Book chapter - Archive ouverte UNIGE
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Book Chapter Ville et géopoétique dans l'oeuvre de Kenneth White LÉVY, Bertrand Abstract 1. De la ville-problème à la ville traversée 2. Echelle, regard et pratique du lieu 3. Paris, Genève, Vancouver 4. Ouverture Reference LÉVY, Bertrand. Ville et géopoétique dans l'oeuvre de Kenneth White. In: Amar G., Bouvet R., Loubes, J.-P. Ville et géopoétique. Paris : L'Harmattan, 2016. Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:84629 Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. [ Downloaded 08/02/2017 at 03:03:56 ] Paru in : Georges Amar, Rachel Bouvet et Jean-Paul Loubes (dir.), Ville et géopoétique, L’Harmattan, Paris, 2016, pp. 89-107 VILLE ET GEOPOETIQUE DANS L’ŒUVRE DE KENNETH WHITE Bertrand Lévy Département de Géographie et Environnement et Global Studies Institute, Université de Genève De la ville-problème à la ville traversée Chacun sait que la ville, telle que nous la connaissons, n’est pas au centre des préoccupations de la géopoétique. Cela ne nous a pas empêché, Claude Raffestin et moi-même, de demander à Kenneth White, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, deux textes sur la ville, telle qu’il la concevait dans une perspective idéale 1, et telle qu’il l’avait vécue2. Dans le recueil intitulé Ma Ville idéale, Kenneth White écrit : La prolifération actuelle de publications sur la ville révèle non seulement l’existence d’un problème (voilà longtemps que le « problème urbain » a remplacé la foi dans la ville en tant que structure idéale et l’expérience heureuse de la ville en tant que lieu-où-vivre), mais sans doute une angoisse profonde. Une tradition au moins deux fois millénaire touche à sa fin.3 L’auteur connaît parfaitement l’histoire de la ville, les classiques grecs et romains. Sur Athènes, il écrit : « La ville est le lieu de la politique, de l’urbanité, de la civilité, de la culture »4. Kenneth White envisage le politique animé par un souffle poétique, ce qui devient effectivement rare… Il cite ensuite, entre autres, les Cities Exhibitions de Patrick Geddes (1910)5 et leur nomenclature urbanistique étourdissante qui va de metropolis à necropolis, en passant par 1 Kenneth White, « Atlantic City Blues », in B. Lévy, C. Raffestin (dir.), Ma ville idéale, Metropolis, Genève, 1999, p. 21-48. 2 Kenneth White, « Glasgow : Tropique de Saturne », in B. Lévy, C. Raffestin (dir.), Voyage en ville d’Europe. Géographies et littérature, Metropolis, Genève, 2004, p. 11-23. 3 Kenneth White, « Atlantic City Blues », op. cit. p. 21. 4 Ibid. p. 21. 5 Ibid. p. 22. 1 eupolis, ethopolis, geopolis, biopolis, scholopolis, regionopolis, megalopolis, parasitopolis, patholopolis, larvalopolis… Il convoque aussi Le Livre d’Heures de Rainer Maria Rilke (18991903) : « Car les grandes villes, Seigneur,/sont maudites et se désagrègent.6» En tant que géographe, j'apprécie beaucoup les passages où l’auteur nous dit sa gêne dans les villes : un certain manque d’espace, le bruit insupportable, l’air vicié, bref, ce que nous vivons tous au quotidien, une fois ou l’autre. Nul besoin de citer les passages, dans tel tour-hôtel de Tokyo, où l’homme étouffe comme dans un bocal, à Bilbao, où une dizaine de marteaux-piqueurs sépare sa chambre d’hôtel du Musée Guggenheim, qu’il trouve intéressant du point de vue architectural mais « creux, désespérément creux » « en tant que projet artistique et culturel »7. Pour l'écrivain, ce projet s’inscrit dans un consumérisme culturel de masse, produit d’une pseudo-culture qui est conçue pour attirer touristes et capitaux, mais qui manque d'un soubassement culturel véritable. On sait que Bilbao remporte énormément de succès auprès des touristes culturels, mais j’ai moi-même douté de ce tourisme culturel-là, quand, par une après-midi de septembre, je me trouvais en compagnie de mille autres ouailles sur la place du Dôme à Sienne. Ainsi, Kenneth White, rejoignant par là une des fonctions maîtresse de l’apport de la littérature pour la géographie8, nous « souffle » une perception originale de la ville et de ses réalisations maintes fois vantées, et nous incite à une critique de l’art et de ses monuments contemporains. Il n’est bien sûr pas le seul à le faire, mais il faut un certain courage pour écrire, sur la grande transformation des fronts d’eau européens qui touche quasiment toutes les villes portuaires aujourd’hui réhabilitées d'après le modèle de Baltimore (E.U.A) : « Tout ça, c’est Euroland. Mais où est l’Europe? Où est Bilbao? »9 Fonction critique donc de la géopoétique, qui rejoint en certains points celle d’un Jean Baudrillard dans les décennies précédentes. Chez Kenneth White, peu de promenades urbaines faites dans un sens linéaire et progressif, comme la dérive urbaine chez Guy Debord qui conseille de percevoir les changements d’ambiance entre les quartiers, entre les lieux – un peu d’ailleurs comme C.C.L. Hirschfeld, dans sa Théorie de l’art des jardins (1779-1785), qui conseillait de traverser les cantons émotionnels des parcs à l’anglaise, en se laissant surprendre10. Pas de promenade architecturale ou urbanistique, comme chez l’inventeur de la promenadologie, Lucius Burckhardt, architecte suisse, inspirateur notamment du Walkscapes 6 Ibid. p. 23. Kenneth White, La Carte de Guido. Un pèlerinage européen, traduction de MarieClaude White, Albin Michel, Paris, 2001, p. 81. 