Dérive épistémologique et écriture de l`histoire

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Dérive épistémologique et écriture de l`histoire
DÉRIVE ÉPISTÉMOLOGIQUE
Dérive épistémologique
et écriture de l‘histoire
de l‘Afrique contemporaine
L’
ARTICLE d‘A. Mbembe frappe par l’élégance de la construction
théorique et par la pertinence du concept de la postcolonie. Plusieurs notions y accrochent l’attention telles la banalité
la
convivialité D, N la disciplination
la gouvernementalité
le mythe de
Sisyphe D, la prégnance ))...Cette architecture dresse une voie pour l’écriture de l’histoire de l’Afrique contemporaine, bien que l’auteur ait limité
son étude au seul Cameroun. Cette limitation géographique, pourtant
expression de la précaution scientifique, soulève guelques questions : la
postcolonie en Afrique serait-elle différente d’un Etat à l’autre ? émerget-elle à partir des mécanismes dXérents ou identiques de ceux que l’auteur
appelle le commandement ? Ce mot peut-il devenir un concept historique et politique prenant en compte les notions mises en évidence cihaut, dans un champ conceptuel réaménagé et ouvrir la voie à la production d’autres concepts ? Notre contribution vise la construction que
la remise en cause du concept de la postcolonie.
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Quand le nihilisme philosophique fige la réalité et révèle I’archéologie de l’intellectualisme à la francaise
Une nouvelle tradition de 1’((africaniste comme intellectuel (1) est
en marche en France, de P. Alexandre, G . Balandier, etc. à M. Augé, J.F. Bayart, J. Copans et les autres (2). Ces africanistes, avec le concours
des générations de chercheurs, ont enrichi et élargi les perspectives des
pères de 1 ’ Afrique
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ambiguë n, réinterprétant et construisant 1’({ africanistique dans la pure tradition de la pensée contemporaine en France.
Althusser, Barthes, Baudrillard, de Certeau, Foucault, Lacan, etc. ont pris
solidement place dans la pensée africaniste. Leur influence sur les émules, souvent des disciples indépendants, est apparente dans la quête de
modèle d’interprétation des réalités et dans le rendu de la pensée comme
modèle d’écrime érudite (3).
Par ce biais, A. Mbembe relit l’histoire du Cameroun contemporain
à partir essentiellement des réflecteurs de M. Foucault et traduit la réa))
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lité en concepts de M. Bakhtine et de A. Camus (4).En s’installant dans
cette nouvelle tradition française D, il fait aussi sienne son archéologie,
dont le piège n’est pas moindre : le nihilisme nietzschéen dans son cas.
Foucault a tracé la voie la plus hostile à l’histoire du présent alors que
Lyotard en recourant à Kant tente de réconcilier le nihilisme avec la philosophie historique en termes du difl‘érend )) et de l’événement )).Foucault pratique une historiographie régressive même lorsqu’il analyse le
pouvoir actuel en France. Or Mbembe prend l’approche de Surveiller et
punir pour modèle principal d‘analyse et d’interprétation de la société dricaine postcoloniale puisque cette société est violence totale. Toutefois son
analyse permet de voir d’cc en dedans comment des mécanismes de pouvoir constituent par leur combinaison une structure politique originale :
la postcolonie.
D’entrée en jeu, l’auteur nous annonce que cette construction va audelà des divisions et oppositions sociales et politiques antagonistes, binaires et classiques. En effet, la réalité africaine tend à occulter ces divisions du fait de la prégnance des pratiques de l’ethnicité et-de l’écart
du projet politique national africain par rapport au modèle de 1’Etat démocratique occidental. Ici s’ouvre tout le procès de l’analyse du ((pouvoir
ethnique très vivace dans la modernité africaine. Cet aspect est malheureusement inexploité dans l’étude. Le nihilisme foucauldien (9,guidant son analyse, ne le conduit pas vers la recherche des concepts opérationnels qui ouvriraient des nouvelles voies de recherche. Au contraire,
il culmine vers la construction de l’absurdité et la construction d’un sujet
africain divisé et enfermé dans l’état d‘objet : la postcolonie, une absurdité, est indestructible puisqu’elle est une fin en soi ; elle est une sorte
de machine infernale - au sens de Cocteau - car elle rejette toute possibilité de changement ; elle se caractérise par un épistêmê qui a échappé
à ses propres créateurs et qui régit les acteurs eux-mêmes devenus des
sujets-objets. Le mythe de Sisyphe reprend corps.
