passages - Pro Helvetia

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Table des matières
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Etienne Barilier
Le Léman, d’une rive à l’autre
Ou de Bocion à Corot
Jean-François Rohrbasser et Jean-Bernard Mottet
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L’agglomération comme région culturelle
Entre Rhône-Alpes et Arc lémanique
11
Lyon, ville d’accueil
Quatre questions à Patrice Béghain,
adjoint à la culture de la Ville de Lyon
12
Carine Bel s’entretient avec Gilles Jobin
Pas de deux à Annecy
Un chorégraphe suisse en France
14
Olivier Horner
«Rasez les Alpes…»
La chanson romande dans l’espace francophone
18
Joëlle Kuntz
De Carouge à Carouge
Les frontières du réel
22
Beat Mazenauer
L’empire des régions virtuelles
Voisinage global dans Internet
25
Otfried Höffe
La frontiérologie
Plaidoyer en faveur d’une science nouvelle
Encart:
Fenêtre ouverte sur «La belle voisine»!
Roberto Induni
Un programme culturel multidisciplinaire
L’essentiel des manifestations
29
Eric Jakob
La Regio Basiliensis
Les chances d’une politique culturelle transfrontalière
34
Martin Zingg
Une petite médaille pour Monique
Portrait
36
Wolfgang Göckel
De Lörrach à Liestal
Le festival STIMMEN
40
Patricia Arnold
Jardins suspendus, palmiers et feuilles de chêne
L’Insubrie, terra recognita?
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Andreas Bellasi
Habiter le Bergell, travailler à Chiavenna
Par monts et par vaux en compagnie de l’artiste
Bruno Ritter
48
Bernadette Conrad
Autour du Lac de Constance
Petite topographie littéraire
Roswitha Feger-Risch s’entretient avec Ingo Ospelt
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Changement de scène
Un cabarettiste, le Liechtenstein et la Suisse
Photographie
Le Musée du Point de Vue
Jean-Daniel Berclaz
passages
p
a
s
s
a
g
e
n
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La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia encourage l’art et la culture en Suisse, ainsi que les échanges culturels dans le pays
même et avec l’étranger. Par son activité, elle soutient une Suisse culturelle diverse, actuelle et ouverte.
Passages/Passagen, le magazine culturel de Pro Helvetia, paraît trois fois par an, en français, allemand et anglais. Il est disponible
auprès des représentations diplomatiques de Suisse à l’étranger, au Centre culturel suisse, 32, rue des Francs-Bourgeois,
75003 Paris (pour la France uniquement) ou encore auprès de l’éditeur, Pro Helvetia, Communication, Case postale, CH-8024 Zurich,
tél. + 41 44 267 71 71, fax + 41 44 267 71 06, e-mail: [email protected]. Distribué en Suisse au prix de Fr. 12.50 le numéro ou
Fr. 35.- l’abonnement annuel (http://www.prohelvetia.ch).
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
Le Musée du Point de Vue
Ainsi s’intitule un projet auquel le photographe suisse romand Jean-Daniel Berclaz travaille depuis
quelque temps déjà. C’est un musée sans murs, élevant, par le biais de vernissages en plein air, l’environnement qui les accueille au rang d’œuvre d’art. Le spectacteur est ainsi convié dans les paysages
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les plus variés, comme autant de ready-made. Le jeu de Jean-Daniel Berclaz avec d’invisibles transitions a été exposé en mars 2007 à la Villa du Parc, Centre d’art contemporain d’Annemasse, dans le
cadre du programme La belle voisine. Passages en montre quelques extraits et invite à la traversée
optique de régions frontières cachées ou manifestes.
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Le Léman, d’une rive à l’autre
Ou de Bocion à Corot
Etienne Barilier
Que signifient les frontières, dans la nature, et que signifient-elles pour la culture? L’écrivain Etienne Barilier médite
la question, face à un paysage lacustre sublime S
J’ai la chance de voir se déployer sous mes yeux,
chaque matin, l’un des plus beaux paysages du
monde: le lac Léman, à l’endroit de sa plus grande
largeur; en face de moi, de splendides montagnes,
altières sans être écrasantes. Au fil des heures,
des jours et des saisons, ces montagnes, avec le
lac et le ciel, proposent des variations infinies sur
le thème de la lumière, de l’espace et du temps.
Jean-Jacques Rousseau, dans sa Nouvelle Héloïse,
a donné à ce paysage ses lettres de noblesse préromantiques. Et l’on n’est pas surpris d’apprendre
que Tchaïkovski a écrit la très belle cantilène de
son Concerto pour violon sur les hauteurs de Montreux. Les paysages suisses ont toujours été de
grands inspirateurs.
Les paysages suisses? Mais au fait, la vue que j’ai
de Lausanne n’est pas suisse. La Dent d’Oche ou
les Cornettes de Bise sont en territoire français.
Le lac lui-même est à moitié français. Cependant,
comme aucun poste de douane ne flotte sur ses
eaux, j’imite inconsciemment les nuages ou les
mouettes: j’ignore l’existence de cette frontière
qui prétend couper le lac en deux. Après tout,
lorsque les caprices du soleil et des nuages le divisent en zones d’ombre et de lumière, cette répartition n’a rien à voir avec celle des cartes de
géographie. Certes, j’aurais dû préciser que le lac
Léman, et ses montagnes, constituent l’un des
plus beaux paysages binationaux du monde. Mais
enfin, la nature ne se moque-t-elle pas des frontières nationales?
De Lausanne à Evian Ce n’est peut-être pas aussi
simple, hélas. La nature n’est peut-être pas si indépendante de nos classements et cloisonnements humains. Mais avant d’y revenir, voyons ce
qu’il en est de la culture: prenons le bateau, fran4
chissons les douze kilomètres d’eau douce qui
nous séparent de la France non moins douce. Débarquons sur le quai d’Évian. Pénétrons dans le
premier kiosque venu (à vrai dire, ce n’est pas un
kiosque, ici, c’est une «Maison de la Presse»). Pas
de journal suisse à l’horizon, ou si peu. Franchissons le seuil d’une librairie: pas de livres d’auteurs suisses, ou si peu. Ni plus ni moins que sur
les Champs-Élysées à Paris. La Suisse culturelle, ici,
n’existe guère. D’ailleurs si l’on se retourne, on
constate que même la Suisse «naturelle» a presque
disparu: pas de montagnes, à peine de modestes
collines. La ville de Lausanne, trop grande, est une
tache sur ce paysage déjà sans grâce. Et l’on ne voit
pas pourquoi Évian souhaiterait la regarder, la considérer. Bien sûr, elle y envoie chaque matin son
contingent de travailleurs frontaliers. Mais il est
à craindre que pour les habitants de la «France
voisine», comme on l’appelle volontiers, seule la
Suisse économique existe. Sinon, elle n’est guère
qu’un espace anonyme où leurs yeux se perdent.
Tout de même, je dois à la vérité d’avouer que la
France n’est pas complètement hermétique à la
Suisse voisine, et qu’Évian n’est pas tout à fait
aussi éloignée de Lausanne, culturellement parlant, que Perpignan ou Le Havre. La preuve? J’ai été
invité, un beau jour, à parler de mes livres à Évian.
Or je ne l’ai pas été au Havre, et pas davantage à
Perpignan. Le public savoyard fut très chaleureux,
et d’une chaleur singulière, due certainement à
notre mystérieux cousinage… Il n’en reste pas
moins que j’étais presque aussi exotique, presque
aussi inconnu, à douze kilomètres de chez moi,
que je l’aurais été dans le reste de la France.
Frontières politiques et barrières culturelles Une
chose est sûre: sauf miracle, Évian ne vendra des
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journaux suisses, et surtout des livres suisses, que
si Paris lui en donne l’exemple. Les frontières politiques sont, pour la culture, de très redoutables
barrières, que hérissent souvent les barbelés des
préjugés et que défend le glacis des traditions politiques nationales. Un autre exemple? Comme
beaucoup d’écrivains de Suisse romande, j’ai reçu
un jour le prix littéraire «Alpes-Jura»: un véritable
prix transfrontalier, n’est-il pas vrai? L’expression
culturelle d’une communauté naturelle? Puisque
les Alpes et le Jura sont des chaînes de montagnes communes à la Suisse et à la France… Hélas,
il ne s’agit pas vraiment de cela. Ce prix, décerné
sous les ors du Palais du Luxembourg, à Paris, fait
partie de toute une ribambelle de distinctions offertes à des représentants méritants de la «francophonie», qu’ils soient originaires d’Afrique, du
Vietnam, du Liban ou du Canada. L’impression très
forte qu’on en retire, c’est que la France se penche
avec une affection paternaliste sur ses anciennes
colonies. Et de ces colonies, la Suisse, après tout, a
fait partie: la République Helvétique n’est-elle pas
une création napoléonienne?
Je ne m’amuse pas ici à persifler un grand pays
sans lequel la Suisse romande, culturellement, ne
serait pas grand-chose. Je souligne seulement que
le «Prix Alpes-Jura», très honorable en soi, n’est
guère l’expression d’une conception «transfrontalière» de la culture. C’est l’une des distinctions
que Paris décerne, souvent avec une vraie générosité, aux représentants de la culture française à
travers le monde. Paradoxalement, ce prix fait de
la Suisse un pays aussi éloigné de la France que
le Québec ou le Bénin. Et nous devons bien nous
rendre à l’évidence: le monde de la culture est façonné par le monde de la politique plus que par
celui de la nature.
Il est vrai que le cas de la France est particulier; la
nation des Jacobins est plus centralisée qu’aucun
autre pays européen, et malgré les kilomètres,
Saint-Gall est plus près de Constance que Lau-
sanne d’Évian. Mais malgré tout, même avec l’Allemagne, l’Autriche ou l’Italie, les proximités géographiques, les affinités spatiales, ne sont pas
victorieuses des différences nationales. La nature
n’est jamais plus forte que la politique.
Les sens du paysage Ne serait-ce pas que la nature elle-même, ou ce que nous appelons ainsi, est
déjà politique, ou du moins culturelle? Car il faut
bien voir que d’un pays à l’autre, les paysages euxmêmes changent de sens. Les mêmes montagnes
ou le même lac, vus de France ou de Suisse, peuvent être investis de préoccupations ou d’idéaux
différents. Et pour reprendre une fameuse formule
de Blaise Pascal, ce n’est pas seulement la vérité
qui change de signe en deçà ou au-delà des Pyrénées: ce sont les Pyrénées elles-mêmes qui changent de sens, selon qu’on les regarde de France ou
d’Espagne. Comme les Alpes ou le Jura, elles sont
façonnées par nos manières de voir ou de sentir, et
modifient leur aspect quand on franchit les postes
de douane. Les glaciers des Alpes sont sublimes en
Suisse comme en France, mais ce n’est pas vraiment le même sublime: les sommets suisses sont
grands comme l’effort et la vertu; les sommets
français sont grands comme la grandeur. Pour la
Suisse, les Alpes sont liberté et protection. Pour la
France, elles sont l’obstacle qu’a franchi Napoléon.
On sait depuis Amiel que «les paysages sont des
états d’âme». Mais il faut ajouter que ce sont aussi
des visions nationales et même des biens nationaux. En ce sens, la frontière qui court au milieu
du lac Léman est peut-être invisible. Elle n’en est
pas moins réelle, et difficile à franchir.
Economie de l’esprit Malgré tout, et bien heureusement, ce qui est difficile à franchir n’est pas infranchissable. Et du coup, tous ceux qui vivent
dans des régions frontalières ont à la fois un grand
privilège et une grande responsabilité. Ils se trouvent, comme dit le jargon, à l’«interface» entre
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deux mondes. Ils sont requis, peut-être plus que
personne, de prendre conscience de la réalité qui
leur fait face, et de prendre langue avec elle. C’est
bien parce qu’ils sont aux frontières qu’ils se doivent de les franchir.
Ce franchissement, n’est-ce pas l’acte culturel par
excellence? Aucune avancée, aucune découverte,
aucune ouverture de l’esprit ne se fait autrement
qu’en franchissant les frontières, de quelque nature qu’elles soient. Une fois qu’on a reconnu
l’Autre pour ce qu’il était, il s’agit en effet, pour
s’enrichir et l’enrichir, d’échanger avec lui. Paul
Valéry, lorsqu’il réfléchissait sur l’extraordinaire
vitalité culturelle de l’Europe, a pu décrire ce continent tout entier comme le fruit de «l’échange
de toutes choses spirituelles et matérielles». Il a
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même parlé d’«économie» de l’esprit, précisément
parce que l’esprit vit d’échanges, et s’enrichit par
les échanges. Nos ancêtres auraient, selon lui,
échangé, voire trafiqué, non seulement les objets
du commerce, mais aussi «les croyances, les langages, les mœurs, les acquisitions techniques».
L’échange, c’est la vie de l’esprit, et la vie tout
court. Il suppose des différences, donc des frontières à franchir. Toute culture est échange, et tout
échange est transfrontalier.
Si les frontières n’existaient pas, il faudrait donc
les inventer pour qu’existe l’esprit, et que vive la
culture. Lorsque, chaque matin, j’admire en face
de moi les montagnes de la Savoie, j’ai l’impression que d’elles à moi, des regards s’échangent,
comme entre deux personnes. La France com-
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mence au milieu du Léman, et même si la limite
qui nous en sépare n’est pas visible, elle différencie secrètement les vaguelettes françaises, pleines
de douceur et de finesse, des vaguelettes suisses,
pleines de candeur et de sérieux. Mais la conscience de cette invisible différence, la conscience
des nuances culturelles que l’homme ajoute à la
nature, n’est-ce pas cela même qui nous fait vivre
et créer? Regardez: le lac, ici, est un Bocion. Là-bas,
c’est un Corot. Je ne puis me passer ni de l’un ni
de l’autre.
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Etienne Barilier, né en 1947, romancier et essayiste, est l’auteur
d’une quarantaine d’ouvrages. Parmi ses romans, Le Chien Tristan,
La Créature, Le Dixième Ciel, L’Enigme. Deux de ses essais sont consacrés à des thèmes musicaux (Alban Berg et B-A-C-H). D’autres
abordent des thèmes littéraires, philosophiques ou politiques,
notamment la question de l’Europe. C’est le cas de Contre le nouvel obscurantisme (1995, Prix Européen de l’Essai), dont il existe
une traduction allemande: Gegen den neuen Obskurantismus (Suhrkamp Verlag, 1999). Nous autres civilisations… (2004), et La Chute
dans le Bien (2006) se préoccupent également du destin de l’Europe culturelle.
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L’agglomération comme région culturelle
Entre Rhône-Alpes et Arc lémanique
Jean-François Rohrbasser et Jean-Bernard Mottet
Une région transfrontalière ne se construit pas uniquement sur la base de valeurs économiques partagées. La recherche commune d’identité culturelle fait aussi partie d’un bon voisinage. Les partenariats culturels qu’encourage
le programme de Pro Helvetia «La belle voisine» sont à ce titre exemplaires. Comptes rendus des villes de Genève
et de Lyon S
La belle voisine est un programme artistique et
culturel destiné à mettre en évidence la région
Rhône-Alpes, et en particulier son chef-lieu, la
ville de Lyon. De nombreux artistes suisses y sont
associés, prélude à l’accueil, en un «retour» ultérieur, d’artistes français dans notre pays.
Pour Genève, les initiatives de collaboration ou de
partenariat avec Lyon, et davantage encore avec
les communes françaises qui entourent le canton,
sont une réalité de longue date. Car c’est un fait
que les liens transfrontaliers n’ont pas cessé de se
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
multiplier au fil du développement constant d’une
région qui voit toujours plus de ressortissants
français travailler à Genève, et dans le bassin
lémanique, tandis que nombre de Genevois profitent des facilités ou des avantages – financiers et
immobiliers notamment – offerts par leur grand
voisin européen.
La frontière n’en est donc plus vraiment une. A tel
point qu’on parle aujourd’hui de construire ensemble l’agglomération franco-valdo-genevoise,
une agglomération de près de 700’000 habitants.
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Le concept est certes perçu, pour l’instant et en
priorité, dans une perspective d’aménagement
du territoire et des transports, de manière à répondre aux besoins les plus urgents. Mais les effets de
cette perméabilité transfrontalière grandissante
dépassent largement ces domaines, ils concernent
l’ensemble des prestations qui contribuent à la
qualité de la vie d’une population. C’est dans ce
contexte qu’il convient de placer La belle voisine.
Identité transfrontalière Initié par des organismes
d’Etat, au niveau ministériel de chacun des deux
pays, ce programme vise précisément à reconnaître l’importance des entités régionales et locales
dans la création de passerelles culturelles transfrontalières. D’une certaine manière, on pourrait
dire qu’il s’inscrit comme un corollaire nécessaire,
et paradoxal, à la globalisation en cours et à la création d’entités politiques à l’échelle d’un continent.
Pour Genève, La belle voisine est une opportunité
de profiler la dimension culturelle de la construction en cours de l’agglomération et de la région.
Cette opération a donc valeur de symbole. Elle
illustre la volonté de la part de voisins proches de
se reconnaître une identité culturelle commune
par-delà la frontière. On peut également y voir
une coïncidence heureuse, au moment même où
la Confédération invite les grandes villes suisses à
réfléchir sur le concept d’agglomération et à présenter des projets s’y référant.
Cette démarche est également intéressante alors
que la France vient de désigner Genève comme
l’une de ses douze métropoles potentielles. Loin
d’y déceler le signe d’une réminiscence de projets anciens d’annexion, les Genevois – dans leur
légendaire «orgueil» – se montrent plutôt sensibles à l’honneur qui leur est ainsi rendu… et aux
responsabilités que cela engendre. Mais surtout,
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ils commencent à accepter l’idée que cette désignation reflète une authentique réalité. D’autres
villes suisses, Bâle et Chiasso, doivent sans doute
vivre le même type de situation avec leur proche
voisin allemand et italien.
Partenariats et projets Une agglomération, une région, ne se construisent pas exclusivement sur des
valeurs économiques et financières. C’est pourquoi les partenaires français de Genève ont insisté sur la nécessité d’inclure une dimension culturelle dans les travaux conduits en concertation
par des élus de part et d’autre de la frontière.
Or cet objectif ne peut être atteint par simple décret ni par la seule bienveillante attention des autorités. Le succès dépend en fait du «terrain», c’està-dire des besoins et des attentes des populations
conjugués à ceux des artistes et des acteurs culturels. Le processus d’intégration implique d’abord
qu’un dialogue s’instaure à ce niveau, en vue de
réaliser des échanges et des partenariats puis,
dans un deuxième temps, des projets communs.
En fait, ce processus est enclenché depuis plusieurs années. Dans le domaine du livre, les bibliothèques de la région transfrontalière se sont
liées par une convention qui donne libre accès à
chacun de leurs adhérents. Ce partenariat a également donnée naissance à l’opération Lettres frontière destinée à organiser des rencontres croisées
entre écrivains et éditeurs romands et de RhôneAlpes.
Dans le domaine du théâtre, le projet Colporteurs
a pour ambition de faire voyager les publics autour
du lac Léman. Plusieurs festivals attirent ce même
public de part et d’autre de la frontière: La Bâtie –
Festival de Genève qui, depuis une douzaine d’années, s’étend à Annemasse, Divonne ou FerneyVoltaire; le festival Dansez (danse contemporaine)
organisé depuis la Haute-Savoie ou encore JazzContreBand, dont la programmation est faite conjointement par des associations suisse et française. Autre initiative originale: plusieurs associations
et institutions coordonnent leurs programmations, élaborent un support promotionnel commun et accordent des réductions sur le prix des
places à tous les détenteurs d’un Pass-danse, ce
qui permet à un public transfrontalier d’assister
chaque année à des dizaines de créations et de
représentations de danse contemporaine.
