette vie même dont je croyais qu'il devait être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensezvous que je puisse voir cet amas d'actions indignes, dont on a peine, aux yeux du monde, d'adoucir le mauvais visage,
cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent, à toutes heures, à lasser les bontés du Souverain, et
qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne
rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d'en tirer quelque vanité ? Et
qu'avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu'il suffise d'en porter le nom et les armes, et
que ce nous soit une gloire d'être sorti d'un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n'est
rien où la vertu n'est pas. Aussi nous n'avons part à la gloire de nos ancêtres qu'autant que nous nous efforçons de leur
ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu'ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même
honneur, de suivre les pas qu'ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés
leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né : ils vous désavouent pour leur
sang, et tout ce qu'ils ont fait d'illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l'éclat n'en rejaillit sur vous qu'à
votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d'un chacun la honte de vos actions. Apprenez
enfin qu'un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je
regarde bien moins au nom qu'on signe qu'aux actions qu'on fait, et que je ferais plus d'état du fils d'un crocheteur qui
serait honnête homme, que du fils d'un monarque qui vivrait comme vous.
DOM JUAN : Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.
DOM LOUIS : Non, insolent, je ne veux point m'asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles
ne font rien sur ton âme. Mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que
je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et
laver par ta punition la honte de t'avoir fait naître.
Il sort.
Texte C : Molière, Dom Juan, Acte, V, Scène 1, 1665.
Après que Dom Juan et Sganarelle ont reçu la visite surnaturelle de la statue du Commandeur, représentation funéraire
d’un homme que Dom Juan a tué en duel et qu’il a invité à dîner par dérision et provocation, le dernier acte débute par
cette scène.
DOM LOUIS, DOM JUAN, SGANARELLE.
DOM LOUIS : Quoi ? mon fils, serait-il possible que la bonté du Ciel eût exaucé mes vœux ? Ce que vous me dites est-il
bien vrai ? Ne m'abusez-vous point d'un faux espoir, et puis-je prendre quelque assurance sur la nouveauté surprenante
d'une telle conversion ?
2
sans égal, incomparables
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
22
Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
DOM JUAN, faisant l'hypocrite : Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs ; je ne suis plus le même d'hier au
soir, et le Ciel tout d'un coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde : il a touché mon âme et
dessillé mes yeux, et je regarde avec horreur le long aveuglement où j'ai été, et les désordres criminels de la vie que j'ai
menée. J'en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m'étonne comme le Ciel les a pu souffrir si longtemps,
et n'a pas vingt fois sur ma tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces que sa bonté m'a
faites en ne me punissant point de mes crimes ; et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux du
monde un soudain changement de vie, réparer par là le scandale de mes actions passées, et m'efforcer d'en obtenir du
Ciel une pleine rémission. C'est à quoi je vais travailler ; et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien contribuer à ce
dessein, et de m'aider vous-même à faire choix d'une personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui je
puisse marcher sûrement dans le chemin où je m'en vais entrer.
DOM LOUIS : Ah! mon fils, que la tendresse d'un père est aisément rappelée, et que les offenses d'un fils
s'évanouissent vite au moindre mot de repentir ! Je ne me souviens plus déjà de tous les déplaisirs que vous m'avez
donnés, et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l'avoue ; je jette
des larmes de joie ; tous mes vœux sont satisfaits, et je n'ai plus rien désormais à demander au Ciel. Embrassez-moi,
mon fils, et persistez, je vous conjure, dans cette louable pensée. Pour moi, j'en vais tout de ce pas porter l'heureuse
nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports du ravissement où je suis, et rendre grâce au Ciel des
saintes résolutions qu'il a daigné vous inspirer.
Texte D : Molière, L’Avare, Acte IV, Scène 5, 1668.
Soupçonnant que son fils, Cléante, est amoureux de la jeune femme qu’il souhaite épouser, Mariane, Harpagon veut
imposer sa décision au jeune homme. Maître Jacques intervient pour les séparer et les raccommoder : en aparté, il leur
fait croire à chacun que l'autre a abandonné la partie. La réconciliation est de courte durée, l'algarade reprend de plus
belle.
