Des poèmes en prose : le travail de mise en page La transfiguration
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Des poèmes en prose : le travail de mise en page La transfiguration
Attention ! Les indications en couleur ne sont qu’une aide à la lecture et ne doivent pas figurer dans votre rédaction. La réponse est ici très complète. Pour que vous puissiez moduler au gré de votre temps la longueur de la réponse, nous avons indiqué en italique les idées maîtresses ; le reste de la réponse est constitué d’exemples pris dans les textes et peut être raccourci. À partir du XIXe siècle, la poésie ne se définit plus par la forme versifiée. L’invention du poème en prose par Aloysius Bertrand aboutit en effet à une redéfinition de la poésie, qui dépasse cette contrainte formelle. Après lui et dans le même siècle, Baudelaire, mais aussi Rimbaud (dans ses Illuminations qui comportent des poèmes aussi variés que « Les Ponts » et « Aube »), optent pour la prose ; au XXe siècle, Henri Michaux dans « La Jetée », extrait de Mes propriétés, L’espace du dedans, et Francis Ponge avec le « Pain » suivent cette voie. Comment peut-on encore dire que ces textes sont des « poèmes » ? Des poèmes en prose : le travail de mise en page Les textes du corpus se présentent clairement comme des textes en prose, dégagés de toutes contraintes formelles : ni vers, ni rimes. Mais ils marquent tous un travail sur la forme des paragraphes, visible dans la mise en page et la typographie. « La ronde sous la cloche » est écrit en ce qu’on pourrait assimiler à des versets, équilibrés et séparés par des blancs ; « Aube » est constitué par une multiplicité de courts paragraphes encadrés par deux octosyllabes qui se démarquent du reste du poème, au début et à la fin ; « Les Ponts » (qui reprend un motif fréquent de la peinture), bloc unique et monolithique, semble reproduire la forme rectangulaire et géométrique d’un tableau ; « La Jetée » joue avec la longueur des paragraphes, que le poète étire ou raccourcit à sa guise, pour en exploiter les multiples figures. Seul Ponge opte résolument pour la prose dans ce qu’elle a de plus quotidien ; mais là encore il y a une recherche ; le pain est un objet quotidien : Ponge se met en conformité avec son sujet en ayant recours au paragraphe dans son utilisation la plus… quotidienne ! Les cinq poètes marquent donc le souci d’adapter l’aspect graphique de leurs textes à leur sujet. La transfiguration du réel Du point de vue du fond, chacun de ces textes prend son inspiration dans une réalité souvent banale, du moins commune qui entoure le ©HATIER poète – lieux, objets ou moments de la journée – : ce sont les douze coups de minuit d’une horloge de son quartier, sous un orage, qui mettent en branle l’imagination d’A. Bertrand ; les « ciels gris » et les multiples ponts qui font partie du décor des villes que Rimbaud a pu voir (Venise, Londres, Amsterdam ou Paris) sont le modèle du « tableau » des « Ponts » ; un matin d’été ouvre la course matinale du poète magicien dans « Aube » ; « Honfleur » et la « mer » proche mais invisible de son « lit » donnent à Michaux l’essor de sa jetée imaginaire ; et le « pain », nourriture quotidienne par excellence, « alimente »… le poème de Ponge. Mais ces réalités sont transformées et transfigurées par l’imaginaire des poètes qui les font voir sous un jour nouveau, les dévoilent. À l’aide d’images – comparaisons, métaphores, personnifications… –, les poètes transportent ainsi le lecteur dans un autre monde où toutes ces réalités ont été déformées : les coups de minuit deviennent des « magiciens qui font une ronde » ; les ponts de Rimbaud semblent animés de mouvements entrelacés et le tableau, d’abord statique, s’anime peu à peu, puis se sonorise avec des « airs populaires » et des « concerts seigneuriaux » venus d’une fête d’un autre temps ; l’Aube devient une « déesse » poursuivie par l’enfant devenu magicien qui éveille le monde, où le « wasserfall » a les traits d’un être androgyne à la longue chevelure et où une « fleur […] dit