Christophe BOUREUX, Tel Nemrod, chasseur géant devant le
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Christophe BOUREUX, Tel Nemrod, chasseur géant devant le
TEL NEMROD, CHASSEUR GÉANT DEVANT LE SEIGNEUR Christophe BOUREUX « Tel Nemrod, chasseur géant devant le Seigneur » Que serait la science dans son constant souci d’exactitude érudite et d’objectivité impartiale sans les variations imaginatives et les expériences intuitives qui la portent et lui redonnent sans cesse le goût des choses vécues ? Nemrod, roi de Babel et fondateur de Ninive, dont le récit de la Genèse nous dit qu’il fut ls de Koush, et petit ls de Cham, appartient à ces personnages bibliques qui perdurent dans les bas-côtés de la culture populaire en contradiction avec la somme de conjectures que l’érudition historique déploie sur leur identité. Car Nemrod qui s’apparente selon les spécialistes à Ninurta, dieu suméro-akkadien de la chasse et de la guerre, ou à Gilgamesh, roi d’Uruk et célèbre héros de l’épopée qui porte son nom, perdure dans notre imaginaire à l’instar de Mathusalem (« ça remonte à Mathusalem ») ou Goliath (« c’est David contre Goliath ») comme un nom anonyme tellement évident que son existence possible ou supposée s’afrme spontanément lorsqu’il s’agit de chasse et de chasseurs. En effet, ce ne sont pas tellement les contrées lointaines du croissant fertile mésopotamien qui résonnent des exploits cynégétiques de Nemrod, mais notre arrière-pays villageois, entre bosquets et fond de vallée, bords de plaines et futaies, rives bourbeuses et rochers escarpés, là où une bande de compères habillés en verts ont plaisir à arpenter la campagne avec le plus grand sérieux sous les aboiements joyeux des chiens et le rutilement d’un fusil à deux coups. Le lecteur familier de Louis Pergaud narrant les aventures de Miraut chien de chasse, de Maurice Genevoix retraçant la passion impénitente de Raboliot braconnier solognot, ou de l’Homme de chasse de Paul Vialar, rencontre en ligrane à chaque page la présence d’un Nemrod plus sympathique que dangereux dans son non-conformisme de terroir et son immersion fusionnelle avec la nature. C’est l’ombre de ce Nemrod des campagnes françaises n’ayant de commun que le nom avec l’arrogant et puissant roi de Ninive et Babylone qui circule entre les personnages dans une fameuse scène du lm de Jean Renoir La Règle du jeu de 1939. Le garde-chasse Schumacher confronte au propriétaire du domaine, Robert de la Cheyniest, Marceau le braconnier, qui pose des collets, enn surpris avec un lapin dans sa gibecière. Le garde-chasse dans sa raideur alsacienne se sent oué par la roublardise du local ayant su capturé à son prot l’indolence apathique du citadin qui le laisse partir avec une moue de lassitude : « Monsieur l’Marquis est trop bon ! » rétorque alors Marceau en s’inclinant et en regardant de biais avec un petit sourire de victoire Schumacher furieux. 57 C’est la délité à la nature et à son goût âpre de vie et de mort de notre Nemrod des contrées paysannes qui hante ensuite la scène de la partie de chasse où, avec une narration d’une force plastique saisissante les rabatteurs progressent dans les sous-bois en tapant sur les arbres de leurs bâtons pour faire fuir lapins et faisans qui tombent ensuite sous les coups de fusils des riches invités du marquis. Nemrod dans cette culture des bois et des champs n’est donc pas l’audacieux et féroce guerrier conduit par son orgueil démesuré à construire une tour qui rivalise avec la puissance du Seigneur. Milton l’a dépeint dans son Paradis perdu comme le type même du tyran et Dante le place dans l’Enfer de la Divine Comédie, comme l’un des gardiens du Puits aux Géants, entre le huitième et neuvième cercle qui ferme l’enfer. Nemrod, en voyant Dante et Virgile approcher, leur crie ces paroles mystérieuses: « Raphél mai amèche zabi almi », mots que Dante invente pour retranscrire le mélange des langues antérieur à la perte du langage unique et la division des hommes dont Nemrod fut le désastreux agent. Dans la littérature dépeignant un naturalisme de la vie simple et dans les récits d’exploits cynégétiques emplissant les bistrots de villages, notre Nemrod s’est donc défait de la prétention à être une gure biblique redondante pour devenir un intercesseur avec ce monde de la terre et des animaux de nos contrées, là où chaque indice de vie est la trace d’une lutte contre plus fort que soi dans la saveur musquée des plumes, poils et laissées en tous genres. Il est ce terroir fait homme, doué de parole en quelque sorte, ou d’un langage intermédiaire entre le nôtre et celui du nuage, du vent dans les feuilles, du renard qui chasse dans la nuit, de la perdrix qui rappelle, du cerf qui prend son buisson, du sanglier qui fonce dans les maïs. A côté donc du Nemrod géant de cinq mètres de haut qui afche sa puissance en étranglant