8 Cf. Laurent Matthey, « Quand la forme témoigne : réflexions autour du statut du texte littéraire en géographie », Cahiers de géographie du Québec, vol. 52, n° 147, 2008, p. 401-417. 9 Kenneth White, La Carte de Guido, op. cit. p. 83. 10 Cité par Jean-Claude Vernex, « Du voyage de l'œil à l'apparition du paysage : le pittoresque comme une des origines culturelles du tourisme », Le Globe, tome 144, 2014, p. 59-60. 7 2 de Francesco Careri11, professeur d’architecture et d’urbanisme vivant à Rome et qui emmène ses étudiants sur les marges de la ville, dans des endroits notamment désaffectés, avant qu’ils ne soient éventuellement investis un jour par les mouvements de réhabilitation et d’assainissement urbains cités plus haut. La ville, chez Kenneth White, est d'abord l'objet d'une traversée qui va du physique au mental, émaillée de sauts, d'interruptions, de discontinuités géographiques, de ruptures de sens, de changements de registre, et d'espaces blancs. Une aversion pour le linéaire pur, pour la structure, chère à la géographie urbaine, qui dénote les formes, les fonctions et les usages, ainsi que leur évolution, et qui est toujours très utile pour comprendre le corps urbain, mais qui doit être complétée par l’exploration de la ville. Ce que la géopoétique m’apporte lors de mes marches à travers Genève accomplies avec mes étudiants de géographie urbaine n’est nullement périphérique, comme on pourrait le penser au premier abord. Je suis bien obligé de leur expliquer ces formes, ces fonctions, toute cette structure qui rend la ville intelligible à leur esprit en formation, et je ne planifie jamais mes itinéraires précisément à l’avance, mais, comme Thoreau, je sais quelle direction je vais prendre. Et, lorsque nous tournons autour de la cathédrale, un peu accablés par les explications historico-religieuses que je viens de leur donner, je leur fais remarquer les pavés soulevés par les racines d’un arbre immense qui s’élève, parallèle à l’une des tours de la cathédrale. Mise en parallèle de la nature et de la religion, la tradition naturaliste de Genève qui se substitue peu à peu à la théologie au siècle de Rousseau et d’Augustin-Pyrame de Candolle. Je leur indique qu’il s’agit là d’une géopoétique dans la ville. Une présence, un appel qui véritablement monte du sol, et qu’on ne réprime pas. Certes, il y a une insignifiance par rapport à l’Histoire, comme au cœur de la cour de l’Hôtel de ville, sur la rampe menant aux salles du gouvernement, où je leur fait remarquer qu’ils marchent sur des galets de rivières, de lac, arrangés très subtilement d’une manière quelque peu géométrique, une mosaïque de galets comme pourrait en concevoir un enfant. C’est précisément à travers ces quelques signes à première vue insignifiants qu’ils captent une pensée de la Terre, et ils retiennent davantage ces « détails » que la symbolique guerrière qui orne le portique Renaissance d’inspiration romaine de la même cour. L’espace contre le temps. Sortir de l’Histoire pour entrer en Géographie, comme le formule Kenneth White, non sans créer de malentendus, d'ailleurs. On aurait tort cependant de confiner Kenneth White à l’espace sans le temps, à une géographie sans histoire(s). Encore plus problématique serait de le tenir pour un urbaphobe, un mouvement très répandu en Suisse et dont les racines néo-conservatrices ne sont plus à démontrer12. L’homme n’a jamais renié la ville qui l’a vu naître : 11 Francesco Careri, Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, traduit de l'italien par Jérôme Orsoni, Jacqueline Chambon/Actes Sud, Arles, 2013[1e éd. Einaudi, 2006], 224 p. 12 F. Walter, Les Suisses et l'environnement. Une histoire du rapport à la nature du XVIIIe siècle à nos jours, Zoé, Genève, 1990, 294 p. ; Joëlle Salomon Cavin, 3 Glasgow au bord d’un ruisseau fangeux, Glasgow des music-halls et des pubs, des murs barbouillés et éclaboussés de plus de couleurs que le manteau de Joseph, des noms en épaisses lettres jadis dorées, des clochers noirs et froids à l’est, crêtés de feu et flamboyants à l’ouest splendifère. Glasgow et ses foules houleuses, leur rumeur et leur sueur, un grondement qui répond à l’Atlantique comme l’Enfer répond au paradis. Glasgow, où les dragons prolifèrent – et chantent. (…) Je suis une part de cet enfer, j’accepte sa nécessité. Car c’est bien l’enfer, cela ne fait aucun doute. Les larges rues de cette ville, quand le ciel est tout pincé de froid, ou quand le crachin suinte de la brume, ou quand le rouge objet circulaire du ciel vous fait penser au soleil, sont l’enfer pur et simple. Ici aussi sont tous mes pères. Ici je plonge dans le passé qui est dans le présent – dans la naissance, la copulation et la mort, comme disait l’autre.13 Texte qui inverse l’échelle des valeurs médiévales, quand