son nom » ; Michaux, par magie encore, se transporte au bord de la mer et les souvenirs d’un « homme » étrange sont devenus comme solides, « long ruban » ou « débris » ; le pain, chez Ponge, prend les dimensions de l’univers, à la fois croûte terrestre et magma du centre de la terre… Ces poèmes construisent un monde qui a ses propres lois, différent du nôtre, imaginaire, qui naît du rêve (Bertrand), de l’hallucination (« Les Ponts ») ou de la féerie (« Aube »), de l’inconscient et de la mémoire (Michaux) et de la vision cosmique (Ponge). Musique et peinture… Pour créer ce monde poétique, les auteurs ont tous recours aux « outils » de la langue qui devient à la fois musique et peinture. Ils jouent sur le rythme des phrases : la fin du poème de Bertrand, avec ses nombreuses coupes, rend compte de l’évanouissement progressif du rêve ; la course effrénée de l’enfant dans « Aube » est rendue par les phrases haletantes des deux avant-derniers paragraphes du poème. Ailleurs, ce sont les sonorités qui créent la musique, parfois imitative : l’assonance en [èr] dans « les Ponts », avec la répétition de la même syllabe, reproduit les « bribes » de sons entendus au loin. Dans « La ronde sous la cloche », Bertrand joue des sonorités qui se répondent pour rendre le son grinçant des girouettes : « les girouettes se rouillèrent »… ©HATIER Enfin, ces textes sont des tableaux vivants qui font concurrence à la peinture. C’est que tous ces textes accordent une importance primordiale aux sensations, aux perceptions qui sont à l’origine de leur construction. Une progression identique Enfin, ces textes suivent une progression similaire. Outre le fait qu’ils partent de la réalité et la transforment, ils forment un tout qui se suffit à lui-même, une unité autonome – ce qui définit le poème en prose par rapport à la prose poétique que l’on trouve dans les romans – : ils ont un début et une fin. Ils débutent par une description – visuelle, sonore… –, qui leur donne leur essor, soit vers une « histoire » : c’est le cas de « Aube » ou de « La Jetée », soit vers une animation de l’inanimé : « la ronde… », « Les Ponts », « Le pain », mais aussi « Aube ». Après ce détour dans l’irréel, tous finissent par un évanouissement progressif ou un anéantissement rapide de la vision, de l’univers créé par l’imaginaire du poète : celui-ci, véritable démiurge, a toute-puissance sur sa création, sur son expérience poétique, sur son « illumination », et la fait disparaître quand bon lui semble, à son gré. L’orage s’arrête par la volonté de Bertrand qui retrouve le réel sous la forme des « fleurs » de « jasmin » ; le « rayon blanc » qui termine la « comédie » des « Ponts » fait penser au soleil de « midi » de « Aube » qui anéantit les ombres, mais aussi au « spot » du théâtre qui met fin, par une sorte de coup de théâtre, à la pièce, c’est-à-dire à l’illusion, dont Rimbaud est le metteur en scène (cette fin est signalée concrètement par un tiret qui sépare le dénouement) ; le « réveil » de « Aube » marque clairement, séparé du reste du poème, la fin brutale – et douloureuse ? – du rêve féerique enfantin. Michaux décide de « regagner » son « lit », en séparant clairement, par l’expression en asyndète « Quant à moi », son destin de celui de l’homme imaginaire. Quant à Ponge, c’est par l’humour d’un jeu de mots qu’il met fin à ce qu’il semble présenter comme un bavardage qui ne doit pas s’éterniser : « brisons-la », dit-il. Que représente « la » ? La mie ou la vision ? À moins qu’il ne s’agisse d’une pirouette pour prendre congé de son lecteur : « brisons-la ». Et nous voici revenus au point de départ (la « comédie » des ponts s’ouvre et se ferme sur la même vision, celle du « ciel »), à cela près que le poème s’est épanoui entre-temps. La structure de ces poèmes consacre la toute-puissance du poète démiurge qui crée, fait exister et anime puis qui met fin à la vie de son poème et l’anéantit quand bon lui semble. En cela il est un véritable « créateur », ce que suggère l’étymologie grecque du mot « poète ». ©HATIER