CLEANTE
Je vous demande pardon, mon père, de l'emportement
que j'ai fait paraître.
CLEANTE
Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien, et c'est
m'avoir assez donné que de me donner Mariane.
HARPAGON
Cela n'est rien.
HARPAGON
Comment ?
CLEANTE
Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde.
CLEANTE
Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que
je trouve toutes choses dans la bonté que vous ayez de
m'accorder Mariane.
HARPAGON
Et moi, j'ai toutes les joies du monde de te voir
raisonnable.
CLEANTE
Quelle bonté à vous d'oublier si vite ma faute !
HARPAGON
On oublie aisément les fautes des enfants lorsqu'ils
rentrent dans leur devoir.
CLEANTE
Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes
extravagances ?
HARPAGON
C'est une chose où tu m'obliges par la soumission et le
respect où tu te ranges.
CLEANTE
Je vous promets, mon père, que jusques au tombeau je
conserverai dans mon coeur le souvenir de vos bontés.
HARPAGON
Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose que de
moi tu n'obtiennes.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
HARPAGON
Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane ?
CLEANTE
Vous, mon père.
HARPAGON
Moi ?
CLEANTE
Sans doute.
HARPAGON
Comment ! c 'est toi qui as promis d'y renoncer.
CLEANTE
Moi, y renoncer ?
HARPAGON
Oui.
CLEANTE
Point du tout.
23
Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
HARPAGON
Tu ne t'es pas départi d'y prétendre ?
CLEANTE
Abandonnez.
CLEANTE
Au contraire, j'y suis porté plus que jamais.
HARPAGON
Je te renonce pour mon fils.
HARPAGON
Quoi ! pendard, derechef 3 ?
CLEANTE
Soit.
CLEANTE
Rien ne peut me changer.
HARPAGON
Je te déshérite.
HARPAGON
Laisse-moi faire, traître.
CLEANTE
Tout ce que vous voudrez.
CLEANTE
Faites tout ce qu'il vous plaira.
HARPAGON
Et je te donne ma malédiction.
HARPAGON
Je te défends de me jamais voir.
CLEANTE
Je n'ai que faire de vos dons.
CLEANTE
A la bonne heure.
HARPAGON
Je t'abandonne.
Texte E : Molière, Les Fourberies de Scapin, Acte II, Scène 2, 1671.
Géronte, père de Léandre, vient d’apprendre d’Argante, père d’octave, que son fils s’est mal conduit. Les deux jeunes
hommes sont en effet tombés amoureux : Octave de la belle Hyacinte, Léandre de Zerbinette l’Égyptienne. Le père et le
fils se rencontrent...
LÉANDRE, GÉRONTE.
GÉRONTE: Que pourrait-ce être que cette affaire-ci ? Pis encore que le sien! Pour moi, je ne vois pas ce que l'on peut
faire de pis; et je trouve que se marier sans le consentement de son père est une action qui passe tout ce qu'on peut
s'imaginer. Ah ! vous voilà.
LÉANDRE, en courant à lui pour l'embrasser : Ah! mon père, que j'ai de joie de vous voir de retour!
GÉRONTE, refusant de l'embrasser : Doucement. Parlons un peu d'affaire.
LÉANDRE: Souffrez que je vous embrasse, et que.
GÉRONTE, le repoussant encore : Doucement, vous dis-je.
LÉANDRE: Quoi ? vous me refusez, mon père, de vous exprimer mon transport par mes embrassements !
GÉRONTE: Oui: nous avons quelque chose à démêler ensemble.
LÉANDRE: Et quoi ?
GÉRONTE: Tenez-vous, que je vous voie en face.
LÉANDRE: Comment ?
GÉRONTE: Regardez-moi entre deux yeux.
3
à nouveau
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
LÉANDRE: Hé bien ?
GÉRONTE: Qu'est-ce donc qui s'est passé ici ?
LÉANDRE: Ce qui s'est passé ?
