LETTRE À UNE AMIE HÉTÉRO

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LETTRE À UNE AMIE HÉTÉRO
LETTRE À UNE AMIE HÉTÉRO
Paula Dumont
LETTRE À UNE
AMIE HÉTÉRO
Propos sur l’homophobie ordinaire
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
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ISBN : 978-2-296-54349-2
EAN : 9782296543492
Chère amie,
Je te remercie de prêter une oreille attentive à mes
réflexions. Certes tu penses que tu m’acceptes telle que je
suis, avec ma différence. Mais il faut aujourd’hui que j’éclaire
ta lanterne car tu crois tout savoir sur l’homosexualité alors
que tu ne sais pas grand-chose. Et il y a pire que de ne rien
savoir, c’est de croire que l’on sait alors que l’on ne sait rien.
Ne t’excuse pas, la plupart des hétéros, femmes et hommes
réunis, sont dans ton cas, et je pense faire œuvre utile en rédigeant cette lettre à ton intention.
Comme je vais te parler avant tout d’homophobie et de
lesbophobie, c’est-à-dire du rejet que mes semblables subissent quotidiennement, je mentionnerai aussi bien celle qui vise
les homosexuels masculins, que j’appellerai les gays pour
faire court, que celle qui vise les femmes homosexuelles que
j’appellerai les lesbiennes pour la même raison. Ce qui ne
m’empêchera pas de traiter des spécificités de ces deux catégories quand l’occasion s’en présentera.
Cette lettre veut être le témoignage d’une lesbienne qui a
survécu comme elle a pu dans un monde hostile aux gens
comme elle. Après avoir passé mon enfance et ma jeunesse
dans une bourgade de cinq mille habitants, j’ai fait mes études
à la faculté des Lettres de Lyon de 1964 à 1969. Or pendant
toutes ces années, et dans ces lieux variés, je n’ai distingué
autour de moi aucune homosexuelle. Toutes celles que j’ai
rencontrées se cachaient, donc elles étaient totalement invisibles et cet état de fait se perpétue. En effet, je vis à Montpellier
depuis l’âge de trente-huit ans, mais la deuxième ville gay de
France sourit peu aux femmes qui aiment les femmes. Car si
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l’on compte de nombreux établissements spécifiquement gays
dans cette ville, on n’y trouve, à ma connaissance, qu’un seul
bar lesbien en tout et pour tout.
Je ne vais donc ni avouer, ni afficher, ni proclamer, mais
dire très simplement ce que je sais et que beaucoup ignorent.
Je ne suis ni honteuse ni fière d’être ce que je suis puisque je
n’ai rien choisi dans ce domaine. Je suis ainsi, c’est comme
ça. Il y a eu jadis des lesbiennes et des gays dans toutes les
civilisations, il y en a actuellement dans tous les pays, dans
tous les corps de métier et tout porte à croire que ce n’est pas
une espèce en voie de disparition. Je ne plaide pas, j’informe,
et comme je connais cette réalité de l’intérieur, je m’exprime à
la première personne du singulier, en faisant référence à ma
propre expérience, à celle de mes proches et à mes nombreuses lectures. Les ouvrages dont je suis l’auteure ne sont
pas euphoriques, mais pas pessimistes non plus. Je ne les
écris pas pour faire rêver. Ils disent ce qui est, et ce qui pourrait être si l’on nous regardait comme des citoyennes et des
citoyens à part entière et non comme des parias.
Comme le colibri de la fable amérindienne qui allait
chercher quelques gouttes d’eau dans son bec pour les jeter
sur un immense incendie, alors que les autres animaux terrifiés assistaient impuissants au désastre, je fais ma part. A
d’autres plus doués, plus savants, plus performants, de prendre le relais.
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ITINÉRAIRE DES LESBIENNES ET DES GAYS
Tu as déclaré hier que la condition des homos, comme
celle des hétéros, devait comporter des avantages et des inconvénients. C’est bien féminin, ce besoin de faire la part des
choses, de rechercher l’équilibre au lieu de foncer pour venir à
bout des inégalités qui subsistent entre les différentes catégories de la population. Mais plutôt que de chinoiser sur ton
éducation et sur ton caractère, je vais t’expliquer pourquoi et
comment les homosexuels des deux sexes restent des parias
ou tout au moins des citoyens de seconde zone dans le monde
d’aujourd’hui.
