PÈLERINAGES POUR CYTHÈRE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
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PÈLERINAGES POUR CYTHÈRE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
Sébastien Drouin Sébastien Drouin Sébastien Drouin PÈLERINAGES POUR CYTHÈRE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES Anthologie de textes 1717. Antoine Watteau vient de rendre son morceau de réception à l’ Académie royale de Peinture et de Sculpture : le Pèlerinage à l’île de Cythère. L’ extraordinaire succès que connaît la représentation de couples en partance pour l’île de l’ Amour a contribué à faire de ce thème une véritable métaphore de la culture française du premier xviiie siècle. Si quelques auteurs du siècle des Lumières s’ empressent de glorifier l’ art du peintre de Valenciennes, les pèlerins pour Cythère qui peuplent la littérature française du xviiie siècle appartiennent pourtant à une tout autre tradition. Poésies néo-précieuses, romans libertins et voyages allégoriques sont autant de formes littéraires sollicitées par les nombreux écrivains du xviiie siècle qui se sont embarqués pour l’île de Vénus. Étrangers tant aux rêveries de Verlaine qu’ aux cauchemars de Baudelaire et de Nerval, les textes de cette anthologie plongent au cœur d’une mémoire lettrée qui remonte aux contrées allégoriques chères à Madeleine de Scudéry, au Songe de Poliphile de Francesco Colonna, jusqu’aux pèlerins amoureux du Moyen Âge. PÈLERINAGES POUR CYTHÈRE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES Anthologie de textes PÈLERINAGES POUR CYTHÈRE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES Anthologie de textes Littérature Sébastien Drouin.indd 1 13-12-11 09:52 Pèlerinages pour Cythère au siècle des Lumières Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry (PUL) Mise en page : Mélanie Bérubé Diffusion au Canada © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2013 ISBN : 978-2-7637-9188-3 ISBN-PDF 9782763791890 ISBN-ePUB 9782763791906 Diffusion en Europe Hermann Éditeurs, 2013 ISBN : 978-2-7056-8736-6 www.editions-hermann.fr Les collections de La République des Lettres dirigée par Thierry Belleguic, Éric Van der Schueren et Sabrina Vervacke Les Presses de l’Université Laval Pavillon de l’Est 2180, chemin Saint-Foy, 1er étage Québec (Québec) G1V Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 4e trimestre 2013 www.pulaval.com Sébastien Drouin Pèlerinages pour Cythère au siècle des Lumières Anthologie de textes Du même auteur Théologie ou libertinage ? L’exégèse allégorique à l’âge des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2010. Remerciements Cette anthologie se veut la première étape d’une recherche entamée dans le cadre d’un postdoctorat du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) mené à l’Université Libre de Bruxelles sous la direction de Monsieur Manuel Couvreur. Grâce à sa profonde connaissance des XVIIe et XVIIIe siècles, Monsieur Couvreur a su orienter nos navigations hasardeuses vers de nombreuses îles d’amour que nous sommes heureux de faire découvrir, à notre tour, au lecteur. Pour la grande gentillesse qu’il témoigna à notre égard et la confiance qu’il mit dans notre capacité à réaliser ce projet et à assurer un cours à l’Université Libre de Bruxelles consacré aux pèlerinages d’amour, nous tenons à lui adresser nos plus vifs remerciements. Nous voudrions également remercier chaleureusement Monsieur Éric Van der Schueren qui, après avoir supervisé notre thèse de doctorat, s’est retrouvé dans la posture de l’éditeur scientifique. Sans ses judicieux conseils, l’auteur de ces lignes n’aurait sans doute pas encore trouvé le plan de la présente anthologie. Nous tenons à le remercier, ainsi que Monsieur Thierry Belleguic et Madame Sabrina Vervacke, d’avoir accueilli ce livre dans leur collection. Enfin, la publication de ce livre fut rendue possible grâce au Programme d’aide à l’édition savante. Que soient remerciés ici les évaluateurs anonymes de ce programme dont les commentaires stimulants m’ont permis d’améliorer cette anthologie. Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l'édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Introduction Un pavillon à claires-voies Abrite doucement nos joies Qu’ éventent des rosiers amis ; L’odeur des roses, faible, grâce Au vent léger d’ été qui passe, Se mêle aux parfums qu’elle a mis ; Comme ses yeux l’avaient promis Son courage est grand et sa lèvre Communique une exquise fièvre ; Et l’Amour comblant tout, hormis La faim, sorbet et confitures Nous préservent des courbatures. Paul Verlaine, « Cythère », Les fêtes galantes (1869) Un homme entraîne une femme vers une galiote richement ornée. D’autres couples les précèdent en folâtrant. Ce sont des pèlerins de Cythère. Ils vont rendre à Vénus un ultime hommage, à moins que le sacrifice du cœur n’ait déjà eu lieu dans les bosquets consacrés à la déesse. À tendre l’oreille, on croirait entendre une divinité des bois murmurer aux amants : « j’ai choisi ce moment pour votre bonheur » ! Nous sommes en 1717. Antoine Watteau vient de rendre son morceau de réception à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, le Pèlerinage à l’île de Cythère, une toile dont la singularité donna naissance à un genre pictural : la fête galante. L’extraordinaire succès connu par la représentation de couples en partance pour l’île de l’Amour a fait de ce thème une véritable métaphore de la culture française du premier XVIIIe siècle : badinage amoureux, goût pour la campagne et érotisme souriant s’y donnent la main dans une farandole qui n’a rien d’innocent : « Ô ciseaux enrubannés de Watteau, quel joli royaume de Coquetterie vous tailliez dans le 8 Pèlerinages pour Cythère royaume embéguiné de la Maintenon 1 » ! (Voir illustration 1). La relecture de Watteau au XIXe siècle par les Goncourt et par Verlaine, pour citer ces exemples connus, a créé l’impression durable que les cavalcades amoureuses des pèlerins pour l’île de Cythère incarnent au mieux l’esprit de la Régence de Philippe d’Orléans (1715-1723) avec ses fêtes campagnardes et ses galiotes en partance pour Saint-Cloud 2. Pourtant, l’œuvre de Watteau arrive au terme d’un long processus de représentation de Cythère entamé des siècles auparavant. On connaît maintenant l’importance des pèlerinages pour Cythère au théâtre et à l’opéra dans des œuvres précédant la carrière du peintre de Valenciennes 3, tout comme celle des voyages au pays de l’Amour rendus célèbres, dans les années 1650, par Madeleine de Scudéry. Ce simple constat mène à considérer attentivement la dette des pèlerinages d’amour du XVIIIe siècle, puisque l’on pourrait parfois envisager ceux-ci, en n’y prenant garde, comme des émanations de l’œuvre de Watteau. Peregrinato vitæ et Peregrinatio amoris Avant de devenir un motif de fêtes galantes, le pèlerinage pour Cythère fut d’abord un thème littéraire d’origine religieuse 4. Il provient d’un type de voyage allégorique médiéval : la peregrinatio vitæ 5, dont Le roman des trois pèlerinages de Guillaume de Digulleville (XIVe siècle) est un célèbre exemple 6. 1. Jules et Edmond Goncourt, L’Art du dix-huitième siècle, 1873, t. 1, p. 8. 2. Parmi une vaste littérature consacrée au néo-rococo, on pourra consulter la synthèse de Ken Ireland, Cythera regained ? The Rococo Revival in European Literature and the Arts, 1830-1910, 2006. 3. Sur cette question, il faut se référer à l’étude pionnière de Robert Tomlinson qui identifie plusieurs pièces de théâtre et ballets comportant des embarquements pour Cythère : La fête galante : Watteau et Marivaux, 1981, p. 110 et suivantes. Voir également les autres embarquements répertoriés par François Moureau dans « Watteau dans son temps », Watteau 1684-1721, 1984, p. 471-508. 