GÉRONTE: Oui. Qu'avez-vous fait pendant mon absence ?
LÉANDRE: Que voulez-vous, mon père, que j'aie fait ?
GÉRONTE: Ce n'est pas moi qui veux que vous ayez fait, mais qui demande ce que c'est que vous avez fait.
LÉANDRE: Moi, je n'ai fait aucune chose dont vous ayez lieu de vous plaindre.
GÉRONTE: Aucune chose ?
LÉANDRE: Non.
GÉRONTE: Vous êtes bien résolu.
LÉANDRE: C'est que je suis sûr de mon innocence.
GÉRONTE: Scapin pourtant a dit de vos nouvelles.
LÉANDRE: Scapin !
GÉRONTE: Ah, ah ! ce mot vous fait rougir.
LÉANDRE: Il vous a dit quelque chose de moi ?
GÉRONTE: Ce lieu n'est pas tout à fait propre à vuider4 cette affaire, et nous allons l'examiner ailleurs. Qu'on se rende
au logis. J'y vais revenir tout à l'heure5. Ah! traître, s'il faut que tu me déshonores, je te renonce pour mon fils, et tu peux
bien pour jamais te résoudre à fuir de ma présence.
Texte F : Jean Racine, Phèdre, Acte IV, Scène 3, 1677.
Hippolyte, fils de Thésée, aime Aricie, fille d’un clan ennemi. Phèdre, épouse de Thésée et belle-mère d’Hippolyte, aime
son beau-fils. Thésée, que l’on croyait mort, revient et bannit Hippolyte car il croit que c’est son fils qui a tenté de séduire
son épouse. Ce court monologue révèle la condamnation infligée par le père à son fils.
THESEE
Misérable, tu cours à ta perte infaillible.
Neptune, par le fleuve aux Dieux mêmes terrible,
M'a donné sa parole, et va l'exécuter.
Un Dieu vengeur te suit, tu ne peux l'éviter.
Je t'aimais ; et je sens que malgré ton offense,
Mes entrailles pour toi se troublent par avance.
Mais à te condamner tu m'as trop engagé.
Jamais père en effet fut-il plus outragé ?
Justes Dieux, qui voyez la douleur qui m'accable,
Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable ?
4
vider : règler
5
immédiatement
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
Texte G : Jean Giraudoux, La guerre de Troie n'aura pas lieu, I, 6, extrait, 1935.
La scène se passe dans l'Antiquité. Les Grecs assiègent la ville de Troie. Des négociations sont encore possibles pour
éviter l'assaut et la guerre. Andromaque, belle-fille du roi de Troie, Priam, et épouse d'Hector, lutte de toutes ses forces
contre l'idée même de la guerre.
ANDROMAQUE : Mon père, je vous en supplie. Si vous avez cette amitié pour les femmes, écoutez ce que toutes les
femmes du monde vous disent par ma voix. Laissez-nous nos maris comme ils sont. Pour qu'ils gardent leur agilité et
leur courage, les dieux ont créé autour d'eux tant d'entraîneurs vivants ou non vivants ! Quand ce ne serait que l'orage !
Quand ce ne serait que les bêtes ! Aussi longtemps qu'il y aura des loups, des éléphants, des onces6, l'homme aura
mieux que l'homme comme émule et comme adversaire. Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres
dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères, sont de plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris
que l'autre cible, que le cœur de l'ennemi emprisonné dans sa cuirasse. Chaque fois que j'ai vu tuer un cerf ou un aigle,
je l'ai remercié. Je savais qu'il mourait pour Hector. Pourquoi voulez-vous que je doive Hector à la mort d'autres
hommes ?
PRIAM : Je ne veux pas, ma petite chérie. Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes ? C'est
parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers. S'ils avaient été paresseux aux armes, s'ils n'avaient
pas su que cette occupation terne et stupide qu'est la vie se justifie soudain et s'illumine par le mépris que les hommes
ont d'elle, c'est vous qui seriez lâches et réclameriez la guerre. Il n'y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas,
c'est d'oublier qu'on est mortel.