Voici l’Afrique et les Africains renvoyés à l’aube des récits cosmogoniques de l’Occident et dans l’attente d’un démiurge qui arrachera pour
eux la modernité aux dieux. Cette vérité - si elle en est une - nous
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(1) R. Lemarchand, Review Essay : the
Africanist as Intellect+. A Note on JeanFrançois Bayart. L’Etat en Ajrique noire.
Paris, Fayard, 1989 n, African Studies Revim,
35 (l), 1992, pp. 129-133.
(2) Cf. H.Memel-Fote, a Des ancêtres
fondateurs aux pères de la nation. Introduction à une anthropologie de la démocratie
Cahiers d’études africaines, 21 (3), 1992,
pp. 263-283.
(3)Cette tradition débute avec G. Balandier. L'Afrique ambipë sans être Trisres cropiques de Lévi-Strauss n’en porte pas moins
les premières traces de la tradition en marche, dont Présence africaine servira de salon
et Cahiers d’études afr;ai.es de mbune.
(4) La littérature livre une grande scène
sur laquelle l’histoire africaine est construite.
Les notions de banalité de Bakhtine et de
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l’absurde, à travers le mythe de Sisyphe, de
Camus dînent à la même enseigne. L’auteur
semble ne pas craindre les surprises dbagréables dont Camus lui-même a été Ia victime
en passant du mythe i la philosophie.
(5) A. Mbembe en limitant son analyse
de la soaété à l’aspect folklorique n et carnavalesque n, d’une part, et, d’autre part, en
reposant sur Surveiller et punir, présente le
sujet africain comme un sujet divisé. Alors
que Foucault lui-même considère cette étape
du sujet-divisé comme la première phase de
son analyse qui devrait aboutir à la compréhension et à l’explication du sujet unifié m.
Cf. M. Foucault, n Deux essais sur le sujet
et le pouvoir I), in Dreyfus et P. Rabmow,
Mich1 Foucault : un parcours philosqhique,
Paris, 1984, pp. 297-321.
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DÉRIVE ÉPISTÉMOLOGIQUE
rejette dans l’aporie de 1 ’ agonisme
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- un autre concept de Foucault qui est paradoxalement étayé par le recours aux manières ou aux arts
de faire dans le quotidien de M. de Certeau. La boucle est bouclée. Les
conduites des petites gens - y compris la classe dirigeante - échouant
de se recréer des sujets sont des tactiques qui ne remettent pas en question
la disciplination D, stratégie sourde ayant cours dans 1’Etat j ces conduites
absurdes ne la rendent que plus évidente : les acteurs rusent et échappent
pour quelques instants au commandement mais ils ne le défont pas. Au
contraire, ils le renforcent. Le mariage conceptuel de Foucault avec de Certeau est parfait alors que, de leur vivant, leur accord ne fut point total (6) !
Cet accord est obtenu par le recours implicite aux MPAP (Modes populaires d‘action politique) comme modèle d’interprézation des conduites, des
actions et du fonctionnement des sujets dans la postcolonie. Signalons que
ce concept peu défriché demeure encore brumeux. I1 falsifie la réalité lorsqu’il
la réinterprète selon un modèle scientifique peu élaboré (7). L’identité entre
l’asile psychiatrique et la prison à l’époque classique en Occident et la postcolonie est consommée. La Bastille ne sera pas prise puisqu’elle renferme
et le peuple et ses dirigeants, et les victimes et leurs bourreaux. L’histoire
du présent, ou l’histoire immédiate au sens oìi B. Verhaegen l’initia n’a pas
de place. Au contraire, le savoir produit au sein de la postcolonie concourt
à son propre renforcement et à sa propre reproduction.