Famille
Je vais prendre par la main un petit gay et une petite
lesbienne pour te faire cheminer avec eux dans ce que tu crois
être un parterre de roses. On sait aujourd’hui que 80%
d’entre eux se sentent différents des autres, en moyenne, vers
huit à neuf ans1. Toujours en moyenne, ils ressentent les premiers attraits sexuels pour une personne de leur sexe à onze
ans, les premiers fantasmes érotiques à quatorze ans et le premier orgasme consenti à dix-sept ans. Ils admettent enfin
qu’ils sont homosexuels à vingt ans. Or, ce parcours n’a pu
se faire que dans la douleur, une douleur faite de déni, de silence, de honte et de dissimulation.
Comparons cet itinéraire avec celui des hétérosexuels.
S’il s’agit d’un garçon, ses parents vont, sans aucune arrièrepensée, se réjouir de le voir s’intéresser aux filles : pour eux
c’est la preuve qu’il est en bonne santé et qu’il pourra leur
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donner des petits-enfants dans un avenir proche ou lointain.
Pour la fille, c’est la même réaction avec un bémol : sa mère va
s’inquiéter au sujet d’une éventuelle grossesse prématurée,
l’emmener chez le gynécologue et la pourvoir en contraceptifs. Dans les deux cas, les parents se feront également du
souci au sujet du sida : plus question de coucher à tort et à
travers sans préservatif, comme les jeunes gens de la génération du baby boom dans les années 70. S’ils ont pour deux
sous de jugeotte, ils vont parler sérieusement à leur enfant des
risques qu’il court et des précautions qu’il doit prendre. Bref,
à travers le premier amour de leur fils et de leur fille, ils vont
revivre leur propre adolescence, reconnaître, dans leurs enfants, leurs premiers émois, leur premier baiser et leur premier
rapport sexuel. Je me souviens de ton sourire radieux quand
tu m’as confié à mi-voix, au sujet de ton fils aîné qui venait
d’avoir seize ans : “Je crois que Mathieu est amoureux !” En
effet, Mathieu était constamment pendu à son téléphone portable, il devenait coquet et soucieux non seulement de ses
vêtements, mais encore de ses sous-vêtements, indices qui, en
te rappelant des souvenirs, t’avaient mis la puce à l’oreille et,
avoue-le, rassurée sur sa virilité, donc sur sa normalité.
Pendant ce temps-là, le petit gay et la petite lesbienne
vivent leurs attirances dans l’inquiétude, voire l’angoisse, et la
solitude. La famille, c’est pourtant de l’avis général le havre de
paix, le lieu de réconfort où l’on vient chercher compréhension et chaleur humaine. Pour tout le monde, oui, sauf pour les
homosexuels. Je me souviens d’un film autobiographique de
Michel Drach, intitulé Les Violons du bal, qui racontait l’histoire d’une famille juive pendant l’Occupation. Le petit garçon, personnage principal du film, revenait de l’école où il
s’était fait traiter, d’une manière insultante, de Juif par ses
camarades dans la cour de récréation. Aussitôt sa mère, incarnée par Marie-José Nat, le prenait dans ses bras et le couvrait de baisers en lui disant : “Nous sommes tous juifs, mon
chéri. Je suis juive, ta grand-mère est juive et tu es mon petit
juif chéri”. Or l’homophobie, c’est pire que le racisme parce
que le Juif et l’Arabe trouvent amour et réconfort dans leur
famille, parmi leurs semblables, alors que l’homosexuel est,
d’abord et avant tout “l’autre”, il est différent jusque dans sa
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famille. J’attends avec impatience de lire le roman ou de voir
le film où un jeune gay ou une jeune lesbienne sera accueilli
par sa mère avec des baisers quand il ou elle sort du placard, et
par des propos tels que : “tu es mon petit pédé chéri” ou “tu
es ma petite goudou adorée”. J’ajoute que la plupart des parents homosexuels sont soulagés quand ils apprennent que
leur gosse n’est pas comme eux ! Homophobie intériorisée ?
Oui certainement, mais aussi soulagement de parents heureux
que leur enfant ne vive pas le calvaire qu’ils ont eux-mêmes
connu pendant leurs dures années d’apprentissage, au cours
de leur jeunesse.
La plupart des jeunes gays et des jeunes lesbiennes
cachent leur homosexualité à leurs parents pour ne pas les
décevoir dans leurs attentes. C’est assez dire dans quelle solitude vivent ces jeunes au sein d’une famille homophobe.
L’enfant, quand il se décide à faire son coming out, c’est-àdire à affirmer qu’il est homosexuel, est persuadé qu’il ne
sera pas accueilli avec des brassées de roses et hélas, il a
raison. En effet, les parents, en grande majorité, subissent un
véritable choc quand ils découvrent l’homosexualité de leur
enfant car rien ne les a préparés à une telle éventualité. Les
deux tiers d’entre eux ont une réaction négative, la moitié se
sent coupable2 et pense avoir raté quelque chose dans l’éducation de son petit et près d’un quart le rejette brutalement3
quand il le sait coupable du crime d’homosexualité.