Reconnaissance symbolique Tous ces projets bénéficient du soutien des collectivités locales et
régionales. Mais ils sont également appuyés par
des instruments institutionnels comme le Comité
régional franco-genevois et le Conseil du Léman
dont les actions, discrètes mais bien réelles, ont
permis puis encouragé ces échanges.
Aujourd’hui, le programme de La belle voisine se
fonde largement sur des opérateurs culturels qui
se connaissent et qui collaborent depuis plusieurs
10
années. Le fait que l’essentiel de son organisation
a été assumé par la Fondation Pro Helvetia, est
perçu comme une reconnaissance d’un processus
d’intégration transfrontalière et un engagement
pour l’avenir.
La reconnaissance symbolique, et réelle, que traduit le projet en cours sera-t-elle le prélude aux
étapes encore à bâtir? Car La belle voisine est un
projet ponctuel. Or l’agglomération et la région ne
seront avérés que lorsque sera formalisé le partenariat autour d’une conception communément
acceptée de la politique culturelle.
Engagement commun Déjà s’esquissent les étapes à venir. Ainsi, un groupe de travail va établir,
cette année encore, un «atlas» des équipements
et des acteurs culturels. En parallèle, le Groupe de
concertation culturelle qui rassemble le Canton,
la Ville de Genève ainsi qu’une douzaine de communes – un groupe qui entend débattre des questions communes et des projets d’importance
régionale – va s’élargir aux représentants des
communes françaises. Car l’une des questions
décisives est celle des équipements culturels à
construire dans le bassin de population concerné.
Genève souhaite édifier un nouveau théâtre au
moment où Annemasse, sa proche voisine, pense
à redéfinir son centre-ville et projette d’y inclure
une institution culturelle. L’intérêt de tous n’est-il
pas de concevoir ces projets en coordination? Tous
les espoirs sont cependant permis: la signature,
prochainement, par la Ville de Genève, d’un accord de partenariat dans le cadre de la candidature de Lyon au titre de Capitale européenne de la
culture, en témoigne: plutôt que d’entrer en rivalité avec une belle voisine, il s’agit bien de s’engager à ses côtés, afin d’œuvrer ensemble à la construction transfrontalière…
Dans l’immédiat, on peut souhaiter que le signal
fort donné par la Fondation Pro Helvetia soit perçu
et relayé tant par les autorités fédérales que par
celles de la République française et de ses entités
régionales. De sorte que le symbole d’aujourd’hui
se traduise par la réalité de demain.
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Jean-François Rohrbasser, conseiller culturel
Jean-Bernard Mottet, conseiller en information
Ville de Genève
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Lyon, ville d’accueil
Quatre questions à Patrice Béghain, adjoint à la culture de la Ville de Lyon
Passages: La création contemporaine suisse se présente pendant trois
mois à Lyon et en Rhône-Alpes. Cet événement vous réjouit-il?
Patrice Béghain: Bien sûr qu’il me réjouit! Lorsque le Consulat
général de Suisse à Lyon ainsi que l’Ambassade de Suisse en
France ont proposé cette manifestation voici plus de deux ans,
elle a soulevé l’enthousiasme. D’abord parce que des liens de
proximité évidents unissent Lyon et la région Rhône-Alpes à la
Suisse. En outre, je trouve intéressant que les institutions culturelles lyonnaises, qui accueillent très souvent des artistes venus du monde entier, s’ouvrent sur leurs voisins immédiats,
c’est-à-dire sur la création contemporaine suisse.
Et pourtant ces échanges, en particulier entre la région Rhône-Alpes et
l’Arc lémanique, existent depuis un certain temps déjà. Qu’est-ce que
La belle voisine apporte de plus?
Je dirais qu’elle nous permet de passer à la vitesse supérieure…
Un voisin n’est pas quelqu’un vers qui nous nous tournons
spontanément, car nous avons le sentiment qu’au fond nous le
connaissons déjà. La belle voisine nous apporte la révélation de
la richesse de ce voisin. On va au-delà des relations de bon voisinage pour donner lieu à un véritable échange. La belle voisine
participe également d’une volonté de la part de Lyon d’être une
ville ouverte sur le monde, et en particulier sur l’Europe. Vous
n’êtes pas sans ignorer que Lyon est candidate au titre de Capitale européenne de la culture en 2013. Dans ce cadre-là, nous envisageons de mener un certain nombre d’actions avec la Suisse,
et notamment avec nos amis de Genève.
Comment avez-vous vécu l’aventure de La belle voisine à ses débuts?
Je suis toujours un peu méfiant devant les initiatives diplomatiques dans le domaine culturel. Souvent, il s’agit d’une volonté
qui ne repose pas sur des bases concrètes. Or dans le cadre de La
belle voisine, c’est tout le contraire qui se produit. Et à cet égard,
je salue le professionnalisme de nos partenaires suisses. Le fait
qu’ils aient choisi une coordinatrice de la manifestation à Lyon,
que la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia se soit mobilisée, qu’ensemble nous nous soyons accordé le temps de la
maturation et que nous ayons fait un travail de fond. Résultat:
La belle voisine débouche sur un partenariat solide. Il s’agit d’un
projet qui englobe les artistes, les responsables culturels, etc. et
qui, de ce point de vue-là, me semble important pour continuer
dans l’avenir.
La création contemporaine suisse, comment la percevez-vous, Patrice
Béghain?
Je la perçois notamment en tant que spectateur de théâtre à
travers un certain nombre de grands noms de metteurs en scène
suisses qui parfois travaillent en France, tel Christoph Marthaler. Je la vois aussi à travers l’art contemporain, où un nombre
considérable d’artistes suisses sont présents dans les plus
grandes manifestations internationales. Je la vois encore à travers sa littérature… Sans être spécialiste, je trouve qu’il y a là un
vivier que peut-être la Suisse ne met pas suffisamment en valeur. Est-ce parce que certains de ses artistes sont dans une relation critique par rapport à leur société? Et qu’il peut y avoir là
une sorte de conflit d’intérêt? Si tel est le cas, il faut à mon avis
l’accepter. Que ce soit en France, en Suisse ou ailleurs, on ne
demande pas à l’artiste d’être un mouton bêlant. On attend de
lui qu’il soit un révélateur de nos insuffisances. L’artiste est là
pour nous alerter des failles et des dysfonctionnements de notre
société. Et c’est cela que j’apprécie en particulier chez les artistes
suisses, plus encore que chez d’autres peut-être. Qu’il s’agisse
des plasticiens ou des metteurs en scène, les artistes suisses ont
cette dimension critique, une sorte d’âpreté, un esprit de rupture
auquel personnellement j’attache beaucoup d’importance.
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Pas de deux à Annecy
Un chorégraphe suisse en France
Carine Bel s’entretient avec Gilles Jobin
Le danseur, chorégraphe et performeur Gilles Jobin est artiste en résidence à Annecy. Sous le titre d’«Articule 3»,
il a programmé un volet dansé de «La belle voisine» en mars de cette année. Quelles en ont été les prémisses? S
Carine Bel: Vous montrez à Annecy quelques unes des
faces de la création chorégraphique suisse. Comment
définir ce dernier terme?
Gilles Jobin: En 1992, au Pavillon suisse de l’Exposition de Séville, Ben écrivait La Suisse n’existe pas.
Cette phrase m’a servi de guide. Il fallait partir
pour s’affirmer. Quand on m’a proposé cette programmation pour La belle voisine, la phrase est
revenue. La Suisse n’existe toujours pas. J’ai choisi d’en faire le thème de cette programmation.
Qu’est ce que l’identité suisse? 26 cantons, 26
systèmes d’éducation, 4 langues nationales. La
culture n’a pas de propre ministère; elle est avant
tout à la charge des villes et des cantons. On est
artiste vaudois, genevois, zurichois, bâlois avant
d’être suisse. On est Suisse alémanique ou Suisse
romand, ou artiste étranger. Car beaucoup d’artistes étrangers vivent et travaillent en Suisse. Plus
qu’une appartenance nationale, ce sont les objets
artistiques qui font sens. Articule 3 montre donc
les spectacles d’une dizaine d’artistes à la démarche affirmée, qui habitent aujourd’hui en Suisse.
Votre compagnie réside à Genève tout en étant associée
à une scène nationale française. Ce positionnement de
part et d’autre des frontières géographiques a-t-il une
influence sur votre travail?
Oui en terme organisationnel. Pendant les trois
ans de l’association, la scène annecienne met à
disposition une cellule de production pour le développement de différents types de projets: workshop, création de spectacle, carte blanche… La
formule offre des lieux, une équipe, une logistique de diffusion culturelle, la fidélisation d’un public qui peut suivre le travail d’un artiste dans
la durée, au-delà des frontières cantonales, et
la confrontation avec d’autres artistes, metteurs
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en scène et chorégraphes. C’est une plateforme
pour la circulation du travail. En Suisse, ce type
d’échange entre un lieu de diffusion d’art vivant
avec de véritables moyens de production et un
artiste n’existe pas.
Quelles frontières ce positionnement vous permet-il de
traverser?
Celle entre la scène suisse et la scène française.
J’ai une fonction de relais. Je collecte des informations de chaque côté de la frontière et les transmets. Entre la Suisse et la France voisine, je ne
perçois pas de barrières mentales, ni même géographiques, mais des différences organisationnelles. Mon territoire régional s’étend de Lausanne
à Lyon au sein d’une grande métropole qui développe des projets communs: transports, logements. Mais en terme de structure, un fossé sépare les deux pays. La France a un réseau de danse
très structuré. En Suisse, le métier de danseur n’a
pas d’existence officielle. La filière de formation
est balbutiante. Pas d’écoles publiques d’envergure, des cours privés et les compagnies qui
font ce qu’elles peuvent. On entend parler d’une
«scène genevoise» propulsée par une dizaine d’artistes qui diffusent leurs créations hors des frontières depuis dix ans. Les pouvoirs publics commencent seulement maintenant à réfléchir aux
structures de formation.
Quelles sont les frontières de la danse?
La danse s’exporte très bien parce qu’elle ne se
cogne pas à la barrière de la langue. Dans Double
Deux, j’ai réuni douze danseurs de neuf nationalités différentes. Les différences sont un ingrédient
de mon travail. Elles stimulent la découverte de
l’autre, nourrissent la chorégraphie. Mon métier?
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Artiste international. Une profession soumise
à un autre de type de développement: d’abord
rayonner à différents points du monde avant de
se positionner sur la région dans un rapport de
proximité.
Observez-vous un code corporel comme on parle d’un
code culturel ou linguistique?
Pas vraiment, le code corporel est propre à la personne, sa sensibilité, son vécu, pas à sa nationalité. Les danseurs portent l’empreinte de leur
formation, différente d’un pays à l’autre. Un danseur hollandais qui serait formé en Espagne marcherait dans les pas de Pina Bausch. Formé en
France, il acquérrait une connaissance étendue de
la danse contemporaine. Dans un pays sinistré en
terme de programmation, il manquerait de références. Un danseur suisse de ma génération est
pratiquement autodidacte. Il a pioché à droite à
gauche dans les stages et les compagnies pour se
former.
Quels sont les passages obligés pour générer la
vie? Si l’on plaçait un GPS sur chaque citoyen
pendant une semaine, on pourrait établir un dessin des parcours. Les frontières produisent des
goulets avec des tracasseries administratives, des
ruptures de fonctionnement qui dérangent les
connexions et perturbent les stratégies du mouvement. Exemples: on ne peut pas passer du matériel technique hors des frontières sans autorisation. Chaque jour, 80 000 corps traversent la
frontière pour aller à Genève. Ils ont une vie sociale en France, une vie professionnelle en Suisse.
Votre danse avance telle une masse organique fluide et
fulgurante. Pour aller où?
Partir en voyage. Je veux attraper le public et l’emmener avec nous. S’il décolle, il se retrouve de
l’autre côté de la planète. A l’atterrissage, il part
avec des images dans la tête.
¬
Quelles connexions aimeriez-vous initier entre la Suisse
et la France voisine?
Les spectacles circulent. La formation des danseurs et des enseignants pourrait aussi être mise
en réseau.
Votre langage chorégraphique vous permet-il de traverser les frontières disciplinaires?
La mode est au «tutti frutti». Je n’y crois pas.
Chaque domaine a ses particularités. J’aime creuser dans le mien. Je suis perméable à toute sorte
d’influence. Mon père était un peintre géométrique. J’ai baigné dans ce regard. J’ai choisi la danse
avec des variantes, des déviances, mais toujours
la danse.
On vous parle «frontières», vous répondez connexion.
Pourquoi?
Les animaux, les végétaux n’ont pas de frontières. Les frontières bloquent les parcours. C’est la
masse organique qui m’intrigue: les points de connexion et de divergence, les passages entre les individus. Prenons l’obsession de rangement qui
occupe nos sociétés occidentales. A partir de là, je
crée des images suggestives qui cherchent un lien
avec le subconscient du spectateur et le relie à luimême. J’écris une partition qui ouvre un champ
libre aux interprètes comme au public. La suggestivité est diverse. La vie, l’enfance, la sexualité…
Chacun de nous a une expérience singulière et ne
sera pas connecté au même endroit.
Après un début de carrière comme interprète au sein de plusieurs
compagnies helvétiques, Gilles Jobin s’installe en 1996 à Madrid
et se lance dans ses premières créations en solo. De 1997 à 2004,
il vit à Londres, où il monte sa première pièce de groupe, A+B=X.
Depuis 1998, il est chorégraphe résident au théâtre L’Arsenic à
Lausanne. De retour en Suisse en 2005, il devient chorégraphe
associé à Bonlieu Scène nationale d’Annecy. Lauréat de plusieurs
prix, dont en 2001 celui du Nouveau talent chorégraphique, décerné pour la première fois à un chorégraphe suisse par la SACD,
il est régulièrement invité à créer et à partir en tournée en Euro-
Votre pièce Double Deux traite de l’un et du multiple.
Quelles sont les frontières du corps?
L’espace vital. A l’intérieur d’une société industrielle urbaine, des couples fusionnent et re-fusionnent. L’important, ce sont les contacts et les
lignes de connexion du fonctionnement humain.
pe et au-delà.
Carine Bel, née en 1966, vit à Annecy. Elle a fait des études de
sciences politiques et travaille aujourd’hui en indépendante
dans le domaine du journalisme et de la communication multimédia.
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
«Rasez les Alpes…»
Olivier Horner
La chanson romande dans l’espace francophone
Les chansonniers de Suisse romande se tournent avant tout vers la France et la communauté francophone, et guère
vers la Suisse quadrilingue. Les structures d’encouragement actuelles répondent-elles à cette orientation existentielle vers une langue et un marché communs? Le journaliste musical Olivier Horner en doute S
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«Rasez les Alpes… qu’on voie la mer», s’était écrié
Michel Bühler au début des années 1980. Aujourd’hui, il faut bien l’avouer, les artistes romands se
sentent toujours aussi à l’étroit en terres helvétiques. La nécessité pour le biotope de la «chanson
suisse romande» de s’exporter pour survivre reste
d’actualité quand on ne peut compter que sur 1,8
million de citoyens. Si en termes de diffusion, il
faut pouvoir franchir la barre des Alpes pour entrevoir un bout de Méditerranée, la Côte d’Azur
qu’on aperçoit alors ne constitue toutefois pas
non plus un bassin de population assez vaste pour
escompter décrocher le gros lot ou vivre pleinement de son art chanté. Pourtant, la France et la
Suisse romande se nourrissent des mêmes références culturelles. Les deux entités partagent un
socle de traditions intellectuelles et éducatives
communes, que ce soit sur le plan littéraire, cinématographique, poétique, musical ou télévisuel.
Ces acquis partagés se retrouvent à l’enseigne du
projet pluridisciplinaire de La belle voisine, mis sur
pied par Pro Helvetia. La chanson y occupe d’ailleurs logiquement une place de choix, ne serait-ce
que parce qu’elle s’exprime dans un langage identique, contrairement en apparence aux arts visuels ou plastiques. Et, ce qui importe pour une
fois, c’est que la chanson y est représentée au
même titre que d’autres arts vivants (théâtre,
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danse, musique classique) jugés historiquement
plus prestigieux. En Suisse, il faut bien se rendre
à l’évidence, les musiques actuelles – parmi lesquelles la chanson – n’ont jamais eu les faveurs
des subventions publiques. Pourtant, la chanson
demeure une formidable vitrine de la Suisse à
l’étranger. Et plus particulièrement dans le monde
francophone où des figures aussi antinomiques
que Gilles, Sarclo, Stephan Eicher et Henri Dès
sont reconnues.
Investir les régions de proximité La belle voisine,
qui dans la région Rhône-Alpes met notamment
en lumière la créativité des auteurs-compositeurs
et interprètes d’expression française, constitue
une initiative louable. Mais une fois les projecteurs
sur la manifestation éteints, «nos chansonniers»
ne seront-ils pas à nouveau abandonnés à leur
sort? Qui leur viendra en aide en termes de diffusion discographique en France, de production d’un
spectacle à Paris ou ailleurs en Province? Pour
Marc Ridet, à la tête de la Fondation pour la chanson et les musiques actuelles (FCMA), «il faut impérativement pouvoir continuer à travailler sur ce
type d’échange». Sinon, en effet, tous les bénéfices de cette visibilité qu’a offert La belle voisine
risque de fondre comme neige au soleil. «La région
Rhône-Alpes est généralement très ouverte à
prendre des artistes suisses. Un festival chanson
comme Les Courants d’air dans la région de Thonon et Evian a ainsi programmé fin janvier plusieurs chanteurs: Thierry Romanens, Jérémie Kisling, Nour, K et Solam». La FCMA a financièrement
pu les aider pour ces dates de concerts-là. «C’est
grâce à des opérations de ce type que l’on agrandit le territoire helvétique. L’extension logique de
la Suisse romande, c’est Rhône-Alpes, ainsi que
la Franche Comté ou le Territoire de Belfort. Il est
plus important pour les Romands d’aller jouer à
Annecy, Thonon qu’à Berne ou Zurich. A moyen
terme, on pourrait presque imaginer de ne pas
avoir besoin de se rendre à Paris si on investit pleinement ces régions de proximité. Sur le plan du
développement culturel, les choses peuvent passer par exemple par Rhône-Alpes au même titre
qu’au niveau économique. C’est le pôle régional
par excellence». D’autant plus qu’un bon tiers
des Suisses de France y résident.
Un langage commun La belle voisine en chansons,
qui accueille un pan de la nouvelle vague des
chanteurs helvétiques (K, Kisling, Romanens, François Vé, Yoanna), constitue donc une belle incarnation de ce que peut être une coproduction franco-suisse concertée entre la FCMA et Dessous de
scène, sous l’impulsion de Pro Helvetia. Histoire
de montrer que par-delà une frontière physique il
existe bel et bien un langage commun. Et que la
chanson romande demeure aujourd’hui pleine
de souffle, sans devoir se référer au sempiternel
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Gilles, «père de la chanson suisse romande» et
auteur de classiques populaires tels que Les Trois
cloches (interprété par Edith Piaf et Les Compagnons de la chanson) et A l’enseigne de la fille sans
coeur. Si le Vaudois Jean Villard, rebaptisé Gilles, a
inspiré la génération de Michel Bühler et Sarclo,
la jeunesse chantante d’aujourd’hui ne s’embarrasse d’aucun complexe. Nicolas Michel, alias K, a
été sélectionné comme découverte suisse du Printemps de Bourges en avril 2006, avant de remporter un Bravo des pros au Festival de Montauban.
En Suisse comme en francophonie, sa plume et
son talent scénique ont fait mouche. Si bien qu’il a
aussi été l’an dernier talent helvétique choisi pour
Couleurs francophones (opération de la communauté des radios), a effectué des passages remarqués aux prestigieux rendez-vous des Francofolies
de La Rochelle ainsi qu’au Festival international
de la chanson de Granby début septembre. A la clé
pour lui cette année, un réenregistrement de son
album L’Arbre rouge spécialement pour la France.
