Formes et enjeux du dialogue chez Paul Claudel, Paul Valéry

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Formes et enjeux du dialogue chez Paul Claudel, Paul Valéry
Formes et enjeux du dialogue
chez Paul Claudel, Paul Valéry, André Gide et Valery Larbaud
Notre travail s’attache à étudier les particularités de l’utilisation du dialogue
par quatre écrivains français dans l’entre-deux-guerres. Nous y procédons à une
analyse approfondie de quelques conversations de Paul Claudel et dialogues de Paul
Valéry, de Corydon de Gide et d’Allen de Valery Larbaud. Nous partons de
l’hypothèse de la nécessité de la forme du dialogue, quoique l’adoption du genre par
ces écrivains puisse répondre à des projets différents.
Notre première partie est consacrée aux appropriations spécifiques du genre
chez chacun de nos auteurs. Il en ressort qu’en l’absence d’une codification stable
fixant sa forme, son contenu ou ses buts, Gide, Valéry, Claudel et Larbaud se forgent
leurs propres modèles, variables au sein de leur pratique du genre – de fait, la
discussion à bâtons rompus dans L’Idée fixe diffère de la manière des « dialogues
socratiques » de Valéry, comme la forme alternée de Samedi et des dialogues
d’Extrême-Orient s’éloigne du concert de voix de Jeudi, Mardi et Dimanche. C’est
pourquoi nous nous proposons de multiplier les approches afin de saisir des variétés
de dialogues.
Une étude lexicale invite d’abord à faire le départ entre dialogue et
conversation. L’interrogation sur le statut pragmatique des textes permet ensuite de
distinguer les dialogues qui imitent des réalisations pratiques et sociales
vraisemblables – les Conversations dans le Loir-et-Cher et Allen mettent en scène
des conversations enjouées d’amis installés sur une terrasse ou qui se promènent en
automobile ou en bateau, L’Idée fixe la causerie désinvolte de connaissances qui se
retrouvent en bord de mer et Corydon un entretien sérieux de deux anciens
condisciples de lycée qui discutent dans un bureau – des formes qui relèvent de la
fiction littéraire assumée en raison, soit de leur insertion dans une tradition littéraire,
soit des authentiques situation de fiction qu’elles présentent – Eupalinos est un
dialogue de morts ; le Dialogue de l’arbre se place dans la tradition de l’églogue ; les
Poètes des dialogues d’Extrême-Orient de Claudel conversent avec des objets, un
Shamisen, un Vase d’encens, ou bien un double, Jules. Aux premières formes est
manifestement attaché le traitement de problèmes contemporains, aux deuxièmes le
traitement de sujets esthétiques. On observe par ailleurs une diversité des rapports
entre les participants telle qu’elle met évidence deux catégories principales
d’interlocution : un modèle didactique et un modèle coopératif, parfois perméable
l’un à l’autre. La première configuration, qui réunit un spécialiste qui entreprend
d’initier un interlocuteur méconnaissant les matières abordées dans la discussion – tel
Corydon éclairant le narrateur sur l’uranisme – témoigne d’un souci de prendre en
compte un public ignorant ou mal informé. Quant à l’autre interlocution, elle
rassemble des pairs (penseurs, créateurs ou dilettantes) que rapprochent les
circonstances, un projet, une proximité de vues et d’intérêts, et qui discutent avec
gaieté ou sérieux dans des situations d’interlocution duelle ou bien de sociabilité de
groupe, les premières accueillant des discussions portant sur l’art et la création –
excepté L’Idée fixe où sont abordés bien d’autres sujets que ceux-là –, les secondes
des conversations sur des débats d’actualité – excepté L’Âme et la danse, écrit
consacré à la danse.
La variété dans les dialogues se traduit également dans l’étendue des sujets
abordés. Si certains ouvrages sont exclusivement consacrés à la littérature et aux arts
– Eupalinos, L’Âme et la danse, le Dialogue de l’arbre, Le Poète et le Shamisen, Le
Poète et le Vase d’encens, Jules ou l’homme-aux-deux-cravates – et les autres à des
problèmes de société, tous ces sujets font l’objet d’argumentations à destination du
lecteur. Aussi a-t-il été nécessaire d’étudier quelles façons de voir et de penser les
personnages invitent à partager et comment ils tentent d’agir les uns sur les autres.
Précisément : les Conversations dans le Loir-et-Cher, Allen, Corydon et L’Idée fixe
sont des espaces discursifs où penser la modernité (les découvertes scientifiques, les
progrès techniques, l’évolution des mœurs et des rapports sociaux, les pratiques
sexuelles, les transformations de la ville, l’avenir de la civilisation occidentale et de
l’Europe) : des prises de position y sont exprimées, défendues, discutées, qui
témoignent d’une prise de conscience des écrivains de leurs responsabilités à l’égard
d’une société qui change. Quant aux autres dialogues, qui traitent de la création au
sens large du terme, ils sont l’occasion pour les écrivains de confronter leurs propres
idées en matière de poétique et d’exprimer les tendances créatrices hétéroclites qui
les habitent – corps vs esprit, pensée vs sensibilité, intuition vs spéculation, etc. Mais
pour emporter l’adhésion de leur(s) allocutaire(s), les personnages des dialogues
mobilisent un ensemble de moyens verbaux, dont il s’est agi de rendre compte, à la
fois en prenant en considération le cadre de communication – c’est-à-dire le
dispositif énonciatif, la situation de discours, le rôle de l’ethos et du pathos – et en
étant attentif à la disposition du discours – à son ordre qui manifestement dans les
dialogues claudéliens et L’Idée fixe s’attache à déconstruire celui de l’ancien système
rhétorique –, sans jamais oublier que la particularité du fonctionnement argumentatif
du dialogue réside en ce que son intention d’argumenter pour un public passe par la
représentation préalable de l’interaction argumentative qui a lieu entre les
interlocuteurs fictifs du dialogue, en bref, que le but est de susciter une forme de
dialogue au deuxième degré avec le lecteur, une lecture active.
