Le kabyle à l`épreuve de la modernité et des mutations
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Le kabyle à l`épreuve de la modernité et des mutations
Communication pour le congrès mondial sur les droits linguistiques, Teramo du 19 au 23 mai 2015 Le kabyle à l’épreuve de la modernité et des mutations sociopolitiques et socioéconomiques Chérif Sini Université M. Mammeri Tizi-Ouzou Algérie Introduction Principale langue berbère d’Algérie, aussi bien du point de vue numérique 1 que du point de vue revendicatif et productif 2 , le kabyle est à l’épreuve de l’accélération des mutations sociolinguistiques et socioéconomiques que connait l’Algérie depuis quelques décennies. Ces mutations sont liées, d’une part, aux effets minorant de la politique d’homogénéisation culturelle de l’Etat-Nation et, d’autre part, à la modernisation/urbanisation de la vie sociale, notamment la généralisation progressive du passage du mode de vie de famille large/traditionnelle à celui de famille nucléaire/moderne. Elles révèlent la fragilité d’une culture de traditions orales qu’on a crue imperméable au processus d’érosion/substitution culturelle et linguistique que connait, depuis le moyen-âge, une grande partie de l’Afrique du Nord et qu’accélère la mondialisation actuelle des moyens de communication et de diffusion de modèles de vie et de réussite sociale pour lesquels le kabyle, langue, culture et société, est appelé à s’adapter. Elles révèlent surtout la ‘’vicissitude’’ des remparts naturels qui semblent avoir protégé la région kabyle, des différentes conquêtes militaires et de leurs corolaires culturels. Elles révèlent aussi les effets de ces mutations sur la transmission des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement interne de la vie sociale, culturelle, politique et économique dans cette région, en particulier le rapport de l’homme (kabyle) à la terre. Vitalité d’une résistance La situation du kabyle est donc critique malgré les progrès institutionnels du berbère en Algérie qui se traduisent par la mise en place de (plus hauts) diplômes universitaires de berbère, par l’introduction de cette langue dans le système éducatif algérien depuis 1995 (à l’issue de la grève de cartable qui a coûté à la Kabylie une année blanche tout en débouchant sur la création du Haut Commissariat à l’Amazighité, instance présidentielle chargée de réhabiliter le berbère dans toutes ses dimensions), par sa promotion au statut de langue «également nationale» en avril 2002 (dans la foulée des évènements meurtriers de Kabylie), par la création du Centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement de tamazight en 2003 et par l’amélioration, comparée à ce que cela était il y a deux décennies, des moyens de diffusion moderne: radio nationale et radios locales, télévisions… Avant de connaitre une formulation d’exigence explicitement politique et institutionnelle, la réaction à cette menace fut d’abord d’ordre intellectuel et portée par les premiers kabyles lettrés en français. A ces derniers, emboiteront le pas, dans un premier temps, la génération postindépendance de culturalistes berbérisants et, dans un deuxième temps, celle de producteurs, essentiellement kabyles, de bien culturels composés et écrits directement en kabyle malgré leur formation institutionnelle arabisée dont les retombées attendues ciblent justement l’abandon total de cette langue au profit de l’arabe institutionnel! Les premiers devaient (re) valoriser leur héritage culturel et linguistique, dans une perspective 1 Deux tiers des berbérophones d’Algérie parlent kabyle. Les défenseurs politiques du berbère sont des kabyles, en général. Les producteurs en berbères et les enseignants le sont majoritairement aussi. 2 1 indépendantiste, contre une description colonial(ist)e exotique dévalorisant et prédisposant les locuteurs kabyles, à l’abandonner. Les seconds se devaient, d’une part, de reprendre ce travail de revalorisation, cette fois-ci contre la dévalorisation politique et idéologique mobilisant tous les moyens juridiques et socio-économiques de l’Etat pour gagner les locuteurs kabyles au sentiment d’infériorité et surtout d’inutilité de leur langue et culture face au modèle linguistique et culturel promu par la politique d’arabisation. D’autre part, il s’agissait de jeter, en dehors des institutions de l’Etat et diamétralement en opposition aux visées unificatrices de la politique linguistique de celui-ci, les fondements d’une culture écrite pour amener l’hostilité et l’ostracisme politiques de