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Recherche africaniste, idéologies et pièges de l’éclectisme méthodologique
Dès lors, l’écart entre Mbembe et Axel Kabou devient de l’ordre du discours et de son écriture. Mbembe reproduit en intellectuel savant les thèses
de Si l’Afrique rejisuit le développement. Là où Kabou place les sujets, les
politiques de développement et leur culture inadaptées au
siècle s’achevant, Mbembe, dans la formulation foucauldienne, lui substitue la question
du sujet à travers l’étude du pouvoir (et ses différentes formes ?) et comment il s’exerce n. I1 dresse la particularité de l’Afrique noire indépendante :
la postcolonie est une absurdité vouée à la perpétuation, retournant subrepticement les combats de Um Nyobe, de P. Lumumba, de G.A. Nasser et
ceux des masses populaires postcoloniau.. pour la seconde indépendance
en des actions vaines. Signalons que le nationalisme africain est peu étudié
dans ses aspects idéologiques par les africanistes francophones, échaudés par
les mésaventures de la pensée marxiste en France (8).
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et (id.) Invention du politique en Afrique
et en Amérique u, Revue françuise de science
Deux essais... art. ai., CI La gouvememen- polirique, vol. 39, 6, 1989, pp. 789-902.Voir
talité x, Magazi?ie Zittéraire, 269, 1989. Pour partidièrement l’article de B.Ngoragba
les textes critiques de M. de Certeau sur les e L’impossible prison ny pp. 867-886.
(8) D’essence rurale et populaire, la &éoœuvres de Foucault notamment sur l’analyse
du pouvoir et l’écrime de l’histoire, l i e : rie de la u seconde indépendance x a été iniL’inuention du quotidien. Tome I : L’art de tiée par P. Mulélé dans le maquis du Kwilu
faire, Paris, 1980.
(1963-1968),elle a été théorisée par A. Neto.
(7)Nous renvoyons ici aux deux publi- Hélas, puisqu’elle est reliée au courant
cations contenant une sorte de bilan de la marxiste aujourd’hui décrié, elle est rejetée
Fayart (dir.), du discours africaniste. Cf. B. Davidson,
recherche sur les MPAP. J.-F.
LYfrique au XY‘ siècle. L’éwd des nationalùN Passage au politique u, Revue frangaùe de
science politique, vol. 35, 3, 1985, pp. 339-487 mes, Paris, Jeune Afrique, 1980, 445 p.
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(6) Cf. M. Foucault, en l’occurrence
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Mbembe communie doublement à cette idéologie par son usage nihiliste du pouvoir ayant divisé le sujet. I1 surestime et privilégie le pouvoir et son exercice rejetant l’idée de l’existence d’un nationalisme militant en Afrique. Subséquemment, cette démarche nihiliste ne lui laisse
que la possibilité d‘un usage unilatéral de la théorie des stratégies et tactiques de Certeau. Ensuite son approche éclectique du sujet-objet, c’està-dire du sujet africain postcolonial divisé qui ne redevient jamais sujet
à part entière, l’éloigne des formulations de Foucault et ne lui permet
pas de reprendre à son propre compte les critiques de Certeau contre
les thèses du pouvoir capillaire du même Foucault en termes de stratégie et de tactique B, deux concepts pourtant fort utiles pour l’étude
de la postcolonie.
Le piège de l’éclectisme méthodologique aurait contraint Mbembe à
réduire son champ d’application au Cameroun alors que les mécanismes
objectifs et subjectifs (y compris ceux symboliques) de la construction du
pouvoir, de son exercice et de stabilisation en postcolonie demeurent les
mêmes, à quelques variantes près, du Zaïre au Maroc et ay Togo en passant par le Cameroun. R. Lemarchand, en présentant L ’Etat en Afrique
noire de J.-F. Fayart comme un pro-jet d’africaniste français, et R. Buijtenhuis (9) en se désolant de l’abandon du projet de recherche prometteur des MPAP du réseau de recherche animé par le même Bayart avec
la participation active de Mbembe, montrent clairement le choix des
auteurs : la production de l’africaniste comme intellectuel à la française (10). Mbembe sacrifie à cette nouvelle tradition lorsqu’il réinterprète
la réalité africaine dans la quadrature foucauldienne : rejet de la révolution ou du changement politique, construction d’un système stable des
relations de pouvoir avec un ipistêmê où I’équilibre est atteint dans une
provocation réciproque et incessante. La postcolonie devient le modèle
idéal de la situation G agonique )).Mbembe illustre par là, mais sans l‘indiquer, que les MPAP constituent autant d’échafourées et d’incartades qui,
à l’instar du piment agrémentant le plat de mbongo tchobi (1 l), restituent
sa vitalité à la postcolonie.
