l`architecture comme modification
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l`architecture comme modification
Chaire du Professeur Luigi SNOZZI L'ARCHITECTURE COMME MODIFICATION Pierre-Alain CROSET Architecte William Morris, considéré à juste titre comme l'un des "pères fondateurs" du mouvement moderne en architecture, affirma en 1881 que "l'architecture est l'ensemble des modifications et des variations introduites sur la surface terrestre pour répondre aux nécessités humaines" (1). Selon cette très célèbre définition, toute architecture présuppose une modification de la condition préexistante. Bien que cette constatation puisse apparaître excessivement triviale, la notion de "modification" peut être toutefois utilisée dans un sens critique, pour caractériser certains changements dans la théorie contemporaine de l'architecture. L'idée d"'architecture comme modification" ne correspond donc pas pour moi à une nouvelle tendance ou à un simple slogan à la mode: je propose au contraire d'utiliser cette idée comme un instrument d'analyse critique d'une certaine mentalité des architectes, spécifiquement contemporaine, même si certains exemples historiques nous permettront d'inscrire cette mentalité dans le cadre d'une plus vaste tradition de notre modernité. Comme architectes, nous sommes peu intéressés à l'action en soi de la modification, car seule la qualité spécifique de cette modification peut prendre un sens dans un projet d'architecture. Retournons à William Morris, et par conséquent à l'époque des "pionniers" de l'architecture moderne. Le projet moderne signifiait pour ces pionniers une tâche bien définie, liée directement au développement de la civilisation industrielle. Selon les meilleures intentions, le projet moderne entendait donner une forme et un sens, et donc une qualité au processus de très forte croissance des forces productives qui caractérisait les débuts de l'ère industrielle. Pour la première fois, le problème de la quantité fut affronté par la théorie de l'architecture: quantité des logements pour les masses ouvrières, quantité des matériaux de construction industrialisés et préfabriqués, quantité des infrastructures et des services pour l'équipement de l'ensemble du territoire habité. La croissance et la quantité ont donc fortement caractérisé un cycle de l'époque moderne qui apparaît aujourd'hui en profonde crise. La foi en une croissance infinie, la conviction optimiste que l'exploitation des ressources naturelles représente une source inépuisable de richesse, la croyance aveugle dans les bienfaits du progrès et de la technologie apparaissent aujourd'hui profondément remis en question. La crise contemporaine de notre civilisation industrielle se fonde précisément sur cette conscience qu'il existe de précises limites à la croissance: limites liées à l'épuisement des ressources naturelles, des matériaux et des sources d'énergie, limites matérielles à l'intérieur desquelles nous sommes aujourd'hui conscients de devoir agir. De nouveaux termes de référence doivent dès lors être employés pour légitimer l'intervention architecturale: au lieu de parler de croissance et de production de masse, I'on préfère parler de requalification de l'existant, de reconversion industrielle ou de réparation des tissus urbains et périphériques. De nouveaux thèmes de projet sont donc aujourd'hui proposés aux architectes: la requalification des grandes friches industrielles et des infrastructures routières et ferroviaires à l'intérieur de la ville, par exemple, mais également la restauration des quartiers périphériques pour leur donner une qualité urbaine, ou encore les thèmes liés à la récupération des carrières et des terrils qui ne posent pas seulement des problèmes écolos mais doivent être affrontés avec les instruments spécifiques du projet d'architecture. Ces thèmes sont indiscutablement dès thèmes nouveaux, spécifiques à l'époque actuelle, et par conséquent fort différents des thèmes "classiques" du mouvement moderne qui étaient liés à l'idée d'expansion et de production. Les architectes contemporains devront nécessairement accorder de plus en plus la priorité de leur engagement de projet à ces nouveaux thèmes, et cela pour deux raisons principales. D'une part, les architectes doivent s'adapter empiriquement à la transformation du marché et, plus en général, de l'économie du bâtiment qui voit augmenter fortement la proportion des interventions de modification de l'existant au détriment de la production de nouveaux objets architecturaux. D'autre part, l'architecte agit de plus en plus selon la conscience culturelle que le patrimoine existant possède une valeur spécifique, et que l'existant peut ainsi être utilisé comme un véritable matériau du projet d'architecture. Certains phénomènes importants comme les luttes des habitants contre les destructions arbitraires, les mouvements internationaux pour la sauvegarde des centres historiques, l'expérimentation de nouvelles méthodes scientifiquement rigoureuses pour la restauration des bâtiments, ont également contribué à modifier graduellement le domaine d'action de l'architecte, au point de provoquer parfois certains excès de conservatisme en soi critiquables. Nous nous trouvons donc aujourd'hui dans une condition bien particulière, généralisable à l'ensemble des sociétés industrielles avancées: de façon un peu schématique, il est possible d'affirmer que la notion même de "richesse" acquiert aujourd'hui une signification diverse, liée plus à la qualité des services reçus par un individu qu'à la quantité des biens matériels qu'il possède. Cette nouvelle condition crée par conséquent une particulière demande sociale d'architecture, à laquelle la majeure partie des architectes me semble toutefois répondre de façon anachronique: au lieu de développer des instruments de pensée spécifiques aux problèmes contemporains, la majorité se contente de recycler simplement les vieux instruments conceptuels hérités de la tradition disciplinaire. L'hypothèse que j'entends développer affirme au contraire qu'il est possible aujourd'hui de produire une architecture en utilisant des instruments conceptuels spécifiques à cette nouvelle condition productive: I'idée d"'architecture comme modification" devra par conséquent permettre de donner un fondement théorique à cette activité contemporaine du projet, mais en même temps de qualifier une certaine position éthique de l'architecte, reconnaissable dans le mode spécifique d'affirmer son œuvre comme témoignage historique. VERS UNE ETHIQUE DU PROJET Parler d'éthique signifie peut-être avant tout s'interroger sur les motivations plus profondes qui déterminent l'action d'un architecte. Pour un "pionnier" comme Walter Groplus ou Hannes Meyer, toute nouvelle architecture était pensée comme une "pure création de l'esprit", pour reprendre la fameuse affirmation de Le Corbusier (2): le nouveau présupposait la destruction de l'ancien, et mieux encore le nouveau était pensé comme la substitution de ce qui était préexistant. Cette logique de la table rase du passé apparaît liée à l'un des mythes les plus féconds de la modernité: le mythe du progrès, qui pousse à agir selon l'idée d'un mouvement de l'histoire, à savoir selon l'idée d'une téléologie qui assigne une finalité à toute action. La conscience d'agir à l'intérieur d'un temps historique orienté dans le sens de cette téléologie, doit nécessairement être associée au principe de rupture avec le passé. Le philosophe italien Franco Rella a décrit avec grande précision cette condition paradoxale de la modernité: Le grand mouvement, apparemment irréversible, de la "locomotive du progrès" contient en soi un paradoxe irrésoluble. Au fur et à mesure que la volonté de progrès et de projet établit ses fondements, elle défait ce qui est déjà là, imprimant au monde même une oscillation continue, le sens de l'écoulement et de la perte irrémédiable. Le temps de la croissance devient également le temps qui entraîne les choses vers le néant. Construction et projet deviennent synonymes d'une volonté d'anéantissement. Et les choses construites semblent porter en elles, au moment même de leur apparition, les signes de leur fin, de la même fin qu'elles ont décrétée aux choses dont elles ont pris la place" (3). Effectivement, la force de proposition du mouvement moderne dans ses expressions les plus orthodoxes était simultanément une force de destruction: destruction des dogmes classicistes et des règles académiques, destruction de la ville historique à laquelle devait être substituée la "ville fonctionnelle", pensée en des termes abstraits selon une méthodologie qui entendait imiter l'objectivité et la rationalité de la pensée scientifique. Il faut naturellement éviter toute simplification dans notre jugement historique: il n'est pas vrai que tous les architectes modernes aient manifesté la fureur iconoclaste et révolutionnaire des futuristes italiens ou de Hannes Meyer qui prêchaient la destruction de tout vestige du passé. Certains architectes comme Le Corbusier, Asplund ou Terragni ont révélé précocement une attitude critique au sein du mouvement moderne, réalisant des œuvres dans lesquelles la relation entre le langage de la modernité et l'hérédité historique s'établit de façon particulièrement complexe. Je reviendrai plus loin sur le cas emblématique de Le Corbusier, l'architecte qui a peutêtre vécu de la façon la plus dramatique la contradiction entre innovation du moderne et hérédité de l'histoire. Le discours philosophique de Franco Rella mérite toutefois d'être développé ultérieurement pour préciser notre réflexion sur la notion de "modification". Pour un architecte, penser un objet nouveau, en rupture totale avec le passé, présuppose une conception du temps comme pure succession de moments: le présent substitue le passé, et par là le détruit. L'idée de "modification" suppose au contraire un dépassement de l'idée de "rupture" temporelle: le temps passé doit continuer à vivre dans le présent. Vouloir modifier signifie agir à partir de l'expérience de la durée temporelle: à partir donc d'une véritable "chronophilie", qui signifie l'amour du temps progressif. Voici ce qu'écrit à ce sujet Franco Rella: "Nous ne voyons jamais un objet, ou un visage, ou une image sur un fond statique de choses, mais seulement à l'intérieur de leur genèse, de leur évolution, de leur transformation, qui constitue la réelle unité de l'objet ou du visage ou de l'image. L'amour qui veille sur la chose comme sur une relique pour un autre temps signifie la mort de la chose. Nous ne pouvons faire vivre les choses que si nous les modifions, que si nous nous faisons sujets de cette modification, qui les arrache à la rigueur mortelle dans laquelle elles sont enfermées. Les choses sont sauvées de cette aura mortelle seulement si l'on ose la majeure transformation, si l'on ose par conséquent une véritable transfiguration. Parcourir la voie des possibles, appartenir à son propre temps et aux contradictions lacérantes qui le traversent, mettre en jeu, dans cette tentative, les images et sa propre image, représente un choix dramatique. Loin de toute certitude - y compris la certitude de la fin - tout parcours se révèle périlleux" (4). Ce risque, ce péril dont parle Franco Rella sont propres à toute expérience dans laquelle un sujet - et donc également un architecte - met en jeu de la façon la plus radicale sa propre subjectivité. Pour un architecte apparaît en effet déterminante la conscience d'appartenir non seulement au lieu, au contexte dans lequel il doit agir, mais aussi au temps présent de son action. Le sentiment de l'appartenance interdit que le travail du projet soit conçu comme un travail abstrait, déterminé par des règles objectives. La conscience du projet comme modification signifie avant tout pour l'architecte la conscience d'être dans le temps et non plus contre le temps comme cela était le cas selon la logique de la table rase. Ce n'est donc qu'à partir de mon expérience personnelle d'un lieu que je peux avoir le désir de modifier ce lieu. Vouloir modifier l'existant signifie à la fois modifier physiquement un lieu, et modifier l'expérience temporelle que je vis en ce lieu. La nécessité d'une modification ne peut donc pas être décidée à partir de règles seulement objectives, car elle ne peut pas faire l'économie de cette personnelle et concrète expérience du lieu et de ses architectures. ELOGE DE LA NECESSITE Affirmer qu'une certaine modification soit "nécessaire" peut sembler évident si l'on pense seulement aux aspects économiques et fonctionnels d'un projet. Cette idée de "nécessité" apparaît toutefois moins banale si l'on se réfère aux aspects spécifiquement formels d'une intervention architecturale. Comment définir la qualité d'une architecture pensée comme intervention de modification? Cette qualité correspond précisément, selon moi, à la sensation de "nécessité" que doit nous communiquer l'architecture: face à l'objet construit, nous devons réussir à lire tant les traces des préexistences que les signes de l'intervention de modification, sans être dérangés par l'arbitraire des choix linguistiques opérés par l'architecte. Nombreuses sont les grandes architectures du passé qui témoignent la présence de cette qualité singulière, qui nous fait accepter les modifications accomplies comme évidentes et nécessaires. C'est le cas par exemple de l'amphithéâtre romain de Lucca, transformé en habitations à l'époque médiévale. Au début du XIXe siècle, I'architecte néo-classique Lorenzo Notolini réalise une intervention de modification d'une rare sensibilité, basée sur des gestes minimes de soustraction et de correction qui permettent de lire aujourd'hui de façon évidente la forme antique de l'architecture romaine. Cet exemple illustre de façon particulièrement évidente la théorie de la permanence des tracés et des plans dans la transformation des villes, théorie rendue célèbre par Aldo Rossi dans sa lecture très personnelle des écrits de Pierre Lavedan et Marcel Poète (5). Les grands monuments du passé nous transmettent effectivement le sens de la permanence historique, cette permanence définie par Aldo Rossi comme "la forme d'un passé que nous continuons à expérimenter". D'autres exemples célèbres de permanence des tracés sont la ville de Split, construite sur les traces du Palais de Dioclétien, ou encore le Palais Barberini bâti à Palestrina sur les ruines du Temple de la Fortune dont il reprend le tracé en hémicycle. Bien que la substance physique des bâtiments soit profondément transformée dans cette intervention de la Renaissance, ce qui se maintient comme permanence est non seulement la singularité de ce plan en hémicycle - qui ne sera repris qu'à l'époque baroque dans la typologie des palais -, mais aussi le parcours d'accès à travers la colline qui conserve le caractère rituel de l'ancien accès au temple. La récupération physique des ruines de l'architecture romaine est un thème de projet extrêmement fécond que l'on retrouve dans de très nombreuses architectures du MoyenAge et de la Renaissance. L'exemple de l'église de San Lorenzo in Miranda, construite à Rome à partir des ruines du Temple d'Antonino et Faustino, permet d'admirer l'extraordinaire poésie qui peut naître du métissage entre les fragments du passé et la nouvelle architecture. Ce métissage entre différents langages et civilisations a atteint un niveau d’extrême complexité dans la célèbre Mezquita de Cordoue (6), qui a subi pendant plusieurs siècles un processus de continuels agrandissements et modifications: avec un extraordinaire esprit de continuité, les différents architectes qui se succédèrent pour bâtir la mosquée reprirent et développèrent en la respectant la structure répétitive inventée par le premier architecte. Le même respect fut démontré successivement par les architectes espagnols qui transformèrent la mosquée en cathédrale à l'époque de la Reconquête, en respectant la structure préexistante qu'ils modifièrent structuralement et stylistiquement pour soutenir la nouvelle architecture. D'autres exemples démontrent la capacité des grands architectes de continuer et modifier avec sensibilité une architecture préexistante, comme cela fut le cas pour Brunelleschi dans son projet pour la coupole de Santa Maria del Fiore à Florence, mais également pour Palladio qui réalisa la fameuse Basilique de Vicenza en respectant parfaitement les préexistences médiévales. Bien que Palladio ait fondé son projet sur l'interprétation du modèle antique de la Basilique romaine, et sur l'élaboration de son propre modèle de Basilique "moderne" qu'il publia dans ses "Quattro Libri", il révéla en effet une rare sensibilité dans la manière dont il sut plier et déformer le modèle théorique pour l'adapter à l'irrégularité géométrique des préexistences. Tous ces exemples historiques révèlent une attitude des architectes fort proche de notre idée de modification, une attitude qui se fonde sur l'expérience concrète de l'existant pour affirmer la nouvelle architecture. Loin de la détruire, cette architecture maintient l'essence d'un passé qui peut continuer à vivre à travers sa modification. Le nouveau, même sous sa forme la plus radicale comme cela était le cas avec Palladio, ne présuppose pas la destruction et la substitution de l'existant. De cette attitude de sagesse parle Léon Battista Alberti dans le Troisième Livre de son traité De re aedificatoria, que nous pouvons considérer comme le premier texte "moderne" de la théorie architecturale: "Les incompétents ne sont pas en mesure de tracer les angles du bâtiment si au préalable tous les objets qui occupent l'aire de la construction n'ont pas été évacués et si le terrain n'a pas été libéré et totalement aplani. De sorte qu'ils se comportent de façon pire que s'ils se trouvaient dans le camp de l'ennemi: se saisissant de marteaux, ils envoient sur place des équipes de manœuvres vandales pour démolir et faire disparaître tout ce qui s'y trouve. Ceci est une erreur à corriger. De fait, I'adversité du sort et des temps ou la nécessité de certaines situations peuvent souvent nous conduire à abandonner l'entreprise commencée; et il n'est pas bien de ne pas avoir le moindre égard envers l'œuvre des anciens, et en même temps l'on ne peut pas négliger les commodités que les citoyens retirent des maisons traditionnelles de leurs ancêtres. Démolir, aplanir, détruire n'importe quelle structure en quelque lieu que ce soit, et il sera toujours temps de le faire. Il est donc préférable de laisser intactes les antiques constructions jusqu'à ce que les nouvelles puissent être édifiées sans les démolir" (7). Dans le Dixième Livre, Alberti affronte en revanche les problèmes du "restauro", qu'il considère tant au niveau de la réparation physique des bâtiments, que dans le sens plus large de la modification du site par des interventions d'irrigation et d'aménagement comme les routes, canaux et autres voies de communication. L'idéal classique d'Alberti s'associe ainsi à la reconnaissance empirique de l'idée d'imperfection, d'inachèvement, d'usure et de vieillissement de toute architecture. Lisons ce qu'écrit Alberti: "Les dégâts provenant de l'extérieur ne sont pas tous irrémédiables; d'autre part, les défauts dûs à l'architecte ne sont pas toujours graves au point d'interdire leur réparation. Puisque les constructions erronnées du début à la fin et défigurées dans chaque partie ne permettent aucun remède; et quant aux édifices dans une situation telle qu'ils ne peuvent être améliorés que si l'on en bouleverse le dessin, plutôt que les modifier il vaut mieux les démolir pour les reconstruire entièrement. (...) Je parlerai successivement des édifices que l'on peut réellement améliorer par des restaurations. Dans ce domaine le problème plus important et plus vaste est constitué par la ville, ou mieux par l'environnement dans lequel s'implante la ville" (8). LE "MAUVAIS" ET LE "BON ARCHITECTE" En 1567, I'architecte français Philibert de l'Orme publie un traité d'architecture qui se réfère directement au De re aedificatoria d'Alberti. Intitulé Le Premier tome de l'Architecture, ce traité nous présente une singulière