l’Eta-nation à l’égard du berbère, en général, et du kabyle, en particulier, à composer avec un fait accompli visible, sur la scène international, et imposant sur le terrain sociopolitique au moins régional: celui d’une langue kabyle autovalorisante par son propre produit et résistante à la politique d’arabisation des années 19701990, acharnée à détruire ce qui n’est pas considéré arabe … A partir de ces expériences, les derniers, tout en continuant à recueillir le patrimoine immatériel kabyle, notamment les formes orales standardisées (proverbes, contes, adages, devinettes, récits de bravoure…), produisent directement en kabyle romans, poèmes, manuels et mêmes des dictionnaires et autres produits de l’écrit à vocation pédagogique, intellectuel et ludique, et entament, actuellement, un travail d’auto-évaluation faisant le point sur le parcours de la promotion du berbère et les retombées de celle-ci sur le quotidien berbère et berbérophone surtout. Parallèlement à cette dynamique, l’activité intellectuelle éditée était de vocation politique et largement engagée pour l’algérianité plurielle et le berbère. En redoublant d’originalité et de succès nationaux et internationaux, elle redonnait l’envie de rester algérien et berbère, engagés activement dans la modernité et l’universalité. Ainsi était de l’activité romanesque d’expression française, par exemple. En faisant évoluer des personnages, aux caractéristiques physiques et morales mais aussi aux noms locaux, sur le territoire kabyle et autour des problématiques à la fois locales et à vocation universaliste, en ce qui concerne particulièrement les principes d’égalité entre les humains, dénonçant par ricochet la confiscation par la ligne idéologique au pouvoir de la mémoire collective et du devenir des Algériens, en général, et des Berbères, en particulier, au profit de «la culture pour le peuple»3, Mammeri, Farès, Djaout, Belameri, etc., prenaient à témoin l’opinion intellectuelle nationale et internationale, de ce qui convient d’appeler avec M. Mammeri, le combat «pour la culture du peuple» contre le génocide linguistique planifié. Ces auteurs de langue française constituaient donc à la fois un maillon dans la chaine de transmission de cet idéal de combat pour l’émancipation du joug de La nuit coloniale 4 , hérité de la génération de combattants algériens d’avant l’indépendance et, plus qu’une référence, une source d’inspiration aux générations nouvelles qui, de ce fait, bien que formées à l’école de l’Etat-nation, se sont investies dans la concrétisation de cet idéal tout en portant un nouveau regard sur leur langue et culture qui est celui de la nécessité de les adapter aux exigence de l’histoire et du progrès de l’humanité. Un regard qui ressort dans l’investigation dans la grammatisation en cours, notamment en adoptant dans leur écrits en kabyle les ‘’recommandations’’ de linguistes natifs et autres promoteurs de cette activité (Chaker, Achab, Nait Zerrad, Mettouchi, etc.) et, dans leurs modes d’expression artistiques, en général, et dans les productions écrites et éditées, spécialement, la posture de défenseurs d’une langue en résistance et surtout d’une langue à servir pour s’en servir. D’où l’émergence, entre autres, d’une production romanesque si importante qu’on pourrait parler sans hésiter de littérature kabyle. Une littérature en devenir 3 M. Mammeri, 1990, Culture savante et culture vécue, éditions Tala, Alger. Titre d’un ouvrage de Ferhat Abas, dirigeant du l’UDMA (union des démocrates algérien ,1945-1954) et premier prédisent du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne, 1958-1962), disparu en 1985 en opposant à la ligne idéologique de l’Algérie indépendante. 4 2 en raison de son caractère dynamique servant à la fois de test à la diffusion aussi bien de néologismes, par exemple, pour s’exprimer dans des domaines traditionnellement réservés au français et à l’arabe que des idées renouvelant la réflexion sur les relations trans-individuelle au sein de la communauté citoyenne… Parallèlement à cette activité et aux adaptations en kabyle de pièces de théâtre, de courts métrages, depuis quelques années les dessins animés les plus en vogue en Occident font irruption en kabyle sur le marché kabyle et disputent les ventes aux traditionnels et indétrônables poètes/chanteurs engagés pour le combat identitaire berbère à l’instar de Ferhat, Azem, Ait Menguellet, Idir, Matoub… L’impact de ces adaptations se fait positivement ressentir sur la forme urbaine du kabyle gagnée par une certaine