les voyages consistaient en une ascension sur l’échelle de la vertu, de l’enfer au paradis14. La ville est parfois infernale, et l’enfer possède sa beauté. On pourrait établir un lien entre le trauma (dans le sens grec du terme, c’est-à-dire le « choc », qui peut aussi être esthétique) que provoque cette ville sur la psyché de l’auteur et ses conceptions futures en matière de ville et géopoétique. Dans un mémoire intitulé Géopoétique urbaine : un cheminement géopoétique paradoxal15, Séverine Steiner, posait la question suivante : est-il possible de relier ville et géopoétique et de ce fait considérer une géopoétique urbaine? Ou encore peut-il y avoir de l’urbain dans la géopoétique? Séverine Steiner considérait comme problématique mais pas insurmontable la contradiction existant entre la géopoétique, qui raffermit le lien entre l’homme et la terre, et l’urbain ou tout ce qui touche à la ville, qui au contraire a tendance à nous éloigner de la terre ou de la « nature », terme que récuse d’ailleurs Kenneth White qui le trouve trop sentimental. A vrai dire, on peut avoir un rapport géopoétique avec la ville, avec toute ville, qu’elle soit marquée par l’industrie comme Glasgow ou l’ouverture sur le paysage lacustre et montagneux, comme l’est Genève. Bernard Marchand [dir.] Antiurbain. Origines et conséquences de l’urbaphobie, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010, 329 p. 13 Kenneth White, En toute candeur, trad. de l'anglais (Écosse) par Pierre Leyris, Paris, 1989 [1964], p. 41, 52-53. 14 Claude Raffestin, « Nature et culture du lieu touristique », Méditerranée, vol. 58, no 3,1986, p. 13. 15 Séverine Steiner, Géopoétique urbaine : un cheminement paradoxal, Mémoire de licence de géographie (non publié), Université de Genève, 2005, 75 p. 4 Echelle, regard et pratique du lieu Dans En toute candeur (1964)16, le lien entre ville et géopoétique se situe à deux échelles, une échelle interne à la ville, et une échelle externe, ou plus précisément dans un mouvement qui agrandit certains détails de la ville pour les rattacher à la terre, et, dans l’autre sens, dans un mouvement d’aller et retour qui consiste à sortir physiquement de la ville pour pratiquer l’espace de la nature – en l’occurrence les Highlands au sortir de Glasgow. Mouvement interne par la pensée dans le premier cas et mouvement externe par le corps dans le second. Entre les deux, certains lieux urbains privilégiés seraient plus aptes que d’autres à recueillir ou à inspirer une pensée et une expérience géopoétiques, parmi lesquels Séverine Steiner note : les cimetières, les marchés, les gares, les ports, les bords de l’eau, les parcs, les musées, les librairies, les bibliothèques17, auxquels j’ajouterais, certains cafés, bars et restaurants, pour autant que ces derniers ouvrent à un espace plus vaste. Progressons de la plus grande à la plus petite échelle géographiquement parlant, ce qui nous conduit des entrailles de la ville vers l’extérieur. Ce mouvement s’apparente à celui de la géopoétique. Commençons par ce que Séverine Steiner appelait très justement les lieux-refuges à l’intérieur de l’intérieur de la ville : En descendant la rue Richelieu, déserte et perdue, je vois une vitrine pleine de fromages, des jaunes et des rouges, des marrons et des blancs, je m’arrête, souris, et d’un seul coup je vais bien de nouveau. Je lis leurs noms : Gaperon d’Auvergne, Chabichou, Banon, Rigotte, Poivre d’âne, Puant du Nord – c’est sûrement grâce à cette puanteur du nord que je me sens bien, elle me donne la sensation d’une réalité. C’est une réalité de paysan que je retrouve ici, la dernière réalité que nous ayons connue. Car ce n’est pas une réalité l’état de chose qui est le nôtre aujourd’hui, ça n’a pas le corps d’une réalité, ça n’a pas la fibre ni le cœur d’une réalité. C’est un univers de distance et de séparation, un monde où se font suite ennui et catastrophe, dépourvu de profondeur et de continuité essentielle. Je veux la 16 Kenneth White, En toute candeur, traduit de l'anglais (Écosse) et préfacé par Pierre Leyris, Mercure de France, Paris, nouvelle édition revue et corrigée par l'auteur, 1989 [1964], 148 p. 17 Séverine Steiner, Géopoétique urbaine : un cheminement paradoxal, op. cit. p. 46-50. 5 réalité. Tout ce que j’écris est en mouvement vers un peu de réalité.18 Ce « un peu de réalité » correspond peut-être à ce que la ville peut nous offrir, en matière de géopoétique. En y réfléchissant bien, c’est la même chose que l'on retrouve lorsqu'on va acheter des marrons chauds, l’hiver. Le marronnier le plus proche de mon lieu de travail, à Genève, n’est plus un Tessinois mais un Ethiopien, un monsieur frisé d’un certain âge, et c’est l’un de mes lieux-personnes19 (Yi-Fu Tuan), lieu refuge, point de chute dans la ville. Le marronnier se plaignait cet hiver du peu de clients : « Les gens n’ont plus d’argent ». Vraiment ? Ils en ont en tous les cas assez pour s’offrir des tablettes électroniques et toutes sortes de gommes sucrées, moins saines que les châtaignes, qui regorgent de sucres lents. « Eh oui, repris-je, les jeunes