allégorie du « mauvais architecte » et du « bon architecte ». La première allégorie représente le "mauvais architecte" dans un paysage de désolation, qui laisse supposer qu'un tel architecte ne sème que mort et destruction sur son passage: "Le dit homme n'a point de mains, pour montrer que ceux qu'il représente ne sauraient rien faire. Il n'a aussi aucun yeux en la tête, pour voir et connaître les bonnes entreprises: ni oreilles, pour ouïr et entendre les sages: ni aussi guère de nez, pour n'avoir sentiment des bonnes choses. Bref, il a seulement une bouche pour bien babiller et médire, et un bonnet de sage, ainsi que l'habit de même, pour contrefaire un grand Docteur, et tenir bonne mine, afin que l'on pense que c'est quelque grande chose de lui, et qu'il entre en quelque réputation et bonne opinion envers les hommes" (9). La seconde allégorie représente en revanche un Maître occupé à enseigner son art dans un jardin luxuriant: "Un homme sage en un jardin devant le Temple d'oraison, et ayant trois yeux. L'un pour admirer et adorer la sainte divinité de Dieu, et contempler les œuvres tant admirables, et aussi pour remarquer le temps passé. L'autre pour observer et mesurer le temps présent, et donner ordre à bien conduire et diriger ce qui se présente. Le troisième pour prévoir le futur et temps à venir, afin de se prémunir et armer contre tant d'assauts, injures, calamités, et grandes misères de ce misérable monde, auquel on est sujet à recevoir tant de calomnies, tant de peines et travaux, qu'il est impossible de les réciter. Je lui figure aussi quatre oreilles, montrant qu'il faut beaucoup plus ouïr que parler. (...) Donc l'architecte doit être prompt à ouïr les doctes et sages, et diligent à voir beaucoup de choses, soit en voyageant, ou lisant. (...) Mais pour revenir à notre Sage, représentant l'Architecte, je lui figure d'abondant quatre mains, pour montrer qu'il a à faire et manier beaucoup de choses en son temps, s'il veut parvenir aux sciences qui lui sont requises" (10). Philibert de l'Orme représente ainsi le "bon architecte" avec trois yeux, quatre oreilles et quatre mains, privilégiant donc ses facultés de perception. Les trois yeux sont utiles à l'architecte pour lui permettre l'expérience simultanée de trois divers temps: remarquer le temps passé, observer le temps présent, prévoir le futur. Nous avions precédemment discuté, à partir des affirmations de Franco Rella la relation entre la pensée de la modification et une conception du temps fondée sur le dépassement de l'idée de rupture avec le passé. Alors que le « mauvais architecte » semble dans son mouvement entraîner les choses vers le néant, ne laissant que le désert derrière soi, le "bon architecte" semble agir au contraire selon le sens indiqué par l'idée de modification : c’est-à-dire précisément de façon que le temps passé puisse continuer à vivre dans le temps présent. Plus que tout autre architecte moderne, Le Corbusier possède les extraordinaires facultés perceptives que Philibert de l'Orme illustrait dans son allégorie du "bon architecte". Ce n'est pas un hasard si Le Corbusier écrira effectivement à la fin de sa vie: "Je suis un âne mais qui a l'œil. Il s'agit de l'œil d'un âne qui a des capacités de sensations. Je suis un âne ayant l'instinct de la proportion. Je suis et demeure un visuel impénitent" (11). L'œil de Le Corbusier, toujours à l'affût d'observations et de mesures précises qu'il transcrivait dans l'exercice patient du dessin, est un œil multiple: capable précisément de remarquer le temps passé, observer le présent et en même temps prévoir le futur. C'est encore Le Corbusier qui affirma: "La clef, c'est: regarder.../ Regarder / observer / voir / imaginer / inventer / créer" (12). L'observation de la réalité, fondatrice du projet, n'est donc jamais une observation neutre ou objective, par le fait qu'elle apparaît précisément guidée par une intentionnalité subjective et par un désir d'invention architecturale. Parmi les nombreux projets dans lesquels Le Corbusier met en jeu la relation entre projet moderne et hérédité historique, c'est sans doute celui de l'Hôpital de Venise qui nous apparaît aujourd'hui comme le plus radical et donc le plus actuel dans son extrême concision conceptuelle. L'observation de la ville existante dépasse pour Le Corbusier le cadre du contexte immédiat dans lequel situer le projet: plus que le quartier de Cannaregio, c'est en effet l'ensemble de la structure urbaine que l'architecte analyse. Révélant une extraordinaire faculté de synthèse, Le Corbusier annote sur de minuscules croquis les principes fondamentaux du projet, qui se réfèrent directement aux principes d'établissement fondamentaux de la structure urbaine de Venise : la construction horizontale, qui reprend les hauteurs et mesures de l'architecture mineure de la lagune, et l'organisation d'un réseau de parcours divisés en "calli" et "campielli". Le projet de Le Corbusier peut donc être lu comme un extraordinaire exemple d'architecture de la modification, au sens qu'elle respecte l'existant, qu'elle l'interprète mais en même temps le réinvente radicalement, à travers l'affirmation d'un langage résolument moderne qui refuse toute continuité stylistique avec l'architecture du passé. L'extrême attention que Le Corbusier dédie à l'existant, particulièrement manifeste dans le cas du projet vénitien, émerge également dans la majeure partie de ses écrits théoriques. Bien qu'il se soit souvent exprimé contre toute idée de table rase du passé, Le Corbusier s'est toujours opposé vigoureusement à toute idée de fétichisme historique. Il écrit ainsi dans la Charte d'Athènes: "La mort qui n'épargne aucun être vivant frappe aussi les œuvres des hommes. Il faut savoir, dans les témoignages du passé, reconnaître et discriminer ceux qui sont encore bien vivants. Tout ce qui est passé n'a pas, par définition, droit à la pérennité : il convient de choisir avec sagesse ce qui doit être respecté" (13). En particulier, la question de la relation entre le monument historique et le langage de l'architecture moderne a été traitée de façon très actuelle par Le Corbusier, qui écrivit les observations suivantes à propos de la reconstruction des cathédrales gothiques détruites par les bombardements: "De quel style seront ces nouvelles constructions ? L'idiot n'hésitera pas, il recherchera dit-il "I'harmonie", son "harmonie" d'idiot sera le miroir de l'œuvre à laquelle il voue sa déférence et ses soins. L'architecture "d'accompagnement" sera du style de la cathédrale. Pendant qu'il est en train, si la cathédrale est quelque peu abîmée, il la réparera dans le style même d'autrefois, et d'un bout à l'autre de l'aventure, c'est-à-dire du paysage architectural ainsi surgi, I'ennui se lèvera, car le mensonge règnera. L'histoire montre que chaque époque a bâti son propre style, sans compromission, sans retour en arrière. La seule chose qui était de règle, c'est que l'idiot était banni, le plasticien était appelé, le poète était demandé; les choses étaient faites avec intelligence, avec invention. Je vais droit à ma démonstration: après-guerre 1919, la cathédrale de Reims, par exemple. Brûlée, façade incendiée, pierres éclatées. L'architecte plasticien, le poète passent devant la cathédrale, lèvent les yeux sur la façade: elle est sublime, elle est tragique, plastique, une unité complète règne, un souvenir peut y demeurer à jamais inscrit. Il faut laisser les choses dans l'ordre, empêcher simplement que les pierres ne s'écroulent, maintenir cette œuvre nouvelle de l'an 14-18. Ce travail des hommes, cet évènement de l'histoire, cette étonnante aventure, cette leçon de morale. Tout était présent, l'on a tout saccagé, anéanti. Des archéologues sont venus, ils ont mis des pierres en style gothique, des statues en style gothique. Cette vision fabuleuse, que j'ai évoquée en quelques mots s'est évanouie à jamais. Après-guerre 1939-1944 : la cathédrale et la ville de St-Dié, par exemple. La cathédrale d'abord: la nef romane, privée de ses voûtes, est éclairée violemment, et l'on voit en pleine lumière les chapiteaux dans une splendeur sculpturale glorieuse, que la pénombre seule avait fréquentée jusqu'ici. Le transept est entier, et l'abside aussi jusqu'au jaillissement des voûtes gothiques dont quelques amorces seulement demeurent encore attachées aux chapiteaux. La messe pourrait être dite dans ce décor extraordinaire, synthétique, symphonique: cette palpitante chose humaine bâtie, et toute déchirée, est installée là comme une épopée au milieu des bêtises quotidiennes. La technique moderne permet de sauver tout cela, permet de l'employer, permet d'y inscrire le souvenir du tragique passé tout récent. Il suffirait d'une dalle de béton portée haut sur de minces potelets extérieurs à la cathédrale, et qui servirait désormais de couverture. La glace de Saint-Gobain fournirait en maints endroits les vues sur ces perspectives que j'ai signalées: de nature, de ciel, d'architecture" (14). Cette longue citation me semble particulièrement emblématique de l'attitude de Le Corbusier à l'égard des préexistences. L'architecte utilise son œil critique pour découvrir dans toute réalité, y compris celle d'un bâtiment détruit, I'occasion de la poésie. Il n'agit pas selon des idées préconçues, ou selon des dogmes esthétiques: c'est à partir de l'observation de l'existant que naît le projet, fondé sur l'idée qu'il "faut laisser les choses dans l'ordre". Le Corbusier accepte le processus de l'usure temporelle, il accepte même les destructions de la guerre, car elles ont profondément modifié le monument du passé, offrant par là l'occasion d'un projet qui pourra le restituer à une vie nouvelle. De façon analogue à ce qu'avaient fait les architectes de la Renaissance - construire sur et avec les ruines de l'antiquité romaine -, Le Corbusier propose de faire naître une nouvelle architecture à partir des ruines de la guerre. CONSTRUIRE SUR LES RUINES DE LA MODERNITE Cet art singulier de construire avec les ruines peut se révéler extrêmement utile pour affronter nos tâches actuelles d'architectes. AuJourd'hui, plus que jamais, nous nous trouvons en effet face à un immense patrimoine, riche d'un formidable mélange entre différentes époques. Mais comme jamais auparavant, la culture architecturale semble aujourd’hui apeurée face à la responsabilité d'agir et de modifier, de choisir ce qui doit être détruit et ce qui doit être restauré. Deux attitudes extrêmes semblent désormais dominer, deux formes diverses d'une même barbarie: d'un côté la barbarie des technocrates, qui croient aveuglément aux vertus de l'objet architectural autonome, autosuffisant, conçu selon les logiques de la production industrielle et de la publicité qui recherchent le nouveau comme valeur en soi; de l'autre côté, la barbarie de l'idéologie de la conservation, qui fétichise le passé et hait toute idée de modification, momifiant les témoignages du passé. Nous pouvons en revanche adopter face au patrimoine existant la même attitude que Le Corbusier face aux monuments en ruine. La civilisation industrielle dans son ensemble a laissé derrière elle un immense champ de ruines dans lequel nous sommes invités à intervenir. Ces ruines peuvent parfois être considérées dans un sens seulement métaphorique, comme cela est le cas pour la métropole moderne qui par son chaos formel semble évoquer le désordre de pierre des vestiges romains, avec toutefois la différence importante que le chaos contemporain apparaît enrichi par une condition d'hétérogénéité et de métissage des formes qui était inconnue des Romains. Ce nouveau contexte nous oblige à agir avec la plus grande sensibilité, mais aussi avec la détermination de qui devra à son tour produire de nouvelles ruines, n'hésitant pas à rompre et à détruire les édifices erronés et les architectures absurdes que nous ont laissés en héritage les précédentes générations, en particulier ces trente dernières années. La métaphore de la ruine apparaît donc utile pour réfléchir à nos responsabilités actuelles d'architectes. Cette même métaphore accompagne le travail d'Alvaro Siza, l'architecte qui selon moi personnifie plus que tout autre la figure du "bon architecte" que je vous ai proposé de lier à l'idée d'« architecture » comme modification. Dans un projet actuellement en construction à Salemi, Siza adopte une attitude extrêmement proche de celle de Le Corbusier, proposant une simple consolidation de la ruine. L'église écroulée lors d'un tremblement de terre révèle une beauté imprévue. De façon minimaliste, Siza propose de simples découpes géométriques pour régulariser le profil casuel des murs écroulés, et de légers renforts structurels pour consolider l'image de la nef comme salle à ciel ouvert, ne laissant couverte que l'abside comme chapelle principale. Une attitude analogue caractérisait déjà un précédent projet de Siza, réalisé dans le contexte des interventions d'autoconstruction issues de la révolution du 25 avril 1974. Le thème du projet était la récupération du quartier populaire de Sào Victor à Porto, extrêmement dégradé. Siza fonda son intervention sur l'idée de mettre en relation la nouvelle architecture et les traces des vieilles maisons, de façon que la mémoire de l'ancien quartier puisse continuer à vivre dans le nouveau. La qualité poétique de cette intervention exemplaire, malheureusement sabotée par le gouvernement de la ville, naît précisément de ce mélange extrêmement sensible entre l'abstraction du langage moderne et la présence concrète et matérielle des ruines de l'ancien quartier. Mais c'est toutefois dans son projet pour la ville d'Evora que Siza exprime sans doute de la façon la plus complexe cette idée de modification de l'existant. Il s'agit en effet d'un projet à l'échelle d'un ample territoire que Siza modifie pas à pas depuis 1977. Pour lui, le processus de modification du territoire de Malagueira a commencé avec un acte d'appropriation, que Siza lui-même illustre métaphoriquement comme l'acte d'étendre un grand drap blanc sur le territoire. Après quelques années, Siza observe l'usure temporelle de ce grand drap: "Le drap blanc fait d'une trame continue, simple et pure, posé sur la surface ondulée du terrain, commence à révéler les accidents cachés. Il se remplit de rides. Il s'agite. Il se déchire, tend à devenir transparent. Sur toute l'étendue du terrain, et à sa périphérie, le dessin dérape, se rapproche, absorbe, se multiplie, se reproduit, se déforme. Ou encore: le même dessin s'épure peu à peu au point d'atteindre la sécheresse d'une esquisse en attente de finitions qu'il ne souhaite pas, et trouve des formes préexistantes, sans pour autant aimer aucun type de revival. Ceci annonce le terme de mon action de dessin de la Malagueira" (15). Pour Siza, modifier signifie donc révéler les préexistences, les intégrer dans un nouveau dessin, mais aussi mettre en évidence les murets, les pierres et objets abandonnés sur le site comme de discrets vestiges archéologiques. Et cela est peut-être la plus authentique leçon architecturale d'Alvaro Siza: nous rappeler comment projeter dans le temps et non contre le temps en s'immergeant dans le territoire pour le renouveler profondément, sans rien détruire mais en se limitant à ajouter et à superposer, dans la conscience authentique d'être en harmonie avec le territoire existant et donc de vouloir réellement l'améliorer. L'architecture de Siza est donc pensée pour durer, pour résister à toute consommation rapide, par le fait qu'elle accueille précisément la possibilité des modifications futures Les mots mêmes de Siza me permettent de conclure: "Il s'agit d'une réponse à un problème concret, à une situation en transformation à laquelle je réponds sans fixer un langage architectural, parce que cette réponse est simplement une participation à un moment de transformation qui a des implications beaucoup plus vastes... Tout a tendance à se dissiper. Lorsque l’on travaille concrètement, il y a un moment pour ce travail, mais la transformation en cours ne s'arrête pas... Je suis sensible au moment qui suivra". NOTES Ce texte constitue la version synthétique d'une série de cours et de réflexions élaborés dans le cadre de l'enseignement de Luigi Snozzi. Ma réflexion personnelle s'est trouvée singulièrement enrichie par la possibilité de développer un continuel échange entre pensée théorique et élaboration des projets à l'intérieur de l'atelier. Cette réflexion trouve toutefois son origine théorique dans la préparation et la rédaction d'un numéro double de la revue "Casabella" ("Architettura come modificazione", no 498-499, janvier-février 1984). Les thèses exprimées dans ce numéro ont été débattues par de nombreux auteurs, en particulier en Italie par Vittorio Gregotti et Bernardo Secchi à la lecture desquels je renvoie pour tout approfondissement théorique ultérieur: Vttorio Gregotti, Questioni di architettura. Editoriali della rivista "Casabella", Einaudi, Torino 1988; Bernardo Secchi, Un Pronetto per l'urbanistica, Einaudi, Torino 1989. 1. William Morris, "The Prospects of Architecture and Civilization", conférence faite à la London Institution le 10 mars 1881, cité in: Leonardo Benevolo, Histoire de l'architecture moderne, vol. l, Dunod, Paris 1978, p.194. 2. Le Corbusier, Vers une architecture, Arthaud, Paris 1977, p. 9 "La Construction, c'est pour faire tenir; l'Architecture, c'est pour émouvoir. (...) Architecture, c'est "rapports", c'est "pure création de l'esprit"". 3. Franco Rella, "Tempo della fine e tempo dell'inizio", in "Casabella" no 498-499, janvierfévrier 1984. 4. Idem. 5. Aldo Rossi, L'architettura della città, Marsilio Editori, Padova 1966; Pierre Lavedan, Géographie des villes, Gallimard, Paris 1959, Histoire de l'urbanisme, 3 vol., Henri Laurens, Paris 1926-1952; Marcel Poète, Introduction à l'urbanisme. L'évolution des villes, la leçon de l'antiquité, Boivin & Cie, Paris 1929, Une vie de cité. Paris de sa naissance à nos jours, Auguste Picard, Paris 1924-31. 6. Cf. la très belle conférence de Rafael Moneo: "La vie des bâtiments: Extensions de la Mosquée de Cordoue". DA-lnformations 62, oct.1983 7. Leon Battista Alberti, L'architettura (De reaedificatoria), a cura di Giovanni Orlandi, Edizioni II Polifilo, Milano 1966, traduction française de l'auteur, pp. 174-176. 8. Idem, second tome, pp. 870-872. 9. Architecture de Philibert de l'Orme, édition intégrale de 1648, reprint Pierre Mardaga, Bruxelles-Liège 1981, p. 328. 10. Idem, p. 330. 11. Le Corbusier, Mise au point, Cahiers Forces Vives, Paris 1966, réédition Editions Archigraphie, Genève 1987, p. 23. 12. Le Corbusier, Carnet T70, n. 1038, 15 août 1963. Edition Herscher, Dessain et Toira, Paris 1982. 13. Le Corbusier, La Charte d'Athènes, point 66, Editions de MP nuit Paris 1957, p. 88 14. Le Corbusier, "A propos d"'architecture d'accompagnement" et de respect du passé", texte manuscrit avril 1946 (Fondation Le Corbusier), publié in Le Corbusier le passé à réaction poétique, Caisse Nationale des Monuments et des Sites, Paris 1988, p. 96. 