tendance à l’hybridation: les mots, tournures, tonalités, etc., dans la bouche de Pučči, Vriruc et autres personnages de ces dessins animés, sont quasi-systématiquement adoptée par les petits mais aussi les moins petits Kabyles dans l’exercice quotidien de la parole, redonnant, actuellement, du souffle à la kabylisation des grandes centres urbains de Kabylie entamé par le Mouvement culturel berbère, (lancé pour donner du sens politique à la protestation des étudiants de Tizi-Ouzou contre l’interdiction de la conférence sur la poésie kabyle ancienne que devait animer M. Mammeri le 10 mars 1980), soutenue par les partis politiques traditionnellement défenseurs du berbère, notamment lors de la grève du cartable de l’année 1994-1995, et accentuée par la mobilisation de la jeunesse kabyle après l’assassinat de Matoub Lounès en juin 1998 et durant les émeutes d’avril 2001, 2002… Les effets notables de cette dynamique concerne donc la redynamisation de la pratique urbaine du kabyle, la visibilité électronique de cette langue, en appui à une littérature en expansion aux autres domaines de la connaissance et de la culture et, particulièrement, la progression de l’écrit normativisant 5 en kabyle en perspective de ce qui s’apparente à la bataille pour l’enseignement généralisé de cette langue, car, faudrait-il le rappeler, cela constitue le principal objectif des défenseurs du berbère: créer les conditions d’une culture berbère de traditions écrites à même de se valoriser et de se transmettre en s’adaptant à la modernité à double tranchants qui, en offrant les moyens de diffusion nécessaire à cette redynamisation et même la normativisation en cours, exige un prix socioéconomique aux implications déterminantes de ce projet de défense du berbère, langue, culture, société et civilisation. La modernité: une chance et… un prix En effet, d’aucuns diront qu’après le disque et la bande magnétique de la veille cassette associés à la radiodiffusion 6, l’analogique puis le numérique, en pénétrant les foyers, c’est à dire les formes du kabyle les plus éloignées des unes et des autres, ont, d’une part, contribué à renforcer le sentiment d’appartenance à une même communauté linguistique d’où, à partir des années 2000, certains tirent et cultivent l’idée de kabylité pour mobiliser autour de ce le sentiment nationalitaire, pour le projet politique d’autonomie régionale, voire indépendantiste dont il est difficile d’évaluer le poids sociologique en raison de l’impossibilité d’obtenir des statistiques fiables en ce domaine à la fois mouvant et politiquement encore tabou, et, d’autre part, à gagner l’adhésion au sentiment de la nécessité d’aller vers une forme unifiée d’un kabyle à même de servir de langue commune aux locuteurs kabyles: d’où la prédisposition à abandonner, par exemple, les formes vernaculaires les plus apparentes comme le montre l’absence totale, dans le répertoire chanté du défenseur du berbère qui est Matoub Lounès, du 5 De normativisation qui signifie selon la sociolinguistique sud européenne la mise en place d’une norme considérée endogène avec tout ce que cela impliques comme discussion sur les procédés in vivo /in vitro de cette perspective. 6 Inutile de revenir sur l’exploitation arabisante de la radio chaine 2, au moins durant les années du parti unique et de son projet d’unicité de la pensée, de la langue, de la culture… 3 [j] natal de celui-ci, au profit de [l] dont on ne connait pas non plus le poids d’usage statistique ni la perception sociale et son éventuelle retombée sur le comportement des locuteurs de telle ou telle variante. Ce qui, au fond, renvoie au même impératif identitaire et d’individualisation (J.B. Marcellesi, 1986) en opposition au vécu phagocytaire essentiellement de l’arabe quotidien et scolaire mais aussi du français. Or la niche écologique du kabyle, pour reprendre la terminologie de L.J. Calvet (1999, 2004, 2005, 2010), situe ce dernier dans un rapport de dominé par rapport à ces langues et surtout dans ce que celles-ci miroitent comme possibilités de réussite matérielle, particulièrement. Une réalité sociopolitique aux implications sociolinguistiques sur le kabyle aujourd’hui mesurables, au moins dans la progression horizontale et verticale de son hybridation qui, faut-il le rappeler, est conséquence de ce rapport aux causes lointaines et auxquelles la modernisation et l’urbanisation de la vie sociale contribuent à alourdir les effets sur la pratiques quotidienne du kabyle. La généralisation de l’activité salariale, héritée de la période