Quant à Jérémie Kisling, il a bénéficié d’une exposition médiatique impressionnante dans toute
la francophonie, qui lui a permis de tourner aussi
bien en Suisse qu’en France, en Belgique ou au
Québec. Et ceci d’autant plus que son deuxième
album, Le Ours, était signé sur le label Naïve de
Carla Bruni. François Vé pour sa part a reçu un
Coup de coeur 2006 de la célèbre Académie Charles Cros française pour son album La saisons des
trèfles. Un prix qui a pour objet de contribuer au
soutien et au développement de carrière de jeunes
interprètes aux textes de qualité. Kisling l’avait
aussi obtenu en 2004 pour son premier album,
Monsieur Obsolète. Thierry Romanens, lui, est sans
doute celui qui a avalé le plus de kilomètres à travers les territoires francophones. En vrai dévoreur de scène, un terrain sur lequel il a glané quelques prix, il avait effectué quelque 160 dates de
concert en deux ans, peu avant de publier son
troisième album en six ans, Le Doigt. D’autres encore comme Zedrus, Polar ou Pascal Rinaldi sillonnent les scènes francophones, avec plus de discrétion. Quand bien même Eric Linder, alias Polar,
a publié son premier disque en français chez une
multinationale comme Virgin-EMI en France et
bénéficié des textes du renommé Miossec, il peine
à se distinguer au sein d’une féroce concurrence
artistique. Pro Helvetia a d’ailleurs soutenu les
tournées à l’étranger de la plupart de ces artistes:
Romanens, K, Kisling, François Vé, Sarclo.
S’imposer en francophonie Toutes ces précisions
sont utiles pour souligner que malgré ces hauts
faits d’arme et succès, les chanteurs romands
restent hélas souvent peu prophètes en leur «patrie» tout comme dans l’Hexagone. Et qu’il faut
hélas généralement une consécration à l’étranger
pour glaner un début de gloire en Suisse. Michel
Bühler et Sarclo pourraient eux aussi sans doute
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en parler, de cette Suisse qui reçoit volontiers la
chanson de France, mais se montre frileuse visà-vis des efforts de ses propres enfants. Bühler
et Sarclo ont tenté leur chance en France, tout
comme Pascal Auberson qui a connu une petite
gloire parisienne au mitan des années 70. Sarclo,
dans le sillage de son premier album en 1981, a
décroché quantité de trophées, dont le Prix Brassens. Il a aussi attiré l’attention de Renaud, dont il
assurera plus tard les premières parties. Malgré
tout leur talent, l’estime dont jouissent certains
dans le sérail de la chanson, tous ces auteurs ne
sont pourtant pas parvenus à s’imposer réellement en francophonie. En tous cas pas commercialement.
Qu’a-t-il manqué alors et que manque-t-il encore
pour mieux asseoir la réputation de ces artistes
romands, puisque foisonnement n’est pas forcément synonyme de visibilité? En premier lieu des
structures de soutien solides.
Comment soutenir les artistes? La FCMA (financée par les cantons, les villes et des privés notamment) établie à Nyon a beau exister depuis
dix ans, elle n’est toujours pas dotée de moyens
suffisants. Avec un budget variable, entre 200 et
250’000 francs selon les projets annuels mis sur
pieds, comment peut-elle fortement soutenir les
artistes, quand on sait qu’un budget marketing
dans le milieu musical compte énormément au
départ pour se singulariser d’une forte concurrence? Pour le directeur de la FCMA Marc Ridet,
qui est aussi celui de Swiss Music Export, «Il faut
avoir un pôle fort financier en Suisse romande, au
delà de vitrines comme les festivals que sont Paléo, Voix de Fête à Genève et les Francomanias de
Bulle, ou comme la Radio Suisse romande. Ceci
afin de pouvoir aider non seulement des structures comme la nôtre mais aussi des labels. Il faudrait presque que nous ayons un bureau permanent à Paris comme les Belges et les Québécois
pour tisser de meilleurs réseaux de distribution
discographique, de promotion scénique et de diffusion médiatiques pour les artistes. A Paris, le
Centre culturel suisse ne nous sert par exemple
en rien. Alors qu’on devrait avoir ce lieu pour des
showcases réguliers. Plutôt que de ventiler les aides, les politiques devraient par exemple soutenir
un label d’ici qui négocierait des contrats de distribution pour ses productions en France».
La plupart des centres de décisions se trouvent à
Zurich et ne facilitent ainsi pas la compréhension
des particularismes du marché francophone. «Allez expliquer en Suisse alémanique que Thierry
Romanens a du mal à se faire une place à Paris
sur scène, mais fonctionne très bien en province,
en Belgique ou au Québec! Ou l’importance, en
termes d’impact, de partenariats trouvés avec la
Fnac et Le Mouv’ pour notre prochain festival
chanson en septembre à la Maroquinerie de Pa-
ris!», ironise Marc Ridet. Pour ce projet, il doit aller
quémander des subventions à droite et à gauche
pour boucler le budget de ces quatre jours de festival, alors que c’est justement une extraordinaire
vitrine médiatique pour la chanson romande. Les
retombées de telles initiatives pourraient être dix
fois plus importante que les quelques concerts organisés dans le cadre du Midem (Marché mondial
de la musique) de Cannes au Swiss Music Club
en janvier dernier. Un projet pour lequel quelque
500’000 francs ont été déboursés par la SUISA,
comprenant il est vrai également les frais du
Stand Suisse au Midem, qui fédère éditeurs, producteurs et distributeurs.
Un train de retard Les constats de manque de soutien sont identiques auprès des artistes indépendants, qui y voient aussi parfois un sentiment
d’ingratitude en tant que représentants itinérants
permanents de la Suisse romande à l’étranger.
Pour Thierry Romanens comme pour Jérémie Kisling, la France reste ainsi la capitale logique en
termes de développement artistique et professionnel. C’est de là aussi que jaillit une plus forte
stimulation. Déjà berceau culturel de la chanson,
Paris et ses périphéries sont indéniablement des
prescripteurs culturels et médiatiques. Ne rien
entreprendre pour investir plus largement ce terrain s’apparente donc à un suicide de la «chanson
romande». Et une déconsidération totale vis-à-vis
d’un domaine culturel qui s’apparente depuis des
années pourtant à une industrie économique à
part entière. La politique culturelle suisse en matière de chanson et de musiques actuelles a un
train de retard sur la question de la promotion. A
taille égale, la Belgique a saisi l’instrument de
longue date. Chez nous, il reste une musique d’avenir.
¬
Olivier Horner, journaliste au quotidien Le Temps, Genève, depuis
cinq ans. En charge des musiques actuelles et spécialisé en
chanson. Correspondant suisse de la revue française Chorus, les
cahiers de la chanson, chroniqueur à la Radio suisse romande,
La Première, pour l’émission chanson Airs de rien.
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De Carouge à Carouge
Les frontières du réel
Joëlle Kuntz
Journaliste et essayiste, Joëlle Kuntz nous emmène de Carouge à Genève et retour, tout en parcourant le monde
sur la trace de ces innombrables lignes, limites et démarcations qui définissent nos espaces tant extérieurs qu’intérieurs. Pour en conclure que «les frontières ont encore de beaux jours devant elles» S
Deux êtres sont «fous» l’un de l’autre. Pourquoi
dit-on «fous»? Parce qu’ils ont perdu cette raison
de l’espèce qui dresse une séparation entre deux
personnes. Ils fusionnent, comme si une même
peau pouvait les contenir ensemble. On dit d’ailleurs «avoir quelqu’un dans la peau». Puis le temps
passe. La folie s’estompe. Chacun reprend son
espace. Il arrive qu’ils aillent jusqu’à «ne plus se
sentir». La petite frontière qu’ils ont érigée après
l’amour pour se protéger l’un de l’autre devient
un mur imperméable. La fusion est remplacée
par la répulsion.
L’expérience de la frontière est universelle. C’est
une expérience physique: celle du corps, séparé
du corps de la mère, qui cherche un territoire où
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poser ses pieds, inscrire sa présence, construire
sa maison et cultiver son champ, qui délimite un
mien et un tien, un dedans et un dehors.
Elle est vécue dès l’enfance, avec les parents, avec
les frères et sœurs, puis à l’école où l’on apprend
la limite d’un village, d’une ville, d’un pays, d’un
groupe de pays, séparés d’un autre village, d’une
autre ville, d’un autre pays ou d’un autre groupe
de pays. Elle est l’obsession des couples dans les
appartements où l’épanouissement du moi dans
les conditions sociales d’aujourd’hui dépend du
nombre de m2 et du prix du loyer.
Après la chute Il n’y a pas d’alternative à la frontière. Sauf le paradis, qui n’est pas l’amour mais
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l’espace, un espace infini pour chacun. Au contraire de l’enfer: promiscuité, chaleur insupportable
du corps des autres et par conséquent haine, méchanceté, destruction, jusqu’au delà de la fin des
temps. Consommant le fruit de la chair, Adam et
Eve «tombent» de l’espace infini du ciel où ils sont
seuls et bienheureux dans l’espace fini de la terre
où ils vont devoir vivre avec leur nombreuse progéniture. On sait par cette «chute» ce qu’il en coûte
à l’humanité d’avoir à se partager le sol de la planète: elle perd définitivement, avec son insouciance spatiale, son innocence morale; chaque m2
sera compté, estampillé au sceau de la justice ou
de la force. Enclos, murailles, fortifications, délimitations, frontières: tout cet appareillage, physique avant d’être mental et politique, est le recours
rationnel, civilisé (ce qui ne veut pas dire pacifique) d’une humanité terrestre hantée par le chaos,
l’indéterminé, l’indéfini, le manque d’un espace
propre, hantée par ce qu’elle désigne comme
«l’enfer».
Les frontières des peuples sont connues, sinon
respectées. Elles ont la vie dure. Tracées à une
époque plus ou moins lointaine pour des raisons
qui n’ont jamais manqué de sérieux, elles résistent aux aléas de l’histoire. Ce qui change est leur
nature politique, leur hauteur psychologique et
leur signification symbolique. Une frontière très
haute, verticale, comme celle du Rhin entre la
France et l’Allemagne, devient un jour un «trait
d’union» horizontal entre les deux pays. Elle est
toujours là, mais désarmée, aplatie et rieuse. On
ne la supprime pas plus que celle qui sépare le
canton de Vaud du canton de Genève. On lui assigne un rôle de témoin: de ce qui fut, de ce qui a
été surpassé et n’a pas à être oublié. Devenue immatérielle après avoir tant tué, cette ligne sur le
sol continue de séparer deux récits historiques
distincts, certes réconciliés, certes pacifiés, mais
ne se mélangeant pas.
Entre Carouge et Genève J’habite une petite localité près de Genève, Carouge, qui fut savoyarde
jusqu’en 1815 et ne parvient toujours pas à être
genevoise. Elle est séparée de la ville par une rivière, l’Arve, froide et grise comme un gendarme.
Par dessus, un pont, qu’il fallait traverser pour aller de Provence en Germanie du temps des Romains. Les Anciens avaient posé là une villa et
quelques auberges. L’endroit, propriété des Savoie,
n’avait pas d’importance avant que Calvin mît
Genève sous la coupe autoritaire de sa Réforme.
Alors débarqua sur cette rive gauche de l’Arve
toute une population de dissidents variés, catholiques genevois expulsés, huguenots français en
attente d’un permis de séjour dans la Rome protestante, huguenots refoulés, entrepreneurs fuyant
le fisc, Savoyards tentant leur chance, avec tout ce
qu’il faut de bistrots, de cabarets et d’artisans
pour entretenir ce petit monde.
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D’un côté de l’Arve, l’ordre genevois, de l’autre le
désordre carougeois: «Il est impossible de donner
une idée de la haine que se portent mutuellement les habitants des deux villes», écrit bien
plus tard un témoin.
C’est sur ce terrain ensemencé de rivalités que la
monarchie sarde a planifié la construction d’une
vraie cité. Elle a tracé des rues au cordeau, dessiné
la forme des maisons, imaginé des places aérées
plantées d’arbres. Elle a inventé un espace urbain
à l’italienne assez séduisant pour prétendre supplanter l’espace genevois. Hegel écrit en 1830:
«Beaucoup de gens s’enfuirent des villes d’Empire où l’industrie dominait et se pétrifiait, dans
d’autres villes où n’existait pas une pareille contrainte et où l’impôt était moins lourd. Ainsi se
créèrent à côté de Hambourg, Altona, de Francfort, Offenbach, près de Nuremberg, Furth et, à
côté de Genève, Carouge».
L’impôt est toujours moins lourd à Carouge qu’à
Genève. Le tout-Genève vient y dîner le soir pour
le plaisir d’une escapade. La ville sarde, squattée
par les étudiants quand elle était en ruine, est
maintenant protégée, bichonnée par ces mêmes
étudiants devenus avocats, architectes ou designers. Elle est racontée comme «italienne» à des
Genevois qui sont invités à venir y déposer, comme
sous Victor-Amédée, roi de Sardaigne, le numéraire
qu’ils ne dépensent pas à leur satisfaction chez
eux. La Savoie a perdu depuis longtemps mais
l’Arve continue de dire son histoire et celle de Carouge, qui ne se confond pas avec celle de Genève.
Sacralisation de la frontière Les frontières, grandes et petites, délimitent des espaces acquis à un
moment donné – par la conquête, la négociation
ou tout autre arrangement plus ou moins heureux. Elles forment sur l’ensemble de la planète
un écheveau extraordinairement serré de lignes,
toutes pourvues de significations et de justifications. Elles sont en outre connues et généralement reconnues, ce qui représente une immense
nouveauté dans l’histoire du monde, si l’on compare avec l’époque où les colonisateurs s’emparaient de terres où, à les en croire, «il n’y avait rien
ni personne».
La disparition des empires, jusqu’au dernier, l’empire soviétique, a eu sur les frontières deux effets
lourds de conséquences: elle a rehaussé la valeur
subjective des frontières locales (nationales ou
intra-nationales) et elle a délégitimé la conquête.
La Charte des Nations Unies traduit cela par deux
postulats également forts: 1. Tout peuple a droit à
son autodétermination, c’est-à-dire à la reconnaissance de son existence dans son espace délimité; 2. Il est interdit de changer les frontières
d’un Etat par la force.
L’interdiction n’est pas forcément respectée, on le
voit en Irak, mais elle n’en a pas moins valeur de
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norme internationale. La violer nécessite de recourir au mensonge (les armes de destruction
massive) ou au trucage politique (le rétablissement de la démocratie au Moyen-Orient). En tout
état de cause, l’opération se heurte au sentiment
de la justice internationale tel qu’il s’est forgé
dans le monde après la Seconde Guerre mondiale
et la décolonisation et qui impose un «chacun
chez soi» comme règle de conduite. Pour le meilleur et pour le pire: mêmes Palestiniens et Israéliens ne peuvent plus se mélanger. Un mur, entre
eux! Le chacun pour soi des peuples et la sacralisation de la frontière qui l’accompagne, va souvent de pair avec l’épuration ethnique, son expression maximum, observable presque partout
sur la planète.
Pendant la crise de la vache folle, quand il y eut
péril en la demeure, les bouchers de mon marché dominical français écrivirent sur leurs étals
«viande française». Ceux de Carouge annoncèrent «viande suisse». La viande ne circula plus selon son prix mais selon la confiance qu’inspirait
sa nationalité. En fait, elle circula beaucoup
moins. Les frontières ont encore de beaux jours
devant elles.
¬
Joëlle Kuntz est l’auteure d’un essai sur les frontières, Adieu à
Terminus. Réflexions sur les frontières d’un monde globalisé (HachetteLittérature, Paris 2004), ainsi que de L’Histoire suisse en un clin
d’oeil (Editions Zoé /Le Temps, Genève 2006), où elle explique aux
voyageurs français comment s’est formée la mentalité helvétique,
de l’autre côté de leur frontière commune.
Le marché et la loi La longue ère historique de la
conquête et de l’expansion territoriale est terminée, la planète est toute prise, occupée, quadrillée.
Sans inconnu, sans espace vierge, elle s’impose à
nous comme finie. La pensée, ou le projet d’un
ailleurs meilleur sont sans objet. Nous sommes
les uns avec les autres, reconnus (sinon vraiment
connus), proclamés égaux, à devoir nous organiser dans cet espace que nous percevons désormais dans sa dimension mondiale. L’arpentage
achevé – même la mer est attribuée, loin devant
les côtes – vient la question de l’usage des frontières ainsi multipliées et sanctifiées.
L’usage bourgeois, économique, touristique, culturel, les abaisse pour s’approprier des marchés,
des sensations, des occasions d’aventures. L’usage
militaire, sécuritaire, identitaire les rehausse pour
préserver les différences et justifier l’unique. N’importe qui peut avoir un passeport pour voyager
mais c’est le visa qui compte dans les faits. Le
passeport, preuve d’une appartenance nationale
dans des frontières incontestées, et donc garantie
d’une liberté, est supplanté par le visa qui réglemente administrativement les entrées dans d’autres frontières incontestées.
Dans le domaine de la consommation, de la circulation des marchandises et des hommes, les frontières sont méprisées. Dans le domaine de la politique et du droit, elles sont célébrées et chéries.
Le marché et la loi ne vont pas ensemble. Le premier, non territorial, ne fournit pas le lien indispensable à l’ordre et à la politique, c’est-à-dire à la
paix. Là, des délimitations sont demandées. Il faut
toujours qu’il y ait «nous» et «les autres».
Entre le marché, tendant à l’universel, et la loi
étatique, territorialement limitée, les jeux ne sont
pas faits. Contre les apparences, l’Etat et la société
politique continuent de dominer en principe sur
la société économique, libre d’agir mais non de
créer son propre droit.
Le domaine marchand remplit les paniers mais
non les âmes. Qu’un conflit surgisse et les âmes
accourent à leur capitale.
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L’empire des régions virtuelles
Voisinage global dans Internet
Beat Mazenauer
Dans le World Wide Web, il n’y a ni obstacles, ni barrières. Mais le flot des informations comme la diversité des
utilisateurs ont conduit au développement de régions, de communautés et même de voisinages virtuels, redessinant
des frontières que le concept d’Internet ignore S
Le World Wide Web réalise l’utopie du voisinage
global. Le Web 2.0, en particulier, rapproche les
personnes grâce à des techniques et des services
interactifs tels que blogs, partage de fichiers ou
jeux en ligne. Le rayon d’action personnel s’élargit.
La communauté devient internationale, elle déborde la présence physique pour franchir le seuil
virtuel. Il semble n’y avoir là plus de place pour ce
qui est d’ordre régional, en tant qu’expérience collective de proximité, qui se voit littéralement absorbé par le réseau global. Internet et région, vus
ainsi, sont des des notions contraires. Mais à les
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
considérer de manière objective, ils ont bel et bien
des interfaces communes. La région continue
d’être forte et présente dans Internet, sous les
formes les plus variées.
Les barrières sociales L’économiste John Kenneth Galbraith a un jour objecté que le terme de
globalisation induisait en erreur et qu’il s’agissait
bien plutôt d’internationalisation limitée. Il en va
de même pour Internet, qui ne relie en aucune façon l’ensemble de la population mondiale. Les lignes intercontinentales de transmission de don-
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nées circulent autour de l’hémisphère nord du
globe surtout, et passent devant une grande partie
du monde sans s’y raccorder. Les graphiques montrent de manière spectaculaire comment les flux
de données vont et viennent infatigablement entre l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie de l’Est,
pour ne dessiner que de rares tangentes en direction de l’Afrique. Ce déséquilibre est l’expression
du fossé qui partage, virtuellement parlant aussi,
le monde en régions. En résultent des champs de
gravitation où la densité de l’information est maximale, et, détachées de ceux-ci, des régions du
monde marginalisées, qu’Internet n’atteint que par
voies de transmission lentes et isolées.