Le plus souvent, l’enfant commence par aborder le sujet
avec sa mère en espérant qu’elle se montrera compréhensive.
C’est alors que cette dernière, qui a lu dans la presse féminine
que les premières années de la vie sont primordiales pour le
développement des enfants, se reproche d’avoir mal élevé le
sien. Puisque virilement, le père lui a laissé 99% du boulot,
c’est forcément sur elle que la faute retombe car chacun sait
que tout ce qui branquignole ici bas est la faute des mères,
donc des femmes.
Mais si la mère, après un moment de désarroi plus ou
moins long, finit par accepter tel qu’il est son enfant, il est
beaucoup plus difficile, voire quelquefois impossible, d’en
parler au père, prisonnier de sa conception de la virilité, surtout
quand c’est son fils qui est homosexuel. Pour bien des pères,
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un gay n’est pas vraiment un homme, il est forcément inférieur à un hétérosexuel comme lui puisqu’il accepte de
servir d’objet sexuel à un autre homme. Ce qui nous en dit
long sur l’hétérosexualité considérée comme le fin du fin en
matière de mœurs. En effet, l’acte sexuel est affaire de domination sur un être inférieur. Eh oui, pas la peine de te voiler la
face, le jour où il y aura égalité réelle entre les deux sexes, non
seulement dans la législation, mais encore dans le cerveau de
nos contemporains, il n’y aura plus de rejet de l’amour entre
hommes. L’homophobie est affaire de machos persuadés de
leur supériorité absolue sur les femmes et affirmant cette
supériorité en niquant des gonzesses. Et parmi ces machos, on
ne trouve pas seulement de grossiers analphabètes, ainsi
qu’on voudrait nous le faire croire, puisque Jean-Paul Sartre
déclarait à Simone de Beauvoir en 1974 que ce qu’il
recherchait dans ses rapports avec ses maîtresses, ce n’était
pas la sensualité, ni même la satisfaction sexuelle, mais le sentiment de pouvoir et de domination qu’il retirait de ces rapports4. Comme quoi ce philosophe, qui voulait se placer du
côté des opprimés et des damnés de la terre, n’avait pas compris l’essentiel des rapports de domination qui, tous sans
exception, reproduisent la domination fondamentale de l’homme sur la femme. D’ailleurs, il suffit de réfléchir au sens figuré du verbe “baiser” : baiser, c’est prendre par traîtrise, voler,
bref dominer. Quant à se faire baiser, c’est se faire posséder,
se faire avoir, être couillonné. La plupart des injures sont à
connotation sexuelle et concernent la répartition des rôles au
moment du coït.
Laissons de côté les machos et revenons aux parents
affligés et stupéfaits par la découverte de l’homosexualité de
leur enfant. Devant un tel rejet, de nombreux jeunes refoulent
leurs attirances et se forcent à avoir des rapports hétérosexuels : 50% des jeunes gays et 80% des jeunes lesbiennes
ont eu au moins une expérience hétérosexuelle dans leur
jeunesse5 ce qui, tu en conviendras, n’est jamais le cas des
hétérosexuels qui ne se sentent pas obligés de coucher avec
une personne de leur propre sexe pour vérifier s’ils ne
seraient pas, par hasard, homosexuels. Un jour ou l’autre, toutes ces jeunes lesbiennes et tous ces jeunes gays tombent
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amoureux d’une personne de leur sexe, mais comme ils
craignent les réactions de leurs parents s’ils sont découverts,
ils vivent un véritable enfer.
Au cours de ma longue existence, j’ai reçu les confidences de nombreux jeunes gens et de beaucoup de jeunes
femmes. Tous ceux qui sont sortis du placard m’ont déclaré
qu’ils ont parlé à leur famille non seulement lorsqu’ils ont été
certains de leurs attirances, mais encore quand ils ont eu une
liaison stable avec une personne de leur sexe. Ce qui nous
amène à plusieurs années après les premiers émois et les
premières interrogations forcément douloureuses dans un
monde qui rejette les homosexuels. Tu veux des exemples ? Je
peux te citer le cas de Valérie, qui a aujourd’hui vingt-six ans.