coloniale, tout en apportant une certaine autosuffisance matérielle et de subsistance, a encouragé, dans un premier temps, la généralisation de la séparation précoce de jeunes couples 7 de la (grande) famille (composée des parents, de grands parents et de frères et sœurs…) d’autant plus que cela est accompagnée de la généralisation progressive de la même activité chez l’épouse et, dans un deuxième temps, la formation du couple selon le modèle occidental et dans laquelle le rôle des parents ou faisant foi est réduit à une espèce de témoin… de moins en moins sollicité aussi bien dans la constitution du couple que dans sa gestion comme c’était le cas il y a de cela moins d’un demi siècle. C’est une évolution positive, au niveau individuel, qui a des répercussions sur la transmission du kabyle, langue et éléments culturels. Outre la rupture dans la chaine de transmission des formes orales standardisées, des prénoms kabyles comme Davda, Manach et autres de moins en moins attribués comme Mokrane, Lounès, Aldjia, Ferroudja, etc., au profit de prénoms de consonance occidentale ou orientale, c’est tout l’univers du monde des Anciens qui s’effondre sous le poids de la modernité entrainant leur monolinguisme au profit d’un plurilinguisme social mais aussi familial recherché et cultivé/promu par les parents, en général, et les mères, en particulier, soucieuses de la réussite sociale de leurs enfants et dont les langues semblent constituer pour elles le moteur (Ch. Sini, 2013, 2015). Si, en effet, on ne peut pas dire qu’elles sont animées d’une volonté de faire abandonner à leur enfants la langue parentale comme elles tendent à accepter de moins en moins de reproduire les prénoms parentaux et ancestraux (R. Ait Hamou Ali, 2013), il est évident, en revanche, qu’elles se soucient peu de les transmettre et ainsi de les sauvegarder comme le suggère l’adage populaire selon lequel la femme kabyle serait la gardienne des traditions! Naturellement, il est difficile de leur reprocher leur appartenance à leur temps exigeant de la conception qu’elles se font de la réussite sociale l’acquisition de la langue de l’école, l’arabe, pour l’obtention du baccalauréat mais aussi le français pour les études universitaires derrières lesquelles se profile, en général, le projet de départ pour la France. Cela est d’autant plus défavorable à la transmission intergénérationnelle du kabyle que les enfants de ces couples évoluant en famille nucléaire sont envoyés dans des établissements de la petite enfance, le plus généralement privées, où ils reçoivent une animation/éducation généralement en français (parfois en alternance avec l’arabe), avant de rejoindre l’école publique arabisée ou l’école privée plutôt francisée. Les retombées sur la langue kabyle de ce passage, généré par les exigences du modèle de réussite sociale en cours (pour un meilleur confort matériel essentiellement), touchent particulièrement à la forme de sa pratique (de plus en plus mélangée et non alternée à l’arabe ou au français) et même à sa pratique tout court d’autant plus que le nombre de monolingues kabyles ne cesse de rétrécir. Ce qui engendre le même phénomène de rupture dans la chaine de transmission intergénérationnelle des valeurs 7 Avec tout ce qui va avec leur constitution de moins en moins en conformité avec les traditionnelles alliances familiales… 4 communautaires kabyles, en général, et de leur mode d’expression, en particulier, parmi lesquelles l’attachement à la terre autrefois nourricière et ultime demeure de l’homme kabyle. Une valeur en voie de mutation et, osons le mot, de matérialisation. En effet, ce qui était jusqu’à une date très récente un objet inestimable et que le kabyle ne vend que sous la contrainte la plus insurmontable, se vend actuellement pour acheter voiture, villa, locaux commerciaux, etc., au prix de ce que les générations précédentes auraient ressenti comme à la fois de la honte, de l’humiliation et surtout de la trahison envers les ancêtres. Pourtant, ce détachement de la terre de plus en plus visible chez les générations montantes est loin d’être cette intention de trahir ou de renier les anciens. C’est tout simplement l’intérêt à la terre qui parait se déplacer en raison, d’une part, de la généralisation de l’activité salariale et des avantages de la pension de la retraite, rendant l’assistance des descendants moins nécessaire, voire inutile, et, d’autre part, à l’émigration dans les grandes villes algérienne et en Europe, au Canada d’où proviennent respectivement le Dinar, l’Euro