4. Nous préparons à ce titre une monographie consacrée à la question du pèlerinage dans les lettres européennes ; un projet dont cette anthologie est la première étape. 5. Sur cette question, voir l’ouvrage utile, bien qu’un peu vieilli, de Juergen Hahn, The Origins of the baroque concept of Peregrinatio, 1973. 6. Guillaume Digulleville (1295 ?-1380 ?) est sans contredit l’un des grands représentants du pèlerinage allégorique au Moyen Âge. Voir Le Pèlerinage de Vie Introduction 9 (Voir illustrations 2 et 3 7). L’origine de ces pérégrinations mystiques est parfois vétérotestamentaire, mais très souvent néotestamentaire. Saint Paul, dans ses épîtres aux Corinthiens, compare la vie terrestre à un voyage devant nous mener à Dieu (Dum sumus in corpore peregrinamur à Domino ; 2. Cor. V, 6). Les diverses acceptions et occurrences de « peregrinatio » dans la Bible ont sans aucun doute contribué à la permanence de ces pèlerinages mystiques dans la littérature religieuse, comme en atteste encore, au début du XVIIe siècle, Le pelerin du paradis de François Arnoulx 8. La littérature mystique tâchant de décrire les pérégrinations de l’âme n’a pourtant jamais occulté les nombreux textes et récits liés aux véritables pèlerinages pour Jérusalem et Rome, lesquels ont cours depuis les débuts de la chrétienté, mais aussi ceux pour Saint-Jacques-de-Compostelle, où apparaît un culte des reliques de saint Jacques-le-Majeur au IXe siècle 9. « Advena ego sum in terra », dit le psalmiste (Psaumes, CXVIII, 19) : je suis un voyageur sur terre, traduisent quelques biblistes, et il est vrai que l’Europe, du Moyen Âge à l’Époque Moderne, est le théâtre d’un nombre incalculable de pèlerinages. Érasme dans ses Colloques (1522), Rabelais dans le Gargantua (1534) mais aussi Luther dans l’Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande (1520) ou Calvin dans son Traité des reliques (1543) ne manquent toutefois pas de tourner en dérision ces hordes de pèlerins errant de par les chemins. Ces sarcasmes ne doivent pas faire oublier que les pèlerinages demeurent humaine, 1998 et le recueil d’études Guillaume de Digulleville. Les pèlerinages allégoriques, 2008. 7. Illustrations tirées du Pèlerin de vie humaine, Lyon, M. Husz, 1486, p. 178 BnF RES YE-136 (Le Pèlerin, la Grâce de Dieu et la Crainte de Dieu) ; et Pèlerinage de l’homme, Paris, A. Vérard, 1511, p. 185. BnF RES YE-24 (Le Pèlerin et la Crainte de Dieu). 8. François Arnoulx, Le pelerin du paradis, monstrant le chemin qu’il faut suivre en ce monde pour s’y aller rendre, 1623. Voir le premier chapitre « Nous n’avons point icy de Cité permanente, mais en Pelerins cherchons celle du Ciel ». 9. Voir, parmi une abondante littérature, l’excellente étude de Dominique Julia, « Pour une géographie européenne du pèlerinage », Pèlerins et pèlerinages dans l’Europe moderne, 2002, p. 3-126. 10 Pèlerinages pour Cythère nombreux et fréquentés du XVIe au XVIIIe siècle 10. C’est d’ailleurs leur nombre qui pousse les autorités religieuses et séculières à légiférer. Louis XIV, dès 1665, publie une ordonnance contre les pèlerinages si bien que l’« image du pèlerin se dégrade tout au long du siècle 11 », comme le montrent d’autres ordonnances qui paraissent dans les décennies suivantes : 1671, 1686, 1717, 1738. Ainsi, dans l’« Ordonnance du roy portant défenses à tous ses sujets d’aller en pèlerinage en pays estranger, sous les peines y contenues » publiée le 15 novembre 1717, on lit cet avertissement signé par Voyer d’Argenson : Et sa Majesté étant informée qu’au préjudice des dites déclarations, plusieurs de ses sujets négligent de demander des permissions ou abusent en diverses manières de celles qu’ils ont obtenues sous le prétexte spécieux de dévotion, en quittant leur famille, leurs parents ou leurs maîtres et leur profession pour s’abandonner à une vie errante, pleine de fainéantise et d’un libertinage qui les portent souvent jusqu’au crime, ou sortant du royaume dans l’espérance de s’établir ailleurs et en trouvant pas à beaucoup près dans un pays étranger les avantages ni les secours qu’ils trouveraient dans leur patrie en s’adonnant au travail et tenant une meilleure conduite, la plupart meurent de misère sur les chemins et les autres risquent d’être enrôlés de gré ou de force pour toute leur vie dans les troupes des puissances voisines ; qu’enfin il arrive même quelquefois que des soldats engagés par toutes sortes de devoirs au service de sa Majesté se mettent parmi ces vagabonds et à la faveur de leur nombre désertent de ses troupes et passent ainsi en pays étranger 12. « Vie errante », « fainéantise », « libertinage », en un mot « crime » : tels sont les griefs reprochés à certains pèlerins, et l’on peut ajouter à cette édifiante liste la gueuserie si l’on ouvre l’Encyclopédie de 10. Voir le collectif Rendre ses vœux. Les identités pèlerines dans l’Europe moderne (XVIe-XVIIIe siècle), 2000. 11. Bruno Maes, Le roi, la vierge et la nation. Pèlerinages et identité nationale entre guerre de Cent ans et révolution, 2002, p. 404. 12. Ordonnance du roy portant défenses à tous ses sujets d’aller en pèlerinage en pays estranger, sous les peines y contenues, 1717, n.n. Introduction 11 Diderot et d’Alembert. Le pèlerinage, y apprend-on, est « un voyage de dévotion mal entendue » : Les idées des hommes ont bien changé sur les mérites des pèlerinages. Nos rois & nos princes n’entreprennent plus les voyages d’outre-mer, après avoir chargé la figure de la croix sur leurs épaules, & reçu de quelque prélat l’escarcelle & le bâton de pèlerin ; on est revenu de cet empressement d’aller visiter les lieux lointains, pour y obtenir du ciel des secours qu’on peut bien mieux trouver chez soi, par de bonnes œuvres & une dévotion éclairée. En un mot, les courses de cette espece ne sont plus faites que pour des coureurs de profession, des gueux, qui, par superstition, par oisivité ou par libertinage, vont se rendre à Notre-Dame de Lorette, ou à S. Jacques de Compostelle, en demandant l’aumône sur la route 13. Jacques Callot nous a laissé une gravure dans laquelle des pèlerins pour Saint-Jacques-de-Compostelle font surtout penser à des mendiants. (Voir illustration 4). Comment donc les reconnaître ? Grâces aux attributs du pèlerin: son bourdon, sa besace, son manteau, son chapeau. Sur certains de ses vêtements, parmi diverses « enseignes de pèlerinages », la coquille, emblème de Saint-Jacques-de-Compostelle, et preuve (certes invérifiable) que les pèlerins sont bien allés se recueillir sur le tombeau du saint 14. Les pèlerins que Watteau peints en 1717 sont également représentés avec certains de ces attributs. Ceux-ci s’embarquent pour l’amour comme d’autres pour Jérusalem, Rome, Lorette ou Compostelle. Or, à la même époque, dans la même décennie, l’embarquement pour Cythère, variante du pèlerinage d’amour, est un thème fort présent sur les planches du théâtre forain. 13. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des lettres, « Pèlerinage », 1765, t. 12, p. 282. 14. Sur les enseignes, voir Kurt Köster, « Les coquilles et enseignes de pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle et des routes de Saint-Jacques en Occident », Santiago de Compostela. 1000 ans de pèlerinage européen, 1985, p. 85-95. 