Elle a eu conscience de son orientation vers l’âge de douze
ans, elle a lutté désespérément contre elle-même, seule et en
silence, pendant plusieurs années, en pensant que ce n’était
qu’une étape à franchir et que plus tard, elle serait comme tout
le monde, elle a essayé sans succès de se normaliser en ébauchant une liaison avec un garçon et elle a fini par s’accepter
quand elle a rencontré la fille avec qui elle vit actuellement. Ce
n’est donc que le jour où elle a emménagé avec sa compagne
qu’elle est allée se confier à sa mère. Elle avait vingt-deux ans,
et fort heureusement, un travail qui lui procurait l’indépendance nécessaire à cette vie en commun. Pendant dix longues
années, elle a vécu dans la solitude et les interrogations pendant que ton fils était l’objet de ta sollicitude émue et complice. C’est dire que les plus belles années de la vie de Valérie
ont été gâchées par l’homophobie ambiante. Et tu as le toupet
de venir me parler d’égalité et des avantages qu’il y aurait à
être homosexuel ?
Et encore cette fille, qui avait la chance de vivre dans une
grande ville, a-t-elle fini par trouver un équilibre et par arriver à
vivre ouvertement son homosexualité dans sa famille. Ce n’est
donc pas le pire qui puisse arriver. J’ajoute que si Valérie a
parlé à sa mère de son homosexualité, c’est qu’elle sentait
qu’elle le pouvait sans se faire insulter ou chasser. Quand des
enfants sont persuadés qu’ils seront rejetés par leur famille, la
plupart du temps, ils s’en éloignent géographiquement pour
pouvoir vivre ce qu’ils ont à vivre sans encourir la colère des
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parents. C’est une des raisons pour laquelle les homos sont
plus citadins que les hétéros : lorsqu’ils étouffent à cause de
la proximité familiale, ils giclent à quelques centaines de kilomètres pour avoir la paix. Et comme on trouve plus facilement
l’anonymat dans les grandes villes que dans les bleds perdus
au fond de la cambrousse, ils vont vivre en ville. Ce n’est donc
pas la ville, lieu de perdition, qui rend homosexuel, comme des
esprits naïfs pourraient le croire, mais l’homophobie familiale
qui incite les gays et les lesbiennes à s’exiler, pour vivre un
peu moins mal leur homosexualité.
Quant à ceux qui ne disent rien à leur entourage, mais
dont la famille découvre un beau jour la différence, ils sont à
plaindre. La découverte inopinée de l’homosexualité de l’enfant par ses parents est l’occasion de drames, pour ne pas
écrire de tragédies, dont tu ferais bien de te souvenir avant de
proclamer que les homosexuels sont heureux de l’être. Je
pense à cette fille de dix-sept ans qui entretenait une relation
épistolaire avec une de ses copines et dont la mère, après avoir
surpris un message sans équivoque, a fait une tentative de
suicide. Il a fallu trouver en catastrophe une famille pour
accueillir la malheureuse petite lesbienne. Cet épisode s’est
passé en 2008, et non il y a cent ans, j’oubliais de te le
préciser. Je pense également à un garçon dont les parents ont
découvert l’orientation quand il avait dix-sept ans. Ils n’ont
pas pu accepter son homosexualité et comme ils n’ont pas vu
plus loin que le bout de leur nez, ils ont mis leur fils à la porte
ou plus exactement à la rue. A cet âge, le jeune homme a
trouvé aussitôt une situation grassement rémunérée, la prostitution, et ce qui l’accompagne, à savoir la drogue. Il a fini par
mourir d’overdose sur un trottoir de la deuxième ville gay de
France, il y a quelques années.
Et tant d’autres. Des filles et des garçons chassés de
chez eux, des filles qu’on cherche à remettre dans le droit
chemin par le chantage aux sentiments, la persuasion, la visite
chez le psychologue ou le psychiatre dans l’espoir de les
“guérir”, des filles et des garçons à qui on casse la gueule en
les traitant de sale gouine ou de sale pédé. Si, si, ça existe
toujours actuellement, et pas seulement dans les banlieues
déshéritées et les bleds paumés, crois-en quelqu’une qui s’est
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soigneusement documentée sur une question qui lui est chère.
Je vais te prêter le dernier rapport que SOS Homophobie
publie tous les ans6 et tu verras que je n’exagère pas, hélas...
En réalité, beaucoup d’homosexuels sont sans famille.
Ceux qui, n’ayant pas pu faire leur coming out, se sont contentés de s’éloigner, se bornent à donner à leur parentèle
l’image qu’elle souhaite avoir quand ils reviennent dans leur
famille pour la Toussaint et pour Noël. Ils sont officiellement
célibataires et doivent répondre jusqu’à un âge avancé à la
sempiternelle question : “Alors, tu n’as toujours pas trouvé à
te marier ? Qu’est-ce que tu attends ?” Certains gays ont
résolu le problème d’une façon inattendue : dans les départements de l’Est de la France qui sont toujours sous le régime
du concordat, ils ont embrassé la carrière ecclésiastique. Ils
ont ainsi fait d’une pierre deux coups puisqu’ils sont pourvus
d’un métier assez bien rémunéré et qu’ils échappent au harcèlement des questions sur leur célibat. Sans doute ces curés-là
ne militent-ils pas pour le mariage des prêtres !