et le Dollar pour nourrir et souvent investir dans des micro-entreprises généralement familiale, réduisant la valeur de la terre au profit de l’activité tertiaire et autres. Les générations issues de cette mobilité n’ayant pas hérité des péripéties liées au travail et à la défense de la terre semblent peu ressentir ce lien qui l’unissait aux générations précédentes. L’élite kabyle en retrait ? Bien qu’elle constitue dans l’imaginaire populaire l’espoir du kabyle, dans les faits, la plus grande partie de cette élite kabyle semble constituer plutôt un handicap parce qu’elle apparait peu ou pas concernée par la situation de la langue et de la culture kabyles et peu ou pas impliquée dans son processus de ré- dynamisation sociolinguistique. Excepté la participation aux opérations de villes mortes en Kabylie durant lesquelles les commerçants donnent un cachet spectaculaire, cette élite, que ce soit dans l’entreprise économique, dans la communication, l’éducation et l’enseignement de matières scientifiques ou littéraires, etc., considère le kabyle peu équipé pour s’en servir. Ce qui est évidemment vrai jusqu’à un certain degré du fait que le berbère a évolué en marge de l’histoire (G. Camps, 1981). Bien que cette opinion prédispose à adopter les réformes nécessaires au kabyle pour en faire une langue dont on peut s’en servir, elle parait paradoxalement justifier une certaine inertie non loin du sentiment d’incapacité en considérant cela comme étant «l’affaire des linguistiques». Or, de par son statut social, cette élite représente une ligne, une voie, voire un exemple pour ne pas dire un modèle aux autres qui, dans le cas présent, semblent se complaire dans ce qui leur est renvoyé comme instrument de la réussite, de l’ascension sociale, économique, politique, etc. et dont le kabyle ne constitue pas le moteur… Ainsi, la recherche parentale de l’acquisition par les enfants du français et de l’arabe scolaire se fait le plus souvent au détriment du kabyle, même si au niveau déclaratif chacun ‘’se plaint’’ de l’hybridation en cours de ce dernier, sans doute prélude au processus de substitution sociolinguistique (Ch. Sini, 2011). C’est là en réalité l’enjeu actuel de la redynamisation du berbère particulièrement en Kabylie, où c’est paradoxalement la variante intellectuelle de cette élite qui est à la base de la prise de conscience du danger de disparition identitaire berbère et à la formulation explicite des exigences liées à la revalorisation de leur langue et culture ! Peut être qu’après ce travail de conscientisation, on considère la mission terminée et que c’est aux spécialistes, à présent, de faire du berbère une langue de communication moderne sans toutefois qu’on sache si ces spécialistes seraient les diplômés universitaires de berbère, par exemple. Ce qui constitue justement le piège vers lequel la ghettoïsation politique et recherchée de la revendication berbérophone conduirait : le berbère serait alors l’affaire de quelques intellos (à la solde du néo-colonialisme) et sans assise sociale, comme on aimait à opposer cela à la veine des culturalistes constituée autour de M. Mammeri et de S. Chaker. Impliquer davantage cette élite dans le processus de redynamisation et de réforme du kabyle est donc une urgence 5 d’autant plus qu’on connait ce à quoi a abouti quand on a laissé la langue aux seuls spécialistes, linguistiques ou sociolinguistiques soient-ils. S’il est vrai que ces derniers sont les connaisseurs des procédés de formation de lexique, par exemple, d’une langue donnée, il n’en demeure pas moins qu’ils travaillent sur un matériau d’usage plus pour les dégager que pour les formuler, encore moins pour les inventer car même les néologismes proviennent des secteurs créateurs ou du besoin de rendre une pensée, une équation, etc., nouvelle pour la langue d’usage. Leur champ de compétence est donc plutôt d’ordre théorique et ne peut recouvrir que partiellement les domaines de la connaissance, de l’industrie, etc. En plus, comme le retient l’histoire des (formes de) langues, ce sont bien souvent des utilisateurs influents socio-politiquement et socio-économiquement qui attirent les locuteurs vers leur façons de pratiquer la langue, sans le rechercher spécialement. D’où l’importance d’expliciter le caractère néfaste de cette attitude pour le devenir du berbère : celui-ci a besoin selon chacun des domaines de la vie moderne de ceux qui produisent biens matériels ou immatériels et de ceux qui l’enseignent ou le transmettent un engagement effectif, c'est-à-dire