LANGAGE ET PENSÉE

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LANGAGE ET PENSÉE
LANGAGE ET PENSÉE
Tout ce qui est directement conçu ou pensé par notre intelligence, tout ce dont nous avons un concept
ou « verbe mental », peut être exprimé ou traduit dans le langage. Mais cette expression, – si ductile, si
maniable et si délicat que soit le système de signes du langage humain, – reste toujours plus ou moins
déficiente par rapport à la pensée. Les plus hautes connaissances intellectuelles, celles qui font voir dans
un principe tout un peuple de conséquences, ne peuvent se dire au dehors qu’en s’éparpillant pour ainsi
dire et se diminuant dans l’expression orale.
Il serait d’ailleurs absurde de demander à des signes matériels, émis les uns après les autres dans la
succession du temps, de fournir de l’œuvre vitale et immanente de la pensée une représentation qui soit
comme un fac-similé superposable à un modèle.
L’objet du langage n’est pas de fournir un tel fac-similé de la pensée, mais bien de permettre à
l’intelligence qui entend, de penser elle-même, par un effort de répétition active, ce que pense
l’intelligence qui parle. A ce point de vue le langage humain s’acquitte parfaitement de sa fonction. Il est
un système de signes parfait, à supposer le travail d’interprétation et l’activité intellectuelle de celui qui
entend ; supprimez ce travail et cette activité, il n’y a plus qu’un système radicalement insuffisant de
signes morts.
En d’autres termes, le langage ne suppose pas seulement un effort, – combien âpre souvent ! les vrais
écrivains le savent – de la part de celui qui exprime sa pensée, il exige aussi un effort de la part de celui
qui écoute : bienfaisant effort, qui nous empêche de nous reposer sur le signe et de tomber finalement
dans ce que Leibniz appelait le « psittacisme », ou manière d’employer à la perroquet le langage humain.
On peut même, à ce propos, remarquer en passant que plus une philosophie a de vie et de qualité
intellectuelle, plus fortement elle doit, – sans pour cela renoncer lâchement à exprimer la vérité des
choses, – éprouver la réalité de cette distance entre le langage et la pensée ; de là une double nécessité
pour elle : il faut qu’elle se rende maîtresse du langage par tout un appareil technique de formes et de
distinctions verbales (terminologie) ; et il faut qu’elle exige sans cesse de l’esprit un acte de vitalité
interne que les mots et les formules ne sauraient remplacer, n’étant là au contraire que pour aiguiller
l’esprit vers cet acte. Toute philosophie qui se repose sur les mots, toute philosophie trop facile par
conséquent, est a priori une philosophie de moindre pensée, et donc de moindre vérité.
Le langage exprime donc ou signifie de notre pensée tout ce qui est nécessaire pour qu’une autre
intelligence entendant les mots prononcés, puisse se présenter à elle-même la même pensée. Le reste n’est
pas nécessairement et même ne doit pas être exprimé, sous peine d’alourdir et de compliquer à l’infini les
signes ailés de la parole. Cette sorte de marge d’inexprimé, à quoi doit suppléer l’intelligence de celui qui
entend, est remarquablement mise en évidence par les diverses propriétés qui affectent le terme considéré
non à part, mais dans la contexture de la proposition, comme partie de la proposition.
Jacques MARITAIN (1882-1973)
Eléments de philosophie II, Paris 1923, 73-75.

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