Et puisque je t’entretiens des joies de la famille, je dois
ajouter qu’il n’y a pas seulement le père et la mère, il y a aussi
les frères, les sœurs et les enfants qui s’en mêlent. Les frères
qui veulent casser la gueule à leur pédale de frère et remettre
leur gouine de sœur dans le droit chemin en la brutalisant, les
sœurs qui font un esclandre à l’enterrement de leur sœur
parce que la compagne de cette dernière est venue aux obsèques de la femme qui partageait sa vie depuis des lustres et les
enfants des lesbiennes à vocation tardive qui reprochent à leur
mère d’avoir trouvé l’amour dans les bras d’une femme.
Même quand on a affaire à des gens qu’on aurait cru
plus évolués, on a souvent bien des surprises. Ainsi, après la
publication de mon premier livre autobiographique Mauvais
Genre, une amie m’a raconté que, quelques années plus tôt,
elle était allée voir son frère qui était parti travailler comme
ingénieur au Maroc. Arrivée là-bas, elle avait constaté qu’il
vivait avec un homme. Complètement désorientée par cette
découverte, elle s’était rendue dans un café où elle avait pleuré
tout son saoul. Je lui ai suggéré de parler à son frère et de lui
dire qu’elle l’aimait tel qu’il était, mais elle s’en sentait incapable et a préféré rester muette sur cette question. Pourtant je
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n’avais jamais senti de mépris ni de malaise venant d’elle à
moi. Mais il est beaucoup plus difficile d’accepter l’homosexualité d’un membre de sa famille que celle d’une copine
qu’on voit seulement de temps en temps.
Et non seulement les homosexuels restés dans le placard
sont sans famille, mais ils doivent faire semblant de s’extasier
sur la vie des neveux et nièces, des cousins et cousines ainsi
que sur celle de leur progéniture, pendant qu’eux-mêmes
planquent l’essentiel de leur existence pour avoir la paix et
pour ne pas briser le cœur de leurs vieux parents et ne pas
casser totalement des liens auxquels ils tiennent malgré tout,
du fait qu’ils ne sont pas des monstres, tout comme les hétéros. Mais alors que ces derniers peuvent être entièrement euxmêmes quand ils vont voir leurs parents, les homos qui n’ont
rien pu dire sont coupés en deux : un morceau avec leur
famille et un morceau avec leurs amours, quand ils ont la
chance d’avoir des amours. C’est ça l’égalité ?
Enfin je vais te rapporter ce que m’a dit une goudou qui
a actuellement trente-huit ans. Comme elle voulait vivre avec
une autre femme, elle avait décidé de déclarer à tous les
membres de sa famille qu’elle était lesbienne. Après s’être
acquittée de cette tâche, consciente de la peine qu’elle faisait à
ses proches, elle m’a confié : “C’est comme si j’étais allée
leur annoncer que je souffrais d’une maladie grave”. Tu en
connais beaucoup, des hétérosexuelles qui ont eu une impression identique quand elles ont annoncé à leurs parents
qu’elles allaient se mettre en ménage avec un homme ? Allons,
un peu de bon sens, il y a ceux qui sont acceptés sans justification parce qu’ils sont dans la norme, les nantis, les hétéros
et il y a les autres, ceux qui sont des parias. “Fils sans mère”
écrivait Proust, il y a près d’un siècle, dans Sodome et Gomorrhe. Il n’y a pas grand-chose de changé à ce sujet depuis
ce temps-là.
École
Maintenant, chère amie hétéro, passons à l’institution
suivante, celle d’où doit nous venir toute la lumière, toute la
réflexion, la source de notre culture et de nos connaissances
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quand la famille est défaillante, celle en qui nous mettons toute
notre confiance pour nous faire progresser vers un avenir
radieux, j’ai nommé l’école. J’ai la prétention de connaître le
sujet sur le bout du doigt car, de cinq à vingt-trois ans, j’ai usé
mes fonds de culotte sur les bancs de l’école primaire, du
collège, du lycée et de la faculté. Et de vingt et un à soixante
ans, j’ai passé le plus clair de mon temps à enseigner, en
collège et en lycée pendant les premières années et ensuite,
pendant trente-cinq ans, en Ecole Normale et à l’IUFM de
Montpellier. D’ailleurs chaque fois que je vais à une conférence sur n’importe quel sujet, drogue, alcoolisme, prostitution, homophobie, il y a toujours quelqu’un pour proposer
avec candeur qu’on sorte de l’impasse dans laquelle on s’est
fourvoyé grâce à l’école. Luttons contre l’obésité, contre le racisme, contre l’antisémitisme, contre les morsures de chien,
contre la prostitution, contre la drogue et contre l’homophobie
grâce à l’école !