15. Alvaro Siza, "Il piano della Malagueira'', in "Casabella" no 498-499, janvier-février 1984. Leçon Inaugurale PROJETER POUR LA VILLE LUIGI SNOZZI ARCHITECTE Professeur au Département d’architecture- EPFL Nous nous trouvons aujourd'hui dans un monde gravement menacé dans sa survivance même, les symptômes d'une telle situation sont repérables partout et la guerre demeure encore comme fait Structurel à l'intérieur d'une société qui veut tendre vers la démocratie. Je pense que la communauté académique a sa part de responsabilité dans ce qui est en train d'arriver. Elle se doit donc d'examiner publiquement la vie humaine sous le regard de ses qualités morales et tant que les académiciens ne seront pas parvenus à une conscience intellectuelle suffisante pour former des citoyens responsables et actifs de façon à porter à terme le procès vers une démocratie substantielle, ce devoir restera la tâche principale des intellectuels et des enseignants. Dans ce sens, je retiens que la finalité de l’enseignement de l’architecture n'est pas seulement de former des architectes professionnellement capables et brillants, mais plutôt des intellectuels critiques doués d'une conscience morale. Je voudrais tracer en grandes lignes ma position d'architecte vis-à-vis de ce problème dans le cadre de ma discipline, reprenant en partie des concepts élaborés lors de ma première expérience didactique à l'Ecole Polytechnique fédérale de Zurich dans les années 73/75. Ils sont à la base des repères théoriques qui m'accompagnent dans ma pratique d'architecte et d'enseignant. Je montrerai ensuite comment je les ai confrontés dans leurs cohérences et leurs contradictions dans mes expériences professionnelles, Je tenterai enfin de Ies mettre en rapport avec ma pratique d'enseignant aujourd'hui. L'expérience théorique À la base de ma réflexion et de mon action, donc à la base de ma façon de projeter et d'enseigner, il y a toujours un fond politique et idéologique qui participe d'une vaste aspiration socialiste en opposition à une vision utilitariste de notre société de consommation ou d'efficience. Mais à l'intérieur de cette perspective idéologique, je retiens que l'architecture doit se préserver une autonomie disciplinaire. Je pense que la seule façon d'attribuer une signification politique à l'architecture peut se trouver dans son approfondissement spécifique. C'est la seule voie par laquelle l'architecture peut avoir une influence sur les faits structurels de la société. « Non sfuggire alle tue responsabilità, occupati della forma, in essa ritroverai l'uomo. » Si je n'attribue pas au projet architectural un rôle politique direct, je m'oppose formellement à toute tentative de séparation de l'engagement disciplinaire de l'engagement politique. Cela implique également que les écoles d'architecture doivent défendre leur autonomie par rapport aux exigences du professionnalisme pour pouvoir exercer dans la plus grande liberté leur fonction critique. C'est en partant de la forme qu'on atteint l'architecture. Quels que soient les apports que peuvent fournir en chemin les disciplines comme l'économie, la sociologie et autres sciences humaines, ceux-ci ne peuvent être substitués à l'essence même de l'architecture. L'abandon de ce principe n'est que fuite évasive et compromet tout développement d'une authentique pluridisciplinarité. L'architecture pose le problème fondamental du rapport homme/nature. Dès les premiers temps de l'humanité, l'homme, pour conquérir son espace vital, a dû évoluer dans le double aspect qui régit cette confrontation. Si d'un côté la nature lui fournit tous les éléments indispensables à sa survivance, de l'autre elle s'oppose à lui par toutes ses forces hostiles. À travers d'immenses fatigues débute la longue transformation de la nature en culture dans laquelle on peut lire les plus primitives manifestations esthétiques. Dès le début, I'architecture est strictement liée à la vie sociale en même temps qu'à la nature. Elle est fondamentalement un fait collectif nécessaire, universel et permanent dont l'expression la plus avancée est la ville : « patrie naturelle » de l'homme. « Grazie alle fanche umane, la città contiene il fucco dei vulcani, la sabbia del deserto, la giangla e la steppa, la flora e la fauna... tutta la natura. » En référence à notre discipline, la ville, assumée comme expression formelle de l'histoire, devient le point de repère principal pour tout projet. « Quando progetti un sentiero, una stalla, una casa, un quartiere pensa sempre alla citta. » Cette conception dynamique du paysage se pose ainsi en antithèses de toutes les théories fondées sur l'adaptation et sur l'intégration, théories encore très diffusées dans les différentes commissions de protection des sites et des ensembles historiques ainsi que dans les pratiques de la planification urbanistique. Il ne s'agit donc pas pour l'architecture de s'intégrer à un site, mais bien plutôt de construire un nouveau lieu dans un rapport de confrontation et non de soumission à l'existant. Quand nous parlons de la ville, nous pensons inévitablement ville historique. Elle représente aujourd'hui encore l'événement urbain le plus signifiant aussi bien pour la ville socialiste que pour la ville capitaliste. Les deux concepts ville historique et architecture moderne sont indissociablement liés. Sans l'architecture moderne, la ville historique perdrait toute signification. La ville historique est un tel réservoir des valeurs qui sont aujourd'hui de plus en plus menacées que nous devons toujours plus nous y référer. Je veux parler des valeurs d'identification et d'orientation que la ville moderne a particulièrement malmenées. En fait, la tendance mise en jeu dans la projétation de la ville actuelle est basée en priorité sur des critères de fonctionnalité et d'efficience supportés par un appareil de normes généralisantes et totalisantes indifférents aux caractéristiques spécifiques du lieu. La ville historique repropose comme valeur fondamentale l'importance du site dans toutes ses composantes géographiques physiques et humaines. Elle participe activement au projet de la nouvelle ville. L'histoire devient ainsi un des matériaux fondamentaux de l’architecture. « L'architettura nasce dai bisogni rea!i, ma se vuoi scoprirla, guarda le rovine. » Une autre référence de grande actualité pour le projet reste le mouvement moderne dans lequel se trouvent accumulées des expériences multiples et dont le thème principal est l'habitation collective. Mais, se référer à la « tradition moderne implique toutefois que l'on refuse clairement le fonctionnalisme vulgaire qui s'exprimait dans le fameux slogan « la forme suit la fonction ». « L'acquedotto vive al momento che ha cessato di portare l'acqua. » Le projet, instrument principal de la discipline, n'est pas seulement assumé comme instrument de transformation mais surtout comme instrument de connaissance de la réalité. De ces prémisses, on peut faire ressortir quelques lignes directrices pour le projet: Il s'agit en substance de rechercher de nouvelles solutions qui puissent reproposer en termes d'architecture des valeurs aujourd'hui aliénées : je me réfère aux valeurs du sol, comme bien commun inaliénable aux valeurs cosmiques et géographiques, « Un vero prato arriva fino al centro della terra », aux changements de saison, à l'alternance du jour et de la nuit, mais également aux valeurs des éléments primaires essentiels pour la survie de l'homme comme le soleil, I'air, la lumière, I'eau, les valeurs de l'histoire et de la mémoire, les valeurs des fatigues humaines. « Quale dispendio d'energie, quale sforzo per ventilare, riscaldare, illuminare... quando basta una finestra. » « Ogni intervento presuppone una distruzione, distruggi con senno. » Il s'agit de mettre en valeur dans la lecture du site des points de repères pour une nouvelle configuration du territoire. Il s'agit de projeter des parties singulières de la ville comme parties formellement conclues dans un rapport précis avec le contexte existant, où les valeurs perdues resurgissent transformées ; de traiter le vide comme partie substantielle du projet. « Niente è da inventare, turto è da reinventare. » L’expérience professionnelle Dès le début de mon activité professionnelle, j'ai participé pendant plus de douze ans comme membre de la commission cantonale pour la protection des sites et des paysages du canton du Tessin, commission dont le but était d'examiner du point de vue esthétique la presque totalité des demandes de permis de construire sur le territoire cantonal. J'ai vu défiler l'un après l'autre les projets de l'ensemble de la production bâtie cantonale, de 1960 à 1972, qui a pratiquement causé la destruction de tout un territoire. Ce furent de dures années d'opposition constante aux modes et aux critères de jugement utilisés. Les jugements se faisaient cas par cas, et les critères dérivaient d'une vision statique du paysage. Chaque intervention etait ainsi subordonnée aux préexistences assumées et interprétées de façon superficielle et « romantique » Il en résultait une attitude de défense contre le nouveau, et par conséquent une position d'adaptation acritique qui recourait de façon constante au camouflage, à l'imitation de formes et de volumes, tout cela à partir d'une volonté paradoxale de vouloir agir dans le sens d'une défense impossible du statu quo, sans se rendre compte qu'une telle position avait pour conséquence précisément la destruction progressive de toute valeur existante. Les résultats de mon opposition continue furent extrêmement réduits, au mieux je réussis à faire passer quelques projets de bonne architecture qui autrement n'auraient eu aucune chance de passer à travers les mailles de ce perfide Système de jugement. Mais c'est toutefois durant cette période que j'ai pris conscience de l'incroyable force destructive que peut produire un règlement constructif ou un plan d'extension. En fin de compte, cette expérience, bien que longue et pour moi amère, a constitué une stimulation pour une meilleure compréhension des faits urbains, et surtout de la relation entre l’architecture et le territoire. Et c'est ainsi que, durant cette phase j'ai commencé à pratiquer le projet alternatif comme instrument critique. Dans ces « projets de guérilla », comme les appelle Kenneth Frampton, je dois dire que les victoires ne furent qu'à la Pyrrhus et quand elles portèrent des fruits ils arrivèrent souvent trop murs – mais, quand même... Il existait alors, et il existe encore aujourd’hui, une profonde divergence entre la pratique réelle et le débat théorique qui avait alors dépassé depuis longtemps de telles positions anachroniques. • Un projet collectif, pour I'EPFL Un second moment significatif de mon expérience a été le projet pour la nouvelle Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne à Ecublens. On était alors, à la fin des années soixante, en plein dans le débat développé surtout en Italie qui concernait essentiellement les rapports entre politique et culture, le problème de l'autonomie disciplinaire, les problèmes concernant la continuité historique, la critique du fonctionnalisme vulgaire et de l'hérédité du mouvement moderne, débat par ailleurs stimulé par des livres comme « L'architecture du territoire » de Vittorio Gregotti, « L'architecture de la ville » de Aldo Rossi, « La construction logique de l'architecture » de Giorgio Grassi, et par conséquent par les discours et les écrits de ce qui fut appelé la « tendenza » néo-rationaliste. Le projet pour l'EPFL à Ecublens fut le premier travail collectif auquel participèrent Carloni, Botta, Galfetti, Ruchat et moi-même, et à la suite duquel furent élaborés toute une série de projets en commun. Il s'agissait pour nous à ce moment de vérifier à travers un projet architectural les thèses théoriques du débat en cours. Mario Botta, fraîchement diplômé de l'Ecole de Venise, en fut la force entraînante. Ce projet-manifeste fut pour moi important précisément parce qu'il permettait de synthétiser certains concepts fondamentaux qui furent à la base de mes expériences successives, selon un processus continu d'approfondissement. Nous opposions dans ce projet le centre historique de Lausanne à une nouvelle ville dans la périphérie, une ville qui par sa forme achevée aurait dû représenter un nouveau point de référence et d'ordre pour l'ensemble de la structure urbaine, dont-la périphérie s'étendait alors déjà de façon informe et incontrôlée sur un très vaste territoire. Dans ses composantes essentielles, le projet se référait à la ville romaine avec le castrum et les deux axes fondamentaux du cardo et du decumanus. Le long de ces deux axes se trouvaient regroupées non seulement les habitations des étudiants et les contenus publics les plus importants, mais également les voies principales de communications , pour les piétons. Les aulas didactiques étaient en revanche insérées dans la grille de la grande structure carrée, alors que les laboratoires de recherche étaient établis le long d'un des axes, leur forme spécifique rappelant les typologies des établissements industriels. Chaque composant du projet possédait sa propre loi de croissance spécifique à l'intérieur de la forme préétablie Cette nouvelle structure urbaine s'établissait dans un rapport précis avec la géographie du lieu, cependant que Ies parcours surélevés permettaient à l'usager de maintenir constamment une relation visuelle avec les divers composants de l'ensemble et de la ville, parmi lesquels le cours d'eau était laissé libre sous la nouvelle structure. En somme, nous hiérarchisions les valeurs qui devaient donner sens à la forme pour la rendre identifiable, appropriable et donc évolutive par opposition aux systèmes informes sous prétexte d'efficience technique et de flexibilité qui faisaient fortune alors et dont nous connaissons la faillite aujourd'hui. • Une expérience d'un autre type J'ai eu par la suite d'autres expériences de projet avec Mario Botta, parmi lesquelles je voudrais seulement mentionner le projet pour la nouvelle gare de Zurich en 1978. Il est à ce point important de souligner comment un projet de concours peut être utilisé comme un instrument de critique jusqu'à la mise en cause des données du programme. Notre proposition fut dans ce cas précis de projeter la nouvelle structure de la gare en dehors du périmètre du concours, de façon à pouvoir tenir compte de la morphologie du site et de ses relations spécifiques avec la ville. Ce choix nous mettait hors concours malgré ses avantages évidents, tellement évidents que le projet gagnant reprend maintenant les traits essentiels de notre proposition y compris l'implantation sacrilège, motif de notre exclusion. Je voudrais citer une expérience d'un autre type. Elle a commencé depuis une dizaine d'années dans le petit village de Montecarasso, voisin de Bellinzona, à partir d'un simple mandat pour la réalisation d'une école élémentaire prévue initialement dans la périphérie, dont le nouveau plan régulateur venait juste d'être approuvé après une décennie de gestion. Grâce à un intense dialogue, quasi quotidien avec les autorités et aussi avec la population, j'ai réussi à mettre en place un nouveau processus de restructuration du territoire dans son ensemble mettant en crise en très peu de temps le plan primitif qui n'allait pas au-delà des trop connus plans de zone. Il s'agissait de tenter de dépasser les prescriptions essentiellement quantitatives du règlement en vigueur en leur substituant des données qui assurent un contrôle qualitatif et formel du territoire. • Comment ai-je procédé ? 1. J'ai d'abord cherché à déterminer les plus petits moyens possible, capables d'impulser une dynamique mettant en œuvre des éléments réalisables immédiatement et par parties. Leur importance ne résidait pas seulement dans leur qualité en tant qu'objet, mais dans les relations que ces éléments parvenaient à établir entre eux et avec le contexte existant et qui dés le début influençaient la configuration du projet global. Pour intensifier et accélérer le processus, j'ai associé, à chaque fois que cela était possible, des opérations privées aux opérations publiques. 2. J'ai tenté de déterminer les nouvelles normes en les établissant la plupart du temps sur l'antithèse de celles qui étaient en vigueur. A une politique de préservation et de restriction quantitative immotivée, je substituais une politique de densification sans aucune entrave d'ordre esthétique: liberté de distances d'implantations, de la forme des toits, des matériaux. 3. En l'absence de tout contrôle normatif habituel visant à la préservation du site, un article stipulait que toute nouvelle intervention devait tenir compte de la structure du lieu et donc s'y confronter, mais, vu la difficulté d'interprétation de cette règle essentielle, il fallut recourir à la nomination d'une commission d'experts expressément architectes et de qualité reconnue. Dans le cas présent, en l'absence de spécialistes mieux qualifiés, j'ai été nommé membre unique de la commission, ce qui a déjà permis d'obtenir des résultats d'une efficacité et d'une économie maximales. 4. Ainsi, on a mis en place une stratégie d'expérimentation qui permet dans chaque cas de contrôler la norme établie à travers le projet. Dans le cas où le projet contredit la norme, s'il apparaît que le projet atteint mieux les objectifs architecturaux que la norme, on change la norme et pas le projet, ce qui s'est déjà produit deux fois pour mes propres deux premiers projets. • Un jury «ouvert» pour garantir l'objectivité Je parlerai maintenant d'une expérience d'une dimension plus urbaine. Il s'agit de la ville de Salzbourg où un jeune conseiller d'Etat, Voggenhuber, expérimente depuis environ deux ans une stratégie de développement et de contrôle formel de l'espace urbain à travers une commission internationale de cinq architectes que je préside, dont le rôle est consultatif, mais qui de fait a une force décisionnelle et d'amples pouvoirs de choix, de critiques et de propositions. Tous les projets d'une certaine importance sont examinés sur leurs qualités architecturales et urbaines et chaque fois qu'ils ne répondent pas aux critères de qualité requis, on organise des concours de différents types adaptés aux différentes situations. Pratiquement à chaque fois sont invités des architectes internationaux de grande compétence. Les concours qui s'appliquent à des opérations privées sont aussi pris en charge par la ville. Pour garantir le maximum d'objectivité et de démocratie du travail délicat des jurys et pour éviter toute tentative de compromis ou de stratagèmes, les différents représentants des partis politiques, les associations et collectivités locales intéressées, la presse peuvent assister aux séances. Dans cette optique d'ouverture, nous avons même expérimenté récemment, à l'occasion d'un concours particulièrement important, un jury ouvert à la participation directe du public et des concurrents. Cette pratique commence à donner des résultats concrets. Différents projets qualifiés sont déjà réalisés ou en cours de réalisation : le quartier modèle de Ungers avec la participation de Rossi, Krischanitz et d'autres, quelques projets d'équipement d'Holzbauer, Podrecca, le quartier d’habitations des architectes suisses Diener et Schett et la centrale thermique de Consolacio ou l'Ecole patronale de postformation pour les métiers du bâtiment de Alder. Cette vaste opération de promotion de l'architecture par son efficience et son impact immédiat sur la réalité ne peut résoudre à elle seule le problème de la ville actuelle dans toute sa complexité. Toutefois, elle a mis en marche un processus sans précédent de sensibilisation des responsables et de l'opinion du public. A travers cette petite incursion dans mon expérience professionnelle à des niveaux divers, j'ai tenté de vous faire part de la nature de mon engagement disciplinaire et intellectuel, de mes conceptions architecturales, de mes préoccupations dans le moment historique où nous nous trouvons et de la façon dont je cherche à mettre à profit toutes les situations même modestes qui se présentent à moi comme occasions d'approfondir les questions spécifiques à notre discipline avec une particulière attention à tout ce qui touche à la ville où je vois se refléter les problèmes de la condition humaine. A l'intérieur des contraintes inévitables de tout appareil de décision fut-il démocratique, à l'intérieur d'une législation existante, les espaces d'une expérimentation parfois même avancée peuvent s'ouvrir à condition de savoir les cueillir La responsabilité des enseignants en tant qu'intellectuels Je voudrais maintenant parler d'un autre problème qui me tient beaucoup à cœur : durant mes années d'enseignant à Zurich, j'ai vécu avec beaucoup d'amertume l'expulsion de l'Ecole d'architecture de son siége prestigieux dans le centre de la ville, bâtiment conçu et réalisé par l'architecte Semper, et ceci pour la déplacer dans un nouveau bâtiment dans la périphérie de Hongg. Cet acte ne fut pas seulement un acte contre l'architecture, mais également un acte contre la ville. Les résistances opposées par le corps enseignant se sont révélées impuissantes. A ce moment s'est toutefois distingué par son esprit critique et par ses batailles