12 Pèlerinages pour Cythère Une grande quantité de pièces de théâtre et d’opéras mettent en scène des embarquements pour diverses îles d’amour 15. Louis Fuzelier fut l’un de ces librettistes qui décrivit des embarquements pour Cythère. Ainsi, dans Les Amours déguisés, pièce jouée en 1713, le prologue décrit un théâtre qui « représente un Port de Mer où la Flotte des Amours est prête à faire voile pour l’île de Cythere 16 ». Vénus, « accompagnée des Jeux & des Plaisirs déguisez en Matelots », ouvre la pièce avec ces vers « Amans, rassemblez-vous dans ce charmant séjour/Embarquez-vous, suivez le tendre amour 17 ». Le chœur des amours répond alors : « Allons, allons descendre aux rives de Cythère, le temps rit à vos vœux, craignez de le manquer 18 ». Fuzelier fit également pour la Comédie italienne une pièce intitulée Les pèlerins de Cythère jouée en 1713, de même qu’un certain Charpentier monta Les aventures de Cythère en 1715 19. Au premier acte de la pièce de Fuzelier, « le théâtre représente le bord de la Seine à la galiote de Saint-Clou<d> avec des amours qui font la manœuvre 20 ». Pierrot, sur l’air du « Branle des mers », y entonne les vers suivants : Ma foy pauvre pelerin Tu vas perdre tes coquilles Et tu seras bien heureux Si tu sauves ton bourdon 21. 15. Robert Tomlinson, dans La fête galante : Watteau et Marivaux, 1981, p. 174-175, en répertorie 19 entre 1697 et 1730 seulement pour l’Opéra, la Foire et la Comédie Italienne. 16. Louis Fuzelier, Les amours déguisés, 1713, p. 1. 17. Ibid., p. 2. 18. Id. 19. Robert Tomlison reproduit un extrait des Aventures de Cythère de Charpentier dans La fête galante : Watteau et Marivaux, 1981, p. 176-179. 20. Louis Fuzelier, Les Pèlerins de Cythère, 1713, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 9545, deuxième pièce, f. 2. 21. Ibid., f. 3-4. Introduction 13 On retrouve dans ce même texte, mais résolument détournée de sa finalité, la critique des pèlerins qui délaissent époux, épouse et foyer : Bien des dames de Paris Plantent là leur ménage, Et suivent leurs favoris Dans ce charmant voyage ; On ne met pas les maris De ce pelerinage 22. Le pèlerinage d’amour sur les planches de l’opéra et du théâtre de la Foire est d’ores et déjà un lieu commun. À simplement lire certains titres de Le Sage et d’Orneval, tels L’amour marin, Les Pèlerins de la Mecque ou L’île des amazones, on devine tout ce que doivent ces pièces au thème de la peregrinatio amoris. À la fin du dernier acte des Pèlerins de la Mecque, voilà Arlequin qui s’écrie : Camarades, dégourdissons-nous les jarets, pour nous préparer à partir. (On danse) REZIA Que ce Pèlerinage Nous promet de beaux jours ! Les Ris & les Amours Seront de ce voyage : De bocage en bocage, Nous tiendrons sous l’ombrage Les plus tendres discours. Que ce Pèlerinage /228/ Nous promet de beaux jours ! 22. Ibid., f. 13. 14 Pèlerinages pour Cythère Un Mari sexagénaire, Et sa femme de vingt ans, Vont tous les deux à Cythére, Pour demander des Enfans : Mais ils n’ont dans ce voyage Point d’Ami, point de Voisin, Digue, Digue, diguedin, Diguedin, din, din, din 23. Comment le théâtre forain a-t-il pu s’emparer de cette thématique qu’est le pèlerinage d’amour et au terme de quel long processus le pèlerinage religieux devint-il pèlerinage amoureux ? Les chansons de pèlerins forment un étonnant corpus dont il ne faut pas négliger la possible influence sur les comédiens et les auteurs de pèlerinages pour Cythère. Les chants du pèlerinage pour Compostelle étaient plus connus que ce que l’on peut l’imaginer aujourd’hui. Il n’est pas interdit de penser que bien des comédiens et des dramaturges ont pu entendre ces chants souvent faits suivant des airs à boire, dont cette chanson prétendument pieuse tournée sur l’air de « Ma calebasse est ma compagne », et qui se termine par ces vers édifiants : Ma Calebasse ma Compagne Mon Bourdon mon Compagnon La Taverne m’y gouverne L’Hôpital c’est ma maison 24. Les premiers vers de la « Grande chanson de Saint-Jacques », quant à eux, allaient comme suit : Quand nous partîmes de France En grand désir, nous avons quitté père et mère 23. Alain-René Le Sage et d’Orneval, Les Pelerins de la Meque, 1727, t. 6, p. 227-228. 24. Chansons des pèlerins de Saint Jacques, 1718, p. 34. Introduction 15 Trist’ et maris : au cœur avions si grand désir d’aller à Saint-Jacques, Avons quitté tous nos plaisirs pour faire ce voyage 25. Les pèlerins de la Mecque de Le Sage s’ouvre pour sa part avec des vers récités sur « l’air des pèlerins de Saint Jacques » : Heureux l’Amant qui se dépêtre de Cupidon! Hélas! Le tendre Ali mon Maître, n’a pas ce don! Un amour qu’on ne peut guérir, Troublant ce Prince, Depuis deux ans le fait courir De Province en Province 26. Le thème du pèlerinage d’amour s’immisce à vrai dire un peu partout avec un bonheur inégal, comme on le constate dans plusieurs cantates, cantatilles et airs d’opéra que nous indiquons en bibliographie 27. Parfois sans grand intérêt, ces poésies révèlent l’importance prise par Cythère dans une société où « l’Amour triomphe » 28. Les chants de pèlerins pour Compostelle ont peut-être contribué à une certaine laïcisation de la peregrinatio vitæ, voire à sa transformation en peregrinatio amoris, mais cela suffit-il pour qu’un acte de dévotion devienne un emblème de la galanterie du premier XVIIIe siècle 29? 25. Camille Daux, Les chansons des pèlerins de Saint-Jacques, 1899, p. 22. 26. Alain-René Le Sage et Orneval, Les pèlerins de la Mecque, 1726, t. 6, p. 125-126. 27. Voir l’article d’André Bourde, « L’île dans l’opéra baroque », L’île territoire mythique, 1989, p. 27-45. 28. Thème omniprésent dans les cantates de la première moitié du XVIIIe siècle que le triomphe de l’Amour. Voir Manuel Couvreur, « De Roux à Couperin. Le dialogue des vestales et des pèlerins », Études sur le 18e siècle, 1998, vol. XXVI, p. 169-184. 29. Les galiotes peintes par Watteau sont toutefois celles de Saint-Cloud, comme les travaux de François Moureau l’ont bien montré. Dans d’autres cas de pèlerinages d’amour, il peut paraître tentant d’y voir le souvenir ironique des « bateaux de pénitence » par lesquels certains pèlerins voyageaient. 16 Pèlerinages pour Cythère Il n’est pas rare, on vient de le voir, que des airs profanes servent à chanter la gloire de Saint Jacques. Et vice-versa. Aussi, les pèlerins agrémentaient parfois leur voyage vers la Galicie de chansons détournées de leur finalité religieuse, lesquelles relataient les galanteries des pèlerins et des pèlerines : Quand un jour je fus à Compostelle En pèlerinage je vis une bergère, Depuis que je suis né, je n’en vis de plus belle Ni autre qui fût meilleure. Je demandai alors ses faveurs Et fis pour elle cette pastourelle 30. L’on pourrait considérer ces poésies comme de simples curiosités si d’authentiques pèlerins d’amour n’apparaissaient dans la littérature du Moyen Âge tardif. En suivant un thème médiéval, Boccace, dans Il Filocolo, raconte les aventures de Florio, pèlerin d’amour parti à la recherche de sa bien-aimée Biancofiore. Florio changera ainsi de nom pour prendre celui de Filocolo, c’est-à-dire malheureux en amour : « Io mi son un povero pellegrino d’amore, il quale vo cercando una mia donna a me con sottile inganno levato da miei parenti 31 ». Dans le Décameron, Boccace revient également sur ce thème de l’exil amoureux. Tedaldo, qui quitta Florence pour se rendre à Chypre, y retourne quelques années plus tard, toujours épris, mais « secrettement […] avec son serviteur en habit de Pèlerin, comme s’il fust venu de Jerusalem 32». Tedalde, aux pieds de sa dame retrouvée, s’écrie alors : « Madame, je suis de Constantinople, 30. Cité par José Filgueira Valverde, « La littérature sur le chemin de pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Poésie et théâtre », Santiago de Compostela, 1985, p. 191. 