En rehsant d’aller au-delà de Foucault ou d’approfondir le concept
de MPAP en leur donnant une base historico-politique ou anthropologicohistorique par le recours à la formalisation des pratiques - concept
de B. Jewsiewicki (12) - qui intègre les pratiques africaines et leur analyse
dans la production gnoséologique. A. Mbembe recourt à une explication
idéologique (tirée de la littérature africaine et française) et réduit ces pratiques aux simples manières de faire, aux ruses du quotidien. I1 les déracinent de la réalité africaine et les sevre de leur dynamique. Or c’est cette
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(9) Cf. R. Buijtenhuijs, * Les hauts et les
bas du politique par bas n, PoZirique africaine,
46, juin 1982, pp. 150-153.
(10) Le parcours méthodologique et épistémologique de A. Mbembe est inséparable
de celui de J.-F. Bayart, du moins dans
l’étude de la postcolonie. Cf. J.-F.Bayart,
A. Mbembe et C.Toulabor, Le politique par
le bas en Afique noire: contributions à une
problharique de la démocrarie, Paris, Karthala, 1992, 268p.
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(11) Ce plat de poisson est fort recherché. Il est cuit à base d’une dizaine d‘ingrédients spéciaux, donc les ménagères modernes, incapables de reconstituer la recette, se
contentent de l’acheter au marché.
(12) Ce chercheur, dont les nombreux
aavaux relèvent de cette perspective, n’en a
pas encore donné une u question de méthode D.
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DÉRIVE ÉPISTÉMOLOGIQUE
dynamique qui leur aurait servi de soubassement pour une meilleure conceptualisation, par exemple, en termes d’un propre, d’un lieu d‘où se crée
et d’où émerge la strutégk de la société civile contre le pouvoir du commandement
Pour l’Afrique, ce lieu me semble être le pouvoir ethnique. Ces pratiques en construction recourant à l’ethnicité, aux solidarités de rupture
et aux pratiques politiques atypiques plutôt qu’à la simple convivialité apparente reposent sur le pouvoir ethnique. Le pouvoir ethnique serait
une forme complexe de pouvoir s’exerçant à travers un ensemble d’institutions africaines désarticulées et de relations de pouvoir basées sur des
rationalisations objectives et subjectives. I1 est le lieu d’où émergenfi ces
pratiques comme des stratégies et des manières de faire dans le quotidien. Cette formalité complexe de rapports de pouvoir constitue la base
du pouvoir africain moderne en formation, redynamisé à l’épreuve de la
disciplination postcoloniale. Elle s’inscrit, par sa production, comme le
propre à partir duquel la société civile africaine, zaïroise, togolaise, algérienne ou camerounaise, se prend en main, s’oppose à la postcolonie et
cherche à en venir à bout.
Ce lieu de pouvoir n’est pas nouveau, il est le propre de la société
civile que nie A. Mbembe autant que la classe dirigeante coloniale et postcoloniale qui a tenté de le réifier ; il est le lieu d’où les Africains, à travers les milliers de morts tombés et autres combattants encore en lutte
depuis la colonisation, s’opposent au pouvoir étatique moderne - le commandement - tout en le réinterprétant à leur manière. Depuis les
années 90, il est de plus en plus perceptible à travers les actions de la
lutte pour la transition démocratique et ses revendications. I1 traduit plus
d’un siècle après la Conférence de Berlin, la formation de l’identité nouvelle des Africains et de leur nationalisme. La révolution des jeunes à
Bamako en 1991 n’a-t-elle pas jeté bas Moussa Traoré et inauguré une
ère nouvelle ? La postcolonie, vue comme une étape historique, dans l’histoire de l’Afrique contemporaine est une nécessité ; son analyse régressive est pertinente à condition qu’elle n’ignore pas les autres lieux de
pouvoir ni ne considère la postcolonie comme la forme achevée du nationalisme africain contemporain, c’est-à-dire son absence.