ANDROMAQUE : Oh ! justement, Père, vous le savez bien ! Ce sont les braves qui meurent à la guerre. Pour ne pas y
être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbé la tête, ou s'être agenouillé au moins une fois
devant le danger. Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. Comment un pays
pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux ?
PRIAM : Ma fille, la première lâcheté est la première ride d'un peuple.
Texte H : Henry de Montherlant, La Reine morte, acte I, tableau I, scène 3, extrait, 1942.
Le vieux roi du Portugal, Ferrante, a décidé de marier son fils, le prince Don Pedro, à l'Infante d'Espagne. Ce dernier
révèle à l'infante qu'il est amoureux d'une autre femme ; elle se sent insultée. Le roi convoque son fils.
FERRANTE : L'infante m'a fait part des propos monstrueux que vous lui avez tenus. Maintenant, écoutez-moi. Je suis
las de mon trône, de ma cour, de mon peuple. Mais il y a aussi quelqu’un dont je suis particulièrement las, Pedro, c’est
vous. Bébé, je l’avoue, vous ne me reteniez guère. Puis, de cinq à treize ans, je vous ai tendrement aimé. La reine, votre
mère, est morte bien jeune. Votre frère aîné allait tourner à l’hébétude, et rentrer dans les ordres. Vous me restiez seul.
Treize ans a été l’année de votre grande gloire ; vous avez eu à treize ans une grâce, une gentillesse, une finesse, une
intelligence que vous n’avez jamais retrouvée depuis ; c’était le dernier et merveilleux rayon du soleil qui se couche ;
seulement on sait que, dans douze heures, le soleil réapparaîtra, tandis que le génie de l’enfance, quand il s’éteint, c’est
à tout jamais. On dit toujours que c’est d’un ver que sort le papillon ; chez l’homme, c’est un papillon qui devient un ver.
A quatorze ans vous étiez éteint ; vous étiez devenu médiocre et grossier. Avant, Dieu me pardonne, par moments j’étais
presque jaloux de votre gouverneur ; jaloux de vous voir prendre au sérieux ce que vous disait cette vielle bête de don
Christoval plus que ce que je vous disais moi-même. Je songeais aussi : « A cause des affaires de l’Etat, il me faut
perdre mon enfant : je n’ai pas le temps de m’occuper de lui. » A partir de quatorze ans, j’ai été bien content que votre
gouverneur me débarrassât de vous. Je ne vous ai plus recherché, je vous ai fui. Vous avez aujourd’hui vingt-six ans : il
y a treize ans que je n’ai plus rien à vous dire.
PEDRO : Mon père…
FERRANTE : « Mon père » : durant toute ma jeunesse, ces mots me faisaient vibrer. Il me semblait – en dehors de toute
idée politique – qu’avoir un fils devait être quelque chose d’immense… Mais regardez-moi donc ! Vos yeux fuient sans
cesse pour me cacher tout ce qu’il y a en vous qui ne m’aime pas.
PEDRO : Ils fuient pour vous cacher la peine que vous me faites. Vous savez bien que je vous aime. Mais, ce que vous
me reprochez, c’est de ne pas avoir votre caractère. Est-ce ma faute si je ne suis pas vous ? Jamais, depuis combien
d’années, jamais vous ne vous êtes intéressé à ce qui m’intéresse. Vous ne l’avez même pas feint. Si, une fois... Quand
vous aviez votre fièvre tierce, et croyiez que vous alliez mourir ; tandis que je vous disais quelques mots auprès de votre
6
léopard des neiges
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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Séquence 5 : Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, une famille en danger, un royaume menacé
lit, vous m'avez demandé : « Et les loups, en êtes-vous content ? ». Car c'était alors ma passion que la chasse au loup.
Oui, une fois seulement, quand vous étiez tout affaibli et désespéré par le mal, vous m’avez parlé de ce que j’aime.
FERRANTE : Vous croyez que ce que je vous reproche est de ne pas être semblable à moi. Ce n’est pas tout à fait cela.