Devant un tel angélisme, je me sens obligée de sortir la
grosse artillerie. Quand j’étais élève, puis étudiante, jamais un
seul professeur n’a parlé d’homosexualité devant moi. Tu me
réponds que ce sujet était tabou parce que tout cela se passait
dans des temps très anciens. Je n’ai plus vingt ans, j’en conviens. Mais mes souvenirs d’enseignante étant nettement plus
récents, je peux t’assurer que moi non plus, je n’ai jamais
abordé cette question devant mes élèves. Et pour cause : j’étais
professeur de français, donc mon boulot, c’était de traiter des
méthodes de lecture, de l’apprentissage de la grammaire et de
l’orthographe, et de l’enseignement de la poésie. Si bien que,
quand un jeune faisait allusion devant moi aux rapports passionnels qu’ont entretenus Verlaine et Rimbaud, j’avais beau
jeu de lui répondre que je m’intéressais à la poésie de ces
auteurs et non à leurs amours et que, s’il suffisait d’être
homosexuel pour être un génie, tout le monde le saurait. Ça
faisait rire le groupe et on se remettait à faire... de la poésie !
Car c’était pour ça que j’étais payée et non pour autre chose.
Tu me rétorques que j’ai manqué de courage et je te
réponds que tu te trompes de mot, je n’ai pas manqué de
courage, mais d’héroïsme. N’ayant aucune fortune personnelle, ce que je suis la première à regretter, j’avais besoin de
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mon traitement pour vivre. Je me suis donc tue pendant les
trente-huit années où j’ai enseigné et j’ai évité ainsi, soit d’être
mise à la porte, soit d’être expédiée à l’autre bout de la
France. Je suis lucide, ce qui me permet de te faire profiter
aujourd’hui de cette lucidité et de ma vaste expérience.
A l’école, ce qui relève de l’éducation sexuelle est traité
par les professeurs de sciences. Et ce qui est traité, c’est la
reproduction, la contraception et les risques de sida. C’est
seulement depuis 2008 que l’homophobie est apparue dans
les textes officiels dans le cadre de la lutte contre les discriminations. Or en 2008, je te rappelle que j’étais déjà une heureuse retraitée.
Une de mes anciennes collègues, qui enseigne l’Histoire,
m’a déclaré il y a peu de temps qu’elle n’hésitait pas à aborder ce sujet devant les professeurs stagiaires de l’IUFM. Je
lui ai répondu qu’elle ne risquait rien puisqu’elle était mariée
et mère de deux enfants. Hussein Bourgi, président du
Collectif Contre l’Homophobie, qui était invité récemment par
un principal de collège pour informer l’équipe des professeurs de son établissement, a été surpris de constater que, si la
plupart des enseignants présents parlaient, questionnaient et se
passionnaient pour le sujet, deux professeurs restaient silencieux dans leur coin en regardant leurs chaussures, deux
hommes que ledit président connaissait bien pour les avoir
souvent croisés dans le milieu gay, bref deux homosexuels.
Les Juifs peuvent et doivent militer contre l’antisémitisme, les
Arabes contre le racisme, mais les enseignants homosexuels la
bouclent quand il s’agit d’homophobie parce qu’ils courent
de trop gros risques s’ils sortent du placard dans leur école.
Ne te scandalise pas, ne crie pas à la couardise, voire à la
trahison, avant de m’avoir lue jusqu’au bout. Ces deux garçons étaient sans doute comme moi : n’ayant que leur traitement pour subsister jusqu’à la retraite, ils n’avaient pas envie
de le perdre. Ils ne tenaient pas non plus à passer pour les
gays de service, à essuyer les plaisanteries que certains
machos et certaines garces n’auraient pas manqué de leur envoyer s’ils avaient été mis au courant de leurs mœurs. Le
corps enseignant n’est ni meilleur ni pire que les autres corps
de métier, je dirais qu’à vue de nez, d’après mon expérience, la
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bonne moitié est assez tolérante avec l’homosexualité tant
qu’elle ne touche pas l’un de ses proches. Quant à la petite
moitié qui reste, elle a des lesbiennes et des gays une vision
stéréotypée et caricaturale qui ne risque guère d’évoluer puisque, persuadée d’être suffisamment éclairée sur une question
qui, croit-elle, ne la concerne pas, elle se garde bien de se
documenter sur ce sujet. Et dans cette petite moitié, on trouvera les machos et les garces dont je te parlais quelques lignes
plus haut, prêts à se défouler sur les gays et les goudous de
service qui seraient assez inconscients pour évoquer leur vie
privée devant eux.
