« Le devenir monstre », par Charles Tesson Devoir surveillé

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« Le devenir monstre », par Charles Tesson Devoir surveillé
TD - Méthodologies appliquées aux Arts du Spectacle
Groupe D - Lundi 03.10.2015
Licence 1 - Semestre 1 - 2016-2017 (3LAS106A)
R. GAHÉRY - Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Devoir surveillé : commentaire de texte (2h)
« Le devenir monstre », par Charles Tesson
Comment raconter Cat People de Jacques Tourneur ? On peut prendre une phrase,
essayer de la suivre. Voir comment elle se déplie dans plusieurs directions, simultanément, prise dans un réseau de subtiles variations à partir d’une figure programme.
Le film s’ouvre sur deux images : le dessin d’un léopard sur un paravent et une
statuette représentant un autre léopard transpercé par le glaive d’un cavalier.
La première séquence nous montre Simone Simon 1 au zoo, devant la cage d’un
léopard, sa feuille de dessin à la main — elle est dessinatrice de mode. De ce
face-à-face sortira une autre image, étrange, inattendue (le léopard transpercé
d’un glaive), qui n’a pas directement à voir avec ce qu’elle a sous les yeux.
Plutôt une projection, un souvenir-écran qui fonctionne pour elle, pour le film,
histoire de filer la métaphore de l’habillement qui est aussi son métier, comme
un modèle, un « patron ».
dispositif de mise en scène qu’il implique (la tension et la force d’inertie du regard)
mais aussi avec tout le risque que sa remise en scène, sa relance par celle du réalisateur, comporte : le trouble du discernement, la crainte d’avoir mal vu, pas tout vu, et
la nécessité pour le spectateur d’aller y regarder à deux fois. De l’autre côté, dans
des films comme Altered States ou American Werewolf in London 4, le changement
s’opère pour la vue ou disons, il reste toujours bien en vue : comme un profil que l’on
tire, qui se profile et se développe pour arriver en douceur et en douleur à un loup
ou à un singe. Le spectateur est l’unique dépositaire d’une modification sans enjeu,
sans mystère, sinon technologique. La longue et laborieuse séquence de transformation dans le film de Landis apporte à son sujet (il est seul en scène) un supplément
irrévocable de définition : une fois l’opération accomplie, « en direct », c’est du tout
vu.
De part et d’autre, à partir de cette triple représentation (paravent, statuette, dessin),
Cat People joue de sa circulation et de ses déplacements, de ses investissements possibles dans le corps du film. Sur fond d’atavisme2 et de mimétisme3 (pelage, vêture),
le film se boucle dès que le processus de figuration, après maints détours, se bloque
sur une séquence qui prolonge définitivement l’écho de la première : Simone Simon,
au zoo, le corps renversé par le léopard et transpercé d’une canne-épée. Le dessin
s’est accompli. Ou plus exactement, la figure, en elle, dans la texture du film, a accompli a accompli son dessein.
Les corps monstrueux d’aujourd’hui, hommes et bêtes, accouchent de plus en plus
péniblement d’effets spéciaux qui travaillent à leur fusion, l’un dans l’autre, alternativement, et de moins en moins de mise en scène, au sens d’une mise en regard de
deux termes qui vise à les confondre, l’un et l’autre, à les démasquer. Au lieu de s’incruster dans l’interstice entre deux plans, sur une collure, une ellipse qui sépare et
module deux scènes, deux phrases successives, pour en réparer les manques et jeter
un pont sur les silences de la transformation, l’avancée technologique débouche sur
le résultat contraire : elle brise net l’épanchement des images, la circulation des
séquences. Montrer plus (ou tout), c’est en finir avec le flottement du fantasme, l’imprécision de sa figure. L’énoncé de la phrase, attaché à sa fondamentale indétermination, à la matrice des scènes qu’elle ouvre, se voit à jamais fermée.
C’est avec un film comme Cat People qu’on peut mesurer réellement ce qui s’opère
dans les films actuels de transformation. D’un côté, on peut devenir un monstre
parce qu’à force de regarder un animal, de le fixer et de le coucher sur dessin, on
finit par lui ressembler. De l’autre, on le devient physiquement par de simples recours à la technologie. Dans Cat People, le changement s’opère à vue, avec tout le
Charles TESSON, « Essai sur le cinéma fantastique », Partie 2, « Profils de monstres », Cahiers du cinéma n° 332, février 1982, p. 13-21.
1
Simone Simon interprète le personnage (principal) d’Irena Dubrovna dans le film.
2
Transmission de génération en génération de certains caractères, physiques ou moraux.
3
Imitation ; phénomène de ressemblance, d'identification (volontaire ou pas) avec un modèle.
4
Le Loup garou de Londres ([American Werewolf in London], John Landis, 1981) et Altered States (Ken Russel, 1980) comportent des scènes de transformation d’un être humain en
d'autres créatures plus ou moins animales (loup garou, singe monstrueux, etc.).