31. La traduction française d’Adrian Sevin varie sensiblement. Nous citons l’édition parisienne de 1542, livre 5, p. 96 « Ne qui croiroit que Philocope unique filz au hault roy d’Espaigne fust deuement par amours devenu pellerin en estranges contrées » ? 32. Boccace, Décaméron, 1757-1761, t. II, troisième journée, septième nouvelle, p. 83. ([…] e egli celatamente, in forma di pellegrino che dal Sepolcro venisse […]). Introduction 17 & je fais tout à cette heure que d’arriver, envoyé ici de Dieu pour convertir vos larmes en ris […] 33 » (voir illustration 5 34). Voilà un pèlerin amoureux qui connaîtra, pendant des siècles, bien des imitations. Pour prouver son identité, le pèlerin, près de quitter toute décence, produit même à son ancienne amante la preuve de leurs étreintes passées : Il estoient en lieu assez à l’écart & seulets, ayant la Dame pris grande confiance de la sainteté qu’elle pensoit estre en ce Pèlerin. Par quoi Tedale tira de sa bourse un anneau que la dame lui avoit donné la derniere nuit qu’ils avoient couché ensemble, qu’il avoit gardé soigneusement, & lui montrant lui dit : Madame, connoissez-vous cet anneau ? Incontinent que la Dame le vit, elle le reconnut aussistost, & dit : Certes, oui, je l’ai autrefois donné à Tedale. Le Pèlerin s’estant alors levé debout & ayant dépouillé soudainement son manteau de dessus le dos, & osté le chapeau de sa tête, lui dit, en parlant son Florentin, & moi, ne me connoissez-vous point 35? Les pèlerins langoureux qui peuplent la littérature et les arts du XVIIIe siècle sont-ils autre chose que des amants cachés sous les oripeaux de la religiosité ? Pèlerinage d’amour et dévotion religieuse ou bien pèlerinage religieux et dévotion amoureuse guident à Rome Pétrarque dans son amour éperdu pour Laure : et viene a Roma, seguendo ´l desio per mirar la sembianza di colui ch’ancor lassù nel ciel vedeere spera Così lasso talor vo cerchand’io Donna quanto è possibile in altrui La disiata vostra forma vera 36. 33. Boccace, Décaméron, 1757-1761, t. II, p. 86. 34. « Madame, connoisez-vous cet anneau »? Boccace, Décaméron, 1757-1761, t. II, p. 97. Gravure de Hubert-François Gravelot. 35. Boccace, Décaméron, 1757-1761, t. II, p. 97-98. 36. Francesco Petrarca, Canzoniere, sonnet XVI, 1996, p. 36. Voir l’édition bilingue du Chansonnier sous la direction de Giuseppe Savoca et de Gérard Genot, 2009, t. I, p. 18 : « Et vient à Rome, suivant son désir/Pour y contempler 18 Pèlerinages pour Cythère Ce mélange de sacré et de profane est l’une caractéristique essentielle du pèlerinage d’amour. On en trouve plusieurs exemples dans la littérature italienne du XVIe siècle 37. La traduction française du Peregrino (1508) de Jacopo Caviceo donnée par François Dassy en 1527 à laquelle collabore quelques années plus tard Jean Martin constitue un moment important dans l’histoire du pèlerinage d’amour en langue française parce qu’elle précède la traduction de l’Hypnerotomachia Poliphili ou Discours du Songe de Poliphile publiée par Jean Martin en 1546 38. Le héros Peregrin, ayant perdu Genèvre, entreprend « un long et étrange pèlerinage » pour le mont Sinaï et, en chemin, s’arrête à l’île de Famagosta : « Je croy et suis certain que Venus et Cupidon toute leur puissance pour dernier testament ont en ceste isle delaissé 39 », mais l’amour, « cette vaine passion » ne donne que « misères » et « méchancetez ». En 1552, Gerolamo Parabosco fait paraître Il Pellegrino, pièce qui reprend encore le thème 40. En 1589 paraît enfin La Pellegrina, comédie que l’on doit à Gerolamo Bargagli 41. La pièce, aujourd’hui connue la semblance de celui/Qu’encore au ciel là-haut il espère de voir/ De même, las ! parfois je m’envais poursuivant,/ Dame, autant qu’il se peut, en autrui,/ Objet de mon désir, le vrai de votre forme ». 37. Dans certains cas, le thème se greffe sur ceux, plus fréquents, des pastorales. Ainsi, Lelio Mancini publie en 1523 Il Pellegrino amante. Tragicomedia Pastorale, Venise, Giovanni Battista Combi. L’auteur, dans sa préface, précise qu’à aucun moment il n’entend se moquer de la religion catholique. Dans cette pièce, aucun personnage ne porte le nom de « pèlerin ». 38. Jacopo Caviceo, Dialogue très élégant intitulé le Peregrin, 1528.Voir l’illustration au chapitre premier du second livre « Peregrin print son chemin vers la sortie pour faire son voyage à sainte Catherine du mont Synay », n.n. et chapitre premier du troisième livre, « Peregrin delibere et cherche tous les pays habitables pour trouver Genevre et ne pardonna pas au naviguer et s’en alla jusques en Cyneres terre de Chippre ». 39. Jacopo Caviceo, Dialogue très élégant intitulé le Peregrin, livre 3, chap. 1, 1528, n.n. 40. Gerolamo Parabosco, Il Pellegrino, scène 3, v. 176, 2008, p. 71: « I’ dico ch’io. Ho per amor di Dio sofferi tanti/ Tormenti, fra i vïaggi e tante pene/Che quasi mi potrei così chiamare ». 41. Voir l’édition critique de La Pellegrina, 1971, alors que la pèlerine déclare qu’elle est surtout amoureuse, acte 2 scène 1 p. 105 : « Vi dirò ogni cosa dal principio, dove intenderete la mia fede e le miserie nelle quali mi ritruovo per l’altrui mancamento ». Introduction 19 seulement des spécialistes, a pourtant vraisemblablement servi de canevas à La pèlerine amoureuse de Jean Rotrou 42. En somme, la littérature italienne a joué un rôle déterminant dans l’histoire de la peregrinatio amoris et, en cela, elle a non seulement influencé les lettres françaises des XVIe et XVIIe siècles, mais elle a également ouvert la voie à la littérature espagnole du Siècle d’Or qui fourmille elle aussi de pèlerinages d’amour. La « nouvelle byzantine » qui fleurit dans l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles accorde beaucoup d’importance aux pèlerinages amoureux 43. On peut évoquer par exemple les titres suivants qui furent tous très tôt traduits en français 44 : Las Soledades de Góngora, La Selva de aventuras de Jerónimo de Contreras, tout comme El peregrino en su patria ou la pièce Laura perseguida de Lope de Vega, Los trabajos de Persiles y Sigismunda de Cervantes, El Criticón de Gracián, etc. 45 La fortune de cette matière espagnole s’observe dans la poésie de Shakespeare, dans un texte comme The Passionate Pilgrim (1599) et dans le théâtre de John Fletcher et John Dryden, The Pilgrim (1700), de même qu’en France, où la littérature espagnole aura la fortune que l’on sait aux XVIIe et XVIIIe siècles. Aux confluents de cette littérature italienne et espagnole, il n’est peut-être pas interdit d’imaginer La pèlerine amoureuse de Jean Rotrou et certaines pièces d’Alain-René Le Sage. Pèlerins et troubadours, 42. Jean Rotrou, La pèlerine amoureuse, Acte 3, scène 4, Paris, Anthoine de Sommaville, 1637, p. 49 : « Sous un prétexte sainct, je suy, dans ce voyage/Les violents efforts d’une amoureuse rage ». 43. Voir la synthèse d’Antonio Vilanova, « El peregrino andate en el Persiles de Cervantes », 1949, et l’ouvrage d’Emilia Deffis de Calvo, Viajeros, peregrinos y enamorados. La novela española de peregrinación del siglo XVII, 1999. 44. José Manuel Losada Goya, Bibliographie critique de la littérature espagnole en France au XVIIe siècle, 1999. 45. Dans une traduction française du Peregrino en su patria de Lope de Vega donnée par Vital d’Audiguier, ce dernier explique dans la préface, au sujet de ce mélange de sacré et de profane inhérent au pèlerinage amoureux, que « la religion est la chose la plus vénérable qui soit entre les hommes, & mérite d’estre traictée plus serieusement que parmy l’Amour ». Voir la préface aux Diverses Fortunes de Panfile et de Nise, où sont contenues plusieurs Amoureuses & véritables histoires, tirées du pelerin en son pays de Lope de Vega, 1614. 