passionnées l'historien Paul Hofer, que je reconnais comme maître et ami. Une situation analogue va se répéter à Lausanne après la réalisation de la nouvelle Ecole polytechnique à Ecublens où il est prévu d'insérer, entre autres, le département d'architecture dans la dernière étape. Ce cadre d'opération pose en fait deux questions fondamentales qui touchent aux conditions structurelles de la ville et de l'architecture. L'implantation à la périphérie d'institutions de cette nature et de cette importance vide peu à peu le centre historique de la matière qui en faisait la substance et représentait les contenus essentiels à la vie collective comme lieux de la production culturelle et c'est particulièrement le cas pour l'architecture dont le champ privilégié de recherche est le centre historique. Au problème de la localisation s'ajoute celui de la qualité de l'intervention qui, comme origine physique d'une production culturelle qui l'a elle-même engendrée, devrait tendre vers l'exemplaire. En fait, je ne crois pas que les deux réalisations dont je viens de parler se soient vu attribuer ce genre d'éloge, j'oserais même dire que mon sentiment définitif est qu'elles font partie de celles qui vont contre la ville plutôt qu'en sa faveur. Ceci montre une certaine faiblesse de l'institution. Je ne dis pas cela pour le plaisir de faire de la polémique, mais, comme di-~ sait Diderot: « Tout doit être examiné, tout doit être fouillé sans exception et sans précaution » et ce principe à la base d'une réflexion critique menée par de nombreux universitaires tant européens qu'américains, qui se font les héritiers des grands philosophes illuministes, me semble dans ma nouvelle veste de membre de cette prestigieuse institution d'une grande actualité. Le docteur Théodore Roszak, historien de Princeton, dans un article sur la « Délinquance académique » disait: «Les philosophes ont laissé en héritage un idéal qui contient un caractère beaucoup plus fort que celui offert par les traditions, I'université comme service public et de la culture pure. Il S'agit d'un idéal qui fait une synthèse de ces deux traditions apparemment inconciliables. C'est le concept de citoyenneté entendu non seulement comme état juridique, mais comme vocation morale. » La responsabilité sociale de l'intellectuel est proprement dans le fait que les professions académiques ne se sont pas battues pour que l'intellect devienne une dimension du citoyen. « Jusqu'à ce que notre vie politique conserve ce caractère, les académiciens, humanistes, hommes de sciences, spécialistes ou éclectiques, techniciens ou vrais chercheurs n'auront pas de quoi se sentir bien fiers, Ils pourront continuer de cultiver avec un art raffiné et un goût exquis leurs jardins luxuriants de connaissance et de théorie, mais sur ces jardins et sur tout le monde qui les entoure planeront les ombres menaçantes et répugnantes du pouvoir mal dirigé et de l’extinction thermonucléaire. » « Toutes conceptions de l'intellect qui conduisent à ignorer ce fait sont en fin de compte futiles et viles. » Max Frisch dans le discours de son 75e anniversaire partant de la faillite de l'illuminisme auquel il se rattache disait : « Une science privée de raison morale et par conséquent une recherche scientifique dont personne n'assume les résultats signifie la perversion de l'illuminisme qui devait nous rendre majeurs. Aujourd'hui l'illuminisme est une révolte contre la foi aveugle en la technologie qui rend l'homme primitif et qui le conduit à l'impuissance vis-à-vis de la technologie. » A la fin de l'illuminisme il n'y a pas comme l'espéraient Kant et tous les il luministes l'homme majeur, mais le Veau d'or. « Je me sens solidaire de tous ceux qui partout dans le monde et même ici pratiquent la résistance. Résistance aussi contre une légalité entendue comme stratagème, opposition dont le but est l'affirmation de l'esprit de l'illuminisme avant qu'il ne soit trop tard: non comme répétition de l'histoire mais à travers des expériences historiques tendues vers des tentatives de personnes majeures pour vivre ensemble. » « Je crains que sans une ouverture vers la raison morale qui peut seule venir de la résistance, il n'y ait pas de prochain siècle. Un appel à l'espoir est un appel à la résistance. » Dans ce sens, mon souhait serait que le département d'architecture en tant que science humaine à l'intérieur d'une école polytechnique puisse assumer un rôle stimulant pour un réveil de la conscience morale à l'intérieur du corps académique tout entier. Comme conclusion, en hommage à un grand intellectuel de mon pays, I'historien Virgilio Gilardoni, qui a été dès mon enfance un guide moral et intellectuel, je vous lis une note poétique qu'il m'a personnellement dédiée: APHORISME Luigi SNOZZI 1973-1975 APHORISMES 1. Ne fuis pas tes responsabilités: occupe-toi de la forme; c’est en elle que tu retrouveras l'homme. 2. Quand je pense homme, je pense exploité. 3. Avec l'architecture, tu ne feras pas la révolution ; mais la révolution ne suffit pas pour faire l'architecture: I'homme a besoin des deux. 4. L'architecture naît des besoins réels, mais elle les dépasse ; si tu veux la découvrir, regarde les ruines. 5. L'aqueduc vit dès qu'il a cessé d'amener l'eau. 6. Rien n'est à inventer, tout est à réinventer. 7. Le projet, avant d'être instrument de transformation, est instrument de connaissance. 3. L'architecture est le "vide", c'est à toi de le définir. 9. La variété est le prélude à la monotonie, si tu veux l'éviter répète ton élément. 10. La nature ne supporte que la vérité, mais je crois que Loos l'a déjà dit. 11. Un véritable pré s'étend jusqu'au centre de la terre. 12. Toute intervention présuppose une destruction, ne détruis pas sans conscience ! 13. Naguère toute colonisation humaine était une carte géologique. 14. Quand tu projettes un sentier, une étable, une maison, un quartier: pense à la ville. 15. Grâce au labeur des hommes la ville contient le feu des volcans, le sable du désert, la jungle et la steppe, la flore et la faune... Ia nature toute entière! 16. L alpiniste est heureux parmi les montagnes, il sait qu’au-delà de l'horizon il y a la ville! Le matelot est heureux au milieu de la mer, parce qu’il sait qu'au-delà de l'horizon il y a la ville! 17. L architecture se mesure avec l’oeil et le pas..., le mètre : au géomètre. 18. - Un bâtiment commence toujours par ses fondations. 19. – Cherches-tu la flexibilité ? Bâtis toujours tes murs avec la pierre ! 20. Quand les feux rouges auront disparu de nos villes, tu seras près de la solution. 21. Quel gaspillage d'énergie, quelle dépense pour aérer, chauffer, éclairer... Iorsqu'il suffit d'une fenêtre ! 22. Quand tu projettes une rue ou un parking, penses-y: au volant il y a toujours un homme! 23. ...mais par dessus tout: la lumière ! 24. Le jour où les diplômés d'une Ecole d'Architecture ne pourront plus servir dans les bureaux, I'Ecole aura fait un grand pas en avant. Paru dans "ITINERA" Fasc. 22 1999 La Suisse comme ville colloque du groupe d'histoire urbaine à Genève 12-13 mars 1998 (Sous la direction de F Walter) POURQUOI LE CONCEPT DE VILLE SERA DÉSUET AU XXIe SIÈCLE ANDRÉ CORBOZ Il est temps de conclure ces deux journées par quelques propos d'ordre général en soulignant le tournant que les villes ont pris ces dernières décennies. Durant notre colloque, la variété des approches vous a, j'imagine, déjà fait réfléchir sur la nature de l'objet considéré : suffit-il de poser sur lui l'étiquette de "ville" pour que ces réflexions convergent et interagissent? J'en doute! Il se peut que les choses se passent de façon analogue au cas de l'espace: il y a l'espace comme milieu, celui dans lequel nous vivons et nous déplaçons (et pourtant nous ne sommes nullement au clair sur sa nature) et l'espace comme métaphore (espace social, espace économique, etc.). De même, le terme de "ville" est tantôt pris dans son acception concrète (disons : assemblage de constructions), tantôt comme le lieu non défini - notamment en ce qui concerne son étendue - où se déroule tel ou tel phénomène (pôle politique, carrefour économique, centre de villégiature, site musical, horizon de référence, etc.). Cette variété des approches rend compte de l'hypercomplexité de la réalité urbaine, mais ne montre-t-elle pas aussi qu'il n'y a guère d'entente (et certainement aucune coordination) touchant la nature du phénomène décrit? En somme, tout se passe comme s'il y avait un accord implicite sur cette nature. Je ne vous apprends rien si je vous rappelle que, pour la plupart de nos contemporains, la ville, c'est encore ce qui s'oppose à la campagne, cela même si cette opposition est en voie très avancée de disparition du moment que la ville, désormais, s'avère coextensive au territoire. Vous objecterez peut-être que la formule est excessive, puisqu'il reste encore en Suisse des zones de forêts et des zones agrestes, pour ne rien dire des montagnes et des lacs. Certes, mais ce dont il importe enfin de prendre conscience - et ce ne sont malheureusement ni les autorités ni les médias qui s'y emploient - c'est qu'en somme, dans la ville-territoire, les forêts, les cultures, les montagnes et les lacs se trouvent désormais à l'intérieur du réseau urbain. Cette prise de conscience se trouve toutefois facilitée par un autre phénomène (dont d'ailleurs beaucoup de conséquences sont, je l'accorde volontiers, regrettables): c'est celui du nivellement culturel auquel travaillent les médias. En particulier, les générations nées au moment où la TV s'implantait - soit celles qui, désormais, accèdent aux leviers de commande - ces générations pensent, perçoivent, agissent - à quelques exceptions près - d'une façon identique qu'elles proviennent du Plateau ou des Alpes, d'un village ou d'une ville. La TV a fàçonné des mentalités pour qui la ville-territoire est en somme un phénomène naturel. Or, ces générations ne se fondent plus sur les mêmes valeurs implicites que celles qui les ont précédées, dontje ne citerai qu'une seule, de nature esthétique, parce qu'elle sous-tend chez les ainés (de façon tout inconsciente, j'y insiste) la perception de la ville: c'est la notion d'harmonie. C'est elle qui fait rejeter les "banlieues" et les "périphéries" comme chaotiques et empêche donc de percevoir la ville-territoire autrement qu'en termes négatifs. Pour les "jeunes", en revanche, l'esthétique de la fragmentation, de la discontinuité, de la tension, de l'assemblage, une esthétique du dynamisme donc, va de soi, si bien qu'ils sont à leur aise dans ce qui effraie, disons, le troisième àge. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu'il faille se mettre è genoux devant n'importe quoi! Notons encore que l'opposition ville-campagne impliquait une conception urbaine qui n'est plus soutenable non plus: elle supposait une perception du territoire par surfàces. Mais la révolution industrielle et celle des transports ont promu une réalité différente, en concurrence avec la précédente: celle des réseaux. Et les derniers développements, ceux de l'Intemet, du Web, etc., ont souligné qu'il y avait en fait deux types de réseaux, qu'il importe de distinguer nettement et peut-être même de baptiser de termes différents: d'une part, les réseaux physiques, donc inscrits dans les surfaces, soit les chemins de fer, autoroutes et aéroports, et, d'autre part, les réseaux que je dirais abstraits, car invisibles et insaisissables par les sens, ceux qui fonctionnent par ondes et promeuvent la simultanéité. Quelles conséquences pour la "ville"? Il est d'autant plus difficile de le dire que les réseaux n'éliminent pas les surfaces! Mais un point, toutefois, est clair: c'est que la vieille notion de centre doit être révisée, du moment que l'éclatement des activités sur le territoire y a dispersé la plupart des points de centralité au sens de Christaller (1933). Ce que nous appelons encore les centres-villes est le plus souvent une zone historique de concentration architecturale bien plus qu'une concentration de fonctions directrices. Chaque ville offre une géographie fonctionnelle différente, qu'il serait d'ailleurs intéressant, voire nécessaire d'étudier. Un seul exemple: jusqu'en 1945 environ, l'administration cantonale genevoise était concentrée autour de l'hôtel de ville, siège du Conseil d'Etat et du Grand Conseil; aujourd'hui, ces services sont largement distribués dans presque toute l'agglomération. Le "centre" a donc fàit place à un système de polarités. Et cette caractéristique distingue désormais la Grossstadi CH dont Armin Meili parlait déjà en 1932 - pour ne citer que lui! Cette réalité urbanistique suisse, que nos concitoyens ne veulent pas voir parce qu'elle leur répugne, n'est pourtant pas absolument nouvelle. Un ouvrage tout récent sur la Hanse1, décrit une nébuleuse de rapports hypercomplexes entre les villes faisant partie de la ligue, rapports se modifiant sans cesse dans leurs composantes juridiques, politiques, économiques, techniques - après quoi l'auteur extrapole ses observations sur l'Europe actuelle et montre qu'aujourd'hui également l'importance des villes pourrait balancer celles des Etats! Je me borne à mentionner ce livre, puisqu'il peut aider à poser ou reposer les problèmes de politique générale et urbaine qui nous paralysent. La conclusion de cette conclusion, c'est qu'il y a certes un avenir pour les "villes" ou plutôt pour ce qui est en train, et rapidement, de se substituer à elles, mais qu'il est 1 1 Angelo PICHIERRI, Città stato. Economia e politica del modello anseatico, Marsilio, Venise 1997. absolument nécessaire d'élaborer de nouveaux concepts pour rendre compte de cette réalité inédite. Le concept traditionnel de ville est déjà désuet, et pourtant nous continuons à avancer en aveugles, sans même nous rendre compte que les vieilles notions, donc l'ancien vocabulaire, doivent être abandonnées au plus vite, du moment qu'elles se mettent en travers de la perception du réel. Le territoire comme palimpseste André Corboz Pour Alain Léveillé, qui a beaucoup à nous apprendre sur la morphologie de la ville et du territoire, et sur leur bon usage. Paru dans "Diogène" 121 janvier-mars 1983 pp 14-35 Le territoire est à la mode. Il est enfin devenu le lieu des grands problèmes nationaux, qui jusqu'alors se posaient le plus souvent en fonction et au profit des villes, voire de la métropole. Sa représentation même, qui passait il y a quelques lustres à peine pour terriblement abstraite et réservée aux techniciens, appartient aujourd'hui au domaine public. Des expositions intitulées « Cartes et figures de la Terre » (Paris, 1980) ou « Paysage : image et réalité » (Bologne,1981) attirent autant de visiteurs qu'une rétrospective d'impressionnistes ; et ce n'est pas seulement en raison de la nouveauté du thème, de l'étrangeté de certains documents ou de la beauté de la plupart d'entre eux, ainsi qu'en fait foi le succès de manifestations plus spécialisées encore, comme celles qui ont été consacrées au cadastre sarde de 1730 en Savoie ou à celui de Marie-Thérèse en Lombardie (Chambéry et Pavie, 1980). Tout porte à croire que face à la complexité et à l'intégration des fonctions au sein des diverses communautés nationales ou régionales, il existe actuellement en Europe une volonté générale de prendre du recul afin de mieux saisir l'ordre des questions ou à tout le moins un besoin diffus de comprendre comment s'est formée et en quoi consiste cette entité physique et mentale qu'est le territoire. Beaucoup le perçoivent désormais, à juste titre, comme un grand ensemble doté de propriétés spécifiques, tandis qu'un plus grand nombre encore voit en elle une espèce de panacée (au point qu'il suffit parfois d'associer à ce concept une idée ou un projet dont le rapport avec lui n'est pas évident, voire arbitraire, pour retenir l'attention). Concept ? Au degré de généralité où nous nous plaçons ici, il serait plus prudent de parler d'horizon de référence. Il y a en effet autant de définitions du territoire qu'il y a de disciplines liées à lui: celle des juristes ne touche guère que la souveraineté et les compétences qui en découlent; celle des aménagistes, en revanche, prend en compte des facteurs aussi divers que la géologie, la topographie, l'hydrographie, le climat, la couverture forestière et les cultures, les populations, les infrastructures techniques, la capacité productrice, l'ordre juridique, le découpage administratif, la comptabilité nationale, les réseaux de services, les enjeux politiques et j'en passe, non seulement dans la totalité de leurs interférences, mais, dynamiquement, en vertu d'un projet d'intervention. Entre ces deux extrêmes - le simple et l'hypercomplexe - prend place toute la gamme des autres définitions, celles du géographe, du sociologue, de l'ethnographe, de l'historien de la culture, du zoologue, du botaniste, du météorologue, des états-majors, etc. En marge de ces champs disciplinaires plus ou moins nettement clôturés subsistent en outre les approximations du langage quotidien, significatives elles aussi, où le mot de territoire tantôt allégorise l'unité de la nation ou de l'État, tantôt désigne l'étendue des terres agricoles et tantôt renvoie à des espaces paysagers connotant les loisirs. Une telle attention à l'égard d'un ordre de phénomènes plus généraux - la mutation du terroir en territoire, en quelque sorte pourrait permettre d'éliminer un problème né de l'essor urbain du xviiie siècle et devenu classique depuis l'avènement de la civilisation industrielle : l'antagonisme ville-campagne. Éliminer, et non résoudre : par déplacement de l'énoncé. Car cette opposition est aussi fausse que celle qui concevrait une île comme limitée par l'eau et cernée par elle: pensée de terrien, qui n'a pas de sens pour les pêcheurs, dont l'incessant va-et-vient de la terre à la mer use les seuils entre les éléments pour créer à partir de deux domaines apparemment incompatibles une unité nécessaire. L'antagonisme entre ville et campagne, qui a si longtemps paralysé le territoire, est lui aussi, avant tout, une notion citadine. Elle se présente, comme la précédente, avec l'évidence d'une figure inscrite sur un fond. Après avoir servi de support à un jugement moral, elle a fondé un ordre politique, enfin exprimé un écart économique. Pour Virgile déjà, mais pour la Bible avant lui, la campagne-refuge s'étend face à la ville corrompue; les humanistes, puis les romantiques ont fait à leur tour jouer ce ressort rhétorique - les seconds avec plus de raison que les autres, car ils ont vécu la naissance des agglomérations. La persistance même de ce lieu commun pouvait d'ailleurs s'interpréter comme le signe que l'humanité, alors qu'elle subissait le choc de l'industrie, ne s'était pas encore remise du choc de l'urbanisation. Mais jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, la ville dominait la campagne parce qu'elle concentrait tous les pouvoirs et dictait le droit: quel que soit le type de gouvernement, la cité dans ses murs impose en effet sa volonté, sauf exception, au pays qui la nourrit. Ensuite, la sujétion continue, mais change de nature : la ville grossit, s'enfièvre, invente, fomente, réalise, planifie, transforme, produit, échange, éclate et se répand - tandis que les rythmes paysans, avec leurs coutumes et leurs méthodes, persistent dans l'apparente permanence de la longue durée ; non plus pour longtemps, toutefois, car cette durée arrive bientôt à échéance : la dynamique des entreprises urbaines parvient à la contaminer et l'écart des mentalités s'en trouve réduit. L'espace rural reste donc, au xw siècle, « le lieu d'exécution de décisions prises à l'intérieur de l'espace urbain » (Franco Farinelli). Dans l'image de la campagne comme Arcadie, la paysannerie ne s'était jamais reconnue. Mais, paradoxalement, elle avait de l'urbain une représentation presque identique, donc tout aussi fictive, puisqu'elle concevait la ville comme le lieu d'un perpétuel loisir. Et comme elle n'avait guère de voix, elle ne parvenait pas à se faire entendre sur sa propre condition, aussi l'homme des rues continuait-il à la percevoir comme la solitude verdoyante à laquelle il aspirait. Or si l'opposition du rural et de l'urbain est maintenant en passe d'être surmontée, c'est moins en raison du nouveau concept territorial - il n'intervient qu'en second lieu - qu'en vertu de l'extension de l'urbain à l'ensemble du territoire. Non seulement le nombre des régions à populations concentrées s'est accru démesurément depuis la Seconde Guerre mondiale, mais surtout les mentalités étrangères à la ville, dans l'ensemble de l'Europe occidentale tout au moins, sont en train de subir une métamorphose décisive, déjà terminée aux États-Unis. L'opération s'est produite par la diffusion des mass media: plus rapidement que le chemin de fer au siècle passé, ce sont la radio et avant tout la télévision qui ont réussi à modifier les comportements en proposant une sorte d'homogénéisation des modes de vie à travers le dressage des réflexes culturels. Considérée sous cet angle anthropologique, l'opposition ville-campagne cesse, parce que la ville l'a emporté. Dès lors, l'espace urbanisé est moins celui où les constructions se suivent en ordre serré que celui dont les habitants ont acquis une mentalité citadine. Cette identification du territoire à la ville, le poète gaulois Rutilius Numatianus l'avait déjà exprimée au Ve siècle de notre ère en disant de Rome : urbem fecisti quod prius orbis erat (ce qui naguère était le monde, tu en as fait une ville). À l'idéal de la citoyenneté universelle s'est cependant substituée une échelle de valeurs qui fait fond sur l'utilitarisme et l'inconscience idéologique, et dont les conséquences à long terme ne laissent pas d'inquiéter. On peut déplorer la conquête du territoire par la ville à l'aide des arguments les plus judicieux, valoriser ce qui s'oppose encore à ce mouvement, objecter des exemples contraires, on ne saurait nier la tendance, ni l'emprise croissante de ses effets. Certains ont aperçu le phénomène de loin. Dans une lettre de 1763, Rousseau écrit que « la Suisse entière est comme une grande ville divisée en treize quartiers, dont les uns sont sur les vallées, d'autres sur les coteaux, d'autres sur les montagnes. [ ... ] Il y a des quartiers plus ou moins peuplés, mais tous le sont assez pour marquer qu'on est toujours dans la ville. [ ... 