n’achètent plus de livres ni de marrons, mais des tablettes et des Haribo ». « Toutes ces conne-ries », rétorqua le marronnier. Cela, c’est le début d’une pensée géopoétique, comme John Kirtland Wright affirmait que le marin ou le paysan ont bien une pensée et une imagination géographiques liées à leur pratique20. Je racontai l’anecdote à une connaissance qui ajouta : «Nous autres aimons encore les marrons parce qu’ils nous ramènent au monde de l’enfance. Les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus cette culture; ce sont enfants d’étrangers. » Je n’étais pas tout à fait convaincu par cette explication quelque peu xénophobe. La vraie explication, je la trouve dans l’absence d’une démarche géopoétique dans leur monde : ils ont tout simplement coupé le lien primordial qui les unit à la terre et au ciel; leur monde n’est pas un monde de séparation mais de liaison à un espace virtuel : leur unique fenêtre ouverte vers l’extérieur. Donc, fréquenter cette cabane, qui est ouverte aux réalités du climat, qui n’est pas abritée, peler ensuite l’écorce du premier marron que m’offre l’Ethiopien en guise de bienvenue, c’est le début d’une pratique géopoétique de la ville, pas encore d’une véritable pensée et expression, mais la géopoétique urbaine commence par là. Cela dit, prenons garde à ne pas limiter la pensée géopoétique à une critique de la haute-technologie; Kenneth White, dans les Vents de Vancouver, ne voyage-t-il pas avec une carte numérique de l’Alaska? Et le fameux marronnier éthiopien, n'est-il pas aussi, quelquefois, en train de communiquer dans sa langue, un écouteur rivé à l’oreille? Concernant la châtaigne, on peut aussi faire appel à la géographie humaine de Jean-Robert Pitte qui écrivit sa thèse sur la civilisation du châtaigner en Europe21, une thèse à cheval sur la notion de genre de vie à la Vidal de La Blache et une géographie du paysage qui se 18 Kenneth White, Les limbes incandescents ou Le livre des sept chambres, trad. de l'anglais (Écosse) par Patrick Mouyoux, Denoël, Paris, 1976, p. 22. 19 Yi-Fu Tuan, Topophilia : a study of environmental perception, attitudes, and values, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, NJ., 1974, 260 p. 20 John Kirtland Wright, «Terrae Incognitae : The Place of Imagination in Geography», Annals of the Association of American Geographers, 37, 1947, p. 1– 15. 21 Jean-Robert Pitte, Terres de Castanide. Hommes et paysages du Châtaignier de l'Antiquité à nos jours, Fayard, Paris, 1986, 480 p. 6 transformera plus tard en géographie culturelle du goût22, où seront mis à contribution les différents sens qui nous permettent d’apprécier les aliments. Quant aux sucreries caoutchouteuses dont raffolent une certaine jeunesse, il s'agit là d'une production de l’industrie chimicoalimentaire alimentée par le lobby du sucre, symétrique à celui du sel, qui surcharge notre nourriture et nos organismes. La clé du choix qui nous porte vers telle ou telle nourriture, c’est bien sûr affaire de goût personnel mais il faut tenir compte des lobbies économiques aussi. Kenneth White fait-il partie du lobby du miel, un lobby hautement estimable, à l'heure où les abeilles sont menacées de disparition dans les campagnes ? Il y a une boutique de miel sur la colline SainteGeneviève, une parfaite ruche jaune, elle s’appelle Aux Abeilles d’Or; pas large, tout éclatante de délices, de saveurs, repaire de lumière, image compacte, concentrée, capitale de la solaire abbaye sans abbé des abeilles. J’y achète du miel en pot de carton ciré, du miel de tous les parfums, de toutes les couleurs, du rouge sombre et fourni au citron le plus pâle. Nous parlons, moi et les deux sœurs qui passent leur vie dans leur boutique, au milieu des herbes, des épis de maïs, des racines torses argentées, des joncs noircis, au milieu du vital, du grotesque, de l’érotique, de l’essentiel, je parle avec elles, douces voix des deux sœurs, estompées, éthérées, et j’achète mon miel, ma kacha, mon maïs et mes pommes, et dehors c’est la nuit noire et bleue, qui se jette avec le vent et la pluie en mitraille dans cette rue en pente étroite, et je sors dans le noir, le mouillé, et j’ai en tête tout le miel qui se cache dans n’importe laquelle des banalités du monde et je sens le pouls de ma vie calme et chaude, la quiétude bourdonnante de ma cervelle, et ma langue tantôt flue lentement, tantôt s’érige rouge et enragée, tantôt chuchotante se replie, ou se hisse et se hausse, tantôt se rue dans le soleil et les ombres, ou se recroqueville sur ses racines obscures, et je parcours le monde entier, sortant de la petite boutique au soleil, où les joncs noirs pointent leurs têtes joyeuses, ou grondent et gueulent les racines séchées, où les épis de maïs rigides serrés dans leur verdure dressent haut leur gloire, où la lavande mauve dépenaillée répand son parfum musqué, où resplendit le tournesol imperturbablement, où susurre et murmure le seigle, où le miel à l’abri dans les pots de cire blanche repose compact dans son feu liquide, et je suis le célébrant : soleil et miel, lune et glace, terre et récoltes, temps et poésie, le monde et moi-même, à Paris, en hiver, au seuil d’une plus vaste demeure.23 22 J.