Ce fossé se reflète similairement au sein même
des sociétés étroitement connectées. C’est pour
l’essentiel de facteurs sociaux que dépend l’habileté à se servir d’Internet: de l’argent et de l’édu-
cation. Plus ces facteurs ont de poids, meilleure est
en règle générale la compétence numérique et,
partant, l’utilisation du Net. Se forment des régions sociales dans lesquelles, en raison des aptitudes techniques, les chances de carrière sont plus
ou moins élevées. L’égalité dans le réseau numérique est encore une illusion, teintée d’aveuglement
idéologique.
Publicité pro domo Globalité et région ne s’excluent pas, en particulier d’un point de vue économique et de communication. La simplicité de son
utilisation et la relative modicité des frais de transfert (potentiel) dans le monde entier font d’Internet un excellent média publicitaire. Le Estonian
Literature Information Centre, par exemple, gère
depuis des années un site bien aménagé, donnant une vue très efficace d’une création littéraire
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régionale qui, par d’autres canaux de communication, n’obtiendrait qu’une attention limitée.
La langue joue sans aucun doute un rôle important dans Internet, où des offres régionales viennent contrecarrer la tendance à un anglais rudimentaire. Dans la scène blog, le farsi est l’une des
langues les plus répandues, les opposants iraniens au régime, à l’intérieur comme à l’extérieur
du pays, ayant très tôt reconnu les possibilités du
Net. Le blogueur Hossein Derakhshan, selon ses
popres dires, atteint quotidiennement 20’000 personnes en farsi, 500 en anglais. Par le biais d’Internet, les émigrés peuvent participer au débat
«chez eux». Quant au blogueur Abdelkarim Suleiman, en Egypte, il a été condamné à quatre ans de
prison en février dernier, pour «opinions destructives». Les frontières de la région sont redessinées dans Internet.
Mais ce que veulent surtout ses prestataires, c’est
enfin avoir un succès commercial, comme l’indiquent les concepts économiques de Google. L’un
de ses instruments les plus élaborés, Google-Map,
vue du monde en perspective aérienne, donne de
la surface de la planète des images d’une incroyable précision. Celles-ci ne sont bien sûr qu’un véhicule pour proposer ensuite des informations
spécifiques sur des services, des commerces ou
des restaurants sensés faciliter l’existence terrestre des usagers. Où y a-t-il une librairie dans le voisinage? Où est la banque la plus proche? Internet
se met ainsi au service d’une pratique concrète du
monde où l’on vit, et par là même, de débouchés
économiques régionaux.
La seconde vie dans la communauté Le facteur
anytime and anywhere est à la mode, mais il ne peut
masquer le fait que l’humain est un être sociable.
Nous avons tous besoin d’environnements familiers. La région définit le cadre dans lequel nous
trouvons des amis, des proches dans la manière
de penser, et peut-être aussi des ennemis. Dans
Internet, ce sont les communautés qui remplissent cette fonction.
Sur la plateforme www.readme.cc par exemple,
lectrices et lecteurs se rencontrent dans un forum européen pour échanger leurs préférences littéraires. La langue y joue évidemment un rôle central, puisque les livres sont toujours et encore liés
à des aires linguistiques particulières. Toutefois,
à l’aide de la traduction ou d’un forum de discussion, l’échange est encouragé au delà de cette barrière.
Des communautés semblables, dont MySpace,
YouTube ou Flickr sont la meilleure illustration,
ont poussé comme des champignons au cours des
dernières années. Elles ne remplacent pas la vraie
vie, mais elles offrent une surface de jeu et de
projection où quelque chose comme une seconde
vie peut prendre place, à l’image de la plateforme
3D du même nom, Second Life: «Dans cet impres24
sionnant monde en ligne, en pleine croissance,
vous pouvez pratiquement créer ou devenir tout
ce que votre imagination vous suggère», promet
une publicité. Effectivement, une nouvelle région,
virtuelle, se développe sur Second Life, qui, topographiquement, se distingue par le fait que ses
habitants peuplent peu à peu l’espace, en bon
voisins, et tentent de réaliser l’idée d’un lieu de
vie aménagé par leurs propres soins. Mais, sousjacentes, les lois économiques sont en vigueur ici
aussi. La monnaie spécifique, le Linden Dollar,
fait de Second Life une nouvelle place du marché.
Dans Le livre des passages, Walter Benjamin écrit
que le chemin non tracé réveille la terreur du labyrinthe. Parcourant le dédale de ruelles tortueuses, le promeneur solitaire porte en lui la peur de
s’égarer ou d’être agressé. Inversement, cette peur
est aussi le signe d’une proximité que seul le propre espace vital peut offrir. Ainsi définie, la région
ne recule pas devant Internet. L’usager ressemble
au promeneur. Surfant à travers la jungle virtuelle,
il doit sans cesse prendre des décisions (comme
lorsqu’un virus guette!), qui le désécurisent, mais
aiguisent aussi sa perception. L’expérience personnelle se limite toujours à une partie de l’espace total, à la communauté, aux chemins où l’on surfe,
à la langue. Internet reflète et simule cette limitation, parce que fait par des humains pour des humains, dont l’horizon d’expérience ne peut que
frôler l’utopie.
¬
Traduit de l’allemand par Anne Maurer
Beat Mazenauer, auteur, critique littéraire et réseauteur indépendant, vit à Lucerne et Zurich. Au nombre de ses publications:
en collaboration avec Severin Perrig, Wie Dornröschen seine Unschuld gewann. Archäologie der Märchen, Leipzig 1995, en collaboration avec Walter Grond, Das Wahre, Falsche, Schöne. Reality Show.
Essays, Innsbruck 2005. Co-fondateur de p&s netzwerk kultur,
il travaille actuellement aux projets internet www.readme.cc,
www.lesenamnetz.org, www.encyclopaedizer.net et
www.kulturministerium.ch.
Liens:
Visualisation d’Internet: www.caida.org/tools/visualization/
mapnet/Backbones/
Estonian Literature Information Centre: www.estlit.ee
Blog de Hossein Derakhshan: www.hoder.com
Au sujt d’Abdelkarim Suleiman, blog de «Sandmonkey»:
www.sandmonkey.org
Google Map: http://maps.google.com/
Forum européen pour lectrices et lecteurs: www.readme.cc
Second Life: www.secondlife.com
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La frontiérologie
Plaidoyer en faveur d’une science nouvelle
Otfried Höffe
L’Institut de Barents, fondé en 2006 en Norvège, se consacre à une science nouvelle, la frontiérologie. Le philosophe
politique Otfried Höffe nous initie aux exigences concrètes que recèle ce néologisme, dans un plaidoyer en faveur
des chances qu’offre une appréhension rationnelle des limites et des frontières S
Jusqu’ici le mot est inconnu. Ni la philosophie ni
les sciences sociales ou politiques ne connaissent
le sujet auquel se consacre l’Institut de Barents,
centre d’études créé dans la région frontière entre
la Norvège, la Russie, la Finlande et la Suède: la
«frontiérologie», dite borderology en anglais. Le néologisme est laid, mais lorsqu’on pénètre un nouveau terrain de recherche, c’est bien de reconnaître et de franchir des frontières qu’il s’agit. Et dans
le terme de borderology, le grec ancien, langue de la
rationalité occidentale, traverse le temps pour se
lier à cette première langue du monde qu’est actuellement l’anglais.
Le mot frontière ne signifie pas seulement limite
séparant deux Etats, mais aussi «parties d’un ter-
ritoire avoisinant la frontière» (Petit Robert) ou
confins. Plutôt que de régions comme par exemple la Regio Basiliensis, c’est d’entités transfrontalières très éloignées des capitales que traite la
frontiérologie, situées en quelque sorte «aux confins de la planète». Tel est le cas de Barents, dans
le Grand Nord européen, mais aussi de la partie de
l’Anatolie orientale comprenant les zones frontières de la Turquie, de l’Arménie, de la Géorgie et
de l’Azerbaïdjan, laquelle a d’ailleurs déjà pris langue avec l’Institut de Barents.
Quel est le type de défi auquel la frontiérologie
tente de trouver des solutions? Il y a longtemps
que le globe terrestre est entièrement divisé en
entités politiques dont chacune revendique la
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pleine souveraineté de son territoire. Cette affirmation va de pair avec des délimitations souvent
très marquées, se manifestant par des ordres juridiques et des forces de sécurité différents, mais
s’exprimant aussi dans les langues, les mœurs et
la religion, souvent dans la monnaie, quand ce
n’est pas dans l’écriture. Tout en prenant acte de
ces facteurs de séparation, la frontiérologie s’efforce néanmoins de trouver les formes les plus
diverses d’une coopération tant économique et
écologique que sociale et culturelle, voire politique et religieuse, entre les pays concernés. Une
coopération dont les principes ne sont certes pas
nouveaux. Comment le seraient-ils? L’humanité
n’a-t-elle pas pratiqué de tout temps la coopération transfrontalière? Qu’importe d’ailleurs qu’ils
soient nouveaux ou non, ce qui compte, c’est
qu’ils soient judicieusement choisis et bien dosés, selon leur spécificité. Si l’on réfléchit dans ces
termes, il en vient aussitôt trois à l’esprit, tous
trois substantiels: la paix, la subsidiarité et l’esprit
d’entreprise, à quoi l’on pourra ajouter, comme
principe méthodologique, le discours interculturel.
Le discours interculturel Pour garantir un minimum d’équité, d’impartialité, les principes substantiels ne doivent privilégier aucune des parties
candidates à la coopération. «What is universalism
for the west, is often imperialism for the rest.» Pour
éviter de tomber dans ce travers, la philosophie
politique adopte comme méthode un discours
interculturel se développant sur trois niveaux.
S’agissant de la théorie politique, elle ne prend
pas pour référence des éléments spécifiques de
la culture américano-européenne. Les principes
sont suffisamment ouverts pour permettre de
faire, lors de la réalisation des projets, la part des
différences culturelles existant entre les parties
prenantes; ils se distinguent par un droit à la différence. S’agissant de l’histoire politique, le discours fait le lien entre la conscience historique et
ce que l’on sait de l’histoire sociale et des idées. Il
renvoie par exemple aux influences orientales,
notamment égyptiennes et babyloniennes, qui ont
imprégné la culture grecque, et rappelle que ce
n’est pas uniquement par l’intermédiaire de Rome
qu’elle a passé dans le Moyen Age latin, mais en
grande partie par celui des chrétiens de Syrie, de
l’espace culturel islamo-arabe. Pour ce qui est de
la pratique politique, enfin, le discours plaide pour
une mise en œuvre des principes suffisamment
délicate pour qu’on ne doute pas de leur sincérité.
Face aux exigences de droit et de justice de la civilisation moderne, les cultures ont toutes droit à
une acculturation au sens propre du terme: à une
intégration conforme à leurs propres valeurs culturelles.
La paix Le principe méthodologique satisfait à
l’évidence au premier principe substantiel, car la
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paix est pour beaucoup de cultures et d’époques
un idéal hautement reconnu. Mais alors que la
politique mondialisée d’aujourd’hui met en avant
une définition négative et bien modeste du terme,
à savoir l’absence de violence, on insiste, de la
Méditerranée à la Chine, sur ses valeurs positives, incluant l’idée de justice et d’amitié: c’est le
eirene du grec, le shalom de l’hébreu, le pax des Romains, mais aussi le Sulh arabe, le Solh des Perses
et le he ping des Chinois.
Le fride (paix) de l’ancien haut allemand, à la famille duquel appartiennent également les mots frei
(libre), freien (demander la main) et Freund (ami),
désigne lui aussi un état d’ordre et de bien-être.
Mais n’est-ce pas trop en demander? A première
vue seulement. Nombreuses sont en effet les régions frontières montrant que l’on peut, vivant
en état de paix négative, promouvoir la paix positive, les relations d’amitié. Exemple le Grand Nord,
théâtre de décennies de face à face musclé entre
l’Ouest et l’Est. Mettant à profit la fin du conflit
est-ouest, l’Institut de Barents vise à instaurer de
Kirkenes, ville de Norvège proche des frontières
russe et finlandaise, une étroite collaboration avec
les deux pays voisins et la Suède.
L’esprit d’entreprise Si l’on n’attend pas d’un
philosophe qu’il vante les mérites du principe
suivant, l’esprit d’entreprise, on lui permettra
néanmoins de rappeler que le doyen des penseurs occidentaux, Thalès de Milet, ne fut pas
seulement un grand mathématicien et un grand
naturaliste, figurant grâce à son expérience de la
vie et ses dons linguistiques parmi les Sept Sages
de la Grèce, mais qu’il fut aussi un grand entrepreneur. Et qu’Adam Smith, le théoricien de l’économie le plus célèbre de l’ère moderne, était titulaire d’une chaire de philosophie morale. Et, enfin,
qu’il est écrit dans le Projet de paix perpétuelle de
Kant que «de toutes les puissances subordonnées
à la puissance de l’Etat», celle de l’argent est sans
doute la plus apte à «promouvoir la noble paix».
Si les philosophes reconnaissent l’importance du
commerce, ils en rejettent cependant la réduction économique à des biens et des services. Car
les hommes échangent aussi, en réalité, du savoir
et de la science, de la littérature, de la musique,
ainsi que toute sorte de culture. Bien comprendre
cela est du point de vue de la frontiérologie d’une
importance vitale. La réduction économistique
est certes aussi présente chez les partisans que
chez les adversaires de la mondialisation. Mais la
chose en tant que telle n’a que faire de cette
étroitesse de vue. Car le bouquet multicolore de
phénomènes que l’on appelle «mondialisation»
se présente sous trois dimensions: sous forme de
communauté mondiale de pouvoirs, sous forme
de communauté mondiale – heureusement plus
riche – de coopération, sous forme, enfin, de communauté mondiale de destins, autrement dit de
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
communauté de détresse et de souffrance. Même
dans la deuxième dimension, le rôle de l’économie n’est pas le seul, ni même celui qui, de sa
hauteur, domine tout. Sur le plan tant concret
qu’historique, la culture au sens large du terme,
c’est-à-dire la philosophie et les sciences, l’école
et l’université qui vont avec, la musique, la littérature et l’art, sans oublier le sport, font jeu égal
avec l’économie. Bach, Beethoven et Mozart, le
jazz et certaines musiques pop sont universels,
partout dans le monde on étudie l’astrophysique
et la microphysique, partout on explore les matériaux de la vie et cherche des médicaments contre
le cancer, pas de pays où l’on ne lise Homère,
Dante, Shakespeare, Molière et Goethe, de même
que des auteurs persans, indiens ou chinois. Où
ne réfléchit-on pas avec Platon et Aristote, avec
Descartes, Hume et Kant, pour ne rien dire des
classiques du bouddhisme et du confucianisme?
La subsidiarité La frontiérologie tient pour vital
un principe longtemps sous-estimé par la théorie
sociale et politique. Il aura fallu les débats sur
l’Union européenne pour que l’opinion apprenne
à en mesurer le poids. Et encore, la différence entre
ce principe et son parent éloigné, le fédéralisme,
demeurait obscure. Les nouveaux convertis de la
subsidiarité l’égalent volontiers à la délégation et
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à la décentralisation. Qui délègue, cède des compétences qui peut-être le dépassent mais qu’il est
censé posséder. La subsidiarité fait le contraire.
Pour elle, la légitimité politique vient du bas, de
l’individu ou de petites entités sociales ou politiques. Elle se manifeste sous deux formes complémentaires, l’une positive, le «droit de compétence»,
l’autre négative, «l’interdiction de retirer»: ce que
l’individu et la petite entité ont eux-mêmes la
force d’initier et de réaliser doit être laissé à leur
soin; ils n’ont pas à en être spoliés au bénéfice
d’une entité plus élevée. Et pour n’exposer ni l’individu ni les petites entités à une entité sociale
unique, alors tendanciellement surpuissante, mais
aussi dépassée par la tâche, à savoir l’Etat, la subsidiarité comprend aussi un «devoir d’intermédiarité» consistant à renforcer les formes de société
intermédiaires ou à en créer si elles n’existent
pas. La société civile ou citoyenne s’acquitte de ce
devoir en assumant la responsabilité du niveau
intermédiaire extrêmement varié qui existe entre
la sphère privée (famille, vie associative et économie de droit privé) et les instances de l’Etat.
Concernant les régions frontières, le principe de
subsidiarité leur reconnaît le droit à une coopération transfrontalière ne dépendant pas de la permission d’une instance supranationale. Les Etats
ont même l’obligation de se plier, jusqu’à un certain point, à cette exigence «frontiérologique». Ils
ont au moins à prouver, s’ils y mettent leur veto,
que l’application du principe de subsidiarité porterait atteinte à des droits importants d’autres
parties.
Frontiérologie expérimentale La frontiérologie
remplit au-delà de son champ d’application direct une mission quasiment universelle. La coopération transfrontalière dont elle est porteuse
propose en effet un contre-modèle au soi-disant
affrontement des cultures. Ne serait-ce que d’un
point de vue empirique, cette thèse, souvent citée,
de l’affrontement ne paraît guère convaincante.
Les frontières des civilisations ne sont pas aussi
claires, tant s’en faut, que le suppose Samuel Huntington, et les civilisations ne sont pas toutes occupées à se faire la guerre. On ne voit pas vraiment se former, le long de lignes de fracture
religieuses ou culturelles, de blocs à grande échelle.
On ne peut, par exemple, parler de civilisation unique à propos du foyer d’agitation qu’est l’Afrique,
tant elle est diverse. Au Japon, et au sein d’un
seul et même individu, cohabitent paisiblement
deux religions que la façon de voir européenne
qualifierait d’hétérogènes, le shintoïsme et le
bouddhisme; qui plus est, on s’y montre très ouvert à de nombreux éléments de l’Occident, christianisme compris. Une bonne partie de la population des pays de l’Europe centrale et orientale ne se
réclame pas du christianisme orthodoxe, et n’est
pas moins slave pour autant. Quant à l’Amérique
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latine, ses liens avec l’Espagne et le Portugal, ainsi
qu’avec les Eglises chrétiennes, sont trop étroits
pour qu’elle soit perçue comme une entité culturelle distincte de l’Occident.
En de nombreux endroits du globe, on assiste bien
plus à des fragmentations et des régionalisations,
engendrées par le «narcissisme des petites différences», comme par exemple dans l’islam, avec le
conflit opposant sunnites et chiites, populations
rurales et populations urbaines, soit encore musulmans «ultra-orthodoxes» et «éclairés». Les différences culturelles s’expriment surtout à travers
des facteurs transculturels tels que l’âge, le sexe
et la profession, les opinions sociales et politiques, l’habitat, la géographie et le climat. Il en résulte à la fois des traits communs transculturels
et des différences intraculturelles faisant que les
jeunes habitants des grandes villes de l’Europe
occidentale ressemblent davantage à ceux de l’Europe orientale, du Japon et de la Chine qu’aux personnes plus âgées de leur propre milieu culturel
vivant à la campagne. Et ces différences d’un autre
type pourraient être aujourd’hui des germes de
conflit plus dangereux que celles que l’on vient
de voir.
Il est indéniable que les conflits interculturels ont
une lourde part dans la violence et qu’il n’existe
pas pour les résoudre de stratégie universelle.
Mais la coopération transfrontalière est sans doute
l’une des plus prometteuses, et ce pour trois raisons, dont la première est qu’elle se fixe un objectif modeste, donc réaliste. La coopération se
déroule à petite échelle, loin des capitales, qui défendent souvent jalousement leurs particularités
et leurs différences. Deuxième raison, ses principes sont flexibles. En renonçant à des règles prévoyant tout dans les moindres détails, elle n’impose pas aux autres régions des recettes qui
empêchent les particularités culturelles de s’exprimer. Troisième raison, elle refuse l’idée même
d’offensive missionnaire. Elle dit simplement:
«Venez et voyez» comment fonctionne la coopération et les avantages qu’elle présente. Ayant
constaté que tout le monde y gagne, il est difficile
de se soustraire au modèle qu’elle propose.