1 On ne croit plus parcourir des déserts quand on trouve des clochers parmi des sapins, des troupeaux sur des rochers, des manufactures dans des précipices, des ateliers sur des torrents. » À une époque où les voyageurs découvraient dans ce pays, après avoir lu le poème de Haller Les Alpes, le parangon de la ruralité édénique, ce passage et celui qui lui correspond dans les Rêveries revêtent un caractère visionnaire. Ce qui, voilà deux siècles, pouvait passer pour une extrapolation poétique est devenu réalité sous nos yeux. La construction des réseaux autoroutiers, celle des nouvelles infrastructures ferroviaires et aériennes, l'équipement systématique des côtes les plus favorables au tourisme estival et celui des régions montagneuses impropres à l'agriculture et au logement pour accueillir celui de l'hiver, telles sont les traces les plus visibles d'une activité essentiellement citadine, dont le but consiste à mettre les continents à la disposition de l'homme des villes. Il suffirait d'ailleurs qu'un pourcentage infime de la population s'occupât des plantes vivrières pour nourrir l'ensemble des habitants du globe. Dans ces conditions, nul doute que le territoire, toute vague que sa définition puisse rester, ne constitue désormais l'unité de mesure des phénomènes humains. Le territoire n'est pas une donnée : il résulte de divers processus. D'une part, il se modifie spontanément: l'avancée ou le recul des forêts et des glaciers, l'extension ou l'assèchement des marécages, le comblement des lacs et la formation des deltas, l'érosion des plages et des falaises, l'apparition de cordons littoraux et de lagunes, les affaissements de vallées, les glissements de terrain, le surgissement ou le refroidissement de volcans, les tremblements de terre, tout témoigne d'une instabilité de la morphologie terrestre. De l'autre, il subit les interventions humaines: irrigation, construction de routes, de ponts, de digues, érection de barrages hydroélectriques, creusement de canaux, percement de tunnels, terrassements, défrichement, reboisement, amélioration des terres, et les actes mêmes les plus quotidiens de l'agriculture, font du territoire un espace sans cesse remodelé. Les déterminismes qui le transforment suivant leur propre logique (c'est-à-dire ceux qui relèvent de la géologie et de la météorologie) s'assimilent à des initiatives naturelles tandis que les actes de volonté qui visent à le modifier sont en outre capables de corriger en partie les conséquences de son activité. Mais la plupart des mouvements qui le travaillent - ainsi, les modifications climatiques - s'étalent sur un laps de temps tel qu'ils échappent à l'observation de l'individu, voire d'une génération, d'où le caractère d'immutabilité que connote ordinairement « la nature » Les habitants d'un territoire ne cessent de raturer et de récrire le vieux grimoire des sols. Par suite de l'exploitation systématique que la révolution technologique du XIXe siècle a propagée jusqu'aux derniers recoins de tant de pays, toutes les régions ont été peu à peu placée sous un contrôle croissant. Même les plus hautes chaînes montagneuses, que le Moyen Âge considérait comme une sorte d'enfer terrestre, ont été colonisées grâce aux équipements industriels et rentabilisées. Dans certaines zones des Alpes, tous les itinéraires sont si bien fléchés qu'il n'est plus possible de se perdre, ce qui contribue à supprimer la dimension fantastique de ces contrées jadis redoutables. Mais il ne suffit pas d'affirmer, comme l'énumération de ces opérations le montre, que le territoire résulte d'un ensemble de processus plus ou moins coordonnés. Il ne se découpe pas seulement en un certain nombre de phénomènes dynamiques de type géoclimatique. Dès qu'une population l'occupe (que ce soit à travers un rapport léger, comme la cueillette, ou lourd, comme l'extraction minière), elle établit avec lui une relation qui relève de l'aménagement, voire de la planification, et l'on peut observer les effets réciproques de cette coexistence. En d'autres termes, le territoire fait l'objet d'une construction. C'est une sorte d'artefact. Dès lors, il constitue également un produit. Les buts et moyens de cet usage du territoire supposent à leur tour cohérence et continuité dans le groupe social qui décide et exécute les interventions d'exploitation. Car la portion de croûte terrestre qualifiée de territoire fait d'ordinaire l'objet d'une relation d'appropriation qui n'est pas uniquement de nature physique, mais qui tout au contraire met en œuvre diverses intentions, mythiques ou politiques. Cette circonstance, qui interdit de définir un territoire à l'aide d'un seul critère (par exemple géographique, celui des fameuses « frontières naturelles », ou ethnique, en fonction de la population résidente ou seulement majoritaire ou encore dominante), indique que la notion n'est pas « objective ». Un tel constat ne signifie nullement qu'elle soit arbitraire, mais bien qu'elle intègre un nombre considérable de facteurs, dont la pondération varie de cas en cas et dont l'histoire a le plus souvent composé - sinon consacré - l'amalgame. L'histoire, surtout récente, a malheureusement façonné une foule de territoires incomplets dont la définition a entraîné des tensions parce qu'elle ne répondait pas à l'attente des ethnies concernées. Dans un petit nombre de cas particulièrement tragiques, on assiste à des phénomènes de « double exposition » (au sens photographique du terme) : la même étendue géographique est revendiquée par des groupes incompatibles, élaborant des projets contradictoires comme ceux des Romains et des Germains affrontés sur le limes rhénan. Pour que l'entité du territoire soit perçue comme telle, il importe donc que les propriétés qu'on lui reconnaît soient admises par les intéressés. Le dynamisme des phénomènes de formation et de production se poursuit dans l'idée d'un perfectionnement continu des résultats, où tout serait lié : saisie plus efficace des possibles, répartition plus judicieuse des biens et des services, gestion plus adéquate, innovation dans les institutions. Par conséquent, le territoire est un projet. Cette nécessité d'un rapport collectif vécu entre une surface topographique et la population établie dans ses plis permet de conclure qu'il n'y a pas de territoire sans imaginaire du territoire. Le territoire peut s'exprimer en termes statistiques (étendue, altitude, moyennes de température, production brute, etc.), mais il ne saurait se réduire au quantitatif. Étant un projet, le territoire est sémantisé. Il est «discourable ». Il porte un nom. Des projections de toute nature s'attachent à lui, qui le transforment en un sujet. Dans les civilisations traditionnelles, soucieuses de ne pas déranger l'ordre du monde, voire de l'aider à se maintenir, le territoire est un corps vivant, de nature divine, auquel on rend un culte. Certaines de ses portions peuvent connaître un statut spécial, qui les sacralise. Pendant l'Antiquité tardive, tel buste féminin couronné de tours formait l'emblème de Trèves ou de Milan. Le Moyen Âge, puis l'époque baroque ont pratiqué d'autres modes de personnification, fondés sur l'interprétation symbolique des contours terrestres : il s'agissait de faire coïncider un personnage avec eux, qui exprimât le caractère du pays représenté. Cette volonté de moralisation permettait d'identifier la Terre au Christ (mappemonde d'Erbstorf, XIIIe siècle), de déclarer l'Europe androgyne, la tête étant l'Espagne et le sexe Venise (cartes d'Opicinus de Canistris, XIVe siècle), de montrer les Pays-Bas espagnols comme un lion et le Tyrol sous les espèces d'une aigle (XVIIe siècle). La perte de sens qui accompagne l'avènement de la civilisadon industrielle a fait tomber ces allégories dans la caricature, qui donnait au XIXe siècle à tel pays les apparences d'un ogre et à tel autre celles d'une vieille fille. La personnification du territoire est antérieure au concept de nation comme ensemble organique et parfois en tient lieu ; lorsqu'elle eut perdu ses vertus, les États modernes inventèrent l'idée de patrie et, le chauvinisme aidant, réussirent à la rendre efficace, tout incolore qu'elle parût dans ses commencements. Ces diverses traductions du territoire en figures renvoient à une incontestable réalité: que le territoire a une forme. Mieux, qu'il est une forme. Laquelle, cela va de soi, n'a pas à être géométrique. Nous nous sommes plusieurs fois référé à Rome : le quadrillage qu'elle a physiquement imposé à tous les pays conquis fournit un exemple extrême de configuration volontaire, encore lisible aujourd'hui de l'Écosse à la Syrie, de la Roumanie au Portugal et de la Tunisie à l'Allemagne : le carré de 2400 passus (environ 710 m) constitue la base uniforme de son système d'exploitation agricole, aux réseaux diversement orientés ; ce maillage de base est à son tour articulé en multiples et sous-multiples qui permettaient de maîtriser aussi bien la plus grande dimension,(une province entière) que la plus minime (un actus, moins d'un quart d'hectare). À une tout autre échelle, échappant à la perception directe, la France d'aujourd'hui exprimée par un hexagone allégorise le caractère clos et parfait d'un équilibre atteint à travers des siècles de vicissitudes. L'exemple extrême est constitué par les ÉtatsUnis, dont l'espace est quadriflé des Appalaches au Pacifique en vertu d'un système unique, décidé en 1785. Entre ces formes régularisées du territoire, l'une par ses limites, l'autre dans son tissu, trouvent place maintes solutions intermédiaires. Les mille kilomètres carrés de zone équipée au IXe siècle autour d'Angkor constituent l'une des plus singulières : temples, cités de palafittes et rizières y sont liés sans solution de continuité fonctionnelle en un tout orienté astronomiquement, structuré par des quadrants immenses groupés autour des sanctuaires, des plates-formes, des bassins gigantesques, des douves, des digues, des chaussées. Mais à côté de cette « usine à riz » (Henri Stierlin), on peut aussi bien citer l'interminable succession des rangs du Québec, étroites bandes de terre perpendiculaires au fleuve, lignées comme à la règle (et parfois le pouce a dépassé, ce qui fait vibrer la trame) ou les carrés, les cercles et les stries qui forment l'entière surface du Nebraska, État totalement voué à l'agriculture industrielle. Les paysages retouchés à des fins de production, mais sans conséquences géométriques, sont bien plus nombreux que les précédents. Ces spécialistes du drainage que furent les Bénédictins aux Xe et XIe siècles ont transformé la plaine du Pô, de marécage qu'elle était, en terre agricole. Une autre communauté monastique, les Cisterciens, qui développa en outre la pisciculture et la vigne, a remodelé elle aussi des territoires entiers à partir du XIIe siècle: ainsi le vignoble de Lavaux, en Suisse romande, dont elle a établi les gradins sur des pentes très raides. Les extraordinaires rizières en terrasse d'Indonésie et des Philippines, les lopins surbrodés de Kyushu constituent une transformation du même type, toutefois à une échelle beaucoup plus vaste encore, puisqu'elle intéresse des montagnes entières. D'autres interventions ont également touché à la forme du territoire sans pourtant modifier l'assiette topographique de la production - celles, par exemple, qui ont changé la couverture forestière d'un pays (en remplaçant les chênes par les sapins, qui poussent beaucoup plus vite, comme c'est le cas pour une partie de l'Europe centrale) ou qui l'ont supprimée (comme l'Espagne du siècle d'or, qui avait besoin de bois pour sa marine et pour produire du fer et qui a ensuite achevé de ruiner ses terres en y lâchant des moutons). La découverte de l'Amérique déplaça l'économie européenne de la Méditerranée à l'Atlantique ; pour éviter la faillite, Venise, qui vivait du trafic avec l'Orient, tenta de passer du commerce au long cours à l'agriculture ; partiellement menée à bien, l'opération entraîna dès le XVIe siècle un changement profond dans l'extension des terres arables, les types de plantes cultivées et les méthodes d'exploitation de la Terra Ferina, donc dans l'apparence du territoire. Cette même découverte permit d'importer progressivement en Europe une quantité énorme d'espèces vivrières ou d'ornement, si bien acclimatées aujourd'hui qu'elles paraissent pousser là de toute éternité : elles contribuent elles aussi à définir le territoire, ou du moins son contenu perceptible. La sensibilité à la forme territoriale comme objet de perception directe n'est pas un phénomène récent. Si lAntiquité n'a guère connu que le paysage idéalisé, à travers les contraires du locus amoenus et du locus horridus, il semble que la Renaissance toscane ait cherché à concilier les nécessités de la production et le « beau paysage» : tandis qu'elle inventait le paysage comme genre pictural indépendant, elle développait parallèlement des modèles de mise en forme du territoire qui ne se limitaient pas au jardin géométrique, ce microcosme exprimant un projet sociocosmologique, mais s'étendaient à l'échelle topographique pour affirmer une harmonie réalisée. Pour de tout autres motifs - on commence à comprendre que les avantages économiques entraient pour beaucoup dans son succès - L'Angleterre du XVIIIe siècle a développé une solution originale, le jardin anglo-chinois. Sa taille doit donner l'illusion d'un lieu paradisiaque indéfiniment étendu. Fondé sur l'opposition des tapis herbeux et des bosquets, comme sur le contraste des volumes des arbres et de leurs teintes en fonction de parcours très élaborés, il fut aussitôt admiré pour sa liberté alors qu'il était calculé jusqu'à la dernière feuille. Horace Walpole a dit de William Kent, l'un des créateurs de cette esthétique du pittoresque, qu'il « fut le premier à sauter la clôture et à découvrir que toute la Nature est un jardin ». Explication erronée, puisque le jardin anglais ne découle pas d'une imitation de la campagne : s'il faut lui trouver des sources, c'est du côté des peintres français du XVIIe siècle qu'on peut se tourner ou des Vénitiens cent ans plus tôt, comme certains le prétendent. Toujours est-il qu'il résulte de la manipulation et de l'assemblage dans l'espace d'un certain nombre de produits naturels sélectionnés, en vue de susciter divers effets de nature philosophique chez l'homme cultivé qui s'y engage. En réalité, ce fut le jardin lui-même qui sauta la clôture au siècle suivant et qui inocula son paysagisme à l'ensemble du territoire britannique. En Angleterre, l'esthétisation de la nature a recouvert et légitimé une transformation radicale des rapports de production par suite d'une nouvelle répartition de la propriété foncière ; la forme du territoire y exprimait au plus près les contenus socioéconorniques du libéralisme naissant. Parmi les relations possibles à la forme du territoire, les derniers siècles de l'Ancien Régime en ont développé deux que les contemporains de la révolution industrielle privilégieraient : la carte et le paysage naturel comme objet de contemplation. Il s'agit de phénomènes opposés dans leurs visées et dans leurs moyens, parce qu'ils répondent à des conceptions de la nature fondamentalement différentes. La première sous-tend la croissance des sciences, qui considèrent la « nature » comme un bien commun à la disposition de l'humanité, que les hommes peuvent et même doivent exploiter à leur profit - en d'autres termes comme un objet: cette, tendance atteint son apogée avec le positivisme au XIXe siècle, la révolution technologique lui donnant une impulsion irrésistible. La seconde considère au contraire la même nature comme une espèce de pédagogue de l'âme humaine, au point que le romantisme, germanique surtout la percevra comme un être mystique entretenant avec les hommes un incessant dialogue, c'est-à-dire comme un sujet. À l'hypertrophie de la Raison répond une hypertrophie du Sentiment. Contre ceux qui travaillent à instrumentaliser la science en vue d'une emprise toujours plus efficace sur le territoire s'insurgent ceux qui cherchent à instituer avec la nature un rapport d'intersubjectivité. L'antiquité a connu des cartes assez semblables aux nôtres, ainsi qu'en témoigne la Table de Peutinger, itinéraire du Bas-Empire arrivé jusqu'à nous sous forme de copie ; elle pratiquait aussi le cadastre sur dalles de pierre : il fallait de tels instruments, abréviations convenues d'une surface terrestre donnée, pour permettre la gestion du monde romanisé. Vidée fondamentale d'une carte, c'est la vision simultanée d'un territoire dont la perception directe est impossible par définition. Réduction du réel dans ses dimensions et dans ses composantes, la carte conserve pourtant les relations originales des éléments retenus: dans une large mesure, elle tient lieu de territoire, car les opérations pensées pour lui s'élaborent sur elle. Carte et territoire sont en principe convertibles l'un dans l'autre à tout instant - mais il est évident qu'il s'agit là d'une illusion périlleuse, puisque cette réversibilité ne fient compte ni du fait que l'identité des deux objets est seulement postulée ni du phénomène de l'échelle, ou taux de réduction, qui a moins trait aux dimensions de la carte qu'à l'essence même des phénomènes qu'elle dénote et dont la grandeur réelle reste déterminante. Qu'une représentation mentale du territoire soit indispensable pour le comprendre, les romans médiévaux le font vivement sentir, mais aussi certains débats politiques de la même époque. En 1229, le doge Pietro Ziani propose de transporter Venise à Byzance ; à supposer que ce transport fût possible, les quelques dizaines de milliers de Vénitiens d'alors eussent été bien trop au large dans les murs de Constantinople ; faute de réductions graphiques des deux villes, il fallait se fier à des souvenirs et à des supputations très approximatives ; l'évaluation des distances était tout aussi vague. La proposition fut sérieusement discutée, mais les conseils