Je vous reproche de ne pas respirer à la hauteur où je respire. On peut avoir de l’indulgence pour la médiocrité qu’on
pressent chez un enfant. Non pour celle qui s’étale dans un homme.
PEDRO : Vous me parliez avec intérêt, avec gravité, avec bonté, à l’âge où je ne pouvais pas vous comprendre. Et à
l’âge où je l’aurais pu, vous ne m’avez plus jamais parlé ainsi, – à moi que, dans les actes publics, vous nommez « mon
bien-aimé fils » !
FERRANTE : Parce qu’à cet âge-là non plus vous ne pouviez pas me comprendre. Mes paroles avaient l’air de passer à
travers vous comme à travers un fantôme pour s’évanouir dans je ne sais quel monde : depuis longtemps la partie était
perdue. Vous êtes vide de tout, et d’abord de vous-même. Vous êtes petit, et rapetissez tout à votre mesure. Je vous ai
toujours vu abaisser le motif de mes entreprises : croire que je faisais par avidité ce que je faisais pour le bien du
royaume ; croire que je faisais par ambition personnelle ce que je faisais pour la gloire de Dieu. De temps en temps,
vous me jetiez à la tête votre fidélité. Mais je regardais à vos actes, et ils étaient toujours misérables.
PEDRO : Mon père, si j’ai mal agi envers vous, je vous demande de me le pardonner.
Texte I : Jean Anouilh, Antigone, 1946.
Antigone est une jeune fille qui ose braver l’interdit de la cité de Thèbes pour donner les honneurs funèbres à son frère
Polynice. En effet, ce dernier, considéré comme un renégat, puisqu’il s’était dressé contre sa propre cité avec des alliés
armés, devait, une fois mort, voir son cadavre pourrir au soleil, selon l’ordre du roi Créon, son oncle. Le geste courageux
d’Antigone est suivi d’un châtiment exemplaire : Créon ordonne que la jeune fille soit emmurée vivante. À la fin de la
pièce, le Messager annonce la mort d’Antigone.
LE MESSAGER - Une terrible nouvelle. On venait de jeter Antigone dans un trou. On n’avait pas encore fini de rouler
les derniers blocs de pierre lorsque Créon et tous ceux qui l’entourent entendent des plaintes qui sortent soudain du
tombeau. Chacun se tait et écoute, car ce n’est pas la voix d’Antigone. C’est une plainte nouvelle qui sort des
profondeurs du trou... Tous regardent Créon, et lui qui a deviné le premier, lui qui sait déjà avant tous les autres, hurle
soudain comme un fou : «Enlevez les pierres ! Enlevez les pierres !» Les esclaves se jettent sur les blocs entassés et,
parmi eux, le roi suant, dont les mains saignent. Les pierres bougent enfin et le plus mince se glisse dans l’ouverture.
Antigone est au fond de la tombe pendue aux fils de sa ceinture, des fils bleus, des fils verts, des fils rouges qui lui font
comme un collier d’enfant, et Hémon7 à genoux qui la tient dans ses bras et gémit, le visage enfoui dans sa robe. On
bouge un bloc encore et Créon peut enfin descendre. On voit ses cheveux blancs dans l’ombre, au fond du trou. Il
essaie de relever Hémon, il le supplie. Hémon ne l’entend pas. Puis soudain il se dresse, les yeux noirs, et il n’a jamais
tant ressemblé au petit garçon d’autrefois, il regarde son père sans rien dire, une minute, et, tout à coup, il lui crache au
visage, et tire son épée. Créon a bondi hors de portée. Alors Hémon le regarde avec ses yeux d’enfant, lourds de
mépris, et Créon ne peut pas éviter ce regard comme la lame. Hémon regarde ce vieil homme tremblant à l’autre bout
de la caverne et, sans rien dire, il se plonge l’épée dans le ventre et il s’étend contre Antigone, l’embrassant dans une
immense flaque rouge.
7
Hémon est le fils de Créon et le fiancé d’Antigone.
M. Duhornay / Lycée Jehan-Ango / Dieppe
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