¬
Traduit de l’allemand par Michel Schnarenberger
Professeur de philosophie, Otfried Höffe dirige la Forschungsstelle
Politische Philosophie de l’Université de Tübingen et est professeur
invité permanent de philosophie du droit de l’Université de SaintGall. Derniers ouvrages parus: Lebenskunst und Moral. Oder Macht
Tugend glücklich (2007) et Wirtschaftsbürger, Staatsbürger, Weltbürger.
Politische Ethik im Zeitalter der Globalisierung (2004), éditions Beck,
Munich.
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La Regio Basiliensis
Les chances d’une politique culturelle transfrontalière
Eric Jakob
La «Regio Basiliensis» est l’une des plus anciennes organisations d’Europe à se consacrer de manière professionnelle au réseautage régional transfrontalier. La coopération culturelle y joue un rôle central et d’avenir, selon son directeur Eric Jakob S
L’économie culturelle constituera désormais un
volet permanent du plan de travail du Conseil européen, annonçait Ján Figel, commissaire européen à la culture, après la réunion des ministres
de la culture de l’UE de février 2007. Cette promotion tient surtout au fait que le domaine culturel
et artistique fournit à l’économie européenne une
contribution dont l’importance ne cesse de croître.
Publiée en novembre 2006, une étude de la Commission européenne explorant les aspects économiques de ce secteur parvenait à des conclusions
remarquables. Selon cette étude, le domaine de la
culture représentait en 2003 2,6% du produit intérieur brut de l’UE, contre 2,1% pour le secteur immobilier et 2,3% pour l’industrie chimique et celle
des matières synthétiques. De 1999 à 2003, sa
croissance a dépassé de plus de 12% la moyenne
générale des autres secteurs économiques. Il représentait en 2004 5,8 millions d’emplois, soit 3,1%
de tous ceux de l’Europe des 25. L’étude prend
certes la culture dans son acception la plus large,
une acception comprenant aussi bien la préservation du patrimoine et les arts plastiques et figuratifs que le cinéma, la radio, la télévision, les
jeux vidéo, la musique, les livres et la presse, sans
oublier le design, l’architecture et la publicité. Il
n’en reste pas moins qu’elle fournit largement de
quoi tirer l’économie culturelle de l’ombre dans
laquelle elle reste tapie et faire table rase d’idées
qui ont fait leur temps. L’art et la culture ne constituent certainement pas des domaines marginaux de l’économie. Ils représentent, au contraire,
un grand nombre d’emplois de haut niveau, qu’on
ne délocalise pas d’un claquement de doigts en
Extrême-Orient. Le secteur de la culture est le
moteur de la créativité, sans laquelle il n’est pas
d’innovation sociale et économique. La culture
occupe sur la route menant de la société industrielle et des services à celle du savoir une position clé. S’il est un secteur économique dans lequel l’Europe peut se vanter d’être unique tant il
est varié et attrayant, c’est bien celui de la culture.
L’Europe attire 55% du tourisme mondial. Ou, pour
reprendre les termes de Ján Figel: «L’Europe est une
superpuissance de la culture.»
La région bâloise mise depuis longtemps sur la
culture La région bâloise et celle – trinationale –
du Rhin supérieur n’ont pas attendu cette étude
de l’UE pour prendre conscience de ce que la culture représente en termes économiques, mais
aussi sur le plan des idées et de la société. Culture
unlimited, tel est le slogan choisi par Basel Tourismus – l’office du tourisme bâlois – pour promouvoir une région culturelle riche, traversée de frontières politiques qu’elle transgresse allégrement.
Comme le rappelle le théâtre antique d’Augusta
Raurica, le plus ancien du nord des Alpes, l’art et
la région ont toujours fait bon ménage. Au Moyen
Age, l’Alsace, en particulier, y a conduit l’art du
livre à ses plus hauts sommets. L’invention par
Johannes Gutenberg de la presse à imprimer à caractères mobiles devait faire de Strasbourg et de
Bâle les premiers hauts lieux de la typographie. La
région devint alors un pôle d’attraction pour les
érudits, il s’y créa des universités et c’est ainsi
qu’elle devint l’un des grands berceaux de l’humanisme. Son patrimoine s’enorgueillit de chefsd’œuvre de l’architecture tels que les cathédrales
de Strasbourg, de Fribourg-en-Brisgau et de Bâle.
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Les bâtisseurs de l’époque ont trouvé dans la région des successeurs dignes de ce brillant passé, et
Bâle passe aujourd’hui pour la capitale architecturale de la Suisse. Novartis y construit sur la frontière française un «Campus du savoir» auquel collaborent les cabinets d’architectes Saana, Diener
& Diener ainsi que Frank O. Gehry. Roche joue la
carte de la hauteur avec une tour en double hélice
signée Herzog & de Meuron, tandis qu’à Weil-amRhein, en Allemagne, continue de s’étendre le parc
d’architecture qui entoure le Vitra Design Museum.
Ses grandes collections d’art font de Bâle l’une des
principales villes de musées d’Europe, qui présente, au Kunstmuseum, la plus ancienne collection municipale du monde et organise chaque année, à l’enseigne d’Art Basel, le plus grand salon
international d’art moderne et contemporain. Mulhouse, autre ville du paysage muséal du Rhin supérieur, met l’accent sur la technique (automobile, chemin de fer, électricité), tandis que Colmar
expose au Musée d’Unterlinden le retable d’Isenheim de Mathias Grünewald. Des scènes, grandes
ou petites, mais nombreuses, proposent en outre
des pièces de théâtre, des opéras, des spectacles
de danse et de musique. Exemple, le Burghof de
Lörrach qui, chaque année, gratifie la région d’un
festival international de la voix (Stimmen-Festival).
La culture ignore les frontières Dans la région
bâloise, la frontière n’est jamais loin. Aussi la vie
professionnelle et la vie tout court y sont-elles
transfrontalières. 60’000 personnes du Bade-Wurtemberg et de l’Alsace s’y rendent chaque jour
pour travailler. Inversement, beaucoup de Suisses
vont faire en Alsace ou dans le sud du Bade-Wurtemberg leurs achats ou y manger des asperges,
quand ils n’y établissent pas leur résidence principale ou secondaire. Le canton de Bâle-Ville – 37
km2, 180’000 habitants – est le noyau de cette agglomération trinationale de 700’000 habitants,
qu’ignorent superbement le reste de la Suisse et
les statistiques fédérales. Quel que soit le domaine
de la politique, de l’administration, de l’économie
ou de la culture, la coopération transfrontalière
y va de soi. Créée en 1963, la Regio Basiliensis est
une des plus anciennes organisations de l’Europe
à poursuivre de manière professionnelle le réseautage régional et transfrontalier.
Comme en beaucoup d’autres domaines, la région
du Rhin supérieur a mis à son actif, dans celui de
la culture, de nombreuses réalisations et projets
transfrontaliers:
– Depuis 1997 existe un passeport des musées du
Rhin supérieur donnant accès, pour 98 francs
suisses ou 61 euros par an, à 170 musées.
– Regioartline est un portail internet d’art transfrontalier en deux langues, doublé d’un magazine
d’art paraissant à intervalles réguliers.
– Les maisons d’art des trois pays exposent en fin
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d’année, dans le cadre de Regionale, des œuvres
d’art contemporain.
– Vis-à-vis, magazine télévisé de France 3 Alsace
et du SWR Freiburg, diffuse chaque mois 30 minutes de reportages sur l’actualité culturelle des
trois pays.
– Trischola est un programme transfrontalier
d’échanges d’élèves et de promotion du plurilinguisme.
– Le Oberrheinschulbuch, manuel scolaire du Rhin
supérieur, est à la fois un livre d’école et une
source de connaissances sur la culture de la région.
– Le fonds d’échange théâtral du Rhin supérieur
(Oberrheinischer Theateraustausch) soutient depuis 1993 des tournées de théâtre et de danse.
– La haute école virtuelle d’architecture du Rhin
supérieur (Virtuelle Architekturhochschule Oberrhein) propose des cours et des projets de planification transfrontaliers.
– L’exposition permanente ExpoTriRhena du musée
Burghof, à Lörrach, a pour sujet l’histoire et la culture de cette région au carrefour de trois pays.
– Biblio3 est un réseau formé des bibliothèques publiques de la région.
La coopération culturelle transfrontalière s’étend
également au plurilinguisme, aux médias, aux festivals de danse et de musique, à des réalisations
communes d’orchestres et de chœurs, à des expositions, au tourisme culturel, aux guides et cartes
touristiques, à l’archéologie et aux sciences de l’antiquité, de même qu’au réseautage institutionnel
d’associations culturelles et historiques, etc.
Les limites de la coopération culturelle Lorsqu’on
compare la coopération culturelle avec d’autres
domaines de la coopération transfrontalière, apparaissent des spécificités comportant aussi bien
des chances que des risques. A commencer par le
fait qu’elle n’a pas un caractère contraignant, à la
différence de la planification des voies de communication, de l’aménagement du territoire ou de
l’environnement. Elle n’a pas pour elle d’être nécessaire, de pouvoir prétendre à l’utilité ou aux
gains de synergie et d’efficience dont peut se prévaloir la coopération transfrontalière lorsqu’il s’agit
de l’économie, du marché de l’emploi ou de la
santé. Sorte de matière à option, la coopération
culturelle doit donc trouver en elle-même sa légitimité; elle a besoin pour exister de la motivation
intrinsèque de celles et de ceux qui la font vivre.
La vie culturelle d’une région est faite de nombreuses facettes et d’acteurs très différents les
uns des autres. Selon le produit, les partenariats,
le public visé et les coûts varient grandement. Art
Basel s’adresse à un large public international, le
théâtre municipal (Stadttheater) à un public régional et le musée d’histoire et de géographie de la
région (Heimatkundemuseum) à un public local.
La coopération culturelle est, plus que d’autres
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formes de coopération internationale, une coopération «à géométrie variable», une collaboration
souple, s’exerçant dans des périmètres plus ou
moins vastes.
Confiné à un rôle largement utilitaire s’il s’agit de
jeter un pont sur le Rhin ou de construire une
usine d’incinération d’ordures ménagères commune, l’échange interculturel devient en revanche
un objectif essentiel si le projet est de répéter ensemble une pièce de théâtre ou d’organiser des
rencontres culturelles. Connaître la langue et la
culture de ses voisins, être en empathie avec eux
est plus important dans le domaine de la coopération culturelle que dans d’autres secteurs.
L’absence dans la région du Rhin supérieur, comme
dans le reste de l’Europe d’ailleurs, d’espace médiatique et de communication commun n’en est
que plus regrettable. Le monde des médias reste
très compartimenté, très marqué par les frontières nationales. Le téléspectateur alsacien ou badois ne s’intéresse pas plus à l’Axpo Super League
de ses voisins suisses que les supporters du FC
Bâle ne se passionnent pour le championnat de
France ou d’Allemagne. On regarde les reportages
transfrontaliers comme on jette un coup d’œil
par-dessus la haie du voisin, mais cela reflète rarement un sentiment de communauté d’identité.
L’UE admet certes que la culture rapporte des
sous, mais elle ne lui en consacre pas davantage
pour autant. A partir de 2007, les nouveaux programmes de coopération transfrontalière Interreg
de l’UE se situeront dans le droit fil de la dynamisation de la compétitivité économique prônée
par la stratégie de Lisbonne. Cet esprit est également celui de la nouvelle politique régionale que
la Confédération a annoncée pour 2008. Bien que
Bruxelles ait reconnu les vertus économiques de
la culture, les aides aux projets culturels transfrontaliers seront sans doute plus difficiles à décrocher que par le passé.
La compétence interculturelle, facteur de succès
L’Europe, c’est une histoire et une culture communes, mais c’est aussi un ensemble de pays restant
fortement marqué par des frontières nationales et
administratives. «Cicatrices de l’histoire», ces frontières ont bien souvent coupé en deux des régions
historiques et séparé d’un trait de plume arbitraire
des ethnies auparavant unies. Ainsi s’est constitué,
au fil des siècles, un lacis compliqué de paysages
culturels. La coopération culturelle transfrontalière
contribue fortement, malgré les difficultés évoquées ci-dessus, à guérir ces cicatrices de l’histoire
et à rendre visible la richesse culturelle de l’Europe.
Le cadre européen dans lequel elle se situe empêche qu’elle soit prétexte à de nouvelles frontières ou qu’elle attise des convoitises de sécession
ethnique.
L’Europe est bel et bien une superpuissance culturelle, et c’est un privilège unique dont elle se doit
de tirer profit. On aurait tort, cependant, de mesurer sa richesse culturelle à la seule aune du nombre
de films qu’elle produit, de jeux vidéo qu’elle exporte ou de touristes qui visitent ses trésors artistiques. Il existe un autre critère, au moins aussi
important: la compétence interculturelle qu’elle
donne aux gens. Aucun autre continent ne compte
autant d’habitants pour une superficie aussi restreinte. Aucun autre ne réunit un nombre aussi
élevé de nations et de groupes ethniques. Sur ce
continent où se côtoient tant de peuples, la proximité de l’autre que l’on ressent dans ses propres
frontières et la proximité d’idée dans laquelle on
vit avec le monde aiguisent l’inventivité. A l’heure
de la mondialisation, la diversité de l’Europe, la
multiplicité de ses langues et ses différences de
mentalité, souvent perçues comme des facteurs
d’affaiblissement ou de dispersion, doivent être
vues, plus que jamais, comme des éléments positifs. Il n’a jamais été aussi important pour les organisations internationales, les entreprises multinationales mais aussi les PME suisses produisant
à l’étranger de comprendre la culture, la mentalité et la langue de ses partenaires, de les respecter
et d’en faire un usage mutuellement profitable.
Plus encore que par le passé, les régions culturelles transfrontalières de l’Europe pourraient et
devraient être, avec les grandes sociétés multinationales, les laboratoires de l’entente interculturelle. Il existe déjà des cursus multilingues, des
programmes d’échanges dans les domaines scolaire et économique, des cours interculturels de
base et de formation continue spécifiques ainsi
que des coopérations entre les médias, toute une
offre, autrement dit, que l’on pourrait encore développer, sur le Rhin supérieur comme en d’autres endroits. Mais il faudrait surtout le plus grand
nombre possible de rencontres transfrontalières.
A la différence du pont ou de l’usine d’incinération d’ordures ménagères qui, en tant que produits de la coopération transfrontalière, ont encore
de beaux jours devant eux, l’échange interculturel
n’existe en effet que par lui-même et doit être inlassablement recommencé. Il a donc besoin pour
se manifester d’occasions sans cesse renouvelées.
¬
Traduit de l’allemand par Michel Schnarenberger
Eric Jakob est directeur de la REGIO BASILIENSIS et président du
Forum Culture de la Conférence germano-franco-suisse du Rhin
supérieur.
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
Une petite médaille pour Monique
Martin Zingg
Elle se rend d’Alsace à Bâle ou en Allemagne, pour des ménages ou des emplettes. Hommage à une frontalière qui
fait d’une nécessité une vertu S
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Portrait
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Imaginez un peu, Saint-Louis, dit-elle, elle le dit
en français. Monique habite Saint-Louis, juste à la
frontière avec la Suisse, en Alsace. Elle n’est pas
Alsacienne, elle tient à le souligner. Non qu’elle ait
quoi que ce soit contre les Alsaciens, elle n’a aucune raison de leur en vouloir, elle vit depuis longtemps ici et elle s’est habituée à eux, mais elle, elle
est originaire de Nancy. Imaginez un peu, déménager à Saint-Louis, parce que son mari est de la région et qu’il voulait à tout prix vivre ici. Et ils ont
tous les deux un travail ici, c’est ici que leurs deux
filles ont grandi, et même les frères et sœurs de
Monique les ont entre-temps rejoints dans le coin.
La mentalité est différente de celle de Nancy, penset-elle, elle s’en rend compte souvent, même aujourd’hui, après toutes ces années, mais elle ne
peut pas expliquer exactement en quoi réside cette
différence. «La discrétion», avance-t-elle, peut-être
les Lorrains sont-ils quand même plus réservés
que les Alsaciens, mais aucun exemple ne lui vient
à l’esprit, c’est plutôt un vague sentiment.
Elle a fait une formation d’infirmière. Mais dès la
naissance de sa première fille, il y a vingt ans, elle
a abandonné ce travail; mal payé, horaires impossibles. Depuis, elle fait des ménages, chez quelques familles suisses, pas beaucoup, et depuis
presque deux ans, elle travaille aussi dans la
blanchisserie d’un foyer de handicapés, la plupart
du temps à la machine à repasser.
En Suisse, sa mauvaise conscience la tenaille, elle
peut être sûre de toujours trouver quelqu’un qui
parle sa langue. Son allemand suffit tout juste
pour le strict nécessaire, et si elle peut s’en sortir
sans ce petit peu, elle ne demande pas mieux. De
mois en mois, m’explique-t-elle dans sa cuisine où
nous buvons un café ensemble, elle se dit qu’elle
devrait tout de même suivre un cours, c’est gênant quoi, dit-elle, que dis-je, c’est une honte, c’est
honteux de ne pas parler un seul mot d’allemand.
Et elle explique, en français, qu’elle arrive à se
faire comprendre partout. Je lui fais remarquer
qu’il est probable que cette situation ne changera
pas, il n’y a aucune raison impérative. Elle rit.
T’as raison.
Le peu d’allemand qu’elle sait lui suffit effectivement pour faire ses courses. Ses meubles, par
exemple, elle préfère les acheter en Allemagne.
Juste de l’autre côté de la frontière que, d’ailleurs,
on remarque à peine parce qu’on peut la traverser comme ça, elle connaît un magasin de meubles qui vend des choses que son mari et elle
n’ont encore jamais vues en France. Tellement
belles. Et tellement bon marché. Si on trouvait les
mêmes en France, ce ne serait jamais aussi bon
marché, dit-elle. Monique en connaît un rayon
sur les prix, elle compare toujours les articles en
France, en Allemagne et en Suisse. Pour elle, la
«regio» n’est qu’un immense supermarché.
Le chocolat, par exemple, elle l’achète en Suisse,
et pas n’importe lequel de surcroît. Quand elle
profite des actions avantageuses des grands distributeurs, ce qu’elle ramène chez elle, elle ne le
trouve pas en France. En tout cas, pas aussi bon
et jamais aussi bon marché. La crème fraîche, en
revanche, elle l’achète en Allemagne, à Weil, sur
le marché où elle est tout simplement moins chère
qu’ailleurs. Les légumes et les fruits, seulement à
Saint-Louis, mais là aussi, elle a le choix. Et les cigarettes, elle les achetait en Suisse auparavant.
En ce moment, elle essaie de se débarrasser de sa
tabacomanie. Depuis qu’elle a quinze ans, depuis
près d’un quart de siècle, elle fume. Maintenant,
elle porte un patch sur l’épaule, et dans la poche
du manteau une espèce d’ersatz de cigarette, autant dire de la paille, sans nicotine, mais également
sans aucun goût. Oui, et comme elle ne fume
plus, mais qu’en revanche elle prend du poids,
elle ne va plus non plus chez son grand distributeur qui, récemment, a été racheté par un distributeur encore plus gros, comme elle l’a appris.
C’est là qu’elle achetait ses cigarettes, en cartouches, et chaque fois également du schüblig saintgallois. Parce que son mari l’aime beaucoup. On
n’en trouve nulle part en France, du schüblig saintgallois, elle ne pourra s’en procurer pour son mari
que lorsqu’elle aura réussi à abandonner la cigarette, ça peut durer encore un moment.