Réféchis trente secondes : pour la plupart des gens, un
gay, c’est un pédé, terme injurieux que je m’efforce de proscrire de mon vocabulaire. Certes les gens instruits savent que
pédé est l’abréviation de pédéraste et que la pédérastie, largement et honorablement pratiquée dans la Grèce antique, était
l’amour d’un aîné pour un jeune homme. Mais comme la
plupart de nos compatriotes ignorent tout de ces mœurs antiques, ils rapprochent abusivement pédé de pédophile, du fait
de la ressemblance des deux termes, ce qui entraîne une confusion désastreuse dans les mentalités. Le Vatican, qui n’a
pourtant pas l’excuse de l’ignorance, se complaît d’ailleurs
toujours dans cette confusion7.
Le sort des lesbiennes n’est pas plus enviable. Si tu
tapes le mot lesbienne sur ton ordinateur, tu trouves aussitôt
une écrasante majorité de liens avec des sites pornographiques. Pour la plupart des gens, une lesbienne, c’est une femme perverse, une détraquée qui déteste les hommes et qui
n’hésitera pas à pervertir la jeunesse qu’on lui a confiée. Le
seul autre cas où j’ai trouvé le mot lesbienne mis sous les
yeux du grand public, ou tout au moins du public cultivé, c’est
dans Le Grand Robert, dictionnaire de langue française haut
de gamme en onze volumes, qui fait autorité en matière de
langue. Or, à l’article pédophile, l’exemple qui est donné est :
“lesbienne pédophile” ce qui, statistiquement, me semble rarissime. Soit dit en passant, cette accusation nous rapproche
singulièrement des gays, que les lesbiennes radicales voudraient nous voir ignorer ! Gays et goudous se retrouvent une
fois de plus classés dans le tiroir des individus infréquentables
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et la plupart des gens refuseront de confier leurs chères têtes
blondes, si pures et si naïves, à une ou un professeur homosexuel. Voilà pourquoi les gays et les lesbiennes cachent leur
homosexualité quand ils sont enseignants. C’est ce que j’ai
fait tout au long de ma carrière et, aujourd’hui encore, je reste
persuadée que j’ai agi avec sagesse.
Les professeurs qui inspirent confiance aux parents
d’élèves sont des femmes et des hommes mariés et pourvus
d’enfants. Un éducateur dit d’avant-garde comme Alexander
Neill refusait d’avoir des collaborateurs homosexuels et exigeait que les enseignants à qui il confiait les enfants de son
école, Summerhill, soient mariés. On devrait pourtant savoir
depuis belle lurette que la plupart des pédophiles sont des
ecclésiastiques et des pères de famille qui, d’après les statistiques, s’intéressent le plus souvent à des petites filles. En effet
les études européennes portant sur ce type de violence font
état de chiffres allant de 7% à 34% de filles victimes et de 5%
à 11% de garçons8, ce qui ne met pas en cause l’hétérosexualité pratiquée par les adultes avec des adultes. Mais
l’idée que nos contemporains se font de la respectabilité est
toujours là : ils préfèreront mille fois confier leurs enfants à
des gens dits “normaux” qu’à des marginaux.
J’ai assez fréquenté les écoles pour savoir ce que l’Education Nationale demande aux enseignants comme aux élèves :
tous doivent être de purs esprits. L’institution se borne à développer l’intellect des jeunes, tout en oubliant que les enseignants et leurs élèves sont des êtres de chair et de sang, qu’ils
ont une sensibilité, une affectivité et une sexualité. Elle refuse
de voir que les très beaux élèves sont mieux traités que ceux
qui ont un physique ingrat, et cela sans que les enseignants
eux-mêmes s’en rendent compte, elle feint de ne plus se rappeler que nous avons tous été plus ou moins, jadis, amoureux
de notre institutrice ou de notre professeur d’anglais et elle
oublie que le métier d’enseignant se fonde avant tout sur la
séduction. Ne pousse pas les hauts cris : tout professeur, en
début d’année scolaire, cherche à séduire ses élèves, en tout
bien tout honneur, par son charisme. Et quand il n’y arrive pas
et que ses élèves se moquent de lui derrière son dos ou sous
son nez, le malheureux vit cet échec comme un désastre qui
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peut le mener au bord de la dépression, quand il n’y plonge
pas carrément. Nous avons tous en mémoire certains de ces
enseignants exceptionnels qui ont su nous communiquer leur
passion pour la matière qu’ils enseignaient parce qu’ils savaient créer un lien très fort entre eux et nous. Et tout cela n’a
rien à voir avec le tripotage des enfants qu’on appelle couramment pédophilie.