souverainement de son bras gauche un lion aux crocs acérés sur le célèbre bas-relief du Louvre, la mémoire commune des chasseurs petits et grands se nourrit de la gure de l’audacieux chasseur Nemrod dont les exploits cynégétiques se développe au gré des casse-croûte sortis de la gibecière à la lisière des bois et des « tournées » au coin d’un feu dans un relais de chasse enfumé ou dans un café-épicerie-bar-tabac les dimanches soirs de novembre, selon le standing des uns et des autres. A la présence furtive de Nemrod dans la Bible (trois occurrences seulement: Gn 10, 8-12 ; 1 Ch 1,10 ; Mi 5,5) répond celle beaucoup plus abondante des innombrables petits récits des magasines spécialisés de la littérature cynégétique où se cristallise la gure du chasseur que l’adolescent apprend patiemment à devenir ou que le vieux perclus d’arthrose prétend être en idéalisant quelques épisodes passés magniés au fur et à mesure de leur ressassement. Alphonse Daudet nous met sur la trace de cette métamorphose dans son célèbre Tartarin de Tarascon car « dans la boutique de l’armurier Costelcade, tous les Tarasconnais le reconnaissaient-ils pour leur maître, et comme Tamarin savait à fond le code du chasseur, qu’il avait lu tous les traités, tous les manuels de toutes les chasses possibles, depuis la chasse à la casquette jusqu’à la chasse au tigre birman, ces messieurs en avaient fait leur grand justicier cynégétique et le prenaient pour arbitre dans toutes leurs discussions. C’était Tartarin de Tarascon qui ren58 TEL NEMROD, CHASSEUR GÉANT DEVANT LE SEIGNEUR dait la justice. Nemrod doublé de Salomon ». Daudet ne fait que reprendre, en le caricaturant, l’usage qui veut que dans les récits cynégétiques l’auteur en mal de synonymie n’hésite pas à magnier les exploits de son chasseur en le qualiant de Nemrod. Aujourd’hui, c’est évidemment le nom qui a été retenu pour le premier jeu virtuel de chasse en 3D pour PC ! On aurait pu croire que dans nos pays de vieille chrétienté, Nemrod allait laisser la place à saint Hubert, qui, au VIIe siècle près de Maastricht, comme saint Eustache au IIe siècle, vit un crucix au milieu des bois d’un cerf l’enjoignant de calmer sa passion débordante de la chasse et d’aller se faire baptiser par l’évêque d’à-côté. C’est sans doute que le symbolisme de la corne comme emblème de la puissance est sufsamment fort pour permettre la cohabitation de l’ancien et du nouveau dans la revendication d’un patronage pour les chasseurs. La corne, symbole de virilité et de vitalité (qeren en hébreu signie corne et puissance, à la base des innombrables visions prophétiques zoomorphes signiants les potentats hostiles) correspond bien à cette quête incessante de domination et de confrontation risquée avec la mort. Le bois du cerf qui repousse chaque année exprime le paradoxe même de la chasse qui est de parvenir à tuer ce que l’on aime et connaît le mieux. C’est dans cette familiarité paradoxale du gibier et du chasseur que peut se nouer, dans la symbolique biblique, la thématique de la quête, puisque le chasseur est, comme le cerf altéré cherchant l’eau vive (Ps 42,2), comparable à l’âme cherchant son Dieu. Pascal ne s’y était pas trompé quand, dans une de ses Pensées (136) sur le divertissement, il relève que « ceux qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit … Les hommes ne savent pas que ce n’est que la chasse et non la prise qu’ils recherchent ». Ainsi par un curieux renversement auquel les méandres improbables de la pensée symbolique nous rend familier, Nemrod, qui incarnait le despotisme de la vie urbaine et le monopole de la violence étatique, est-il devenu la gure d’une rébellion authentique contre une société qui a perdu le sens des véritables combats où s’aiguise le goût profond de l’existence risquée et savoureuse. De l’oppressante uniformité de la langue jointe à la rapacité de posséder et de se hausser toujours plus haut, Nemrod est devenu l’éponyme des chasseurs-quêteurs en tous genres (car il n’est pas nécessairement besoin de faire sonner la poudre pour en être !) qui à ras de terre dans la polyphonie animale et végétale savent que « entrer dans une forêt, c’est changer d’univers. On entre dans l’univers primordial et aussi, peut-être, dans l’univers futur, dans la mesure où il n’est pas interdit de considérer l’humanité comme une parenthèse entre deux forêts, et, en même temps, on se sent étrangement chez soi. La forêt est la demeure de l’homme, une demeure qui se déplace à mesure qu’il avance. Vivre pleinement, c’est sans doute marcher entre des arbres, ces témoins silencieux et vivants qui semblent destinés à prouver qu’il y a un lien caché entre l’extrême silence et l’extrême vitalité »1. Christophe BOUREUX 1. Jacques de BOURBON BUSSET, Discours de réception à l’Académie française à la place de M. Maurice Genevoix prononcé le 28 janvier 1982. 59