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Idéologie africaniste et écriture de l’histoire
C’est ici où il devient urgent de faire un arrêt dans les études africaines et de dénoncer l’intellectualisme méthodologique qui débouche sur
la dérive épistémologique. R. Lemarchand (13) et Verhaegen (14) nous mettent en garde contre cette dérive à propos de la finalit6 des sciences politiques américaines et de la pratique historienne sur l’Afrique. Cette dérive
épistémologique est de deux ordres en histoire d’Afrique. D’abord la réalité africaine qui est coulée dans le modèle théorique tend plus à valider
(13) R. Lemarchand, Réflexions sur la
finalité de la science#politique américaine à
propos du Zaïre u, in B. Jewsiewicki (éd.).
L’Etat indépenndant, Congo belge, R¿$ublique
dénIomatìque du Congo, Zarre, Sainte-Foy,
Québec, pp. 55-58.
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(14)B. Verhaegen, (i Commentaire I), in
Coquery-Vidrovitch, C . Fortes et H. Weiss,
Rébellions - Révolution QU Zaïre 1963-1965,
t. 2, Paris, pp. 177-178.
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et à faire accréditer le modèle construit du savant au point qu’elle en
perd sa propre vitalité et ses dynamiques propres. Dans la démarche historiographique régressive visant à comprendre le présent et son ordre,
les risques de distorsions sont-ils minines puisque là où les documents
manquent, la littérature historique et philosophique comble le vide. L’histoire s’écrit à partir de l’oubli et des traces fragiles laissées sur le sable.
Mais dans une approche de l’histoire du présent privilégiant l’éclectisme méthodologique, cette démarche attribue un sens nouveau aux faits,
nie leur dynamisme en les sevrant des pièces qui contredisent le modèle
d’interprétation comme dans le cas de la convivialité. Celle-ci existe certes, mais elle n’est nullement un obstacle à la transformation des rapports de pouvoir. Car, une fois placée au sein des pratiques d’un propre, d’un autre lieu de pouvoir, elle illustre combien l’opposition de la
société civile réussit à invalider les actions naguère éclatantes du commandement ; par la convivialité, l’ethnicité alternative et le projet de
citoyenneté nouvelle apparaissent dans l’Afrique en crise, reprenant en
main les luttes pour la seconde indépendance et stimulant simultanément
un nationalisme nouveau et anti-postcolonie. Ce nationalisme traduit aussi
l’acceptation des frontières coloniales hier arbitraires.
La seconde conséquence est l’assimilation incidieuse de l’idéologie du
responsabilisme africain D disculpant l’occident de sa part de responsabilité dans la création de la postcolonie. L’idéologie dominante des études africaines tend à rendre les Micains responsables de leurs malheurs
plus que leur propre destinée en minimisant l’impact du triomphe du
genre économique dont les multiples percées constituent autant de formes et de rapports de l‘exercice du pouvoir dans le monde contemporain
en Occident et hors de l’occident. Peu d‘africanistes ignorent que l’armée
française dispose des bases en Afrique noire pour des raisons stratégiques indépendantes de celles des Africains, qu’elle comble le déficit budgétaire chronique du Tchad, qu’hier elle a défendu L.S. Senghor contre
M. Dia, qu’elle porta au pouvoir Bokassa et qu’elle le défit, 10 ans plus
tard, en ramenant D. Dacko le renversé d’hier dans les mêmes avions que
ses paras ; que la même France a soutenu la postcolonie chancellante au
Zaïre en 1977 et 1978 lui donnant un second soume; et aujourd’hui,
l’opposition africaine parlant au nom de la société civile tape du pied
aux portes de l’occident pour que ses dictateurs - qu’il a imposés
et soutenus - s’en aillent, etc. Ce silence de l’africaniste, à part quelques exceptions, est éloquent (15).