Saint-Louis est merveilleusement situé, lui dis-je
à un moment. Non, en fait, ce n’est pas un endroit plaisant, répond-elle. Il n’y a pas longtemps,
alors qu’ils étaient absents tous les quatre, à une
fête pas loin, deux jeunes ont pénétré chez eux
par effraction, des gitans. Comment sait-elle que
c’était des gitans? Des voisins les ont observés,
par hasard, ils les ont vus pénétrer dans le jardin
et ouvrir la porte de la cave d’un seul coup, ils ont
pensé que c’étaient peut-être des copains de ses
deux filles. Ils se comportaient comme s’ils connaissaient les lieux. Avant de quitter la maison,
ils ont raflé tout ce qui était vendable. L’or, l’argent. Les bijoux, mais aussi une petite médaille
que Maurice avait reçue un jour, une décoration,
en France, il y a beaucoup de décorations, pour
beaucoup de choses. Ça n’existe pas en Suisse,
les décorations? Ces médailles? Non, dis-je avec
prudence, mais même ça, j’ai l’impression qu’elle
l’a très vite compris. Les Suisses n’ont pas besoin
de ça, fait-elle remarquer. Pourtant, elle, elle en
aurait bien mérité une, de médaille.
¬
Traduit de l’allemand par Marielle Larré
Martin Zingg est né en 1951 à Lausanne et vit à Bâle. Il a travaillé
pour des journaux, des revues et pour la radio. Avec Rudolf Bussmann, il a dirigé, pendant vingt-cinq ans, la rédaction de la revue littéraire drehpunkt. Auteur de divers ouvrages, dont Folgendes: Otto F. Walter über die Kunst, die Mühe und das Vergnügen, Bücher
zu machen et Was am Ende bleibt, nur das, avec des gravures de
Stephanie Grob. En 2007, il a publié une anthologie des critiques
littéraires de Martin Walser, sous le titre Winterblume.
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De Lörrach à Liestal
Le festival STIMMEN
Wolfgang Göckel
Pendant quatre semaines estivales, Lörrach donne à entendre les musiques du monde à l’agglomération bâloise.
Le festival STIMMEN se déroule annuellement dans des lieux choisis, en Allemagne, en France et en Suisse. Grâce
à des organisateurs et programmateurs infatigables, qui font vibrer la région des trois pays S
Lörrach compte 47’000 habitants et doit son attribut de «ville où il fait bon vivre» avant tout à des
gens comme Helmut Bürgel. Il est délégué culturel de la Ville et directeur administratif et artistique du Burghof, centre unique en son genre dans
le paysage culturel du coude du Rhin. Accessoirement, mais avec beaucoup d’engagement, l’équipe
du Burghof organise STIMMEN pour la quatorzième fois déjà, oreilles grandes ouvertes aux musiques à l’écart du courant dominant.
Les semaines du festival sont devenues la meilleure occasion de découvrir cette région à cheval
sur trois pays et ses endroits exceptionnels. Par
exemple le Walzwerk de Münchenstein, dans le
canton de Bâle-Campagne. Dans la chaleur de
juillet 2006, l’équipe du Burghof a transformé ce
laminoir désaffecté en une salle de concert et de
théâtre. Le Théâtre de la 5e rue d’Istanbul y a inauguré STIMMEN im Walzwerk et raconté en chansons comment hommes et peuples se harcèlent
et se détruisent, simplement parce leur religion,
leur langue ou leur culture diffèrent.
STIMMEN im Walzwerk illustre comment une collaboration exceptionnelle fonctionne par-delà les
frontières. Le Burghof de Lörrach travaille avec
kulturelles.bl, une division du Département de l’instruction publique et de la culture de Bâle-Campagne; Helmut Bürgel a pour partenaire Niggi Ullrich,
le délégué cantonal aux affaires culturelles. Bürgel
voulait placer les cultures musicales de Turquie au
cœur du Festival 2006, Ullrich lui a fait découvrir
et aimer cet espace spectaculaire à Münchenstein, où, jadis, des centaines d’ouvriers turcs gagnaient leur vie aux côtés de Suisses. Aujourd’hui, cette zone industrielle est en mutation, se
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transforme en biotope culturel et attire de petites
entreprises, des artisans et des artistes inventifs.
En automne 2005, l’idée du Walzwerk comme nouveau lieu de STIMMEN était née. En février 2006,
Helmut Bürgel et Susanne Göhner – la seconde
directrice administrative du Burghof – se rendaient avec leur conseiller Burhan Öcal à Istanbul. Ils ont recherché, écouté, discuté avec des artistes et des agences, réfléchissant à qui pourrait
se produire au Walzwerk et avec quel programme. Tôt dans l’année, Marion Schmidt-Kumke, du
Burghof, est partie elle aussi à la recherche de
partenaires pour le projet. Le directeur technique
du Burghof et du festival, Mark Searle, a mis au
point un concept en vue d’équiper convenablement la salle. Niggi Ullrich avait noté où, dans le
canton de Bâle-Campagne, il y avait encore des
contacts à nouer et des portes auxquelles frapper. Tous les fils tendus de février à juillet 2006
par les 20 membres de l’équipe du Burghof et
Niggi Ullrich ont été réunis et noués au Wasserwerk la semaine précédant le lancement.
Tester ensemble de nouvelles idées STIMMEN est
un partenaire très prisé, assure Niggi Ullrich. «On
connaît leur savoir-faire.» Les exigences d’Ullrich
à l’égard du travail culturel vont cependant plus
loin que de commander un concert au Burghof
pour l’été et payer la prestation. Chaque année, il
teste avec Helmut Bürgel de nouvelles idées et
forme des projets comme, en 2005, le Weg der Stimmen, le sentier des voix, qui emmenait les festivaliers d’abord sur les hauts du Jura au couvent de
Schönthal, pour écouter le chanteur basque Beñat Achiary, puis, les jours suivants, au monastère
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de Dornach, aux églises d’Arlesheim et de Muttenz, et enfin, de l’autre côté de la frontière, à
l’abbaye romane d’Ottmarsheim en France et au
château d’Inzlingen en Allemagne.
En 2006, un subside de 135’000 francs de kulturelles.bl a permis de mettre sur pied, sur les 32 jours
qu’a duré le festival, les STIMMEN im Walzwerk et
deux autres projets: Drei Schwestern, chants émouvants de trois grandes religions du monde dans
les trois églises d’Obertüllingen, de Bettingen et
de Sankt Chrischona, haut perchées sur le coude
du Rhin et fondées, selon la légende, par trois
sœurs; et, tout aussi exigeant artistiquement parlant mais d’un tout autre genre, Afterschock: le
festival a réuni pour quelques jours des musiciens
de la région des trois pays, triés sur le volet, et le
compositeur, bricoleur de sons et leader d’origine
indienne Nitin Sawhney, leur réservant pour le
concert de clôture la grande scène sur la place du
marché de Lörrach.
En 2007, STIMMEN accueille l’Amérique. Œuvrant
à nouveau en tandem, kulturelles.bl et le Burghof
ont engagé l’artiste vocal Bobby McFerrin et son
ensemble Voicestra, qui travailleront une semaine en juin à Arlesheim avec des élèves, de jeunes
chanteurs et chanteuses de la région, et donneront plusieurs concerts, un au Burghof le 24 juin,
un autre le 30 juin sur la place de la cathédrale
d’Arlesheim; ce type d’ateliers fait toujours partie
du festival, qui propose cette année douze cours
à l’enseigne de SommerWerkstatt Gesang.
Utiliser le savoir-faire de Lörrach Au fond, la pensée logique devrait suffire, pour réaliser une action
commune autour d’une frontière. Mais une telle
action ne peut être aussi intensive que si le courant passe entre les personnes. Helmut Bürgel et
Niggi Ullrich sont unis par leur envie de nouveauté
et leur passion de la musique. Un duo qui dure depuis plus d’une décennie et a commencé en 1995
par un projet trinational pour le cinquantenaire
de l’armistice de 1945. Puis le Burghof Lörrach a
fait son entrée dans le programme Wintergäste,
série de lectures scéniques mise sur pied par kulturelles.bl au début de chaque année; l’édition
2007 s’est consacrée aux auteurs russes, lus le
matin au Burghof et, l’après-midi du même jour,
côté suisse, à Liestal.
Pour le Burghof, la collaboration est moins étroite
avec Bâle-Ville. Les soirées STIMMEN dans le magnifique parc Wenken de Riehen, la commune rurale du canton urbain, ont certes leur tradition;
Wolfgang Graf, du Kulturbüro Riehen, y est partenaire du Burghof Lörrach. Mais STIMMEN ne
monte que sporadiquement une scène en ville de
Bâle, la dernière fois en 2005. Helmut Bürgel a mis
alors sur pied avec Michael Koechlin, délégué aux
affaires culturelles du canton de Bâle-Ville, et Urs
Schaub, directeur du centre culturel Kaserne Basel,
un Urban Village sur le périmètre de l’ancienne caserne bâloise: trois jours avec des artistes en résidence de quatre continents, un bazar multicolore
et l’entrée gratuite pendant la journée.
Jusqu’en 2001, Bâle avait encore son propre festival, Musik der Welt. Pour Michael Koechlin, un bon
festival musical en été doit faire partie de l’offre
culturelle de base d’une ville comme Bâle: pourquoi alors ne pas profiter du savoir-faire de Lörrach? Les médias bâlois aussi appellent à la coopération, la Basler Zeitung affirmant par exemple que
ce que les Bâlois intéressés à la culture ficèlent en
fait de festivals n’atteint pas, et de loin, à l’énergie, au flair et au professionnalisme des artisans
du festival de Lörrach.
L’histoire aux trois frontières L’intention qu’avait
Michael Koechlin d’inscrire Urban Village tous les
deux ans au calendrier culturel, en alternance
avec le festival de théâtre Welt in Basel, ne s’est
pas encore concrétisée. Les trois jours de fête de
2005 à la Kaserne-Basel se sont soldés par un déficit financier. Comme Helmut Bürgel doit être plus
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
prudent dans ses calculs et que pour cette raison,
il prévoit aussi moins de lieux de spectacle,
STIMMEN 2007 ne passera vraisemblablement pas
par Bâle. Mais les Bâlois pourront quand même
goûter au festival, le chemin n’est pas long jusqu’à Lörrach, à Arlesheim et aux autres lieux de
l’édition de cette année: il suffit de monter dans
le train régional, le tram, ou même d’enfourcher
son vélo.
Au reste, le Museum am Burghof de Lörrach contribue lui aussi à la prise de conscience de l’espace
vital commun au coude du Rhin. En 1995, conjointement avec le Musée cantonal de Bâle-Campagne à Liestal et le Musée historique de Mulhouse,
le Museum am Burghof a montré pour la première
fois l’histoire régionale trinationale dans une exposition intitulée Nach dem Krieg (Après la guerre).
Un projet analogue a suivi en 1998 avec Nationali38
tät trennt, Freiheit verbindet (La nationalité divise,
la liberté unit), sur la révolution démocratique de
1848. Et comme il n’était pas possible de lier les
trois musées régionaux par une collaboration conceptuelle à long terme, Markus Moehring a ouvert
en 2002, dans le Museum am Burghof rénové, ExpoTriRhena, une exposition permanente sur la région des trois pays et son histoire.
¬
Traduit de l’allemand par Christian Viredaz
Wolfgang Göckel vit à Lörrach et travaille comme journaliste
indépendant dans l’agglomération bâloise.
Sites internet:
www.burghof.com
www.kulturelles.bl.ch
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
Jardins suspendus, palmiers et feuilles de chêne
L’Insubrie, terra recognita?
Patricia Arnold
L’Insubrie n’est pas un pays, mais une somme de traditions, une promesse aussi. Une région historique, culturelle
et économique entre les lacs de la Suisse méridionale et de l’Italie septentrionale. La communauté de travail Regio
Insubrica et la Fondazione Novalia œuvrent pour l’avenir d’un patrimoine commun S
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Un massif rocheux rougeoie au soleil couchant.
Le mince croissant de lune repose tout naturellement sur une chaîne de montagnes. Dans le parc
du château, des paons font la roue, et sur la promenade, le vent berce doucement les feuilles des
palmiers. En automne, le sol des forêts est jonché
de feuilles de chênes; azalées, camélias, magnolias et cyprès embaument les jardins de l’été. Sur
les cartes postales, les paysages et la nature ne
peuvent être plus beaux, ni plus kitsch que la réalité en Insubrie. Lorsqu’il arrivait dans cette contrée, Hermann Hesse était à chaque fois touché
par «le souffle plus chaud du climat, les premiers
sons de la langue mélodieuse, les premières vignes en terrasses, de même que les belles églises
et chapelles.» Sur ce petit coin de terre, la rude
lourdeur des montagnes se dissout en légèreté
méditerranéenne. Un temps à craquer, disent les
indigènes des claires journées de printemps, d’été
ou d’hiver, quand les montagnes se découpent
sur le ciel bleu azur en silhouettes tranchantes.
L’été et son humidité subtropicale font perdre au
paysage ses contours si bien dessinés. Ce paysage,
William Turner le qualifiait de sublime. Des artis41
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tes et écrivains de toutes les époques, Léonard de
Vinci, Alessandro Manzoni, Antonio Fogazzaro,
Carlo Emilio Gadda, Stendhal, Flaubert, Balzac,
tous ont été séduits par son atmosphère, charmante et étrange tout à la fois.
Celtes, Romains et étoiles hollywoodiennes Les
managers surmenés, les stars du cinéma et les
designers de mode viennent volontiers aujourd’hui s’établir ici. Chaque année, des dizaines de
milliers d’automobilistes en route pour l’Insubrie
patientent ou s’impatientent dans les bouchons
des vacances. Le tourisme représente la plus
grosse source de revenus dans cette aire où vivent quelque deux millions et demi de personnes. Le mitage, la brutalité de l’époque moderne
ont toutefois infligé des plaies profondes à cette
nature grandiose.
Mais où se situe donc exactement l’Insubrie? Le
pays n’existe pas, du moins d’un point de vue politique. La région s’étend des Alpes aux lacs de
Lugano, de Côme et Majeur, entre les rivières Adda
et Tessin, le Po, ainsi que de nombreux cours et
plans d’eau mineurs. Un peuple celte, que les Romains appelèrent Insubres, occupa le territoire
au cours des siècles précédant l’ère chrétienne,
fonda Mediolanum, devenue Milan, ainsi que la
petite bourgade tessinoise de Locarno. L’Insubrie
était verte et fertile, et passe depuis toujours pour
une Via delle gente, une voie des peuples. Ceux qui
passèrent par ici y ont laissé des traces: églises
romanes et châteaux-forts médiévaux, édifices
Renaissance ou villas Art Nouveau.
Bureau stratégique pour l’avenir Depuis 1995, la
communauté de travail helvético-italienne Regio
Insubrica déploie ses activités sur le territoire de
cette ancienne contrée. En font partie le canton
du Tessin, les provinces frontalières de Côme, Varese, Verbania-Cusio-Ossola et, depuis l’an dernier,
celles de Lecco et Novare. L’association compte
plus de 200 membres, politiciens ou représentants
d’institutions privées et publiques. Ils encouragent les échanges dans le domaine de la culture
et de l’éducation, travaillent au développement
du tourisme, planifient de nouvelles voies routières. Un «bureau stratégique pour l’avenir», dit Roberto Forte, secrétaire général de Regio Insubrica.
Le débat ouvert entre Tessin et provinces italiennes du nord veut libérer de nouvelles énergies et
poser les jalons d’une meilleure qualité de vie
dans la région. Il y a de nombreux problèmes à résoudre, l’urbanisation sauvage et l’immense chaos
de la circulation menacent de détruire un paysage
d’une beauté unique.
Des milliers d’Italiens passent chaque jour la frontière pour travailler au Tessin. Les emplois manquent dans leur pays, la Suisse offre de plus des
salaires supérieurs. Le trafic frontalier engendre
une pollution inquiétante, comparable à celle de
42
grandes villes. A l’incitation de Regio Insubrica, le
Tessin, la Lombardie et le Piémont ont signé récemment un protocole dans lequel ils promettent
d’agir contre ces nuisances environnementales.
Les lourdeurs de la bureaucratie et le manque
d’argent des deux côtés empêchent toutefois une
intervention rapide, une situation à laquelle Regio Insubrica, malgré son engagement, ne peut
remédier. L’association doit se contenter de donner des impulsions, seuls les politiciens dans ses
rangs ont le pouvoir de faire bouger les choses.
Les bus publics peu polluants qui circuleraient à
cadence horaire dans la zone frontalière resteront probablement longtemps encore un rêve.
Contre l’esprit de clocher Les scientifiques progressent eux plus rapidement. Des spécialistes
travaillent de concert au développement de certaines technologies de pointe, la coopération
fonctionne aussi dans le domaine de la recherche
médicale. Quant à la formation, les experts approuveraient une faculté de médecine commune,
une Facoltà di Medicina Insubrica pour laquelle on
pourrait à leur avis aménager l’Université de Varese. L’idée de formations médicales transfrontalières plaît à ce médecin généraliste piémontais
qui exerce à proximité de la Suisse, mais il craint
que des critères de sélection équitables soient
impossibles. Comme il y a peu de places de formation, «les gens érigent de nouvelles barrières
dans leurs têtes», la fierté nationale et la peur
d’une perte d’identité entravent la collaboration.
«Un individualisme très marqué ne se laisse réduire que très, très lentement», dit Roberto Forte.
L’esprit de clocher n’aura cependant plus aucune
chance dans un monde globalisé, l’avocat en est
convaincu, qui a fait sienne la devise «l’union fait
la force».
La Fondazione Novalia Dix-sept ans après sa création, Regio Insubrica n’est pas encore présente
dans les consciences. Celles et ceux qui connaissent l’institution en parlent comme d’une chimère. L’architecte Matilde Pugnetti, dans la petite
ville frontière italienne de Cannobio, est d’un tout
autre avis, elle qui pratique depuis des années
l’échange d’idées avec des collègues, des conservateurs du patrimoine, des artistes et des critiques en Suisse méridionale. «Quand on traverse
la région, les racines communes sautent aux
yeux», dit-elle. L’architecture, les styles de construction dans les villages et les communes de part
et d’autre de la frontière se ressemblent comme
deux gouttes d’eau. Les églises romanes sont sévères et dépouillées, au cœur des bourgades, les petites maisons de pierre se serrent les unes contre
les autres, les splendides villas Art Nouveau dans
les parcs généreux distillent un charme d’une autre époque, au Tessin comme dans les provinces
frontalières italiennes. En tant que présidente de
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la Fondazione Novalia, Matilde Pugnetti a concrétisé la notion d’«Insubrica». Cette fondation transfrontalière s’occupe d’un thème brûlant, bien que
peu discuté jusqu’à présent: la restauration et la
conservation d’édifices et de paysages du XXe
siècle. Suite à l’invention de nouveaux matériaux
de construction, comme le ciment, la manière de
bâtir s’est modifiée, au siècle dernier, tandis
qu’une soif de progrès sans scrupules détruisait
une nature précieuse. La Fondazione Novalia réunit à une même table experts, étudiants et personnes que la question intéresse. Novaglia organise des congrès itinérants, les participants au
symposium international parcourent l’Insubrie
durant les quatre jours de la manifestation. 2007
les mènera de Milan en Lombardie à Stresa au
Piémont, de là, ils rejoindront Ascona au Tessin,
via un trajet en bateau sur le Lac Majeur. Le voyage
est révélateur des crimes architecturaux et des
destructions du paysage qui ont été commis. Ce
printemps, «le territoire» est le fil conducteur de
la manifestation. «Il est grand temps de freiner le
déclin de l’environnement», dit Matilde Pugnetti,
car c’est en fin de compte de son aménagement
harmonieux que dépendent la qualité de vie, le
bien-être physique et moral.
tes. C’est un grand patrimoine culturel et des traditions communes qui lient les gens dans la région
de l’antique Insubrie. Ce patrimoine, la communauté de travail Regio Insubrica et la Fondazione
Novalia veulent le faire vivre à l’avenir aussi.
¬
Traduit de l’allemand par Anne Maurer
Patricia Arnold vit depuis plus de dix ans au bord du Lac Majeur
Faire vivre le patrimoine Les idées franchissent
les frontières plus rapidement que la bureaucratie. Le secrétaire général de Regio Insubrica a été
stupéfait de découvrir sur des cartes tessinoises
que le Lac Majeur se terminait à la frontière suisse,
amputé de sa bien plus grande partie italienne.