-R. Pitte, « La géographie du goût, entre mondialisation et enracinement local », Annales de Géographie, vol. 110, no 621, 2001, p. 487-508. 23 Kenneth White, Les limbes incandescents, op. cit. p. 64. 7 C’est le développement d’une pensée géopoétique à partir d’une expérience de la ville, qui se traduit par une expression. Pas une géopoétique urbaine à proprement parler, mais une géopétique en prise avec la ville ou une ville en prise avec une géopoétique. Un accès à un monde plus vaste que celui de la ville. Un lieu, défini non seulement comme un fragment de territoire chargé de sens 24, mais comme une fenêtre ouverte sur le monde, par laquelle on aperçoit le monde. Donc, un lien entre le Grand Dedans et le Grand Dehors. L’expression qualifiante procède par vocabulaire analogique avec le corps et l’organisme humain – sans être de l’organicisme : « la quiétude bourdonnante de ma cervelle », « je sens le pouls de ma vie chaude », « ma langue tantôt chuchotante » : des expressions exprimant une corporéité. La présence du corps et de la nature dans la ville ont été maintes fois soulignées au Colloque Ville et géopoétique25. En cela, le corps est le premier médiateur entre le sujet et le monde extérieur, l'environnement. On trouve aussi dans le texte cité ci-dessus quelques allitérations chantées comme : « la capitale de la solaire abbaye sans abbé des abeilles ». En définitive, une dominante de termes de la nature et de la campagne, de la terre et du ciel : miel, lumière, cire, citron, racines, éther, pomme, vent, pluie… Une climatologie en acte plutôt qu’une météorologie sensible à la Amiel. Et une ville organique. On peut comparer ce passage avec le morceau de bravoure littéraire d'Emile Zola, dans Le Ventre de Paris (l’ancien quartier des Halles) qui détaille les salades : Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs cœurs éclatants; les paquets d’épinard, les paquets d’oseille, les bouquets d’artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d’un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque certes des cosses au gros vert des feuilles; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. Mais les notes aigües, ce qui chantait plus haut, c’étaient les taches vives des carottes, les taches pures des navets (…).26 Passage qui possède son esthétique, visuelle et musicale, mais qui révèle surtout une accumulation – contraire à l’esprit de la géopoétique. Paris, Genève, Vancouver… 24 Bernard Debarbieux, « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L’Espace géographique, no 2, 1995, p. 97-112. 25 Organisé par Georges Amar, Rachel Bouvet et Jean-Paul Loubes, Centre culturel canadien, Paris, 12-13 juin 2014. 26 Emile Zola, Le Ventre de Paris, Le Livre de Poche, 1971 [1873], p. 46-47. 8 Chez Kenneth White, pas de description naturaliste de la ville, mais plutôt des récits d’expériences urbaines en marche, la ville vue sous un angle mobile, avec certains arrêts, dans des cafés, des restaurants, devant un jardin ou une enseigne commerce commerciale qui parle à sa mémoire. Kenneth White insère volontiers des cartes mentales, comme la cartographie situationniste, parfois des extraits de plans de ville, car l’auteur n’est pas un ennemi de la représentation zénithale de l’espace. Il y trouve parfois des sujets d’inspiration, dans la toponymie notamment, ou aime à en faire un usage aléatoire plutôt que détourné : ainsi, durant ses premières années parisiennes (1959-1962), quand le jeune auteur vit dans des chambres de bonnes, il a, accrochée dans sa chambre, une grande carte de Paris, dont il pointe un lieu au hasard en fermant les yeux, puis il s'y rend à pied. C'est ainsi qu'il découvre un Paris inconnu, un peu à l'écart, comme la rue de Tolbiac, Pantin…27. Cette manière de fréquenter d'abord le centre pour s'en éloigner ensuite se retrouve ainsi dans sa manière d'habiter et d’explorer la métropole. Durant ces années parisiennes, on a l’impression d’une ville heureuse, pleine de promesses et de rencontres, d'une ville bohème où coïncide son intérêt pour le surréalisme notamment, loin des convenances britanniques. C'est aussi une ville où se projette une image littéraire en renouvellement, celle du Nadja ou de L'amour fou d'André Breton, livres qui l'accompagnent dans ses déambulations géo-mentales. Comme de nombreux auteurs qui proviennent de la campagne (Kenneth White a passé son enfance dans un petit village situé sur la Côte ouest de l'Ecosse), la grande ville a exercé une fascination lors de ses années de formation : Glasgow, Paris, Munich… Le lien entre Eros, Cosmos et Logos est parfaitement tracé dans le poème « Café du Midi », où Kenneth White livre une version solaire de la ville, lieu de rencontre et de contemplation : Assis là Dans l’ombre Avec un livre Je vois Mireille Beauté vive Traverser le square Ô nuit Donne-moi à lire Le poème de son corps28 Aujourd'hui, Kenneth White affirme ne plus aimer vivre dans la grande ville, mais il s'y rend volontiers lorsqu’il y est invité. Il résume 27 Raconté à Bernard Pivot, Emission Double Je, 25.11.2005, France 2, en ligne sur le site dailymotion, 1e partie, 6e-7e min. 28 Kenneth White, « Café du Midi », Terre de diamant, traduit de l’anglais par Philippe Jaworski, Marie-Claude White et l’auteur, Grasset, Paris, 1983, p. 138. 