Restreindre la postcolonie et son étude à l’unique analyse des mécanismes du pouvoir d ‘ c c en dedans 1) de ce continent sans étudier ses liens
et ses rapports avec l’occident est pratiquer la politique d’autruche. Laisser
sous silence un autre pan du pouvoir ordonnant la société africaine, c’est
aussi exclure tout l’apport de la pensée africaine moderne dans la production de l’Afrique: la lutte de Um Nyobe, la pensée de NKrumah
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(15) En mai-juin 1990, les Éditions
L’Harmattan et La lettre du Continem ont
sollicité les africanistes français à soutenir
l’action internationale contre Mobutu qui
venait de massacrer les étudiants de l’Université de Lubumbashi. La réaction h t
timide, à part celle des africanistes du
))
Canada. L’association des professeurs des universités fit des pressions sur le gouvernement
canadien qui imposa une enquête internationale et, plus tard, un embargo sur l’organisation du sommet de la Francophonie au
Zaïre, puisque l’enquête n’a pas eu lieu.
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DÉRIVE ÉPISTÉMOLOGIQUE
sur l’impérialisme, Sembène et la question de la culture africaine moderne,
la lutte des femmes contre l’intégrisme musulman et le christianisme colonial et leurs prolongements dans la postcolonie, etc. Toutefois le poids
de l‘occident ne doit pas être surestimé comme le laisse voir une Certaine pensée marxiste africaine. I1 demeure plutBt l’expression de la modernisation de l’Afrique et de nouveaux rapports de pouvoir qui se nouent
au sein de la civilisation planétaire.
E-di, la postcolonie est un concept riche, car il dresse le cadre général
de 1’Etat africain contemporain, son évolution, ses structures, son fonctionnement et ses idéologies. Elle n’est pas nécessairement l’érection de
l’absurdité en mode de gestion et de direction d‘une nation même si Certaines actions semblent l’être. C’est ici où l’archéologie de l’intellectualisme à la française joue le tour au chercheur à travers l’éclectisme méthodologique. Nous n’en voulons pour preuve que son interprétation de la
spiritualité afro-chrétienne postcoloniale comme un cas relevant des pratiques de la théophagie alors qu’elle constitue un autre lieu de pouvoir et d‘émergence du changement et d’une parole alternative. Les Africaines, dont les camerounaises Molla et Marie Lumière, s’innovent prophétesses et, en proclamant la construction de la <{ cité nouvelle dans
leur propre pays et ailleurs, combattent la postcolonie. Cette spiritualité
est ouvertement dirigée contre l’épistZmê de la postcolonie qui est d’origine coloniale et son christianisme ouvertement anti-féminin. Par un double processus de sécularisation du christianisme et de la culture africaine
en crise, elles s’inventent africaines et chrétiennes modernes par la parole
postscripturale contenue dans leurs témoignages. La spiritualité afrochrétienne se constitue en un propre, qui stimule, en plus, la production
de la femme africaine libérée des effets du pouvoir sumuseidinisé de sa
société que Mbembe appelle par la trilogie (I bouche, ventre et phallus n.
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Le concept de postcolonie demeure un acquis important pour les études africaines. I1 mérite un approfondissement théorique et un élagage
de l’enfermement foucauldien. Celui-ci est le lit de Procuste sur lequel
il est couché alors que cette même manière d’écrire l’histoire de 1’Afrique contemporaine en termes de pouvoir, de ses lieux d‘émergence et
de son exercice nous ouvre des voies fécondes pour l’explication, l’interprétation et la compréhension de la complexité des structures et des pratiques en Oeuvre ; elle mènera certainement à la production de concepts
plus appropriés à la réalité africaine. Enfin, cette hypothèque nihiliste
trouverait-elle la solution dans 1 ’ événement
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conceptualisé par Lyotard (16),après Kant. Dans ce cas, nous ne penserions l’Afrique que dans
l’archéologie de la pensée française en courant le risque de créer une
seconde négritude. Faisons nBtre cet avertissement de B. Mouralis (17) à
la suite de F. Fanon : la colonisation est avant tout une violence intellectuelle et l’imposition de la pensee occidentale dans les colonies.
))
Tshikala K. Biaya
Africana Studies Proguarri (NIZUYork)
(16)
J.-F.Lyotard, Le &f&end, Paris.
(17) E. Mouralis,
116
e
Images du Noir dans
la littérature occidentale n, Notre Librairie,
1987, pp. 90-91.
;