producteur en kabyle pour un usage kabyle. Qui mieux connait les mathématiques qu’un mathématicien, la philosophie qu’un philosophe, le numérique qu’un informaticien, etc. ? Le linguiste a un avis sur la structure ou la forme de telle proposition de langue ; le sociolinguistique sur l’opportunité de lancer de telle ou telle façon tel ou tel néologisme. Quant à l’essentiel, c’est l’affaire des producteurs, des inventeurs, des créateurs et des utilisateurs. C’est donc l’affaire de tous dans la perspective de se donner à entendre en kabyle dans tous les domaines de la vie de tous les jours : à l’école, sur le lieu du travail, sur les lieux de loisir et de détente, dans les différentes transactions et moyens de communication; bref sur le marché aux langues. Voilà qui implique des comportements à la fois individuels et collectifs : parler partout d’abord en… kabyle ! Conclusion: Le défi à relever concerne donc à la fois la bataille de l’enseignement mais aussi et surtout la possibilité d’amener les acteurs les plus influents kabyles à s’engager dans le combat pour la redynamisation de leur langue et surtout son adaptation à la modernité. Car malgré la promotion du berbère au statut de «langue également nationale» en 2002, malgré l’ouverture de formations universitaires dans les trois principaux districts kabyles, en attendant celui annoncé à Batna, dans la région du Chaouia, au sud-est du Constantinois, malgré l’intégration du berbère dans le système éducatif essentiellement dans la région kabyle en tant que matière qui en dépit de toutes les entraves connait un succès ne serait-ce que du fait qu’il prédispose mentalement aux habitudes de lecture en kabyle (au moyen de la graphie latine), malgré l’ouverture des médias audiovisuels aux variétés du berbère (et avec un poids significatif du kabyle comparé aux autres variantes chaouie, touaregue, mozabite, etc.), il est difficile de dire que l’Etat a totalement abandonné la politique d’uniformisation linguistique. S’il est évident que la persécution de la berbérité est dans le rétroviseur, il manque au pare-brise des essuies glaces car le libéralisme promu dans le pays cache mal le soutien discret à l’arabe dans la perspective de le maintenir comme l’unique langue de l’administration, du tribunal, des principaux secteurs idéologiques de l’Etat tout en continuant à gouverner en français dont il est difficile de ne pas remarquer son instrumentalisation dans l’espace kabyle comme langue de promotion sociale notamment par la multiplication des établissements scolaire et de la petite enfance d’où les enfants reviennent ‘’francophones’’ ou, dans le meilleur des cas, avec un kabyle plus hybridé que celui même des jeunes parents... La mise en place d’une véritable politique de récupération de cette langue est une urgence, un droit et un devoir de dignité et de respect de la diversité culturelle de l’humanité. Travailler les consciences à la pratique du kabyle dans toutes les circonstances de la vie quotidienne est le défi à relever dans l’espoir de gagner l’engagement actif des intellectuels, scientifiques, 6 politiques, industriels, etc., à travailler avec / cette langue. Aujourd’hui, le kabyle a besoin plus que jamais de ses locuteurs actifs et conscients des enjeux des mutations sociolinguistiques en cours. Mots clés: Le kabyle-Mutations-Urgence-Pratique-Récupération Bibliographie: - Rabiha Ait Hamou Ali, 2013, «Rupture dans la chaine de transmission de prénoms à TiziOuzou: propos de témoins», dans Les langues dans l’espace familial algérien (Sini Ch., dir), éditions du Crasc, Oran, Algérie. - Mohamed Benrabah, 1999, Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique, éditions Séguier, Paris. - Silvia BORRELLI et Federico LENZERINI (dir.), 2012, Cultural Heritage, cultural rights, cultural diversity, Edition Brill. - Chérif Sini, 2013, Les langues dans l’espace familial algérien, éditions du Crasc, Oran, Algérie. - Sini Chérif, 2015, «La promotion du berbère en Algérie. De la prise de conscience intellectuelle au projet de société citoyenne», Cahiers d’études africaines 209, éditions EHESS, Paris (à paraitre) - Unesco, 2010, Atlas des langues en danger du monde. - Kahlouche R., «La vitalité du berbère en Kabylie. Aperçu sociohistorique», dans Langues du Maghreb et Sud méditerranéen, Cahiers de sociolinguistique n°4, s/d F. Manzano, presses universitaires de Rennes, pp. 37-45 - Mammeri M., 1990, Culture savante. Culture vécue, édition Tala, Alger. - Abbas Ferhat, 1983 (1960), La nuit coloniale, éditions Anep. 7