préférèrent l'opération inverse: considérer que, désormais, Byzance était à Venise. Par son contenu légèrement surréaliste, cet épisode fait toucher du doigt les conditions matérielles dans lesquelles le pouvoir s'exerçait jusqu'au XVIe, siècle au moins, incapable qu'il était, par défaut d'instruments, de mesurer exactement les termes d'un problème géopolitique. De même, dans les romans du cycle dArthur, Perceval parcourt un pays où il se perd constamment dont les villes et châteaux apparaissent ou s'effacent avant tout, pour le lecteur actuel, parce que les itinéraires qui les unissent ne sont pas identifiés. Ce que nous prenons pour une invention poétique restitue la réalité quotidienne du voyage : on y demande son chemin sans cesse, comme les fourmis, chacune à toutes. Ainsi s'explique en partie, croyons-nous, la démesure des croisades : par une carence de la représentation. Et, bien sûr, les îles vagabondes qui peuplent les récits du XVIIIe siècle. Ce territoire élastique ne pouvait satisfaire aux exigences d'un Etat moderne. Il importait donc de le représenter à la fois totalement, exactement et unitairement. Un système de triangulation, une méthode de projection, un catalogue de signes s'élaborèrent peu à peu, jusqu'à acquérir une souplesse et une précision littéralement fabuleuses. La cartographie scientifique des Cassini mise au point au cours du XVIIIe siècle s'est partout substituée aux méthodes empiriques des relevés à but fiscal qui se pratiquaient alors en Europe ; la base nationale de son réseau géodésique autorisait une coordination systématique des informations sectorielles, organisées en un système logique sans faille. Cette « description géométrique de la France» prévoyait cent quatre-vingts feuilles au 1/84400. Elle ne devait contenir aucune réserve, soit aucune surface non représentée, fût-ce dans les Alpes, et se heurta à des problèmes imprévus qui révèlent l'ambigtffté d'une telle entreprise. Ce qui frappe, en effet, dans ces documents, c'est aussi bien le mélange des notations conventionnelles et réalistes que les surfaces blanches, comme inconsistantes, sur lesquelles celles-ci se détachent: on y trouve des hachures de divers types pour indiquer les pentes ou les côtes et des groupes de signes propres aux marécages ou aux forêts, sans qu'à l'intérieur des secteurs ainsi traités aucune distinction soit faite ni que les niveaux paraissent autrement que par allusion ; dans les plaines, point d'indication des cultures et tous les chemins ne figurent pas ; enfin, les constructions isolées sont désignées par l'élévation rabattue d'une façade d'église, de ferme ou de moulin suivant le cas, c'est-à-dire font exception au principe de la perpendicularité de la vision. La représentation du relief ne trouvera qu'au XIXe siècle une codification satisfaisante, soit par le système des hachures mesurées, soit par celui des courbes de niveau. Nul doute qu'au travers de ces tâtonnements les ingénieurs ne cherchassent à obtenir une espèce de fac-similé du territoire. Tout leur effort tendait à un effet de réalité que les cartes physiques les plus récentes atteignent parfois de façon saisissante, au point que certaines d'entre elles se perçoivent au premier coup d'oeil comme des maquettes. Cet hyperréalisme ne devrait pourtant donner le change ni sur le caractère du territoire ni sur celui de la carte. Car le territoire contient beaucoup plus que la carte ne veut bien le montrer, tandis que la carte reste malgré tout ce qu'elle est: une abstraction. Il lui manque ce qui par excellence caractérise le territoire : son étendue, son épaisseur et sa perpétuelle métamorphose. Statut paradoxal : elle s'efforce à l'exhaustivité et, pourtant, il lui faut choisir. Toute carte est un filtre. Elle s'affranchit des saisons, ignore les conflits qui innervent chaque société, ne prend pas non plus en compte les mythes ou le vécu, fût-il collectif, qui lie une population à l'assiette physique de ses activités. Ou, si elle tente de le faire par la cartographie statistique, elle l'exprime par d'autres abstractions encore, car elle est mal équipée pour le qualitatif. Elle ne peut qu'elle ne généralise. Représenter le territoire, c'est déjà le saisir. Or cette représentation n'est pas un calque, mais toujours une construction. On dresse la carte pour connaître d'abord, pour agir ensuite, Elle partage avec le territoire d'être processus, produit, projet : et comme elle est aussi forme et sens, on risque même de la prendre pour un sujet. Instituée en modèle, possédant la fascination d'un microcosme, simplification maniable à l'extrême, elle tend à se substituer au réel. La carte est plus pure que le territoire, car elle obéit au prince. Elle s'offre à tout dessein, qu'elle concrétise par anticipation et dont elle paraît démontrer le bien-fondé. Cette sorte de trompe-l'œil ne visualise pas seulement le territoire effectif auquel elle se réfère, elle peut donner corps à ce qui n'est pas. Elle manifestera donc le territoire inexistant avec le même sérieux que l'autre, ce qui montre bien qu'il faut s'en méfier. Elle est toujours en danger de dissimuler ce qu'elle prétend exhiber: combien de régimes soucieux d'efficacité qui croient diriger le pays et qui pourtant ne gouvernent que la carte ? Cette facilité à glisser dans la fiction fait que la géographie, de toutes les disciplines qui ont grandi au XIXe siècle, est peut-être la moins dépourvue d'idéologie. Profondément utilitaire, voire militariste dans son orientation, elle a produit d'admirables travaux dont peu sont innocents. Elle a commencé par décrire, soucieuse d'exactitude. Beaucoup plus tard, elle a entendu l'appel d'un philosophe qui incitait ses collègues à ne plus seulement interpréter le monde, mais à le transformer. Une nouvelle espèce de carte est née, celle des planificateurs, qui devance les mutations en les prescrivant. « Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit ; c'est désormais la carte qui précède le territoire» (jean Baudrillard). Cette carte projetée dans l'avenir est devenue indispensable pour maîtriser les phénomènes complexes de l'aménagement à grande échelle, mais elle acquiert le caractère vertigineux des épures: en « décollant » sciemment du réel, elle a le simulacre pour limite, qui sanctionnera sa vanité. À ce point, l'on se retient difficilement d'observer qu'au début du livre sacré des Occidentaux se trouve un précepte qu'ils n'ont que trop bien suivi : « Allez, et assujetissez-vous la Terre» - et non pas: vivez en symbiose avec elle... La carte s'avère ainsi un outil démiurgique : elle restitue le regard vertical des dieux et leur ubiquité. Le paysage, en revanche, s'offre à l'œil des hommes, qui ne sont qu'en un lieu à la fois, et se donne à voir à l'horizontale, de même qu'ils n'ont sur le monde qu'une vue défilée. Dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, le paysage n'était encore qu'un genre pictural : il ne devient un ensemble de formes géotectoniques perçu dans l'espace réel qu'au début du XIXe siècle. Les raisons de cette attention pour la morphologie du territoire relèvent en partie de l'idéologie de la volonté, qui anime aussi bien Faust et Marx que le grand bourgeois Alexandre de Humboldt. Toute une école de continuateurs des Lumières s'attachera à analyser le nouvel objet en tant que réalité indépendante de l'observateur et comme résultat transitoire d'un certain nombre de forces concurrentes. Conçue dans une perspective écologique avant la lettre, la géographie en formation faisait du paysage le milieu de l'histoire humaine. Tout en visant comme fin ultime la domination de la nature, elle était encore imprégnée par la notion d'harmonie du cosmos, qui survivrait jusqu'au XXe siècle dans des descriptions-synthèses où science et littérature ne se distinguent pas. Mais ce n'est pas cette élaboration littéraire du paysage qui nous intéresse ici, parce qu'elle suppose toujours un observateur mobile, informé, résolu, familier de la carte. L'usage purement réceptif du paysage, celui qui ne se soucie en aucune manière d'expliquer quoi que ce soit, appartient à un autre univers ; pour celui qui se borne à percevoir intensément le passage des saisons, les épiphanies de la lumière et la gloire des couleurs, montagnes, rivières, arbres et nuages forment les éléments d'un message métaphysique à déchiffrer non sans crainte révérencielle. A croire que ce paysage devenu « état d'âme » (Amiel) incarne tout le sacré qui a reflué des religions exsangues après la Révolution française ; il favorise une relation individuelle et cosmique située bien au-delà du spectacle, parce qu'elle cherche à instituer avec la Nature un lien de sujet à sujet. Ce refus de la réification du territoire forme l'antithèse même de l'attitude cartographique. Une telle perception du paysage ne se réduit pas au visible elle n'est pas hédoniste non plus, comme la promenade dans le jardin, avec ses surprises préparées pour la stimulation sensorielle et intellectuelle : elle engage tout l'être dans une prodigieuse projection, car elle aspire à un ailleurs toujours différé. Que cette attitude soit incompatible avec une optique positive du paysage, attachée à la seule extension des phénomènes, c'est évident. Ce qui l'est moins, c'est qu'elle a contribué de façon décisive, par l'exaltation de ses poèmes, ses toiles visionnaires et ses sonates à programme, à répandre le goût du paysage brut. Mais ce goût se dégrade aussitôt en diverses simplifications, toutes conciliables avec une gestion prédatrice du territoire. À la contemplation panique des océans déchaînés, à l'héroïsme des glaciers et des pics succèdent les exploits de la navigation sportive et la morale du Club alpin, pour qui le sommet se mérite par l'effort. Après le sublime, le pique-nique. Cette approche gymnastique a au moins l'avantage de ne pas borner la réception du territoire au coup d'œil qu'on peut en prendre. Car la vogue du paysage a également débouché sur l'esthétisation de la croûte terrestre sous la poussée d'un tourisme d'abord anglais. Des masses considérables de rentiers se mirent à voyager. Non plus, comme leurs devanciers aristocrates du Grand Tour, afin d'acquérir une culture, mais pour subir des sensations. Ces nouveaux dilettantes désignèrent ce qu'il fallait admirer et leur choix est encore le nôtre à peu d'exceptions près ; leur présence nécessita des hôtels, des chemins de fer à crémaillère et des bateaux à vapeur, équipements qui continuent à former la structure portante de régions entières. Dans cette phase tardive se généralise une institution esthéfique permettant de paysager le monde à peu de frais : le belvédère. Il institue une relation fixe entre un point donné du territoire et tous ceux que l'on peut apercevoir à partir de lui. Le belvédère mue le paysage en figure, le fige en lieu commun, le socialise dans la banalité, bref, le rend invisible, car ce que l'on vient y constater, c'est qu'il est conforme à sa reproduction. Plus le regard porte loin et plus il se fait panoramique, plus il satisfait le besoin de dominer en opposant dérisoirement l'individu à la masse de la planète. Centrifuge, le belvédère est le contraire d'un lieu. Mais il est aussi bien centripète, car le bourgeois démocrate y reçoit, comme fait le souverain du haut de la loge royale, l'hommage de la Nature à ses pieds rassemblée, à laquelle il s'exhibe. Cette boulimie à l'égard du paysage réel s'est accompagnée de l'expansion du paysage peint, qui a culminé dans l'école impressionniste. Au paysage pathétique du romantisme, elle a substitué un paysage phénoménologique. Son succès a entraîné une éducation du regard beaucoup plus raffinée. Par contrecoup, c'est la peinture qui a suscité le paysage, car elle est parvenue à transfigurer certains accidents topographiques en formes absolues : le profil de la montagne Sainte-Victoire est désormais une construction de Cézanne, opération que Hokusai avait anticipée avec le Fuji-Yama. Mais elle a aussi rendu l'homme des villes sensible à des phénomènes auparavant inaperçus : lui qui subissait ses environs campagnards ou montagneux comme une donnée, il s'est mis à les recevoir tout au, long de l'année comme le temps les lui offre, tour à tour lointains, trop proches ou effacés, changeants dans leurs couleurs et leur texture. Les paysages agraires que l'homme a formés au cours des siècles passent maintenant pour des œuvres et sont parfois protégés comme telles. Il arrive aussi que les connaissances amassées par l'enquête savante subissent une extrapolation fantastique : Viollet-le-Duc, après avoir décrit la morphologie du massif du Mont-Blanc, était allé jusqu'à en restaurer l'état conjectural avant l'érosion, dont il donne des vues ; Bruno Taut ira plus loin encore en proposant de tailler les sommets alpins en de gigantesques cristaux, projet lyrique dont il souligne le coût énorme, « moins toutefois que celui de la guerre ». Malgré leur diversité, la poussée impressionniste, l'organisation des sports de plein air et le paysage comme spectacle ou comme expérience spirituelle sont, encore une fois, des produits citadins, qui répondent à l'industrialisation et aux villes éclatées. Ces réactions sont souvent nostalgiques, ou ambiguës. On allait dans la haute montagne à la recherche d'une nature vierge, parfaitement mythique ; la création des parcs nationaux et des réserves naturelles est la réponse technicienne à la même exigence, mais signifie, elle, que le reste du territoire peut être mis en coupe réglée ; elle n'est plus qu'un cynique alibi. A l'utopie d'un Buckminster Fuller couvrant Manhattan d'un dôme de plastique pour en contrôler intégralement le climat s'oppose celle des écologistes radicaux, qui rêvent d'un monde reconquis par la forêt primordiale : celui-là et ceux-ci sont fils du XVIIIe siècle et tendent à la même fin rétrospective, réinstaller le paradis sur la Terre. La publicité touristique aussi, qui propose le beau temps perpétuel des contrées archêtypiques, où cependant l'essentiel du voyage sera soigneusement évité : revenir autre. Ce paysage que je regarde, il disparaît si je ferme les yeux et celui que tu vois pourtant du même point diffère de celui que je perçois. Si j'identifie sur une carte ces profils dont le contraste ou l'accord séduit, si j'y repère les plans, les masses et les taches qui le constituent symphoniquement, je n'obtiens que des lignes et des plages inarticulées. « Le paysage, comme unité, existe seulement dans ma conscience» (Raymond Bloch), Ce n'est pas une sculpture, issue d'un acte d'organisation d'espaces et de volumes et livrée comme telle, mais une collection fortuite de fragments topographiques télescopés, aux distances abolies, où j'investis du sens parce que je lui reconnais la dignité d'un système formel et que je la traite, en somme, à l'égal d'une œuvre. Ce qui compte, dans le paysage, c'est moins son « objectivité » (qui le rend différent d'un fantasme) que la valeur attribuée à sa configuration. Cette valeur est et ne peut être que culturelle. Les projections dont je l'enrichis, les analogies que je fais spontanément résonner à son propos font partie intégrante de ma perception : c'est pourquoi, bien qu'identiques, ton paysage et le mien ne se recouvrent pas. Si l'on étend le raisonnement dans l'histoire, il devient beaucoup plus clair: devant tel paysage défini la plaine de la Beauce, le Cervin vu de Zermatt, Palerme approchée par la mer - il ne fait aucun doute que Théocrite, Grégoire VII, Palladio, Schubert et le client d'Inclusive Tours recevront, du même point de vue, des paysages incomparables entre eux. En chacun, le champ de perception, son orientation même, varieront profondément. Et si l'on inclut les animaux dans l'expérience, elle n'en deviendra que plus évidente encore : certes, mon chien perçoit cette montagne, ce lac, mais il est insensible au paysage, lien que j'institue (en croyant le reconnaître) entre les formes naturelles. Et même si je m'efforce de n'enregistrer que « des formes et des couleurs en un certain ordre assemblées », j'obéis encore à une consigne culturelle datée. Mais l'opposition de la carte et du paysage ne se soutient plus depuis que nous avons, nous aussi, acquis le regard des dieux. Les satellites transmettent sans désemparer l'image de la planète, parcelle après parcelle. Car la révolution technologique, phénomène pourtant très jeune dans l'histoire de l'humanité, nous a déjà dotés de propriétés que la théologie attribuait aux êtres surnaturels, tellement elles paraissaient hors d'atteinte. La bilocation est dorénavant à la portée du premier venu. Les religions traditionnelles distinguaient le temps et l'espace sacrés du temps et de l'espace profanes ; la société occidentale a perdu la notion du sacré - sauf expériences individuelles - mais nous pouvons tout de même concevoir des temps de nature différente lorsque nous voyageons. Notre horloge biologique résiste à la contraction spatio-temporelle qu'impose le déplacement aérien à grande distance : la sensibilité qui débarque tout ailleurs perçoit l'écart comme féerique: Plus modestement, les autoroutes offrent l'occasion d'une expérience analogue, surtout celles qui franchissent de grands massifs montagneux: le présent qui règne dans le véhicule se rapporte à des points très éloignés, situés dans un réseau dont l'échelle n'a rien de commun avec celle des contrées traversées. Voici d'une part la vie locale, dominée par la forte scansion des cycles annuels, accrochée à des pentes épuisantes et ne maîtrisant souvent que des techniques archaïques de mise en valeur, de comprit et de conjuration : elle se déroule au ralenti de la marche à pied. De l'autre, le part-en-part du déracinement lisse qui transforme ces dures parois, ces torrents, ces forêts en une sorte d'anamorphose pour train fantôme. La politique interventionniste lourde crée un territoire à étages, non seulement par la superposition matérielle des réseaux, mais en raison des systèmes différenciés de relations qu'elle institue. Une telle juxtaposition, qui détermine deux réalités sans contact, la rareté des issues de l'autoroute et le peu d'aires de halte l'accentuent encore. On objectera que le train offrait déjà la même expérience, mais ce n'est pas vrai, parce que les mêmes rails servent au trafic local et aux convois internationaux, ce qui efface la coupure. Le petit avion et surtout l'hélicoptère procurent un rapport au territoire plus divin encore que l'automobile. Impossible à reprêsenter, il tient de la carte, de la maquette et de l'immédiateté du terrain, en une performance qui l'emporte sur celle des cartographes dont parle Borges - leur carte était à la même échelle que le territoire, qu'elle recouvrait donc entièrement. L'hélicoptère ne cesse de faire varier cette échelle et modifie par là le statut de son usager : toutes contraintes abolies, voici la Fable réalisée. La liberté de mouvement alliée à la rapidité possède d'ailleurs un tel caractère hallucinatoire qu'on peut se demander si, pour beaucoup de nos contemporains, elle ne remplace pas la liberté tout court, du moment qu'elle en est le signe. Ses trajets déliés des itinéraires patiemment inscrits au sol, ses manières de s'arracher d'un lieu ou de fondre sur un site font de l'hélicoptère le plus désinvolte de nos outils d'analyse ; pourtant, au regard du char à bœufs et du radeau, la voiture ne lui cède guère. Il faut en effet bien saisir que ces nouveaux instruments tissent à eux tous un territoire inédit, où l'imaginaire et le réel se vérifient réciproquement : ce territoire n'est plus constitué en première ligne par des étendues et des obstacles, mais par des flux, des axes, des nœuds. jusqu'au seuil des années soixante-dix, cette idéologie du mouvement et de la mutation régnait sur la mentalité des planificateurs. Tout se passait parfois comme si le territoire était dépourvu de permanence. Divers cris d'alarme retentirent, mettant la croissance en question, parce que le gaspillage des ressources mène à la catastrophe. D'une manière indépendante, la recherche historique touchant les établissements humains s'intéressa à des thèmes nouveaux. Les villes, jusqu'alors