Un constat déprimant. L’Insubrie, une illusion?
Le vent rabattant ride le lac, ses vaguelettes viennent caresser le rivage. Les jardins suspendus sont
foisonnants de fleurs bigarrées et d’une généreuse
verdure. Les fanfares invitent à la danse dans les
fêtes villageoises. En automne, on rôtit les chataignes et remue la polenta dans de grandes marmi-
italien. Elle a été jusqu’en 2003 correspondante du ARD-Hörfunkstudio Rom et travaille actuellement comme journaliste indépendante au nord du pays.
La Fondazione Novalia a son siège Via Umberto I56, I-28822
Cannobio (VB); www. fondazionenovalia.org
e-mail: [email protected]
tel. 0039 3401611732
Le secrétariat de Regio Insubrica se trouve Via Gottardo 1,
Mezzana, CP 325, CH-6838 Balerna; www. regioinsubrica.org
e-mail: [email protected]
tel. 0041 91 6820017
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
Habiter le Bergell, travailler à Chiavenna
Par monts et par vaux en compagnie de l’artiste Bruno Ritter
Andreas Bellasi
Si l’artiste est un passeur entre deux mondes, la définition s’applique littéralement au peintre Bruno Ritter. Le journaliste grison Andreas Bellasi a suivi en sa compagnie le chemin qui le mène quotidiennement à son travail, des
sommets tourmentés vers la plaine avenante S
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Grandiose. Et étourdissant. Dans les deux sens du
terme. C’est la première impression que l’on ressent. D’en haut. Saisi de frissons ou d’enthousiasme fou. Du nord, là où il forme un contrepoint sévère à l’Engadine, auquel personne ne s’attend et
qui stupéfait tout le monde, c’est de ce point que
le Bergell a toujours été chanté et célébré. En prose
et en vers. Le lien le plus court entre la limite des
forêts, le monde alpin, et la végétation méridionale, la chaleur clémente. La théâtralité de la chaîne
de montagnes détourne l’attention, rend malaisée
la perception d’une frontière linguistique et culturelle. Pourtant, discrète, elle traverse en son centre le Lej da Segl, le lac de Sils.
Aucune ombre n’alarme encore les spectateurs.
Maloja, ce col qui n’en est pas un, est baigné de
lumière toute l’année. Les crevasses rocheuses
qui tombent à pic apparaissent d’autant plus profondes à l’œil. La route fait un plongeon de deux
cents mètres dans la vallée encaissée de Casaccia,
en six kilomètres et dix-sept tournants audacieux.
D’autres paliers remarquables suivent. Et laissent
les saisons derrière eux.
Plus la vallée est profonde, plus l’horizon s’élève
et moins le soleil éclaire les villages en hiver. La
vallée s’élargit au niveau de Stampa, le village d’où
est issue la dynastie d’artistes des Giacometti.
Juste un peu. Les flancs de la montagne ne lui ou45
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Roches Présentement, le Bergell ne connaît en effet que la montagne. Le reste appartient au passé.
A l’histoire illustre. Dont vit la vallée.
Géologiquement, le jaillissement des sommets du
Bergell fait partie du dernier mouvement alpin.
Et, aujourd’hui encore, la roche est loin de s’être
stabilisée. Les glissements de terrains sont donc
très fréquents. Plusieurs villages, au moins dans la
Valchiavenna, sont bâtis sur leurs cônes d’éboulis. Et les fractures béantes de la roche sont toutes
d’époque récente. Les palissades aussi, censées
protéger contre cet amalgame friable. Les gens
persévèrent. Accrochés au roc. Leurs racines profondément fichées dans la pierre.
Qui ne fuit pas la montage est absorbé par elle.
Fait lui-même partie de la roche. Bruno Ritter a
une vision imagée et plus érotique de la montagne
omniprésente. Ce frontalier peint dans les couleurs de la vallée: jaune, orange, brun, vert et bleu.
Des corps déformés. Des membres erratiques. La
montage se fait femme. Les rocs: des cuisses, un
ventre, des seins. Réduite à un torse. «Car on ne
peut s’échapper.»
De plus, les flancs de la vallée irradient. Ils diffusent du radon, un gaz rare radioactif résultant de
la décomposition du radium et émanant des pores
et des fissures de la roche. Appartenant aux formations géologiques récentes, le Bergell ou la Valchiavenna constituent une des régions les plus fortement radioactives de l’Europe. Personne n’en parle.
Parce que le danger doit être conjuré par le silence.
sans une malicieuse ironie. L’artiste, né en 1951, a
grandi à la frontière du côté de Schaffhouse, puis
il a émigré dans la Valchiavenna il y a vingt-cinq
ans, parce que la Suisse l’a fait fuir. Aujourd’hui,
il travaille à Chiavenna et fait la navette tous les
jours, 1500 mètres de dénivelé pour les 32 kilomètres qui séparent Maloja de Chiavenna, et retour.
Ce qui parfois, dit-il, n’est mentalement pas supportable. Une succession de bains atmosphériques
qui se retrouvent dans sa peinture expressive.
Le paysage demeure constant. «Lorsqu’on l’a observé et qu’on l’a accepté.» Mais le calme est trompeur. C’est une vallée nerveuse. Dans les profondeurs, bruit une érosion constante. Le frontalier,
en mouvement entre et par-dessus les frontières,
le voit dans les gens. Ils manquent d’assurance,
ils ne se livrent pas. Il n’y a pas que les vieux qui
avancent courbés. Et ils ne se courbent pas seulement pour ramasser les châtaignes. Ils ressemblent au paysage. La montagne les a courbés. En
toute humilité, ils se soumettent à la vie. Et dépérissent parfois jusqu’à la dépression. «Leur fléchissement est le pressentiment de la chute définitive», dit Bruno Ritter.
Mais ceux qui veulent survivre dans la vallée
ignorent la menace. Refoulée. Les montagnards
s’imaginent plus forts que la montagne. Ou bien
ils s’en vont, émigrent. Et ils charroient leur patrie
dans leur sac à dos mental, une vie entière avec
eux.
Faire la navette, c’est pour lui supporter les contrastes et les tensions. Alors qu’à Maloja, en hiver,
il fait un froid arctique, à Chiavenna, le climat joue
suavement avec les couleurs. Ritter ne peint pas
de paysage. «Les montagnes ont une présence violente. C’est pour cela que je ne peux pas les idéaliser.» Mais, ajoute-t-il, «elles sont mon arrièreplan».
Humilité et dépression Mais Bruno Ritter, le frontalier, en parle. Parce que ça le fascine. Et il rit. Non
Mal du pays Le montagnard ne se laisse pas facilement rempoter, transplanter dans une autre
vrent pas encore la lumière plus chaude. Qui reste
pour l’instant une simple idée.
C’est ce qui explique la citation célèbre: si le Bergell a donné naissance à tant d’artistes, c’est «qu’il
est aride, qu’on ne peut pas y vivre si on ne se
consacre pas à l’art».
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terre. Il reste enraciné dans son origine. Lié, pardelà de vastes distances. Seul Diego Giacometti a
tranché sa souche. «La campagna, che bel merd», ironisait-il à Paris.
De tout temps, le travail, du moins celui qui n’était
pas lié à la terre, a été rare dans la vallée. Alors, la
plupart des montagnards font la navette. Beaucoup pour la journée, en Engadine, dont la vallée
dépend économiquement. D’autres se font engloutir par le bas pays lointain. Mais durant le
week-end, ils reviennent chez eux. Leur âme, elle,
ne balance jamais. Ne se sent ni là ni ailleurs
chez elle. Alors, le mal du pays la tourmente. Et
ils sont tous des revenants du mal du pays.
Le bargaiot, un idiome-charnière entre le rhétoroman et le lombard, conserve l’héritage. Reste la
langue des réunions communales. Les nouveaux
venus, les étrangers doivent s’y adapter. L’église
est le seul endroit où il ne résonne pas. Le Bergell
helvétique est le seul territoire de l’espace culturel italophone à être réformé. Converti à la nouvelle foi au début du XVIIe siècle par des réfugiés
religieux venus d’Italie, des Vaudois surtout. Aujourd’hui encore, les pasteurs de la vallée sont
italiens.
Passage et présence. A vrai dire, c’est à sa situation transitaire que le Bergell doit d’être habité. La
moitié du monde l’a traversé depuis toujours. Excepté qu’auparavant, le rythme était plus humain.
Les voyageurs s’arrêtaient. Il fallait changer de
chevaux. Pendant ce temps, les passagers se promenaient. Se divertissaient des changements du
paysage. Ce n’est qu’à la suite de l’accélération
que la vallée s’est dégradée en corridor.
Dans le Bergell grison vivent aujourd’hui 1300 personnes, dans la Valchiavenna catholique 8000.
Entre-temps les conditions économiques se sont
stabilisées. Malgré les bas salaires, le trafic frontalier, cette courroie de transmission de l’industrie touristique de l’Engadine, génère des fonds et
un bien-être relatif en Valchiavenna. En revanche,
les échanges culturels par-delà la frontière restent
minimes et marginaux.
Porte du monde. Le Bergell n’est pas pressé de
parvenir en Italie. Mais la dérive de la vallée
prend fin. Les tournants et les virages finissent par
disparaître. Chiavenna libère de la pesanteur. Aucune étendue méridionale en vue encore. La montagne, puissante, est encore fermement chevillée
au pied de la petite ville. Seule l’âpreté alpine
semble avoir fléchi. Parce que les lauriers roses,
les palmiers et les cyprès reflètent la douceur du
climat.
La petite ville n’exhale aucune idylle. Aucun romantisme. Dit Bruno Ritter, le frontalier. Mais pour
lui, le monde commence ici. C’est ici qu’il a trouvé ses mécènes. Ils lui ont donné accès à l’italianità. Au milieu artistique italien. Ont fait connaître sa découverte grâce aux célèbres critiques d’art
Raffaele De Gada et Giovanni Testori. Ses œuvres
ont été exposées à Sondrio, Bellano et Milan.
Au contraire du Bergell à la nature âpre, la vie à
Chiavenna se déroule dans les rues. Sur la via Dolzina, on reconnaît Bruno Ritter. Non qu’ils le doivent, ajoute-t-il. «Très peu savent ce que je fais
toutefois.»
¬
Traduit de l’allemand par Marielle Larré
Andreas Bellasi est né à Zurich en 1951, mais vit dans les Grisons.
Journaliste et écrivain, il a publié divers ouvrages dont la biographie romancée de Borromini (1997); sa dernière œuvre, Höhen,
Tiefen, Zauberberge; Literarische Wanderungen in Graubünden est
parue en 2004 et a reçu le Prix littéraire des Grisons en 2006.
Bruno Ritter: www.brunoritter.it
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Autour du Lac de Constance
Bernadette Conrad
Petite topographie littéraire
Une région littéraire se serait-elle forgée autour du Lac de Constance? Avec ses propres structures, lois et textes
transfrontaliers? La critique littéraire Bernadette Conrad, habitant elle-même Constance, explore les rives et les
eaux du lieu S
«Bien sûr, nous vivons dans une ‘zone privilégiée’,
pour reprendre l’expression des géographes culturels, mais sommes-nous contraints pour autant
de nous le laisser répéter sans cesse sur un ton qui
n’exige pas la moindre bribe de courage?» (Manfred Bosch, Mein Bodensee).
La beauté, on n’en a jamais manqué dans la région
du Lac de Constance, avec ses paysages marqués
de façon exceptionnelle par le climat et les vues
pittoresques. Et les tentatives littéraires de regarder cette beauté en face, avec courage et sans romantisme, n’ont jamais manqué non plus: «Bleu
et plat, le Lac de Constance gît avec son gros tronc
sans jambes incliné vers le Sud et tend ses bras
malformés vers l’Ouest. Les bateaux, des moisissures. Sur l’épaule sud du torse sans tête, plantée
dans la rive suisse, Constance» (Hermann Kinder,
Himmelhohes Krähengeschrei).
Manfred Bosch et Hermann Kinder peuvent se
permettre ce ton critique, ils sont deux des représentants les plus fidèles et les plus indulgents
d’une «littérature du lac» et sont actifs depuis des
décennies sur la scène littéraire du présent.
Mais où commence le présent? Existe-t-il des débuts qui ne soient pas la suite de quelque chose
d’autre? Bohème am Bodensee, l’ouvrage de Manfred Bosch qui fait autorité en la matière et explore
avec une grande précision la situation littéraire qui
régnait sur place alors, se concentre sur la première moitié du XXème siècle. Mais qu’y a-t-il eu
après? D’après Jörn Laakmann, connaisseur de
longue date de la scène littéraire, l’événement
décisif fut la création de l’Université de Constance
en 1966; elle attira de jeunes intellectuels et modifia ainsi l’ambiance de cette «belle province mesquine».
Pour Oswald Burger, qui dirige le Literarisches Forum Oberschwaben et qui est, tout comme Bosch
et Kinder, un défenseur actif de la littérature sur
les rives du lac, «l’événement décisif, ce fut en
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1968, lorsque Martin Walser est venu s’installer à
Nussdorf».
A moins que le présent littéraire ait commencé en
1967 déjà, lorsque le conseiller Walter Münch installa le Literarisches Forum Oberschwaben à Wangen. Ce même Walter Münch dont Martin Walser
disait en 1977, dans un petit poème de louange:
«Allons, soyons fiers de sa difficulté,/Il nous fait du
bien./Nous craignons juste qu’il tombe en panne,/
ce gaspilleur.» Walser lui-même était déjà connu
depuis longtemps alors, mais le titre de «patron»
et le rôle de père spirituel du Lac de Constance
littéraire, c’est avant tout à son grand engagement en faveur des jeunes écrivains et de la scène
elle-même qu’il le doit. «Walser, c’était le collègue,
le protecteur», se souvient Manfred Bosch, «quelqu’un qui a soutenu d’autres auteurs comme personne et sans calcul.»
Le Literarisches Forum Oberschwaben fête aujourd’hui son quarantième anniversaire. On est
resté fidèle à l’idée de base de se rencontrer une
fois par an pour se lire mutuellement de nouveaux
textes et s’exposer à la critique impitoyable des
collègues de plume, tout comme on est resté fidèle
au vénérable lieu de rencontre, la salle de l’hôtel
de ville de Wangen, en Haute-Souabe. D’après Oswald Burger, qui succéda à Münch dans sa fonction de directeur en 1992, l’idée initiale de Walter
Münch était de fonder un atelier où l’on pourrait
trouver et où pourrait s’exprimer quelque chose
comme une mentalité panalémanique, et cela
également par-delà les frontières nationales. Cette
«aire alémanique», dans laquelle vivent les quelques quatre cents auteurs du forum, s’étend de
Zurich à Stuttgart et de Fribourg à Munich.
«Ce qui reste toutefois, c’est le chemin du retour. Il
est plus facile de descendre depuis Wangen que de
monter à Wangen. Et il en va de même pour Berg.
Loué sois-tu, Seigneur, que le lac soit au fond,
même s’il sourit».
(Hermann Kinder, Die schönsten Radtouren)
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Lac de Constance, chère patrie Qu’un écrivain soit
d’ici, comme Peter Renz, ou qu’il vienne s’y installer, comme Zsuzsanna Gahse, que quelqu’un y devienne écrivain, comme Hermann Kinder, Jochen
Kelter, Peter Salomon et bien d’autres encore, ou
qu’un auteur y revienne, comme Lena Kugler, peu
importe: personne ne reste indifférent aux paysages du Lac de Constance; au contraire, ces paysages entrent dans les œuvres littéraires de mille façons.
Pour Zsuzsanna Gahse, qui vient de Hongrie et qui
vit depuis bien quinze ans au bord du Lac de Constance, cette région est le centre du monde depuis
ses quatorze ans. Le fait de se sentir entourée
de trois pays germanophones fut une expérience
marquante de son enfance.
Dans le cas de Lena Kugler, qui est allée à l’école
à Singen, à dix kilomètres du lac, c’est la situation
frontalière de la région qui l’a poussée à revenir.
«J’aime bien vivre à proximité des frontières. Cette
raison a été décisive dans ma décision de quitter
Berlin pour revenir ici. Les pays qui finissent, qui
commencent…» D’après elle, c’est peut-être lié à
son père aussi, qui, en tant que réfugié, a été autorisé à vivre en Suisse, mais sans jamais être naturalisé. Dans son livre Wie Viele Züge, elle écrit:
«Elle pourrait se remettre au carrefour, embrocher
avec son pouce les couleurs des voitures qui passent et attendre que quelqu’un l’emmène à la frontière. Elle pourrait retourner au fast-food, s’asseoir à la table la plus à l’écart, à la fenêtre, pousser
de côté les rideaux rouges et se laisser atteler le regard entre les deux petits postes frontière; s’imaginer à nouveau comment la frontière et le no
man’s land passaient à travers elle à cette table,
mousseux et légèrement sucrés comme l’Export
qu’elle commandait toujours.»
Manfred Bosch, quant à lui, raconte ce qui peut
arriver à quelqu’un qui a grandi à Radolfzell dans
les années soixante et qui donne tout ce qu’il a
pour échapper à cette étroitesse, qui finit par s’enfuir à Munich, et tout cela pour, au bout du compte,
«se retrouver dans trois à quatre sociétés suisses.
Pour y constater un vide qui demandait à être
comblé. Pour découvrir la patrie comme un concept qu’il s’agit de sauver.»
«Je suis toujours retourné dans mon refuge en
Thurgovie, un lieu à la fois étranger et familier, où
les dieux de l’Empire n’entraient pas», écrivait
Jochen Kelter qui, depuis 1969, vit en tant qu’Allemand sur la rive suisse. Et pour Peter Salomon
aussi, la patrie qu’il s’est appropriée est devenue
une «zone de retraite»: «Premier jour chaud en
mai / (…) Je roule à reculons / À travers les paysages d’été: / Ortenau, Hegau, Lac de Constance –»
Alors que le regard que pose Ernst Köhler sur
Constance semble à la fois nostalgique et songeur: «Comme vous le savez, notre ville est très
ancienne et très belle. (…) C’est qu’il n’y a pas ici
ces masses qui végètent, l’air stupide… Il n’y a
pas du tout ici cette décadence sociale grand style
qui les génère et qui menace aujourd’hui dans
bien des endroits du monde les dernières enclaves de vie urbaine structurée et civilisée. Je serais
tenté de dire qu’ici, l’Europe est encore ce qu’elle
fut jadis. Certaines personnes affirment, il est vrai,
que l’on s’abrutit ici. Mais elles restent. Tout le
monde reste». (Tiré de Und er kommt und findet sie
schlafend)
Régional, national, international Autour du Lac de
Constance littéraire, le fait que l’on écrive et que
l’on pense par-delà les frontières et que l’on s’organise aussi en conséquence est une évidence.
L’internationalité est ici l’état normal qui sert de
source d’inspiration. La plupart du temps. Ce qui,
toutefois, n’a absolument pas pour conséquence
qu’un auteur s’ancre en même temps dans la région.
Cette éclosion exceptionnelle d’une scène littéraire au bord du lac dans les années soixante-dix et
quatre-vingt, avec Martin Walser comme «spiritus rector» engagé, faut-il l’attribuer à un moment
historique aujourd’hui révolu? C’est la question
que se pose Ulrike Längle qui fut elle-même longtemps active, en tant qu’auteur, dans les cercles
littéraires autour du lac, et qui se trouve être aussi co-fondatrice et directrice aujourd’hui du Felder-Archiv à Bregenz, une institution qui existe
depuis 1984 et qui fonctionne également comme
maison de la littérature du Vorarlberg.