20 Pèlerinages pour Cythère peregrinos, pellegrini, palmers et pilgrims : le voyage d’amour est un authentique topos littéraire dont le pèlerinage pour Cythère est une de ses variations. Les songes de Poliphile La vogue des voyages pour Cythère dans la littérature française provient sans doute d’un célèbre texte de la Renaissance : l’Hypnerotomachia Poliphili ou Discours du Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Paru à Venise en 1499, il est traduit en français en 1546 par Jean Martin dont on a vu l’intérêt pour les pèlerinages d’amour. Le Songe de Poliphile incarne à merveille l’éclectisme renaissant et mélange avec enthousiasme philologie, traité d’architecture, science des jardins et mystique amoureuse 46. L’œuvre de Colonna constitue une source d’inspiration intarissable à laquelle puisera, siècle après siècle, une myriade d’auteurs et d’artistes, de Rabelais, La Fontaine et les Scudéry, jusqu’au comte de Mirabeau, Charles Nodier et Gérard de Nerval. L’école de Mantegna contribua à la réalisation des bois de l’édition de 1546 et Dürer les apprécia. Eustache Le Sueur fit de l’Hypnerotomachia Poliphilii le sujet d’un cycle de toiles destinées à être reproduites aux Gobelins et Hardouin Mansart s’est probablement inspiré de certaines gravures pour réaliser le Bosquet de la colonnade dans les jardins de Versailles 47. C’est également dans ce livre que l’on retrouve les premières illustrations modernes d’une Cythère idéalisée ainsi que le récit de la navigation faite par Poliphile avec sa chère Polia pour l’île de Vénus. (Voir illustration 6). On ne saurait y voir le banal récit d’une navigation sur la mer Égée, où se trouve, ne l’oublions pas, la véritable île de Cythère, mais bien la narration d’une brûlante pérégrination des corps et des âmes : 46. La bibliographie sur cette question est considérable. Nous renvoyons le lecteur aux orientations bibliographiques données par Gilles Polizzi dans son édition du Songe de Poliphile précédemment citée. 47. Sur le Poliphile dans les arts et les lettres du XVIIe siècle, voir Anthony Blunt, « The Hypnerotomachia Poliphili in 17th Century France », 1937, p. 117-137. Introduction 21 Voguant donc en cette manière, non pas de la borde ou artimon, mais avec les ailes de Cupidon, qu’il avait étendues au vent, comme dit est, Polia et moi conformes en volontés, tous deux désirant parvenir au lieu déterminé pour notre béatitude, au plus grand aise qu’onques sens humains put sentir et langue dire, soupirant de douceur par amour embrasée, et échauffés comme le pot bouillant à trop grand feu, lequel se répand par-dessus, arrivâmes au port de la sainte île de Cythérée, en la barque de Cupidon […] 48 La quête amoureuse entreprise par Poliphile est également un voyage allégorique à la façon du Roman de la rose et du Livre du cœur d’amour épris de René d’Anjou 49. Certes, le Songe de Poliphile est important dans l’histoire des pèlerinages pour Cythère, puisqu’il présente l’une des premières occurrences modernes de ce type précis de voyage d’amour, si ce n’est la première, mais il ne faut pas oublier qu’il appartient surtout au genre, plus ancien, des pèlerinages d’amour. L’interprétation du Songe de Poliphile pose d’épineux problèmes depuis sa parution : énigmes, hiéroglyphes et inscriptions antiques en latin, en grec et en hébreu confèrent au texte et, conséquemment, au pèlerinage pour Cythère, une telle polysémie que l’on a pu lire chez les spécialistes de Colonna une hypothèse et son contraire. Tantôt scholastique, néoplatonicienne, anti-ficéenne ou apuléenne, l’interprétation du Songe demeure matière à débats 50. Dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles, le Songe de Poliphile met en évidence les lignes de fracture entre les partisans de l’érudition et ses détracteurs : pour quelques enthousiastes comme Beroalde de Verville, les pérégrinations du héros voileraient les secrets 48. Francesco Colona, Le Songe de Poliphile, 1994, p. 274. 49. Le voyage du cœur d’amour épris contient un voyage pour l’« Île du dieu amour », mais la diffusion de ce texte ayant été très restreinte, il est difficile d’en mesurer l’influence sur Jean Martin lorsqu’il traduisit l’Hypnerotomachia Poliphili. 50. Gilles Polizzi résume ces différentes hypothèses dans sa « Présentation », Le Songe de Poliphile, op. cit., p. xxv. 22 Pèlerinages pour Cythère de la pierre philosophale 51. D’autres ne raffinent pas tant et y voient plutôt « un tissu de chimères à perte de vuë 52 ». Alors que les énigmes et les voiles allégoriques recouvrant la quête de Poliphile à la recherche de sa chère Polia trouvent encore des amateurs dans la première moitié du XVIIe siècle, la fascination pour les mystères pagano-chrétiens qui s’exprime aussi dans les Emblèmes (1534) d’Andrea Alciat et dans l’Iconologie (1593) de Cesare Ripa s’estompe progressivement pour diverses raisons dans les décennies 1660-1670 : l’illisibilité des énigmes humanistes et un dégoût mondain pour ce type d’obscurité vont inciter les concepteurs d’emblèmes et d’allégories à s’intéresser davantage au sens moral qu’au sens « mystique » des fables et des emblèmes 53. Les touffues allégories du XVIe siècle et les triomphes d’amour de Colonna imités de Pétrarque se voient concurrencés par les personnifications de passions héritées de la Psychomachia de Prudence et de l’allégorisme médiéval, lesquelles, bien qu’enracinées dans un complexe tissu d’analogies, doivent désormais répondre à des impératifs de clarté qui vont façonner tout un pan de la littérature de Cythère 54. C’est de la littérature précieuse éprise de romans à clés dont il s’agit ici et de l’époque à laquelle la cartographie amoureuse voit le jour, dans les années 1650. Madeleine de Scudéry avait en effet conçu un monde allégorique dans son roman Clélie – le pays de 51. François Beroalde de Verville, Le Tableau des riches inventions couvertes du voile des feintes Amoureuses, qui sont presentées dans le songe de Poliphile, 1600. Voir l’étude de Gilles Polizzi sur la lecture alchimique du texte de Colonna, « La fabrique de l’énigme : lectures “alchimiques ” du Poliphile chez Gohory et Verville », Alchimie et philosophie, 1993, p. 265-288. 52. Gilles Ménage, Ménagiana, ou les bons mots et remarques critiques, historiques, morales & d’érudition, de Monsieur Ménage, 1693, t. IV, p. 80. 53. Sur cette lente transformation de l’emblématique, voir Anne-Élisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres, 1996 et l’un des auteurs les plus représentatifs de ce moment de transformation, Jean Baudoin, Iconologie, ou explication nouvelle de plusieurs images […] tirées des recherches & des Figures de Cesar Ripa, 1636, et, du même, Tableaux des sciences et des vertus morales […], 1669. Malgré toute notre admiration pour Baudoin, nous indiquerons, dans nos notes, cet ouvrage comme une production de Cesare Ripa. 54. Voir le retour que fait Lucie Desjardins sur cette question dans Le corps parlant. Savoirs et représentation des passions au XVIIe siècle, 2001, p. 45-54. Introduction 23 Tendre – qui servira de modèle à plusieurs auteurs 55. La même année 1654, l’abbé d’Aubignac fait paraître une Relation du royaume de Coqueterie, accuse mademoiselle Scudéry de plagiat et tourne en ridicule cette nouvelle topographie galante 56. Tristan L’Hermite, en 1658, publie également une satire des contrées amoureuses aux villes plus ou moins allégoriques : la Carte du Royaume d’Amour 57. Mademoiselle de Scudéry avait tâché de montrer le long chemin à parcourir avant de franchir les murs de l’Amour parfait ; d’Aubignac, en