traitées selon les étapes de leur formation et les schémas de leur développement, firent l'objet d'analyses beaucoup plus fines de leur tissu ; des chercheurs venus de l'architecture s'attachèrent très ambitieusement à élucider le rapport complexe qui unit le parcellaire et la typologie des logements élevés sur lui, la relation que ces deux composantes entretiennent avec la voirie et les lois de leur transformation. Les nouvelles enquêtes de microanalyse incitèrent ces historiens formés sur le tas à examiner les anciens cadastres et à reprendre l'étude de régions entières sur de nouveaux frais. Le patient déchiffrement des liens entre les cheminements, le parcellaire et leur substrat géologique s'y ajouta parfois, ainsi que l'interprétation d'anciens projets non réalisés. Il en est sorti une lecture du territoire complètement réorientée ; elle cherche à identifier les traces encore présentes de processus territoriaux disparus, telles que la formation des sols, en particulier alluviaux, sur lesquels les établissements humains se sont fixés. Certains planificateurs commencent eux aussi à se soucier de ces traces pour fonder leurs interventions. Après deux siècles pendant lesquels la gestion du territoire n'a guère connu d'autre recette que la tabula rasa, une conception de l'aménagement s'est plus comme un champ opératoire abstrait mais comme le résultat d'une très longue et très lente stratification qu'il importe de connaître pour intervenir. Par ce biais, le territoire retrouve la dimension du long terme, fût-ce rétrospectivement. Cette nouvelle mentalité lui restitue une épaisseur que l'on avait oubliée. Ici se constatent encore les restes d'une catastrophe géologique qui a durablement modelé telle vallée, suscité tel plan d'eau. Ailleurs, l'archéologie aérienne détecte des paysages enterrés qui révèlent un usage différent du sol. Là, subsistent quelques morceaux d'un système routier dont nous ne pouvons que supputer l'ampleur et la disposition. Et des événements traumatisants se perçoivent, quelques générations plus tard, de façon positive : tel lac de barrage, violemment combattu comme un corps étranger au moment de sa création, est défendu comme intégré et indispensable par les descendants de ses adversaires. Une prise en compte si attentive des traces et des mutations ne signifie à leur égard aucune attitude fétichiste. Il n'est pas question de les entourer d'un mur pour leur conférer une dignité hors de propos, mais seulement de les utiliser comme des éléments, des points d'appui, des accents, des stimulants de notre propre planification. Un « lieu » n'est pas une donnée, mais le résultat d'une condensation. Dans les contrées où l'homme s'est installé depuis des générations, a fortiori depuis des millénaires, tous les accidents du territoire se mettent à signifier. Les comprendre, c'est se donner la chance d'une intervention plus intelligente. Mais le concept archéologique de stratification ne fournit pas encore la métaphore la plus appropriée pour décrire ce phénomène d'accumulation. La plupart des couches sont à la fois très minces et largement lacunaires. Surtout on ne fait pas qu'ajouter : on efface. Certaines strates ont même été supprimées volontairement. Après la damnatio memoriae de Néron, la centuriation romaine d'Orange a été si bien effacée au profit d'une autre, orientée différemment, qu'il n'en est rien resté. D'autres nappes de vestiges ont été oblitérées par l'usage. Il se peut que seuls les aménagements les plus récents subsistent Le territoire, tout surchargé qu'il est de traces et de lectures passées en force, ressemble plutôt à un palimpseste. Pour mettre en place de nouveaux équipements, pour exploiter plus rationnellement certaines terres, il est souvent indispensable d'en modifier la substance de façon irréversible. Mais le territoire n'est pas un emballage perdu ni un produit de consommation qui se remplace. Chacun est unique, d'où la nécessité de « recycler », de gratter une fois encore (mais si possible avec le plus grand soin) le vieux texte que les hommes ont inscrit sur l'irremplaçable matériau des sols, afin d'en déposer un nouveau, qui réponde aux nécessités d'aujourd'hui avant d'être abrogé à son tour. Certaines régions, traitées trop brutalement et de façon impropre, présentent aussi des trous, comme un parchemin trop raturé: dans le langage du territoire, ces trous se nomment des déserts. De telles considérations rejoignent notre point de départ. Dans la perspective que nous venons d'exposer, en effet, il est évident que le fondement de la planification ne peut plus être la ville, mais ce fonds territorial auquel celle-ci doit être subordonnée. Il l'est tout autant que l'aménagement n'a plus à considérer uniquement des quantités et qu'en intégrant la forme du territoire dans son projet, il lui faut acquérir une dimension supplémentaire. Carte ou regard direct sur le « paysage», méditation jaculatoire ou analyse en vue d'une intervention, le rapport à l'objet-sujet restera cependant toujours partiel et intermittent, c'est-à-dire ouvert. Le territoire s'étire là-bas, différant toujours de ce que j'en sais, en perçois, en veux. Sa double manifestation de milieu marqué par l'homme et de lieu d'une relation psychique privilégiée laisse supposer que la Nature, en Occident toujours tenue pour une force extérieure et indépendante, devrait plutôt se définir comme le champ de notre imagination. Cela ne signifie pas qu'elle est enfin domestiquée, mais plus simplement que, dans chaque civilisation, la nature, c'est ce que la culture désigne comme telle. Il va de soi que cette définition s'applique aussi à la nature humaine. Rem Koolhaas, Guide, 1994 Traduit par Catherine Collet LA VILLE GÉNÉRIQUE 1.1 La ville contemporaine est-elle - comme l'aéroport contemporain - « toujours pareille »? Cette convergence, peut-on la théoriser ? Et dans l'affirmative, vers quelle configuration tendrait-elle? Celle-ci n'est possible qu'à condition d'évacuer la notion d'identité, ce qui est généralement perçu comme une perte. Étant donné l'ampleur de ce phénomène, il a forcément une signification. Quels sont les inconvénients de l'identité et, à l'inverse, tes avantages de l'impersonnalité ? Et si cette homogénéisation apparemment fortuite (et habituellement déplorée) venait d'une intention, de l'abandon délibéré de la différence au profit de la similarité? Peut-être assistons-nous à un mouvement de libération mondial: « À bas le singulier Et que reste-t-il, une fois éliminée l'identité? le générique ? – 1.2 Admettons que l'identité dérive de l'aspect matériel, de l'histoire, du contexte, du réel. Nous avons du mal à imaginer que ce qui est contemporain - et que nous produisons contribue à une identité. Pourtant, l'humanité connaît une croissance exponentielle. Si bien que le passé finira un jour par devenir trop « petit " pour être habité et partagé par les vivants. Nous-mêmes en accélérons l'usure. Admettons que l'architecture soit un dépôt de l'histoire. Un jour ou l'autre, inéluctablement, cet avoir-là éclatera sous la masse humaine et finira par s'appauvrir. Concevoir l'identité comme cette forme de partage du passé est une attitude vouée à l'échec. L'expansion démographique est continue, ce qui implique qu'il y a de moins en moins à partager. De plus, l'histoire a une période d'activité d'une demi-vie seulement (plus on la malmène, moins elle fait sens). De sorte qu'à force de diminuer, elle donne si peu que cela en devient isnultant. Cette perte relative est d'autant plus forte que croît la masse touristique. À force de rechercher ce qui a du sens, l'avalanche des touristes réduit ('identité qu'elle est venue trouver à une poussière dépourvue de signification. – 1.3 L'identité est comme un piège où des souris toujours plus nombreuses doivent se partager le même appât - encore qu'à y regarder de près, on pourrait bien s'apercevoir qu'il est vide depuis des siècles. Plus forte est l'identité, plus elle emprisonne, plus elle résiste à l'expansion, à l'interprétation, au renouveau, à la contradiction. Elle ressemble à un phare: fixé, surdéterminé, it ne peut ni changer d'emplacement ni modifier le signal qu’il émet sans risquer de déstabiliser la navigation. (Paris ne peut devenir que plus parisien - d'ores et déjà, il est en passe de devenir un hyper-Paris, raffiné jusqu'à la caricature. Il y a des exceptions: Londres - dont la seule identité est de ne pas avoir d'identité clairement définie est de moins en moins Londres, plus ouvert et moins statique.) - 1.4 L'identité centralise. Elle exige une essence, un point. Sa tragédie s'exprime en termes géométriques simples. À mesure que s'étend sa sphère d'influence, la zo ne caractérisée par le centre est de plus en plus vaste. Cette extension dilue inéluctablement la force et l'autorité du « coeur »: la distance entre centre et circonférence grandit inévitablement, jusqu'à atteindre le point de rupture. Dans cette perspective, la découverte récente - et tardive - de la périphérie comme zone à potentiel (sorte de limbe préhistorique qui pourrait en fin de compte retenir l'attention des architectes) n'est qu'une façon déguisée d'insister sur la priorité et l'emprise du centre: sans centre, point de périphérie, l'intérét du premier compensant probablement le vide de la seconde. Orpheline en théorie, la périphérie trouve dans une situation d'autant plus difficile que sa misère est encore vivante lui vole la vedette, tout en soulignant les défaillances de sa progéniture. Les ultimes vibrations qui émanent de ce centre épuisé empêchent de voir dans la périphérie une masse critique. Trop petit par définition pour s'acquitter des fonctions qui lui sont assignées, le centre n'est plus réellement le centre, mais un mirage hypertrophié et voie d'implosion. Pourtant, sa présence suffit à ôter au reste de la ville toute légitimité. (Manhattan traite de bridge-and-tunnel people - banlieusards « pont et tunnel " - ceux qui sont contraints d'emprunter les infrastructures pour pénétrer en ville et leur fait payer - au sens propre - une telle obligation). L'obsession centripète actuelle, en perdurant, fait de nous tous des bridge-and-tunnel people, des citoyens de seconde zone dans notre propre société, privés du statut de citadin par la coincidence abrutissante de l'exil collectif loin du centre. - 1.5 Dans notre conditionnement concentrique (L'auteur a passé une partie de sa jeunesse à Amsterdam, ville par excellence de la centralité), le primat du centre comme fondement de la valeur et du sens, comme source de toute signification, est doublement destructeur. Outre qu'il exerce une pression qui finit par être intolérable son emprise sans cesse croissante implique aussi qu'il soit perpétuellement maintenu, c'est-à-dire modernisé. Lieu « le plus important », le centre doit paradoxalement être à la fois le plus ancien et le plus neuf, le plus fixé et- le plus dynamique. II est soumis à une adaptation intense et constante, que vient ensuite compromettre et compliquer la nécessité d'une transformation inavouée, qui doit rester invisible à l'oeil nu. (La ville de Zurich a trouvé la solution la plus radicale et la plus coûteuse en retournant à une sorte d'archéologie à rebours: de nouvelles strates de modernité - centres commerciaux, parkings, banques, chambres fortes, laboratoires - s'empilent l'une après l'autre sous le centre. Le centre ne s'étend plus vers l'extérieur ou vers le ciel, mais au-dedans, vers le centre même de la terre.) Greffe plus au moins discrète d'artères, de bretelles, de tunnels souterrains, prolifération des voies rapides, conversion banalisée de logements en bureaux, d'entrepôts en galeries, d'églises abandonnées en boîtes de nuit, faillites à répétition de galeries marchandes et réouverture de succursales dans des zones commerciales de plus en plus coûteuses, transformation implacable de l'espace utilitaire en espace « public » « piétonnisation », création de nouveaux parcs et de coulées vertes, aménagement de passerelles, mise à nu des structures, restauration systématique de la médiocrité du passé: autant de moyens grâce auxquels toute authenticité est impitoyablement évacuée. - 1.6 La Ville générique est la ville libérée de l'asservissement au centre, débarrassée de la camisole de force de l'identité. La Ville générique rompt avec le cycle destructeur de la dépendance: elle n'est rien d'autre que le reflet des nécessités du moment et des capacités présentes. C'est la ville sans histoire. Suffisamment grande pour abriter tout le monde, accommodante, elle ne demande pas d'entretien. Lorsqu'elle devient trop petite, il lui suffit de s'étendre. Commence-t-elle à vieillir? elle s'autodétruit, simplement, et se renouvelle. Elle fait ou non de l'effet en chaque endroit. Elle est « superficielle » - comme un studio de Hollywood, elle peut se refaire une nouvelle identité tous les lundis matin. STATISTIQUES 2.1 La Ville générique a connu une croissance spectaculaire - en taille comme en population - au cours des dernières décennies. Au début des années soixante-dix elle comptait en moyenne 2,5 millions d'habitants officiels (et environ 500 000 occupants non recensés), aujourd'hui, leur nombre tourne autour de 15 millions. 2.2 La Ville générique est-elle née en Amérique? Son manque foncier d'originalité en faitil exclusivement un produit d'importation? Quoi qu'il en soit, la Ville générique existe aujourd'hui en Asie, en Europe, en Australie, en Afrique. Le mouvement de la campagne et des ruraux vers la ville ne se produit pas vers la ville telle que nous la connaissions, mais vers la Ville générique, si envahissante qu'elle a fini par gagner sur la campagne. 2.3 Certains continents, telle l'Asie, aspirent à la Ville générique quand d'autres la vivent comme une honte. Les Villes génériques penchent du côté des tropiques et convergent vers l'équateur. Bon nombre sont asiatiques: apparente contradiction à voir cet univers par trop familier peuplé d'êtres impénétrables. Un jour, ce produit dont la civilisation occidentale s'est débarrassée sera à nouveau totalement exotique, grâce à la resémantisation que sa diffusion entraîne avec elle. 2.4 II arrive qu'une ville ancienne et unique, tel Barcelone, en simplifiant à l'excès son identité, se transforme en ville générique et devienne transparente, comme un logo. L'inverse ne se produit jamais... du moins pas encore. GÉNÉRALITÉS 3.1 La Ville générique, c'est ce qui reste une fois que de vastes paris de la vie urbaine sont passés dans le cyberespace. Un lieu où les sensations sont émoussées et diffuses, les émotions raréfiées, un lieu discret et mystérieux comme un vaste espace éclairé par une lampe de chevet. Si on la compare à la ville traditionnelle, la Ville générique est fixée, perçue qu'elle est généralement d'un point de vue fixe. Au lieu de concentration (de présence simultanée), les « moments » individuels sont extrêmement espacés dans la Ville générique. Ils ne procurent de transe qu'à partir d'expériences esthétiques quasi imperceptibles: variations infinitésimales de couleur dans l'éclairage au néon d'un immeuble de bureaux juste avant le coucher du soleil, jeu subtil des nuances de blanc sur une enseigne lumineuse la nuit. Comme il en va de la nourriture japonaise: les sensations peuvent être reconstituées et intensifiées mentalement mais on peut aussi bien les ignorer (au choix). Cette absence généralisée d'urgence et d'insistance agit comme une drogue puissante, elle engendre une hallucination du normal. 3.2 En saisissant contraste avec l'affairement censé caractériser la ville, la sensation qui domine dans la Ville générique est celle d'un calme irréel: plus elle est calme, plus elle approche de la pureté absolue. La Ville générique remédie aux « maux » qui étaient attribués à la ville traditionnelle jusqu'à ce que nous nous prenions pour elle d'un amour inconditionnel. La Ville générique atteint à la sérénité grâce à l'évacuation du domaine public, comme lors d'un exercice d'alerte à l'incendie. Désormais, la trame urbaine est réservée aux déplacements indispensables, c'est-à-dire essentiellement à la voiture. Les autoroutes, version supérieure des boulevards et des places, occupent de plus en plus d'espace. Leur dessin, qui vise apparemment à ('efficacité automobile, est en fait étonnamment sensuel: le prétexte utilitaire entre dans le monde de la fluidité. Dans ce domaine public locomoteur, la nouveauté est qu'il ne peut se mesurer en termes de distance. Un même trajet - mettons quinze kilomètres - engendre une multitude d'expériences radicalement différentes: il durera cinq minutes ou quarante il s'effectuera seul ou en compagnie de toute la population, il procurera le plaisir absolu de la vitesse pure let la présence de la Ville générique peut alors atteindre une grande intensité sinon une certaine densité) ou l'horreur claustrophobique des bouchons (et l'inconsistance de la Ville générique est alors la plus sensible). 3.3 La Ville générique est fractale, elle répète à l'infini le même module structurel élémentaire, on peut la reconstruire à partir de sa plus petite entité, un écran de microordinateur, voire une disquette. 3.4 Les terrains de golf sont tout ce qui reste de l'altérité. 3.5 La Ville générique a des numéros de téléphone simples: pas les fatigants briseméninges à dix chiffres de la ville classique, mais des combinaisons faciles à mémoriser taux chiffres du milieu identiques, par exemple). 3.6 Son principal attrait est son anomie. AÉROPORT 4.1 Autrefois manifestation par excellence de la neutralité, l'aéroport est aujourd'hui l'un des éléments qui caractérisent le plus distinctement la Ville générique et l'un de ses plus puissants moyens de différenciation. C'est d'ailleurs un impératif, puisque l'aéroport est à peu près tout ce qu'un individu moyen a l'occasion de connaître de la plupart des villes. Comme pour une démonstration de parfum, les murs-photos, la végétation, les costumes locaux lancent une première giclée concentrée de l'identité locate (parfois aussi la dernière). Du lointain, du confortable, de l'exotique, du polaire, du régional, de l'oriental, du rustique, du nouveau, voire de « l'inexploré »: tels sont les registres affectifs évoqués. Investis de cette dimension conceptuelle, les aéroports deviennent des signes emblématiques qui s'impriment dans l'inconscient collectif mondial, moyennant de sauvages manipulations de forces d'attraction autres qu'aéronautiques : boutiques hors taxes, aménagement spectaculaire de l'espace, fréquence et fiabilité des liaisons avec d'autres aéroports. En termes d'iconographie et de performance, l'aéroport est un condensé à la fois d'hyperloca ( et d'hypermondial: hypermondial parce qu'il propose des marchandises qui ne se trouvent pas même en ville, hyperlocal parce qu'on s'y procure des produits qui n'existent pas ailleurs. 4.2 En matière de Gestalt aéroportuaire, la tendance est à une autonomisation croissante: certains aéroports ne sont même plus reliés à une ville générique précise. Toujours plus grands, offrant toujours plus d'équipements sans rapport avec le voyage, ils sont sur le point de remplacer (a ville. L'état de passager en transit s'universalise. À eux tous, les aéroports abritent des populations de plusieurs millions de personnes, sans compter l'énorme main-d'oeuvre qui y travaille quotidiennement. Équipés au complet, ils fonctionnent comme de véritables quartiers de la Ville générique quand ils ne sont pas sa raison d'être (son centre?), offrant de plus l'attrait de systèmes hermétiquement privés d'issues - sinon pour gagner un autre aéroport. 4.3 La datation de (a Ville générique peut se déterminer à partir d'une lecture attentive de la géométrie de son aéroport. Plan hexagonal (dans quelques cas rarissimes, penta ou heptagonal): années soixante. Plan et coupe orthogonaux: années soixante-dix. Villecollage: années quatre-vingt. Coupe curviligne, extrudée à l'infini selon un plan linéaire: probablement années quatre-vingt-dix. (Structure ramifiée, de type chêne: Allemagne.) 