9 sa démarche urbaine dans un entretien accordé à la radio suisse romande : Dans les villes, j’opère par cercles concentriques. A partir de l’Histoire, je vais dans le contexte contemporain. Ensuite dans le contexte contemporain, je fouille jusqu’à trouver les recoins les plus secrets, et moi, à travers tous ces lieux, tous ces passages, je suis le passant et le passeur, l’observateur, le spectateur, le commentateur, le critique.29 De manière générale, le poète voit ce qui échappe à l’homme du commun. Les quelques déambulations faites en compagnie de Kenneth White à Genève m’ont conforté dans cette opinion. Par exemple, lors d’un séjour effectué en mars 2004, je le questionnai en fin de journée sur ce qu’il avait vu dans la ville. Il me décrivit sa marche, remontant du Rhône en direction du lac sur les quais de la Rive droite. Je m’attendais à ce qu’il me parle de l’urbanisme, de l’architecture ou de l’atmosphère qui règne dans cette partie touristique de la ville, mais il évoqua le moment précis où le voile nuageux se déchira pour laisser apparaître les montagnes enneigées d’une manière éblouissante. Il voulait savoir comment s’appelait cette montagne qui ressemblait à une « baleine couchée » : le Salève. Très peu d’éléments sur le lac ou sur la ville elle-même, mais une façon de saisir la ville par le regard latéral qui s’élève vers l’enneigé et le ciel. Kenneth White me semblait plus à l’aise avec la Genève d’hiver qu’avec celle d’été. Jamais il n’employa l’expression de ville-paysage, mais je ressentais que cette ouverture sur le lac et les montagnes inscrivait la ville parmi celles où il aimait à se rendre. Il écrivit lors de ce séjour un court poème, « Genève » : En sortant de la gare ferroviaire ce panorama de l’Engadine peint sur le mur m’a fait penser à Nietzsche assis à présent devant la fenêtre de l’hôtel buvant un petit vin local je contemple par-delà une barricade de banques les hauteurs blanches qui dominent la ville et suis la dérive solitaire d’un canard à dos noir sur le Rhône sombre et vert.30 Un lieu culturel inspire un lieu naturel. Le « par-delà une barricade de banques » apparaît comme l’obstacle qu’il faut surmonter pour que la vue se libère. C’est bien la ville charpentée et structurée qu'il évite, 29 Kenneth White, Emission radiophonique Vertigo, entretien avec Pierre Philippe Cadert, RTS, La Première, 20.5.2014. 30 Kenneth White, « Carnet d'un Européen erratique, 3. Genève », Le Passage extérieur, traduit de l’anglais par Marie-Claude White, édition bilingue, Mercure de France, Paris, 2005, p. 159. 10 pour atteindre à une vision géopoétique. Notons aussi la dimension locale qu’il imprime au poème. Autre anecdote significative qui m’apprit beaucoup sur la démarche géopoétique. Lors d’un autre séjour, en fin d'été, j’emmenai Kenneth White dans mon appartement, qui est situé dans un immeuble moderne, sur les franges de la ville. Il venait de participer à une discussion publique avec Nicolas Bouvier. N’ayant visiblement pas eu le temps de casser la croûte, il me réclama un morceau de fromage. Il me fit d’abord déplacer une pile de volumes entassés sur la table à manger qui gênaient selon lui la géométrie de la pièce. Je pris note de son sens de l’espace. Toutefois, c’est le style anglais d’une partie de mon mobilier qui semblait l'embarrasser; il s’assit à l’extrême bord du canapé de cuir vert d’où l’on a la vision panoptique du salon, comme s’il refusait des prendre ses aises. Plus tard, je découvris son aversion viscérale à tout ce qui ressemble au style victorien, souvenir sans doute d’une Angleterre victorieuse mais poussiéreuse. Quand plus tard, nous passâmes devant le Victoria Hall, la salle de concert victorienne offerte à Genève par un notable anglais en souvenir de sa reine, il émit une remarque très ironique : « Ça lui ressemble! ». Ensuite, dans l’hôtel de style Liberty où il logeait à quelques pas de là, il me confia qu'il étouffait dans sa chambre, située à l'étage supérieur, mais dont il ne pouvait ouvrir la fenêtre à cause du bruit de la ville. Chez moi, je lui fis faire le tour de l’appartement dont il apprécia l’espace et le calme. Je commentai quelques masques vénitiens accrochés dans le hall, et il m'écouta poliment. Il se saisit alors de la porte d’entrée et s'exclama : « Voilà une bonne porte ! » Je n’y avais jamais prêté attention, mais à ce moment précis, je compris que nous étions au cœur de la démarche géopoétique, nourrie par un modèle culturel : le bois était naturellement cerné, il représentait un élément de "nature brute" dans l’appartement, une forme d’authenticité dans un univers mobilier soumis à des influences multiples. Lors d'un autre séjour, il désira s’approcher, toujours dans mon quartier, d’un totem sculpté dans la base d'un tronc d’arbre qu'on