insistant sur les méfaits de l’Amour Coquet, met dangereusement en évidence des vices dont il fallait éviter les territoires : les châteaux de l’Oisiveté et du Libertinage. Mais c’est le Voyage de l’Isle d’amour (1663) de Paul Tallemant qui explorera le plus systématiquement les côtes 55. Madeleine de Scudéry, Clélie, Histoire romaine, [1654] 1660, première partie, livre 1, p. 398. Il s’agit d’un sujet plus que rebattu par la critique. Sur ce point, on peut consulter, entre autres, l’article de Claude Filteau « Le Pas de Tendre. L’enjeu d’une carte », 1979, p. 37-60 et les fines analyses de Frank Lestringant dans Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, 2002, chap. X « Les morales de l’archipel (XVIIe-XVIIIe siècles) », notamment p. 306-318 pour les imitateurs de Madeleine de Scudéry. Voir enfin les analyses fort détaillées de la genèse de la cartographie amoureuse dans les années 1650 faites par Anne-Élisabeth Spica dans Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVIIe siècle : Georges et Madeleine de Scudéry, 2002, p. 330-340, qui souligne toute l’importance, souvent occultée, de Gilles Boileau dans l’histoire de la cartographie galante. 56. François Hédelin, abbé d’Aubignac, Histoire du temps, ou relation du royaume de Coqueterie. Extraite du dernier Voyage des Holandois aux Indes du Levant, 1654. (seconde éd.) Édité en annexe de Michel de Pure, Épigone, Histoire du siècle futur, 2005, p. 211-224. Voir la critique de la cour faite dans le même style par BussyRabutin, Carte géographique de la Cour, et autres galanteries, 1668, p. 2 : « […] dans le Pays des Bragues il y à plusieurs rivieres, les Principales sont la Carogne, la Coquette & la Pretieuse qui /3/ separent les ragues de la Prudomaigne, la source de toutes ces Rivieres vient du Pays des Cornutes, la plus grosse & la plus Marchande est la Carogne, qui va se perdre avec les autres dans la mer de Cocuage, les meilleures Villes du Pays, sont aussi sur la Carogne, elle commence a porter le batteau […] » 57. Tristan L’Hermite, La Carte du Royaume d’Amour, dans Recueil de pieces en prose, les plus agreables de ce temps, composées par divers Autheurs, [1658] 1659, p. 324-331. Voir le retour que fait Frank Lestringant sur ce texte dans Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, op. cit., p. 314-316, tout comme l’analyse qu’il donne (p. 316-317) d’un texte dont semblent se souvenir quelques auteurs du XVIIIe siècle : Le Voyageur fortuné dans les Indes du Couchant, ou L’Amant heureux dans lequel le pays d’Amour devient le corps féminin, qui paraît dans le Recueil de Pieces en prose, les plus agreables de ce Temps, 1659, t. II. 24 Pèlerinages pour Cythère allégoriques de Cythère. Dans ce texte qui ouvre la présente anthologie, on rencontre l’Estime, le Respect, la Précaution ; on séjourne dans les villages d’Inquiétude, de Petits-Soins, de Bon Accueil, dans la ville d’Espérance, etc. Après avoir évité de justesse un naufrage au large de l’île du Plaisir, voilà qu’un marin s’écrie : Nous sommes assez prês de la coste d’Afrique, Vers ces lieux fortunés de la Mer Atlantique ; En cette Isle agreable est l’Isle de l’Amour, A qui chaque mortel rend hommage à son tour 58. En évaluant la distance qui sépare la peregrinatio vitæ du Voyage de l’Isle d’amour de Paul Tallemant, on ne peut que constater l’importance des profondes transformations survenues dans la représentation de Cythère et dont la littérature du XVIIIe siècle témoigne à son tour 59. De la Carte de Tendre à l’Île de la Félicité Comme les travaux de Robert Tomlinson et de François Moureau l’ont montré, les pèlerinages d’amour du premier XVIIIe siècle sont indissociables de certains divertissements mondains 60. Les couples en promenade dans une verdoyante campagne et les galiotes richement ornées peints par Watteau évoquent une pratique répandue dans l’aristocratie, laquelle consistait à quitter Paris pour des pavillons de campagne, et ce, non pas toujours par les voies carrossables 61 : 58. Paul Tallemant, Voyage de l’Isle d’Amour, ou la clef des cœurs, [1663] 1664, p. 7. 59. Sur l’insularité au XVIIe siècle, voir le collectif L’île au XVIIe siècle : jeux et enjeux, 2010 et, entre autres, la contribution d’Edwige Keller-Rahbé, « L’île de Théras dans les Annales galantes de Grèce (1687) de Madame de Villedieu. Une réécriture libertine d’Hérodote ? », p. 207-223. 60. François Moureau, « La fête galante ou les retraites libertines », Watteau et la fête galante, 2004, p. 69-79. Voir également, du même auteur, son article-synthèse consacré à l’insularité, « Scènes de la littérature de l’île à l’aube des Lumières », Le théâtre des voyages. Une Scénographie de l’Âge classique, 2005, p. 393-418. 61. Sur le voyage d’amour au XVIIIe siècle, voir Frank Lestringant, « L’utopie amoureuse : espace et sexualité dans la Basiliade d’Etienne Gabriel Morelly », Eros philosophe. Discours libertins des Lumières, 1984, p. 83-107, de même que Introduction 25 Cela s’appelait faire des « parties de Saint-Cloud ». On y régalait les dames dans des auberges confortables et ensuite on les conduisait à travers des labyrinthes verdoyants, par delà les Parterres de la Mignardise, jusqu’à la fontaine où Vénus se tenait sur un char en coquille au milieu de merveilleuses broderies de fleurs 62. L’un des premiers textes du XVIIIe siècle à décrire ce type de délassement champêtre est sans doute, avec Le Voyage de Saint-Cloud 63, le Voyage de campagne de Madame de Murat – Henriette Julie de Castelneau (1668-1716) – paru en 1699 64. Ces récits de galanteries honnêtes sont non seulement parsemés de fêtes campagnardes, bref de fêtes galantes, mais ils présentent également des « embarquements » aux charmes bucoliques. La ballade sur les ondes est indissociable de la conversation, de la rêverie amoureuse, bref de tout ce que Watteau peindra quelques années plus tard. Tout respire le désir, l’insouciance et le bonheur évanescent : les yeux se parlent, le ton baisse, et le dieu de l’amour conduit infailliblement l’embarcation jusqu’aux rivages où Vénus, sa mère, vit le jour : Nous allâmes passer une après-dînée dans une petite Isle délicieuse qu’on a fait au milieu d’une piece d’eau qui est tres-grande : cette Isle est revétuë de pierre de taille ; quatre petites tours sont aux quatre coins, elles composent chacune un cabinet, dont l’un est une bibliotheque de livres choisis & agreables ; l’autre a deux cuves de marbres noirs pour les bains ; le troisiéme est rempli de beaux portraits ; & le dernier est une voliere d’oiseaux aimables aux yeux, & qui par leur chants [sic] font François Moureau, « L’Île d’Amour à l’Âge classique », L’insularité. Thématique et représentation, 1995, p. 69-77. On peut aussi consulter avec profit René Planhol, Les utopistes de l’amour, 1921. 62. Robert Tomlinson, La fête galante : Watteau et Marivaux, 1981, p. 117. 63. « Relation d’un voyage de Saint-Cloud », Recueil de pieces galantes, en prose et en vers, de Madame la Comtesse de la Suze, et de Monsieur Pelisson, 1695, t. 4, p. 113-119. 64. Sur Madame de Murat et Madame d’Aulnoy, voir Anne Defrance, « La topique insulaire dans le conte de fées de la fin du XVIIe siècle », Locus in fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises de l’Ancien Régime, 2004, p. 387-406. 