Il est sûr que, quand la famille est défaillante sur certains
points, ces maîtres pourraient prendre le relais si on ne les
suspectait pas aussitôt de louches arrière-pensées. Mais ils
hésitent justement à tendre la main à certains jeunes en difficulté, comme ce professeur qui raconte qu’il y a quelques
années, il avait dans sa classe de seconde un garçon “un peu
différent des autres”, actif, intelligent, mais très souvent victime de quolibets homophobes de la part de ses condisciples.
Tout au long de l’année scolaire, l’enseignant n’a pas osé intervenir de peur d’accentuer le rejet dont le garçon était victime. Le hasard a voulu que, deux ans plus tard, il retrouve, à
l’entrée d’un cinéma, cet ancien élève. Ce dernier a alors
avoué à son ancien professeur qu’il avait tenté de se suicider
en se jetant sous un train. Il avait les deux jambes coupées et
passera toute sa vie dans un fauteuil d’handicapé.
Tout porte à croire qu’un enseignant compréhensif pourrait aider une ou un adolescent à accepter ses attirances. Je
peux te parler d’abord de ma propre expérience. Quand
j’avais seize ans, mes parents ont découvert que j’avais une
amourette avec une camarade de lycée ce qui a entraîné une
scène effroyable à la maison, mon père allant jusqu’à me
menacer de me faire soigner par un psychiatre à coups d’électrochocs si je ne m’engageais pas à ne plus revoir mon amie.
C’est alors que j’ai reçu le soutien de mon professeur
d’Histoire, Bertrand Chartier et c’est cette main tendue qui
m’a empêchée de sombrer dans la dépression.
Ce sujet a été traité avec beaucoup de finesse par Caroline Huppert dans Charlotte dite Charlie, un téléfilm qui a été
diffusé en 1995. L’héroïne est une adolescente de quinze ans,
apparemment sans histoire, intelligente, jolie, très entourée par
sa famille et ses amis, excellente élève, passionnée de théâtre,
de musique et de dessin. Elle a pour amie une de ses cama19
rades de classe qui lui confie ses premiers émois hétérosexuels. Mais Charlotte ne peut confier à personne ce qu’elle
ressent et qu’elle n’a pas encore le courage de nommer.
Comme elle a peur de décevoir ses parents, elle fait une tentative de suicide, véritable appel au secours qui la rapproche
d’eux. Malgré tout, ces derniers, croyant protéger leur fille,
taisent cette tentative tout en racontant à leur entourage que
Charlotte souffre d’une péritonite. Fort heureusement, l’adolescente s’en sort grâce à Serge, son professeur de guitare,
gay dont l’homosexualité a été tournée en ridicule par la sœur
de Charlotte au début du téléfilm. C’est à Serge qu’elle parle
pour la première fois de ses attirances, trouvant ainsi à la fois
un allié et un confident. Le rôle de Serge est essentiel, tout
comme m’a été essentielle la main tendue par Bertrand Chartier. Ce téléfilm, une des rares œuvres de fiction qui traite de
l’homosexualité féminine à l’adolescence, devrait être projeté
dans les collèges et les lycées pour servir de point de départ à
un débat sur l’homosexualité avec les adolescents qui fréquentent ces établissements.
Je peux aussi te parler de Stéphane, un garçon qui est en
BTS dans un lycée de province. Ce garçon a été attiré par un
de ses camarades et ses regards ont dû être éloquents car
celui-ci a saisi le message. Mais loin de lui répondre favorablement, il a aussitôt fait part à ses copains de la nouvelle qui
s’est répandue comme une traînée de poudre si bien que le
pauvre Stéphane, qui était jusque-là bien intégré à sa classe, a
dû subir des réfexions injurieuses de la part des autres garçons de son lycée et, de la part des filles, des gloussements et
des petits rires, tous plus méprisants les uns que les autres.
Bref, pour un simple regard admiratif, le voilà devenu le gay
de service qui entend quotidiennement, depuis cette mésaventure, des injures qu’il n’entendait jamais auparavant. S’il a
bien compris la leçon, il saura, dès qu’il changera d’établissement, se censurer suffisamment pour ne plus montrer ses désirs que dans les rares lieux où ils ont droit de cité. S’il a la
chance d’habiter dans la région parisienne, il revêtira sa
cuirasse d’impassibilité toute la semaine et ne la laissera à la
maison qu’à partir du vendredi soir, quand il ira s’éclater au
Marais. Tu n’as jamais entendu parler de la “coupure par rap20