avait coupé; je crois que l'arbre, majestueux, menaçait l’entrée d’un supermarché. Le totem ramenait Kenneth White à une civilisation connectée à la nature, à une totalité, mais pour moi, il ne représentait qu’un ersatz ludique placé devant un espace de consommation. Dans le parc à l’anglaise voisin, nous fîmes quelques pas, mais je sentais que c'était le totem qui l'attirait, ou alors, la vraie nature, qui n’était qu’imitée dans ce parc. Rousseau, mais aussi Thoreau ou Walt Whitman, appartenaient à son modèle culturel. Son regard sur Genève pouvait être résumé ainsi : le dos d’un canard plutôt que le quartier des Banques, une porte et un totem en bois plutôt que des masques vénitiens. Claude Raffestin, qui était très sensible à la manière de Predrag Matvejevich d’aborder Venise31, une Venise des chats, des jardins et des arrière-cours, compara le 31 Predrag Matvejevich, L’autre Venise, traduit du croate par Mireille Robin, Fayard, Paris, 2004, 155 p. 11 comportement de Kenneth White à celui de Marcovaldo, le personnage d’Italo Calvino qui descend des bois et qui se montre parfaitement inadapté dans la grande ville. La comparaison tenait de la boutade, car Kenneth White, sans être un littérateur de salon, maîtrisait parfaitement les codes de l’urbanité. En fait, la bonne formulation, c’est toujours Claude Raffestin qui l’exprima lors de la soutenance de thèse d’Alexandre Gillet sur la géopoétique du cairn32 : Urgeographie. C’est-à-dire, une géographie originelle, primitive, telle qu’elle apparaît chez les peuples premiers, et telle qu’elle a été étudiée par un Maurice Leenhardt, un proche d’Eric Dardel33. Cette lecture « archaïque » de la ville, qui n’est évidemment pas la seule chez Kenneth White, ressort très bien dans son dernier ouvrage : Les Vents de Vancouver34. Plus de trente ans après La Route bleue, l’auteur remonte la côte ouest du Canada : Vancouver s’est substituée à Montréal, et l’Alaska au Labrador. Il use d’un regard moins « naïf » dans le sens phénoménologique de la description pure et naïve du monde, telle que la recommandait la phénoménologie d’un Merleau-Ponty. A l’inverse, davantage d’histoire reliée à la géographie des découvertes et de l’exploration. Une alternance d’expérience et de connaissance de l’espace, avec des chapitres ou des paragraphes très documentés sur l’histoire et l’ethnologie des Indiens, ou sur des explorateurs tels George Vancouver ou Alexander Mackenzie. L’impression d’aller non pas à la recherche mais à la rencontre de racines, car Kenneth White se trouve d’abord projeté dans l’ancien quartier écossais de Vancouver, situé sur l’East Side, dont il trace, au sortir d’un pub, une géographie sociale et culturelle : En sortant du Red Dog, je me suis trouvé dans ce qui devait être la partie écossaise de Vancouver : des rues étroites bordées de petits hôtels portant des noms tels que Balmoral House, Holyrood Rooms, The Bruce Arms, qui me menèrent à la bibliothèque Carnegie. Autour de la porte d’entrée, un rassemblement débraillé d’épaves, de mendiants, de camés et d’alcoolos, parmi lesquels se distinguait une fille – jerkin en cuir noir et jupe en morceaux de tartan déchirés, autour de la tête une écharpe décorée de crânes et une araignée sur la joue gauche – qui, levant vers le ciel ses yeux rouges et chassieux, se mit soudain à pousser un hurlement de sorcière des HautesTerres. L’âme torturée de la vieille Calédonie…35 Passage significatif qui montre d’abord un cheminement dans la ville, puis s’attarde sur une personne en marge qui n’aurait pas déparé 32 Alexandre Gillet, Le cairn et l’espace ouvert : géographie, géopoétique, géographicité, Université de Genève, Département de géographie, Thèse de doctorat, 2008, 474 p. 33 Cf. Eric Dardel, Ecrits d’un monde entier, édition établie par Alexandre Chollier et Eric Wadell, Héros-limite, Genève, 2014, 416 p. 34 Kenneth White, Les Vents de Vancouver, traduction de Marie-Claude White, le mot et le reste, Marseille, 2014, 165 p. 35 Ibid. p. 10-11. 12 chez Jack Kerouac ou John Fante. Livre qui alterne non seulement géographie et histoire, mais géopoétique et poétique de la ville. Certes, même dans ses portraits, Kenneth White est emporté par le mouvement qui va des signes de la culture à ceux de la nature, mais la question se pose : qu’est-ce qui distingue une poétique de la ville d’une géopoétique? Bien souvent, Kenneth White n’opère pas exclusivement sur le mode géopoétique tel que défini jusqu’ici; ses textes considèrent la ville comme un terrain d’exploration aussi bien humain que culturel, et ses glissements d’échelle sont ceux d’un promeneur qui voit la ville à hauteur d’homme, qui s’attarde sur certains « détails » volontiers reliés à un monde d’avant la machine, comme des totems à Stanley Park, ou un tipi dressé devant la Vancouver Art Gallery. Alors qu’il assiste aux spectacles plaisants du National Aboriginal Day, il y décèle toutefois un manque d’authenticité, une acculturation musicale : « (…) en tant que culture organique c’était inexistant. Juste une dose de bruit autochtone ajoutée à la cacophonie générale »36. Là, nous sommes toujours dans la sphère critique de la géopoétique. Plus loin, après avoir écouté un prêchi-prêcha écolo-spirituel : J’éprouvais beaucoup de sympathie pour cela. Mais en même temps je ne pouvais pas l’avaler. C’était un horrible mélange à l’américaine de sentimentalité, de ferveur religieuse, d’idéologie identitaire et de méli-mélo mythologique. Le vrai langage, la vraie voie, c’est ailleurs qu’il faut la chercher.37 C’est alors que Kenneth White se met en quête d’un bateau qui le mènera vers le Nord, The Experience, un ancien remorqueur retapé. En conversant dans un troquet, sur un quai de l’East Side, il fait la connaissance du propriétaire. A bord de ce bateau, l’espace va s’ouvrir, après que la silhouette de Vancouver disparaisse lentement. Ouvertures Si Kenneth White aime à rappeler le lien organique qui unit la ville à son territoire, il sait aussi brosser un portrait de ville, en mettant entre parenthèses la démarche géopoétique, qui finit toujours par réapparaître de toutes façons. Par exemple, dans cet extrait récent, il cerne l’identité bruxelloise, reflet d’une morphologie urbaine : Le jour suivant, je me suis mis à arpenter Bruxelles. Il n’est pas facile de se faire une idée de cette ville. Paris a une unité de style, pas Bruxelles. Au moment où vous croyez l’avoir saisie, vous tournez à un coin de rue et là, quelque chose de nouveau bouleverse l’image que vous en avez. Prenez une maison flamande en brique rouge, placez-là à côté d’une façade Modern Style, suivie d’un gratte-ciel en verre bleu azur, ajoutez en vrac quelques 36 37 Ibid. p. 39. Ibid. p. 32. 13 autres styles et constructions, et vous avez Bruxelles.38 Passage où l’auteur ajoute que l’identité sociale de Bruxelles est comparable à cette juxtaposition de contrastes, qui surgissent comme par effet de surprise. Si la ville est très présente dans l’œuvre précoce de l’auteur, elle fait un retour en force dans ses ouvrages récents. Par exemple, La Carte de Guido est ponctuée de villes européennes de toutes tailles : outre Glasgow, Munich et Bruxelles, Mons, Dublin, Galway, Cork, puis des villes espagnoles comme Bilbao, Monforte de Lemos, Baiona, puis Venise, Trieste, Belgrade, Podgorica, Kotor, Pula (Istrie), enfin, Stockholm, Manchester, Edinbourg. Le but de l'auteur ici est manifestement d'offrir une sorte de kaléidoscope de lieux urbains où la civilisation européenne, ancienne, moderne, contemporaine, est présentée sous plusieurs aspects. Il y intervient, en tant que sujet, nettement moins que dans sa description, son expérience des deux villes qu’il a connues en tant qu'habitant : Glasgow et Paris. Glasgow est la cité des origines, familière et familiale, l’enfer dit avec un humour grinçant, les Highlands en arrière-fond, le terrain où le jeune homme se met à l’épreuve de la nature. Pour ceux qui chercheraient dans la prose ou la poésie de Kenneth White une ville verte ou écologique, la déception guette. Tant que l’écologie ne donne pas accès à une nouvelle culture, à une poétique, elle ne l’intéresse pas. Aujourd’hui, l’écologie scientifique s’est trop coupée de la philosophie et d’une poétique de la nature pour que Kenneth White se laisse entraîner sur ce terrain; il reste un esprit critique, un esprit libre qui parcourt les villes. La liberté, c’est à Paris qu’il l’a expérimentée. Paris est omniprésente dans Les Limbes incandescents, ouvrage écrit au cours de deux séjours parisiens et travaillé sur une dizaine d’années (19601970). Ville ouverte à tous les possibles, ambivalente bien sûr, propice aux plus belles rencontres dans le champ érotique et intellectuel, rencontres le plus souvent avec des personnes en marge ou en rupture de la société de la capitale. Un Paris poétique, champ d’expériences personnelles intenses se dessine, mais aussi un « Paris (qui) démolit les gens de toutes façons »39, comme lui assène un jeune; Paris réunit ainsi les deux faces d’une même médaille. C’est un Paris port de mer, étape obligée vers des horizons plus vastes que l’auteur recherche, un Paris qui s’incarne principalement dans des personnages de chair et d’esprit, rarement un Paris abstrait, lieu de construction des idées ou des identités collectives. Une ville qui laisse une certaine place à l’individu, au travail, à l’étude. Un toponyme suffit à faire émerger le réel, le fameux « effet de réel », qui ne nécessite aucune description systématique pour être imaginé. On passe de la ville pensée à la ville vécue, de la petite à la très grande échelle géographique sans y prendre garde, en ignorant le plus souvent les échelles intermédiaires, celles des formes et des fonctions urbaines. Un Paris personnel, une 38 39 Kenneth White, La Carte de Guido, op. cit. p. 39. Kenneth White, Les limbes incandescents, op. cit. p. 99. 14 cité sinon sympathique, du moins attirante. Déjà, les grands thèmes de la géopoétique s’y dessinent, comme les nourritures terrestres, le besoin de respiration, la recherche de mondes extérieurs plus élevés. La ville est considérée comme un camp de base pour rejoindre de plus hautes terres, ou le large. 15