26 Pèlerinages pour Cythère retentir les airs d’une agreable harmonie : le milieu de l’Isle est occupé par un pavillon qui forme un petit appartement tres-complet : il est meublé galamment ; tout y respire l’amour ; & les vûës de cet appartement donnent sur quatre differens parterres. Madame de Rantal se trouva si bien dans ce lieu, que je ne vous represente pas si beau qu’il est en effet, qu’elle avoüa n’avoir jamais rien vû d’égal. Je crus que c’étoient des dispositions favorables, & je luy demanday si on pourroit esperer d’être écoûté, supposé qu’on luy déclarât ses sentimens dans cette Isle enchantée 65. S’il est vrai que la mode des galiotes et des séjours dans les hameaux de campagne faits par la noblesse au début du XVIIIe siècle s’inscrit naturellement dans l’histoire des pèlerinages pour Cythère – et dans celle des fêtes galantes – nous avons, dans le cadre de cette anthologie, privilégié l’édition de romans et de nouvelles inédits qui contiennent des embarquements dont le cadre se borne, autant que faire se peut, à l’île de Cythère et non à un pavillon de campagne situé près de Paris. Il est indispensable de connaître les textes que nous avons évoqués plus haut afin d’apprécier la relecture que les auteurs du XVIIIe siècle font de cette mode littéraire au profit d’une nouvelle conception de l’amour et d’une écriture souvent facétieuse qui s’élabore aux dépens des cartographies du cœur. Désormais, on ne se rend plus à Cythère au moyen de l’allégorie ou sur de bien réelles galiotes : on relate les aventures des corps dans d’improbables contrées insulaires. Le XVIIIe siècle a fait de l’île d’Amour son terrain de jeu privilégié en subvertissant certaines modes littéraires du XVIIe siècle. Des contemporains n’ont pas manqué de noter ces bouleversements. En 1736, l’auteur anonyme d’une Lettre à Madame de*** contenant une Révolution arrivée à Cythère déplore, en relatant son séjour sur l’île, que les goûts et les sentiments du précédent siècle n’aient plus cours : 65. Henriette Julie de Castelneau, Voyage de campagne, dans Bibliothèque de Campagne, [1699] 1735, t. 2, p. 220. Dans la même veine, il faut lire, de Laurent Bordelon, L’Ambigu d’Auteuil, 1709, comme l’indique François Moureau, dans « La fête galante ou les retraites libertines », loc. cit. Introduction 27 Je m’étois muni de la Carte de Tendre. Ce chef-d’œuvre d’allegorie du dernier siecle me fut absolument inutile ; les lieux ne sont plus reconnoissables, par les changemens considerables qui sont survenus dans la nouvelle Géographie ; en sorte qu’à Cithere, j’étois aussi novice avec l’ouvrage de Mademoiselle de Scudéry, que je le serois en Egypte, avec les Livres de Strabon 66. Tel est le grief que des auteurs (on voudrait les qualifier d’Anciens) adressent aux nouveaux écrivains chantres de l’amour moderne, c’est-à-dire frivole, qui s’oppose aux galanteries précieuses désormais associées à l’« amour gaulois 67 ». Ces critiques sont légions dans les premières décennies du XVIIIe siècle, alors que certains écrivains, encore attachés aux codes galants du siècle de Louis XIV, s’élèvent contre les récentes révolutions qu’a connues l’Amour. On ne saurait plus reconnaître en ce dernier « ce Dieu triste & languissant que nous peignent les Clélies, les Cyrus & les Cléopâtres. L’Amour se porte le mieux du monde ; son front n’est point chargé d’ennuis ; son teint de lys & de roses, annonce qu’il joüit d’un profond repos 68 ». La Crainte, la Retenue et la Contrainte ont cédé le pas aux caprices d’une nouvelle venue. Les charmes de la fée Galanterie ont à jamais transformé cet Amour inquiet et mélancolique : d’un simple coup de baguette il « devint furieux, & changea tout-à-coup de figure & de sentiment ; il devint enjoüé, étourdi, petit-maître en un mot 69 ». Si « la métamorphose des Courtisans suivit de près celle du Souverain 70 », comme à la cour de France, le royaume d’Amour connut d’autres métamorphoses : les Pavots remplacent les Pensées et les Immortelles, les contre-danses succèdent aux antiques bourrées, les ruisseaux et les fontaines se sont transformés en cascades et les vétustes palais de la Discrétion et du Mystère, jadis construits sur les 66. Lettre à Mme de ***, contenant la Relation d’une révolution arrivée à Cythère, 1736, p. 4. 67. Ibid., p. 20. 68. Ibid., p. 8. 69. Ibid., p. 13. 70. Ibid., p. 13. 28 Pèlerinages pour Cythère bases régulières de la Raison et du Bon Sens, sont remplacés par les asymétries rocailles du Palais de la Liberté où règne en maître le Libertinage. Cette Lettre à Madame de*** contenant une Révolution arrivée à Cythère indique la conception que certains auteurs se faisaient des nouvelles étiquettes en vogue sous la Régence et pendant les premières années du règne personnel de Louis XV, tout comme elle permet de mieux saisir les transformations du pèlerinage pour Cythère telles qu’on les observe dans plusieurs romans de l’époque. Nous avons choisi d’insister sur quelques nouvelles ou courts romans dont les trames narratives sont indissociables de l’île d’Amour et, dans bien des cas, d’une certaine forme de libertinage de mœurs. Ces romans aux cadres à la fois antiques et insulaires ne se déroulent toutefois pas uniquement à Cythère, mais parfois dans d’autres îles tout aussi évocatrices : Paphos 71, Délos 72, Naxos 73 et Gnide, dont le souvenir venait d’être ravivé par Montesquieu 74. Certes, les auteurs de l’époque ne 71. Encyclopédie, « Paphos », t. 11, p. 845-846 : « Ville de l’île de Cypre […] Cette ville étoit plus particulierement consacrée à Vénus que le reste de l’île. […] Les ministres des temples de Vénus n’immoloient jamais de victimes, le sang ne couloit jamais sur leurs autels : on n’y brûloit que de l’encens, & la déesse n’y respiroit que l’odeur des parfums ». Voir Voyage de l’Isle de Paphos, 1747, in-16, 64 p. ; Arsenal 8 BL 19262 ; BnF 16-Y2-6908. L’ouvrage parfois fut parfois attribué, à tort, à Montesquieu. Sur la connaissance des îles grecques au XVIIIe siècle, voir Antoine Galland, Smyrne ancienne et moderne. Suivie des États présents des îles de Samos, Nicarie, Patmos et du mont Athos (Joseph Georgerine) et relation de l’île de Tine, contenue dans une lettre à Monsr.*** (Jean-Paul Babin), Paris, 2001. 72. Encyclopédie, « Délos », t. 4, p. 793 : « Ile de la mer Egée, l’une des Cyclades, célebre chez les poëtes par la naissance d’Apollon & de Diane ». 73. Encyclopédie, « Naxos », t. 11, p. 63 : « Les Anciens l’appeloient Dyonisia, parce qu’on disoit que Bacchus avoit été nourri dans cette île ; & les habitans prétendoient que cet honneur leur avoit attiré toutes sortes de félicités ; ce qu’il y a de sûr, c’est que ce dieu étoit particulierement adoré chez les Naxiotes ». 74. Le Temple de Gnide de Montesquieu paraît en 1725. Encyclopédie, « Gnide », t. 7, p. 723-724 : « Cnidus, c’étoit anciennement une ville considérable de la Doride, contrée de la Carie dans l’Asie mineure, sur un promontoire fort avancé, qu’on appeloit Triopum, présentement Capocrio. Outre les fêtes d’Appolon & de Neptune qu’on y célebroit avec la derniere magnificence, on rendoit à Gnide un culte particulier à Vénus, surnommée Gnidienne ; c’étoit-là qu’on voyoit la statue de cette déesse, ouvrage à la main de Praxitele, qui seul, dit Pline, annoblissoit la Introduction 29 rivalisent pas toujours d’originalité quand vient le moment de peindre le temple de l’Amour et ses colonnades, les lits de roses, l’émail des prairies, les bosquets de myrte, les berceaux de jasmin, les fontaines de cristal et les doux zéphyrs. Fidèles à un art de la description qui culmine chez les Scudéry, La Fontaine, Fénelon et Fontenelle, les romanciers sacrifient au goût du jour, friand de telles peintures, si bien que tout récit dans ces contrées exotiques en comporte invariablement 75. Le cadre antique de ces îles fortunées 76 sert tout naturellement de décor aux amours de jeunes adolescents s’embarquant pour Cythère afin, dans certains cas, de fuir