La dernière partie se concentre sur les enjeux du de l’utilisation de la forme
du dialogue, intimement liée aux sujets traités.
Pour Valéry, le dialogue est adopté pour restituer littérairement l’activité de
penser. C’est même le meilleur mode d’exposition de la pensée, cette dernière étant
conçue comme dialogue de l’esprit avec lui-même. Le fonctionnement de l’esprit est
tel qu’il procède incessamment par questions et réponses, processus qui suggère un
dédoublement du Moi, dont chaque facette se projette en des voix distinctes dans le
dialogue. Quant à Claudel, il est accoutumé à s’exprimer sous la forme dramatique ;
son œuvre manifeste un besoin récurrent de se créer un interlocuteur, implicite ou
explicite. Le dialogue, forme d’expression favorite de ces deux écrivains – en dépit
de l’abandon par Claudel du genre du dialogue à proprement parler à partir des
années 1930 –, leur permet donc de livrer une pensée singulière en présentant sa
marche sous la forme d’un échange entre plusieurs instances qui imite la
conversation intérieure, d’illustrer la multiplicité constitutive de l’être, de mettre en
scène une réflexion sur l’identité créatrice. Ainsi leurs idées sur la poésie se
confrontent, laissant voir les déchirements des écrivains, pris entre plusieurs
tentations – Valéry oscille entre poétique formaliste et poétique lyrique ; Claudel met
en scène la rivalité entre recherche du Beau et quête du sens spirituel et paraît
constamment tenté par la dérision de soi, d’où l’assaisonnement comique de ses
dialogues qui introduit une distance critique. Mieux : ces réflexions peuvent même
être essayées de manière concrète dans le dialogue, forme si souple qu’elle accueille
une matière éminemment variée, se prête au mélange des genres et des arts – les
dialogues valéryens et claudéliens appellent volontiers à la représentation théâtrale ;
Claudel en particulier exploite les ressources de l’oralité dans l’écriture et essaie de
trouver les correspondants de certains procédés dont disposent le chant, la musique et
la peinture.
S’agissant des questions relatives à la modernité, le dialogue est aussi choisi
en tant que forme d’expression appropriée à leur traitement. Ainsi, la difficulté qu’il
y a à saisir la mobilité d’un monde que transforment des innovations et des
bouleversements de tous ordres permet de rendre compte du choix du dialogue dans
L’Idée fixe, où Edmond T. et le Docteur évoquent l’instabilité de la civilisation
moderne, suggérée par les coq-à-l’âne de la conversation, son allure improvisée, la
multiplication des réflexions incidentes ou encore les sauts aux conclusions. Gide
quant à lui aborde un sujet qui n’a pas encore acquis le statut d’objet légitime
d’intérêt social, à savoir l’homosexualité : son Corydon peut alors assurer sa
promotion dans l’espace public, participer à sa diffusion, d’autant que mettre en
scène un dialogue sur l’homosexualité, qui donne la voix à un pédéraste, c’est non
seulement chercher à trouver dans et par l’écriture un espace discursif qui n’existe
pas encore et qu’il faut construire en intéressant, mais aussi manifester une confiance
en la possibilité d’utiliser un modèle d’échange comme outil de communication pour
provoquer un dialogue dans l’espace public. Allen et les Conversations dans le Loiret-Cher s’intéressent au lien social, à la question européenne, à l’art de vivre
ensemble à l’échelle même du monde chez Claudel. Des phénomènes et des
conduites y sont appréciées, de la valeur construite, des projets esquissés. Or ces
ouvrages promeuvent une certaine manière d’être ensemble dont elles sont une
démonstration sensible, à la fois parce que la forme du dialogue et la représentation
d’une sociabilité de groupe impliquent un univers pluriel où l’autre et sa vision ont
droit de cité, en dépit des tensions propres à la vie en compagnie, et parce que les
procédés d’écriture concourent à l’impression de forte cohésion –ainsi le procédé de
greffe syntaxique suivant lequel une même phrase est poursuivie sur plusieurs
répliques par des locuteurs différents qui ensemble développent une même idée, et
les séquences chorales de Dimanche et Samedi qui traduisent la profondeur des
rapports entre les personnages. Grâce au dialogue, qui met en acte une conception de
l’échange, Gide, Claudel et Larbaud visent à une action en retour sur le réel : ils
invitent à l’échange.

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