«L’alémanique n’est plus terriblement en vogue»,
dit-elle en ajoutant que les auteurs de ce Vorarlberg littéraire ambitieux, comme Michael Köhlmeier, Arno Geiger ou Robert Schneider par exemple, ne sont que peu actifs, voire pas actifs du tout,
dans la région du Lac de Constance. «L’internationalité est-elle vraiment si louable que ça?», se
permet de douter Ulrike Längle, «ou n’est-ce pas
quand même dans leur pays d’abord que les auteurs agissent en fonction d’une tradition nationale ou internationale, et après seulement dans
leur aire géographique d’origine?» Et cela ne se reflète-t-il pas aussi dans les structures publiques?
Les auteurs du Vorarlberg n’apparaissent guère
dans le programme de l’institution suisse qu’est
la Maison Bodman, constate Ulrike Längle; et surtout, c’est du côté suisse que l’ouverture à tout ce
qui est international lui semble exiger le plus d’efforts. Ceci, toutefois, n’est que partiellement vrai.
Peu dynamique, la Suisse? Tout de même, les
Frauenfelder Lyriktage, les journées poétiques qui
se déroulent à l’Eisenwerk Frauenfeld depuis leur
création en 1991 par Beat Brechbühl et Jochen
Kelter, rejoints bientôt par Elke Bergmann, furent
le deuxième festival de poésie dans toute l’aire linguistique germanophone! «A l’époque, se souvient
Beat Brechbühl, la poésie hollandaise me fascinait», et les organisateurs défendaient de toute
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manière un concept non-régional et clairement
international. Ce n’est pas un hasard si, durant
cette même période, la Thurgauer Kulturstiftung
a vu le jour; dans la foulée du 700ème anniversaire
de la Confédération helvétique, on avait octroyé
un peu plus d’argent à la culture. Brechbühl, luimême auteur et fondateur de la petite maison
d’édition Im Waldgut, envisage même à présent
de lancer un nouveau festival de poésie en Suisse
orientale. Entre-temps, ce ne sont plus Kelter et lui
qui administrent les Frauenfelder Lyriktage; en 2005,
ce fut Klaus Merz, et en 2007, Markus Bundi. Si l’on
songe à ces Suisses qui sont originaires du lac (ou
du moins de ses rives) ou qui y vivent aujourd’hui,
à des auteurs qui se sont fait un nom depuis longtemps au-delà des frontières de leur pays, comme
Peter Stamm de Weinfelden, Markus Werner près
de Schaffhouse (qui vient d’obtenir le Prix littéraire du Lac de Constance) et le poète et jongleur
de mots Christian Uetz de Romanshorn (qui fut
honoré en 2005 du Thurgauer Kulturpreis), la rive
suisse du lac paraît soudain tout sauf stérile.
Il faudrait tenir compte aussi du fait que le regard
suisse sur la région du Lac de Constance, ou du
moins sur sa partie suisse, est de toute façon très
différent du regard allemand, dirigé fièrement
sur son rivage sud. Sur le plan culturel, la Thurgovie, Saint-Gall et l’Appenzell, en tant que cantons
les plus proches du lac, appartiennent plutôt, au
sein de la Confédération, à la «province» défavorisée et demeurent subordonnés aux grandes agglomérations urbaines et à la Suisse occidentale
mondaine. Peut-être est-ce là aussi une raison à
la prédominance allemande sur la scène qui promeut l’Alémanique. Ce qui définit le Vorarlberg,
d’après Ulrike Längle, c’est qu’il se situe loin de
Vienne et qu’avec ses 340’000 habitants, c’est aussi
une province, certes, mais plutôt la «petite province fine et passionnante sur le plan culturel».
Clubs et bateaux En tant qu’institution littéraire,
l’Internationaler Bodensee-Club IBC, fondé en
1950, a fait de cette dimension transfrontalière
sa devise. Ses journées littéraires, les Droste-Tage
qui se déroulent tous les trois ans dans la ville
de Meersburg, sont expressément réservées aux
femmes de lettres. Le «Jour fixe», qui a lieu cinq
fois par année, et parfois six, se donne pour tâche
de faire entendre les auteurs encore peu connus,
et cela dans le beau vieux château de Meersburg
et avec le généreux soutien des habitants du château, la famille Naessl-Doms. La traversée géographique des frontières au sens littéral, l’IBC la pratique depuis que chaque année, en septembre, il
invite à faire une croisière sur les eaux internationales avec le bateau du Litera-Tour, qui accueille
à chaque fois des hôtes de marque à son bord.
Avec son Gegenbö auf dem Narrenschiff (Rafale sur
la Nef des Fous), l’auteur suisse Hermann Burger,
mort jeune hélas, a écrit ce qui est peut-être le
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plus beau texte, ou du moins le plus drôle, sur les
débuts de cette institution littéraire: «En rangs serrés, le public baissé se bouscula pour entrer dans la
cabine du capitaine lambrissée en brun Nussdorf,
Martin Walser, vêtu de lin vert tilleul et en bretelles rouges, ne monta qu’à Meersburg, et avec lui,
la télévision, une équipe de l’ORF, Madame Hella
Baumstark, présidente locale du Bodensee-Club
Konstanz, fit la lecture des excuses, même Marcel
Reich-Ranicki s’était désisté, la première bière
nous fut servie après trois quarts d’heure et fut
immédiatement encaissée, en devises suisses et
au cours de un pour un (…) Hella Baumstark s’excusa pour la panne de micro persistante en précisant que le responsable du son avait raté le MS
Überlingen à Constance, qu’il essayait vainement
de les rejoindre à l’aide d’une vedette rapide, et
que nous devions faire un effort, ma foi, et aboyer
aussi fort qu’elle. Un jour, se mit à crier Martin Walser en direction de la salle, tandis qu’une averse
orageuse s’abattait sur nous, alors que j’avais une
lecture à Manhattan, une germaniste allemande
me demanda quel était mon programme; je lui répondis qu’il s’agissait d’un texte racontant un
voyage en train de Stuttgart à Singen et dont le
point culminant était la phrase: Quand on se rend
à Singen, il faut s’attendre à Radolfzell. La germaniste prophétisa que je n’aurais aucun succès à
Manhattan avec ça; lorsque je lui demandai alors
d’où elle venait, elle me répondit: de Pfullendorf».
Débats et publications L’internationalité n’a donc
pas dû être inventée d’abord par l’Internationale
Bodensee-Konferenz, bien que celle-ci offre un
soutien important, surtout sur le plan des subventions. Comme le dit Werner Grabher, le président
de la commission culturelle, les neuf Länder ou
cantons situés tout autour du lac se sont associés
au sein de l’IBK pour former un «réseau d’arrièreplan». Chaque année, 80’000 francs sont octroyés
aux lauréats de différents genres littéraires, et
chaque année, on organise un grand forum culturel pour s’attaquer à des questions comme celle
qui sera débattue prochainement: Avons-nous besoin d’une maison de la littérature centrale en
Vorarlberg?
Pendant ce temps, dans les cercles ou les sociétés
d’écrivains, on continue à discuter inlassablement
de littérature. Au début des années quatre-vingtdix, Walter Neumann et Zsuzsanna Gahse ont
lancé un nouveau groupe, après que le groupe régional du Verband deutscher Schriftsteller VS eut
disparu. Une fois encore, l’ami de la littérature Vincent Naessl-Doms a ouvert les portes du vieux château, et c’est ainsi que, tous les deux mois, tel un
cercle de conspirateurs, la Meersburger Autorenrunde réunit des écrivains invités et annoncés
pour des lectures et des discussions.
Enfin, depuis 1981, il y a encore la revue littéraire
Allmende, qui tente de «donner la parole aux au-
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teurs et auteures de l’aire alémanique dans des
textes littéraires et des essais» (Manfred Bosch).
Cette revue constitue d’ailleurs également un forum pour le dialecte. L’idée qu’une «revue régionale éclairée» pourrait venir combler un vide sensible, c’est Manfred Bosch qui l’a lancée en 1978
avec Martin Walser. «Et c’est ainsi», raconte Oswald Burger, «qu’Allmende, l’organe central de la
littérature alémanique, vit le jour dans le salon de
Walser.» La revue a une grande portée, elle accueille aussi des textes de Peter Bichsel ou d’Arno
Geiger, dont la carrière débuta au sein du Literarisches Forum. Reste à mentionner, enfin, le LibelleVerlag d’Ekkehard Faude et Elisabeth Tschiemer,
la maison d’édition sise à Lengwil, en Thurgovie,
qui, dans sa manière aussi calme que résolue de
publier dans une édition de grande qualité des
œuvres estimées de grande qualité, est unique en
son genre. S’il s’agit, en plus, de découvertes régionales, comme par exemple l’œuvre de Fritz
Mühlenweg, tant mieux, car la régionalité à elle
seule n’est pas un critère pour cette maison d’édition.
par la fenêtre arrive déjà à l’étranger», dit Ulrike
Längle, qui profite et apprécie de traverser les frontières. «Mais le lac est-il vraiment un grand trait
d’union ou n’est-il pas plutôt, quand même, une
grande surface vide sur laquelle on peut tout projeter?»
¬
Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher
Bernadette Conrad, qui est née en 1963 et a grandi dans le nord
de l’Allemagne, fait partie depuis 1986 des «citoyens venus
d’ailleurs» qui ont trouvé dans la région du Lac de Constance
quelque chose comme une patrie. Elle travaille comme critique
littéraire et comme auteure indépendante, entre autres pour la
Neue Zürcher Zeitung, Die Zeit, du, et cela depuis Constance, où elle
vit avec sa fille.
Quoi de neuf à l’horizon? Fait étonnant: ce sont
toutes des initiatives qui furent lancées il y a vingtcinq, trente, quarante ans, et qui existent toujours
sur la base d’un noyau dur pas si petit que ça.
Mais la question se pose: est-ce terminé? Y a-t-il
du nouveau à l’horizon? Bien sûr, avec son Forum
Allmende, la revue Allmende s’est trouvé, il y a
trois ans, un nouveau lieu pour exploiter l’histoire
littéraire récente en montant des expositions dans
la Maison Hermann Hesse de Gaienhofen. À Gottlieben, sur la rive suisse, le Emanuel von BodmanHaus est en train de s’établir comme la maison
de la littérature de la région, et cela sur l’initiative
de Jochen Kelter et sous la direction actuelle de
Zsuzsanna Gahse. De son côté, Hermann Kinder
a lancé, en collaboration avec l’Université de Constance, la manifestation Autor in der Region qui
chaque année, au mois de novembre, fait la tournée des écoles et des librairies de la région du Lac
de Constance. Quant à Oswald Burger, il invite,
lui, à un Wort-Menue, festival culinaro-littéraire à
Überlingen.
Toutes ces initiatives sont des contenants et des
structures que l’on peut estimer aussi sans y participer, comme le dit Lena Kugler. Elle qui, à dixhuit ans, lisait ses textes au sein du Literarisches
Forum Oberschwaben, qui est partie s’installer à
Berlin par la suite et qui est rentrée au pays il y a
sept ans, veut suivre son propre chemin et ne
souhaite plus faire partie de ces structures. «Je me
sens bien, à proximité d’elles», dit la jeune femme
de trente-trois ans, «et je leur dois beaucoup. Mais
à présent, ma place est ailleurs.»
Que serait, alors, une vraie proximité? À quel point
les vues de cartes postales du Lac de Constance
sont-elles trompeuses? «Le moindre coup d’œil
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Changement de scène
Un cabarettiste, le Liechtenstein et la Suisse
Roswitha Feger-Risch s’entretient avec Ingo Ospelt
La différence entre le Liechtenstein et la Suisse ne peut être bien grande, pense-t-on. Pourtant, ce sont des mondes que
le Rhin sépare. Le double national, comédien et cabarettiste Ingo Ospelt à propos de ses ports d’attache culturels S
Roswitha Feger-Risch: «Nous ne sommes pas en Suisse
ici. Pas encore!», avez-vous dit une fois au LiGa (le
Liechtenstein Gabarett). Vous êtes citoyen du Liechtenstein, mais vous vivez depuis un certain temps déjà en
Suisse avec votre famille. Pourquoi?
Ingo Ospelt: Après ma formation à la Schauspiel
Akademie de Zurich, j’ai vécu et travaillé pendant
sept ans avec ma femme, Eveline Ratering, dans
différentes villes d’Allemagne. Pour des raisons
privées, et parce que nous sommes très bien ancrés à Zurich sur le plan social et professionnel,
nous avons décidé alors de revenir en Suisse. Aujourd’hui, nous vivons dans notre maison à Uster,
notre havre de paix, et nous travaillons essentiellement en Suisse alémanique et au Liechtenstein
comme indépendants des arts de la scène.
Mais vous avez grandi au Liechtenstein. Votre père est
originaire du Liechtenstein, votre mère est allemande, et
votre femme est Suisse. Quelle langue parlez-vous avec
vos enfants?
A la maison, nous parlons l’allemand, même à nos
animaux de compagnie. Cela vient, d’une part, de
nos années passées en Allemagne, et d’autre part,
du fait que l’allemand est ma langue maternelle.
A l’école non plus, je n’ai jamais parlé le dialecte
du Liechtenstein; ce dialecte, je ne l’ai appris que
lorsque j’ai commencé à me produire au LiGa. Et
le Suisse-allemand, je suis en train de l’apprendre.
Je ne sais pas quelle est ma patrie; c’est un état très
moderne, je trouve. J’ai de plus en plus de peine à
associer la patrie à un lieu bien précis. Les endroits
du Liechtenstein que je prenais, jadis, pour ma
patrie ont changé, parfois jusqu’à devenir méconnaissables. Mais même si je ne possède plus d’endroits au Liechtenstein qui éveillent en moi des
sentiments d’attachement au pays, je puise dans
mes souvenirs comme dans une soupe originelle.
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Quels avantages trouvez-vous à vivre en Suisse?
Je ne pourrais pas vivre comme comédien au Liechtenstein. Si j’étais une star mondiale comme Oskar Werner qui, jadis, s’est retiré au Liechtenstein
après un grand projet au cinéma, les choses seraient peut-être différentes. J’ai du plaisir à vivre
et à travailler à Zurich, cette ville possède une situation très centrale pour moi. J’aime bien Zurich,
son histoire, son internationalité. Depuis trois ans,
j’ai la double nationalité. Je voulais pouvoir voter
là où je suis chez moi.
Pourtant, vous vous produisez souvent au Liechtenstein
comme cabarettiste et comme comédien, et vous y travaillez aussi comme metteur en scène.
Pendant de longues années, je ne me suis pas produit du tout au Liechtenstein. L’occasion ne s’était
pas présentée. Ça a changé ensuite avec le LiGa et
mes projets en solo. Ce qui m’intéresse au Liechtenstein, ce sont surtout les histoires qui ont un
lien avec le pays, qui viennent de là-bas ou qui
en parlent. Aux pièces Wie der Hagsticker dreimal
die letzte Ölung bekam et Die Goldene Boos est venue
s’ajouter, cette année, la pièce Wohin?, qui commence à Vaduz et se termine dans le monde. Ce
sujet de la patrie a donc même fini par donner
une trilogie. Un genre d’exploitation de l’Histoire
et par là-même, de mon histoire.
Le travail au Liechtenstein est-il différent du travail en
Suisse?
Quand il s’agit de produire une pièce, je dispose à
Zurich d’un réseau plus étendu auquel je peux
recourir. Le processus qui va de l’idée à la production achevée s’y déroule de façon plus professionnelle qu’au Liechtenstein. Sur le plan du subventionnement d’une pièce par l’Etat ou le canton, il y
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Le Musée du Point de Vue, Jean-Daniel Berclaz
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a aussi de grandes différences. A Zurich, il existe
un modèle clair pour le subventionnement des
productions théâtrales et il faut y correspondre.
Pour obtenir une aide financière, une des conditions de base est, par exemple, de pouvoir indiquer un lieu de représentation. L’octroi des subventions est décidé par une commission de quatre
spécialistes du théâtre. A Zurich, la concurrence
est beaucoup plus forte, bien sûr. Au Liechtenstein, les choses se passent de façon beaucoup
plus pragmatique. Si le plan de financement est
bon, une bonne partie du projet est déjà à l’abri. En
revanche, les demandes y sont généralement plus
vite examinées qu’en Suisse. On se connaît déjà.
Au Liechtenstein, on a l’habitude de louer ou de déplorer
un soutien à la culture supérieur à la moyenne. L’aide
financière y est-elle vraiment si grandiose que ça?
Elle n’est pas mauvaise, mais on pourrait l’améliorer. Aujourd’hui, le pays m’accorde un bon soutien. Les bons instruments de l’aide à la culture du
Liechtenstein sont, par exemple, la bourse de travail ou, dernière nouveauté, l’atelier à Berlin. Ce qui
manque, c’est une discussion de fond sur les différents projets. Cela tient en grande partie à la composition du comité responsable de la culture, qui
est une commission d’amateurs. De plus, les amateurs et les professionnels continuent à être subventionnés par les mêmes fonds. Cela devrait se
professionnaliser toutefois dans un avenir proche.
Une représentation au Liechtenstein est-elle différente
d’une représentation en Suisse?
Au Liechtenstein, j’ai surtout aimé faire du cabaret, car dans notre petite société, il y a toujours
quelqu’un qui se sent visé. A Zurich, j’apprécie de
jouer devant un public neutre, sans préjugés.
Le Liechtenstein et la Suisse sont-ils, à vos yeux, deux
pays différents ou les voyez-vous plutôt comme une
seule et même région culturelle?
Oh, pour moi, il y a de grandes différences! Ces
deux pays sont structurés de façon totalement
autre sur le plan politique et social. La société du
Liechtenstein est très, très petite, et elle est encore
fortement marquée par la trinité «Gott, Fürst und
Vaterland» (Dieu, le Prince et la Patrie). Je ne parlerais donc pas ici d’une région culturelle unie.
Ma femme, toutefois, n’est pas du même avis.
Pourtant, au Liechtenstein aussi, vous travaillez tout
naturellement en collaboration avec des Suisses.
Oui, bien sûr. Tout comme les Suisses travaillent
en collaboration avec moi en Suisse.
Et ça vous plaît, ce va-et-vient entre la Suisse et le
Liechtenstein?
Au niveau de la pensée, je trouve ça reposant et intéressant, de par ma personnalité déjà. C’est aussi
lié au fait que je joue des pièces totalement diffé56
rentes ici et là-bas. Au Liechtenstein, je fais du
cabaret politique ou je joue des pièces en rapport
avec l’histoire locale. En Suisse, je joue plutôt des
choses contemporaines. J’ai appris ainsi à passer
rapidement d’une tâche à une autre et ça, c’est
très important. Je suis content.
Vous et votre frère, l’auteur Matthias Ospelt, bénéficiez
en Suisse d’une excellente réputation en tant qu’artistes
du Liechtenstein. La NZZ a écrit à votre sujet: «Heureux
qui, comme ce pays au bord du Rhin, possède des citoyens comme les Ospelt!»
Cette critique se référait au cabaret. Cela a sans
doute à voir, d’une part, avec la hargne du grand
voisin à l’égard du petit Liechtenstein, mais d’autre part aussi avec un profond respect pour notre
travail de cabarettistes. Au Liechtenstein aussi, on
nous a accusé de cracher dans la soupe. En outre,
à l’époque, la Suisse ne connaissait pas encore un
essor du cabaret aussi important qu’aujourd’hui,
où un Simon Enzler, par exemple, en tant que
Suisse et Appenzellois, pose sur ses propres concitoyens un regard sans pitié. Au Liechtenstein,
c’est justement la petite taille de la société qui a
fait que le cabaret marche aussi bien. C’est ça, la
grande différence avec la Suisse.
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Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher
Le cabarettiste et comédien Ingo Ospelt, né en 1961, est citoyen
du Liechtenstein, ainsi que Suisse depuis trois ans. Il a grandi à
Vaduz et vit aujourd’hui à Uster dans le canton de Zurich.
Roswitha Feger-Risch vit et travaille comme historienne de l’art
et journaliste indépendante à Vaduz, au Liechtenstein.

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