la tyrannie des parents et une patrie superstitieuse : Antoine Bret publie son roman Cytheride, histoire galante traduite du grec (1743) en suivant ce canevas, comme le fera à quelques détails près François de Rivière, dans Le Moyen d’être heureux, ou le Temple de Cythère (1750). Situés dans une Antiquité idéalisée et érotisée, ces deux livres ne correspondent pas au pèlerinage d’amour comme on l’entendait chez Tallemant et consorts : l’héroïne Cythéride s’embarque sur un frêle esquif avec son premier amant tout en jurant ne pas se souvenir « d’avoir été vierge », alors que les ingénus Alzoïre et Émidore, dans Le Moyen d’être heureux, arrivent au terme de leurs pérégrinations en amants accomplis. Bret et de Rivière semblent bien se souvenir du Songe de Poliphile, peut-être grâce aux Scudéry, comme en témoigne l’attention qu’ils portent à la description des temples et des jardins devenue un véritable lieu commun. Les sources d’invention antiques varient toutefois considérablement et constituent un abrégé de ville de Gnide ». La vallée de Tempé a pu aussi parfois servir de toile de fond à quelques romans bucoliques et un brin gaillards. Voir La Vallée de Tempé, 1747, dédié à Montesquieu et attribué à Claude-Henri Watelet. Sur cette vallée, voir aussi Madeleine de Scudéry, Clélie, op. cit., quatrième partie, livre 1, p. 167. 75. Ces descriptions sont à ce point communes que Gabriel-Henri Gaillard leur consacre une section dans sa Rhétorique à l’usage des jeunes demoiselles, [1746] 1776, p. 360 : « De la Topographie ». Il donne ainsi des exemples de description de la grotte de Calypso et du Temple de l’Amour. 76. Julien-Jacques Moutonnet-Clairfons, Les îles fortunées ou les aventures de Bathylle et de Cléobule, 1778, est une manifestation tardive de la permanence du thème de l’insularité tout au long du siècle. 30 Pèlerinages pour Cythère la culture littéraire des auteurs de l’époque : Virgile, Ovide et Horace donnent la main à Homère et Plutarque. Cette forme d’imitatio très courante s’observe ici et là, notamment dans l’anonyme Histoire du siège de Cythère (1748) qui raconte, tel Homère dans l’Iliade, une guerre à finir, mais cette fois entre les « Cythéréennes » et les « Ugobers », c’est-à-dire les Bougres. Aux personnages allégoriques représentant des qualités ou des sentiments, on passe dans ce roman à un jeu d’anagrammes et de logogriphes dont les prétendus mystères à déchiffrer dévoilent les exhibitions du corps libertin. Jadis Carte de Tendre allégorique, l’île d’Amour est désormais visitée par le regard voyeur. Cette Histoire du siège de Cythère nous apprend en effet que « Cythére est placée sous la Zone Torride, [et que] les chaleurs par conséquent doivent y être excessives : aussi le sang /8/ bouillonne dans les veines de quiconque met le pied pour la premiere fois dans ce brulant climat 77 ». Cythère, en devenant le lieu fantasque où s’impriment plusieurs romans libertins, devint dès lors un curieux reflet de Spira ou, plutôt, de Paris 78. Ce mélange de pèlerinage amoureux et de licence a d’ailleurs donné naissance à une fort curieuse société plus ou moins secrète, l’Ordre de la Félicité, dont nous éditons ici quelques productions peut-être dues à Jean-Pierre Moët. L’Isle de la Félicité (1746) relate à la fois un pèlerinage et un embarquement pour l’île des plaisirs. Avec leurs anagrammes abscons et leurs rites codifiés gentiment obscènes empruntés à la marine, les chansons de l’Ordre de la Félicité aident à décoder les allusions contenues dans l’Isle de la Félicité et offrent un plaisant contre-point aux pièces en vers de l’époque relatant des pèlerinages d’amour : Courrons en imitant Jasons, Les tendres Emisphères, Pour conquérir une Toison 77. Histoire du siege de Cythére, 1748, p. 7-8. 78. Voir Maurice Lever, « Paris, capitale de Cythère. La vie parisienne », Anthologie érotique. Le XVIIIe siècle, 2003, p. 495-507. Introduction 31 Soyons un peu Corsaires, L’embarquement est charmant Sur les flots de Cythére, Quand le Mousse est prudent 79. Les auteurs des premières décennies du XVIIIe siècle semblent donc tous chanter à l’unisson les accords tendres et charmants de ces rivages voluptueux. Pourtant, une hantise récurrente vient troubler le cours du long fleuve sur lequel voguent les amoureux. La Faucheuse menace de séparer à jamais ces étreintes furtives et la Folie vient parfois dérégler la machine des amants : dans Le Moyen d’être heureux, ou le Temple de Cythère, le beau Simire et la charmante Orée succombent à leurs plaisirs : ils « s’étoient livrés à leur tendresse avec excès : dans leurs embrassemens, dans la violence de leurs transports, dans l’yvresse de leurs amours, les organes de la vie n’avoient pu résister à tant de trouble & d’agitation ; ils étoient restés dans les bras l’un de l’autre 80 ». Un amoureux malheureux ayant perdu la raison hante les bois de l’île d’Amour à la recherche de couples jouissant de la félicité pour les effrayer. Ses gestes désordonnés, ses yeux qui roulent et ses cris entrecoupés de soupirs sont les effets d’une sombre mélancolie causée par ses égarements : « J’ai passé ma jeunesse dans les troubles des folles passions ; volage, libertin, insatiable de plaisirs ; je me livrois en aveugle à tous mes égaremens, & j’atteste les Dieux que je n’ai jamais senti le vrai bonheur 81 ». Tel est le legs amer de la dissipation. Un jour, la Malice surgit : la « difformité de ce monstre […] [et ses] traits affreux 82 » achèvent de faire basculer l’amoureux volage dans les affres du désespoir et de lui mettre « les enfers au fond du cœur 83 ». Tous ne peuvent donc sacrifier éternellement à Éros : il faut 79. Chanson de l’Ordre de la Félicité, dans L’antropophile, ou le secret et les misteres de l’ordre de la Felicité dévoilés pour le bonheur de tout l’univers, 1746, p. 54. 80. François de Rivière, Le Moyen d’être heureux, ou le Temple de Cythère, 1750, p. 38. 81. Ibid., p. 58. 82. Ibid., p. 60. 83. Ibid., p. 45. 32 Pèlerinages pour Cythère choisir, et c’est ce que met en évidence l’auteur anonyme du Temple de l’Hymen qui, dans un amusant jeu de pro et contra, pèse les pours et les contres du mariage : Tout cela est séduisant, interrompis-je, voilà le beau côté de la médaille, mais voyons, s’il vous plaît, le revers […] Telle femme parut piquante, Avant le dangereux Contrat, Qui bientôt fade & rebutante, Fait regretter le célibat. Telle fut par sa modestie, Agnès avant le nœud fatal, Qui bientôt fidelle copie, De Messaline, ou de Julie, (Sauf respect) & courant le Bal, Le Brelan & la Comédie, Vous cause plus d’une insomnie, Et vous entraîne à l’Hôpital, Par la route de l’infâmie 84. Voilà le temple de l’Amour et le temple de l’Hymen réunis sur la même île, posés l’un en face de l’autre en proposant aux mortels deux routes que les divinités voudraient bien faire croire tapissées uniquement des fleurs les plus suaves que l’on ait vues en ces contrées. Nous voilà fort loin du pèlerinage pour Compostelle et du Songe de Poliphile. Pour des raisons que nous avons déjà évoquées, ce dernier ouvrage ne plaisait pas au lectorat des Lumières. Quand Prosper Marchand consacre une notice à Colonna dans son Dictionnaire, c’est pour se moquer des enthousiastes ayant cherché la pierre philosophale dans cette « piéce fort irrégulière & tres médiocre 85 ». C’est aussi l’avis de 84. Le Temple de L’Hymen. Lettre à Monsieur le Chevalier de S***, 1759, p. 13-15. 85. Prosper Marchand, Dictionnaire historique ou Mémoires critique et litteraires concernant la vie et les ouvrages de divers personnages distingués particulierement dans la Republique des Lettres, 1758, p. 200.