TD - Méthodologies appliquées aux Arts du Spectacle
Groupe B - Mardi 04.10.2015
Licence 1 - Semestre 1 - 2016-2017 (3LAS106A)
R. GAHÉRY - Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Devoir surveillé : commentaire de texte (2h)
« Peau neuve », par Charles Tesson
Le cas Kubrick éclaire à lui-seul ce phénomène. Deux de ses films, l’un de sciencefiction, l’autre fantastique, balisent la décennie. C’est moins la trajectoire de l’auteur
entre ces deux films qui est intéressante que la trajectoire de la science-fiction et du
cinéma fantastique relativement à 2001 et à Shining1 . On le sait, 2001 a été un film
phare, un film programme. Peu de films qui ne lui soient pas redevables quelque
part. […] Curieusement, au risque de surprendre, on a l’impression que le cinéma
fantastique d’aujourd’hui doit beaucoup plus à 2001 qu’à Shining. À quoi assiste-t-on
à l’heure actuelle dans les films dits de transformation (Hurlements de Joe Dante, Le
Loup garou de Londres de John Landis, Altered States de Ken Russel, à toutes ces histoires d’hommes et de bêtes, de devenir loup ou singe2 ) sinon à une retombée progressive des effets spéciaux, de leur technologie, de leurs enjeux esthétiques, dans le
film fantastique ? […] L’apparition de nouvelles techniques, leur simple mise en
avant au détriment du scénario, la part plus grande accordée aux effets spéciaux,
tout cela risque de bouleverser les données du cinéma fantastique à long terme.
Ce qui va changer, de façon immédiatement perceptible, c’est le budget. Nouvelles
répartitions des sommes, nouveaux écarts entre les films. […] Disons qu’autrefois on
allait y voir au sens d’y risquer un œil (on était quitte pour sa peur) et qu’aujourd’hui, via les nouvelles techniques, on en veut pour son argent. On veut donc tout
voir. Vieux débat : à nouvelles techniques, nouvelles demandes. D’une façon plus
profonde, c’est toute l’esthétique du cinéma fantastique qui va s’en trouver modifiée.
Les débordements des effets spéciaux, l’avancée rapide de nouvelles technologies sur
le front du cinéma fantastique a pour terrain privilégié le « remake ». […] Le nouveau cinéma fantastique ressemble de plus en plus à une vaste entreprise de rénovation de monuments filmiques anciens : on s’engouffre dans les failles, les silences
technologiques, et on répare, on rajoute de nouvelles pièces. Mue technologique : les
monstres font peau neuve.
Que penser du nouveau fantastique comme banc d’essai technologique sur des scénarios cobayes, tout préparés, qui ne demandent qu’à être resservis ? De l’absence
de la transformation à sa présence, n’y avait-il qu’un simple oubli ? Un oubli tech1
nique (une défaillance, pas encore vraiment au point) ou bien un souci esthétique :
moins on en voit, mieux le film se porte et plus on y croit. Des impératifs techniques
et esthétiques, lesquels précèdent et lesquels suivent l’autre ? Quel est l’otage ? Cette
question, la science-fiction se l’est toujours posée. Au tour désormais du cinéma fantastique.
Il reste à craindre après tout cela que l’interrogation fondamentale du film fantastique (que montrer et que cacher ?) se démode très vite. Mise au rebut, nouvelles
technologies obligent, on choisit donc de tout montrer. […] Et pourtant, souvenezvous de Cat People de Jacques Tourneur, cette fabuleuse histoire de femme-léopard
qui se passait fort bien de maquillages et d’effets spéciaux. Au seuil de la transformation, juste quelques amorces sur les bords d’un fondu, quelques coups de griffes de
mise en scène où se révélait une indéniable patte d’auteur. On sait que Paul Schrader
vient de finir un remake de La Féline3. On peut déjà craindre le pire. […] De la
femme au léopard, rien ne vous sera épargné. Plus question de perdre le fil, la peau
et le pelage. On troque l’ellipse, le fondu enchaîné, le fondu au noir pour la durée, le
ruban continu (peau ou pelage ?). De la belle à la bête, on aura la part belle. Quelle
fiction alors pour le nouveau cinéma fantastique via les apports technologiques ?
Justement, un peu moins de fiction et un peu plus de fantastique comme retour au
show, comme exhibition totale. Retour du fantastique à ses origines premières : le
cirque, les monstres de foire, les « freaks », le grotesque et le burlesque. Retour à la
scène théâtrale, au spectacle de music-hall, à la scénographie du muet.
Charles TESSON, « Essai sur le cinéma fantastique », Partie 1, « La momie sans complexe », Cahiers du cinéma n° 331, janvier 1982, p. 4-13.
2001 l’Odyssée de l’espace sort en 1968, et Shining en 1980.
2
Hurlements (Joe Dante, 1981) et Le Loup garou de Londres (John Landis, 1981) sont deux films mettant en scène des loups garous. Altered States (Ken Russel, 1980) comporte lui
aussi des scènes de transformation d’un être humain en d'autres créatures plus ou moins animales.
3
La Féline (Paul Schrader, 1982) est en effet un remake du film de Tourneur.

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