4.4 Les aéroports existent en deux tailles: trop grands ou trop petits. Cependant leur taille n'a pas d'incidence sur leur performance. D'où ce constat: le plus étonnant, dans toutes les infrastructures, est leur élasticité fondamentale. Calculées avec précision pour des effectifs dénombrés - un volume de passagers par année -' elles sont envahies par l'innombrable et survivent néanmoins, leur capacité étirée jusqu'à l'indéterminé. POPULATION 5.1 La Ville générique est résolument multiraciale. Composition moyenne: Noirs, 8 % Blancs, 12 % Hispaniques, 27 % Chinois et Asiatiques, 37 % origine indéterminée, 6 % divers, 10 %. Multiraciale et multiculturelle. Il n'est donc pas surprenant d'y trouver des temples au milieu des barres de béton, des dragons sur les grandes artères et des bouddhas dans le centre d'affaires. 5.2 La Ville générique est toujours créée par des gens en mouvement, prêts à repartir. Ce qui explique l'absence de substantialité de ses fondations. Si l'on verse deux produits chimiques dans un liquide clair, des paillettes se forment d'un coup à la surface avant de se déposer au fond en une masse floue. Telle est la collision ou la confluence de deux migrations (par exemple émigrés cubains montant vers le Nord et Juifs retraités gagnant le Sud; tous en route vers d'autres ailleurs), qui fait surgir au milieu de nulle part une implantation humaine. Une ville générique est née. URBANISME 6.1 La grande originalité de la Ville générique, c'est tout simplement l'abandon de ce qui ne marche pas, de ce qui n'a plus d'utilité (défoncer l'asphalte de l'idéalisme avec le marteau piqueur du réalisme) et l'acceptation de ce qui pousse à la place. En ce sens, ta Ville générique intègre à la fois le primordial et le futuriste - en fait ces deux aspects seulement. La Ville générique est tout ce qui reste de ce qui faisait la ville. Elle est la postville en cours d'élaboration sur le site de l'ex-ville. 6.2 Ce qui maintient la Ville générique n'est pas le domaine public avec ses exigences excessives (dont le modèle s'est détérioré au cours d'une séquence étonnamment longue dans laquelle le forum romain est à l'agora grecque ce que le centre commercial est à la grand-rue), mais le résiduel. Dans le modèle original des modernes, le résiduel était simplement vert. D'un vert dont l'impeccable netteté proclamait assez les bonnes intentions, dans une affirmation moralisatrice destinée à décourager toute association et tout usage. Tandis que la Ville générique, avec sa croûte de civilisation d'une minceur extrême et sa tropicatité immanente, transforme le végétal en résidu édénique et en fait le principal vecteur de son identité: un hybride du politique et du paysage. Refuge des illégaux et des éléments incontrôlables en même temps qu'objet de perpétuelles manipulations, il représente le triomphe simultané du soigné et du primitif. Son exubérance immorale compense les autres indigences de la Ville générique. Suprêmement inorganique, l'organique est le mythe le plus fort de la Ville générique. 6.3 La rue est morte. Cette découverte a coincidé avec des tentatives frénétiques pour la ressusciter. L'art urbain est partout, comme si deux morts pouvaient faire une vie. La piétonnisation - en principe pour préserver - ne fait que canaliser des flots de piétons condamnés à détruire avec leurs pieds ce qu'ils sont censés révérer. 6.4 La Ville générique abandonne I' horizontal pour te vertical. Le gratte-ciel semble appelé à y devenir la typologie ultime et définitive. il a absorbé tout le reste. II peut se dresser partout, dans une rizière ou en centre-ville, peu importe. Les tours ne sont plus côte à côte, mais ainsi séparées qu'elles n'ont plus d'interaction. La densité dans l'isolement : voilà l'idéal. - 6.5 Le logement n'est pas un problème. La question a été soit complètement résolue, soit totalement laissée au hasard. Dans le premier cas le logement est légal, dans le second, « illégal », dans le premier cas, des tours ou plus souvent des barres (maximum 15 mètres de largeur), dans le second (réponse parfaitement complémentaire) une couche de masures improvisées. La première solution dévore le ciel, la seconde ronge le sot. Il est étrange que les plus désargentés habitent le bien le plus coûteux - la terre - et que ceux qui paient habitent ce qui est gratuit - l'air. Dans un cas comme dans l'autre, l'habitat est étonnamment flexible. Non seulement la population double toutes les quelques années, mais encore (parallèlement à la perte d'influence des religions) le nombre moyen d'occupants par unité d'habitation est divisé par deux - à cause des divorces et autres phénomènes qui atomisent la famille. Autrement dit: tandis que sa population augmente, la densité de la Ville générique ne cesse de diminuer. 6.6 Toutes les Villes génériques sont issues de la table rase. Là où il n'y avait rien, elles se dressent. S'il existait quelque chose, elles l'ont remplacé. Il ne saurait en être autrement, sinon elles auraient été historiques. 6.7 Le panorama qu'offre la Ville générique est généralement un amalgame de quartiers trop bien ordonnancés (remontant aux débuts de son implantation, quand il n'y avait pas encore eu dilution du « pouvoir ») et d'agencements de plus en plus libres partout ailleurs. 6.8 La Ville générique est l'apothéose du questionnaire à choix multiple: toutes les cases sont cochées. À elle seule, elle est une anthologie de toutes les options. En règle générale, la Ville générique a été « planifiée ". Pas au sens où une quelconque organisation bureaucratique aurait présidé à ses destinées, plutôt comme dans la nature où des échos, des spores, des tropes, des semences se dispersent sur le sol, au hasard, y trouvent un terrain fertile et prennent racine pour former un ensemble: pool arbitraire de gènes produisant parfois de stupéfiants résultats. 6.9 Il se peut que l'écriture de la ville soit indéchiffrable, faussée, ce qui ne veut pas dire qu’il n'y a pas d'écriture peut-être est-ce nous qui souffrons simplement d'une nouvelle forme d'analphabétisme ou de cécité. Un patient travail de détection met au jour les thèmes, les particules et tes fils qui peuvent être isolés dans t'apparente obscurité de ce qui rappelle l'Ur-magma wagnérien: notes gribouillées au tableau par un génie de passage voici cinquante ans, rapports de l'Onu sur stencils se désagrégeant lentement dans leur silo de verre de Manhattan, découvertes faites par d'anciens penseurs coloniaux qui ne manquaient pas d'idées sur le climat. Autant de ricochets imprévisibles, issus de la formation architecturale, qui opèrent en force comme un processus de blanchiment de la planète. 6.10 La notion qui exprime le mieux l'esthétique de la Ville générique est celle de « style libre ». Comment le définir? Imaginons un espace ouvert, une clairière dans la forêt, une ville arasée. Trois éléments entrent en jeu: les routes, les bâtiments, ta nature. Ils entretiennent des rapports souples ne répondant à aucun impératif catégorique et coexistent dans une spectaculaire diversité d'organisation. Ils peuvent prédominer tour à tour: tantôt, la route se perd pour réapparaître plus loin, serpentant au fil d'un incompréhensible détour tantôt on ne voit aucun bâtiment, mais la nature seule, puis, de manière également inattendue, on se retrouve encerclé par le bâti. En certains lieux proprement effrayants, ces trois éléments sont simultanément absents. Sur ces « sites » (quel est au fait le contraire d'un site ? Il faudrait parler de trous percés dans le concept de ville), l'art urbain émerge, monstre du Loch Ness mi-figuratif, mi-abstrait, et généralement autonettoyant. 6.11 Certaines villes en sont encore à débattre très sérieusement des erreurs des architectes. Je leur idée, par exemple, de construire des réseaux piétonniers surélevés dont les tentacules s'étendent d'un îlot à l'autre pour décongestionner les rues quand la Ville générique utilise leurs inventions: passerelles, ponts, tunnels, autoroutes - immense arsenal rapporté à la liaison - bien souvent enfouis dans une débauche de fougères et de fleurs qu'on dirait placées là pour écarter le péché originel, créant une congestion végétale plus redoutable encore qu'un film de sciencefiction des années cinquante. 6.12 Les routes sont exclusivement réservées à l'automobile. Les individus (les piétons) se déplacent sur des rampes (comme dans un parc d'attraction), sur des « promenades » qui les détachent du sol pour les soumettre à des conditions extrêmes (vent, chaleur, pente, froid, passage brutal du dedans au dehors, odeurs, émanations), dans une séquence qui n'est plus qu'une grossière caricature de la vie dans ta ville historique. 6.13 L'horizontalité existe dans la Ville générique, mais elle est en voie de disparition : il s'agit soit de traces d'histoire qui n'ont pas encore été effacées, soit d'enclaves néogothiques qui prolifèrent autour du centre comme autant de symboles flambant neufs de la volonté de conservation. 6.14 Quoique neuve elle-même, la Ville générique est ironiquement encerclée par une constellation de villes nouvelles, semblables aux cernes des arbres. Pour des raisons mystérieuses, les villes nouvelles vieillissent très rapidement, un peu comme un enfant de cinq ans atteint de dégénérescence précoce attrape des rides et de l'arthrite. 6.15 La Ville générique représente la mort définitive de la planification. Pourquoi? non parce qu'elle n'est pas planifiée au contraire, de véritables armées de bureaucrates et de promoteurs aux univers complémentaires investissent dans son édification une énergie et des sommes faramineuses, sommes grâce auxquelles ses plaines auraient pu être autant de champs de diamants et la boue de ses chemins transformée en pavés d'or... C'est que sa découverte la plus dangereuse et en même temps la plus grisante est le dérisoire de toute planification. Qu'ils soient bien placés lune tour à proximité du métro) ou mal Ides centres entiers à des kilomètres de toute artère), les édifices prospèrent ou dépérissent de manière également imprévisible. Les réseaux éclatent, vieillissent, pourrissent, deviennent obsolètes les populations doublent, triplent, quadruplent, avant de disparaître. La trame de la ville explose, l'économie décolle, ralentit, dérape puis s'effondre. Pareilles à de titanesques embryons encore nourris par leurs mères séculaires, des villes entières sont construites sur des infrastructures coloniales dont les oppresseurs sont partis avec les plans. Personne ne sait ni où, ni comment, ni depuis quand fonctionnent les égouts, ni où passent exactement les câbles téléphoniques, ni pourquoi le centre a été mis là où il est, ni à quoi mènent les perspectives monumentales. Ce qui prouve simplement qu'il y a des marges de manoeuvre insoupçonnées et illimitées, d'énormes réserves de « mou », un processus d'adaptation perpétuel et organique, des normes, des comportements. Les attentes évoluent avec l'intelligence biologique du plus vif des animaux. Dans cette apothéose de choix multiples, il ne sera plus jamais possible de déterminer la cause et la conséquence. Cela fonctionne - voilà tout. 6.16 Le penchant de la Ville générique au tropical implique nécessairement le rejet de toute référence résiduelle à la ville comme forteresse, comme citadelle elle est ouverte et englobante comme une mangrove. POLITIQUE 7.1 La Ville générique a des liens - parfois distants - avec un régime - local ou national plus ou moins autoritaire. Le scénario est généralement le suivant : l'origine, les petits copains du « leader » - peu importe son orientation - ont décidé de lancer une opération de promotion immobilière dans un coin du « centre-ville » ou de la périphérie, voire de créer une ville de toutes pièces, déclenchant ainsi te boom qui a valu à la ville d'être sur une carte. 7.2 Très souvent, le régime est devenu étonnamment invisible. Tout se passant comme si, par la vertu de sa seule permissivité, la Ville générique résistait au pouvoir dictatorial. SOCIOLOGIE 8.1 Il est très curieux de constater que le triomphe de ta Ville générique n'a pas coïncidé avec le triomphe de la sociologie - discipline dont elle a pourtant contribué à accroître le champ au-delà de tout ce qu'elle pouvait imaginer. La Ville générique, c'est la sociologie en train de se faire. Toute Ville générique est une boîte de Petri, ou encore un tableau noir, infiniment patient, sur lequel on peut « prouver » pratiquement n'importe quelle hypothèse puis en effacer la trace, sans jamais éveiller la moindre résonance dans l'esprit de ceux qui l'ont émise ou dans celui de leur auditoire. 8.2 À l'évidence, il y a une prolifération de communautés - sorte de zapping sociologique qui résiste à toute grille d'interprétation univoque. La Ville générique, c'est le relâchement de tout ce qui pouvait auparavant structurer un groupe et assurer sa cohésion. 8.3 Bien qu'extrêmement patiente, la Ville générique s'avère encore particulièrement réfractaire à la spéculation théorique. Elle prouve que la sociologie pourrait bien être la pire des disciplines pour rendre compte de la sociologie en actes. Elle est plus maligne que toutes les exégèses officielles. Quelle que soit l'hypothèse avancée, elle apporte des montagnes d'éléments qui en confirment la validité - et davantage encore pour l'infirmer. En A, les tours conduisent au suicide, en B au bonheur sans nuages. En C, elles sont considérées comme un tremplin pour l'émancipation (sans doute au prix de quelque invisible « épreuve ») en D, elles sont tout bonnement dépassées. En K, elles pullulent, tandis qu'en L, elles sont démolies à coups de dynamite. La créativité est inexplicablement élevée en E et inexistante en F. Si G est une mosaïque ethnique harmonieuse, H est perpétuellement menacée par te séparatisme sinon au bord de ta guerre civile. Le modèle Y ne pourra jamais durer parce qu'il touche à la structure familiale, alors que pour ta même raison Z prospère - terme qu'aucun universitaire ne concevrait d'appliquer aux activités de la Ville générique. Battue en brèche en V, la religion survit en W et est en pleine transmutation en X. 8.4 Bizarrement, personne n'a songé que la somme de ces interprétations indéfiniment contradictoires atteste la richesse de la Ville générique - seule hypothèse à avoir été éliminée d'avance. QUARTIERS 9.1 Toute Ville générique a son Quartier-Alibi, où sont préservées quelques reliques du passé: en général, un vieux train, un tramway ou un autobus à impériale le parcourt en agitant d'inquiétantes cloches - version locale du vaisseau fantôme où se traîne le Hollandais volant. Les cabines téléphoniques sont peintes en rouge et importées de Londres, ou ornées de petits toits en pagode. Le Quartier-Alibi (qui s'appellera aussi Remords, Rive quelque chose, Trop tard, 42e Rue, le Village, ou même le Sous-Sol) est un mythe savamment élaboré: il célèbre le passé comme seul peut le faire ce qui a été conçu de fraîche date. C'est une machine. 9.2 La Ville générique a eu un passé, dans le temps. Occupée à affirmer sa propre suprématie, elle en a laissé disparaître des pans entiers, sans états d'âme - le passé n'était-il pas d'une étonnante insalubrité, dangereux même ? À l'improviste, le soulagement est devenu regret. Depuis longtemps déjà, des prophètes à la longue chevelure blanche, portant socquettes grises et sandales, proclamaient que le passé était indispensable, qu'il constituait une ressource. Lentement, la machine à détruire s'immobilise: quelques bicoques, prises au hasard sur le plan euclidien bien décapé, échappent à l'anéantissement et retrouvent une splendeur qu'elles n'avaient jamais eue... 9.3 Bien qu'absente, l'histoire est la grande affaire, sinon la principale industrie de la Ville générique. Sur les terrains libérés, autour des bicoques restaurées, d'autres hôtels poussent afin d'accueillir les vagues de touristes, d'autant plus serrées que s'efface le passé. Sa disparition n'a pas d'incidence sur leur nombre - à moins qu'il ne s'agisse seulement d'un afflux de dernière minute. Désormais, le tourisme est indépendant d'une destination... 9.4 Au Lieu d'éveiller des souvenirs précis, la Ville générique suscite des associations qui sont des souvenirs globaux, des réminiscences de souvenirs. Sinon tous les souvenirs à la fois, elle engendre un souvenir abstrait, symbolique, un déjà-vu qui n'en finit pas, une mémoire générique. 9.5 Malgré la modestie de son apparence (il n'a jamais plus de trois niveaux: hommage ou défi à Jane Jacobs ?), le Quartier-Alibi concentre le passé tout entier dans un seul ensemble. Ici l'histoire revient non pas comme une farce, mais comme une prestation: des marchands déguisés (chapeaux comiques, nombrils dénudés, voiles) miment avec coeur une représentation des maux (esclavage, tyrannie, épidémies, pauvreté, colonisation) que leur nation a jadis abolis au prix de la guerre. Le colonial, apparemment seul à offrir de par le monde une inépuisable source d'authenticité, est un virus qui se duplique. 9.6 42e Rue: ces lieux qui conservent ostensiblement le passé sont en réalité ceux où le passé a le plus changé et où il est te plus lointain (comme vu par le mauvais bout de la lorgnette), quand il n'en a pas été complètement éliminé. 9.7 Seul le souvenir des excès d'antan est suffisamment fort pour donner une charge affective à la fadeur. Tentant de se réchauffer au feu d'un volcan éteint, les sites les plus populaires (auprès des touristes, soit, dans la Ville générique, tout un chacun) sont ceux qui furent autrefois tes plus associés au sexe et à ta débauche. Des innocents envahissent les anciens repaires des souteneurs, des prostitués hommes et femmes, des travestis et, dans une moindre mesure, des artistes. Paradoxalement, au moment même où les autoroutes de l'information s'apprêtent à déverser la pornographie à pleins écrans dans leur living-room, on dirait que piétiner les braises rallumées de la transgression et du péché leur procure une sensation inédite, leur donne l'impression d'être vivantes. Dans une époque qui n'est plus capable de générer la moindre aura, la cote de l'aura grimpe en fléché. Marcher sur ces cendres, ne serait-ce pas le moyen de ressentir à bon compte le frisson de la culpabilité? de ramener l'existentialisme aux bulles du Perrier? 9.8 Toute Ville générique est pourvue de quais donnant ou non sur ('eau et parfois sur le désert - en tout cas d'une « lisière » vers autre chose, offrant ainsi une sorte d'échappatoire et par là un site privilégié. Là, les cohortes de touristes s'agglutinent autour de stands où des hordes de bonimenteurs s'évertuent à leur vendre les aspects « uniques » de la ville. Ces segments uniques de toutes les Villes génériques ont engendré un souvenir universel, au croisement scientifique de la tour Eiffel, du Sacré-Coeur et de la statue de la Liberté: un édifice élevé (généralement entre 200 et 300 mètres de haut), noyé dans une petite boule remplie d'eau où tournoient des flocons de neige - ou, près de l'équateur, des paillettes dorées. On trouve aussi des carnets sous couverture de cuir grenu pour tenir son journal, ou des sandales de hippie - même si dans la réalité les hippies sont promptement rapatriés. Après avoir tripoté ces objets (on n'a jamais vu personne acheter quoi que ce soit), les touristes s'asseyent dans (es cafétérias exotiques qui bordent les quais et proposent un éventail complet de la nourriture contemporaine: L'épicé - première indication, et peut-être la plus tangible, que l'on est ailleurs le haché - à base de boeuf ou de produits de synthèse, le cru - goût atavique qui sera très populaire au troisième millénaire. 9.9 La crevette est l'amuse-gueule par excellence. Grâce à la simplification de la chaîne alimentaire (et aux vicissitudes de la préparation), elle a goût de muffin, c'est-à-dire de rien. PROGRAMME 10.1 Les bureaux sont toujours là, toujours plus nombreux en fait. Il paraît qu'ils ne sont plus nécessaires puisque, d'ici cinq ou dix ans, tout le monde travaillera à la maison. Mais alors, on aura besoin de maisons plus grandes, suffisamment vastes pour les réunions. Il faudra donc transformer les bureaux en maisons. -10.2 La seule activité, c'est faire les boutiques. Pourquoi ne pas considérer cela comme une activité temporaire, provisoire, dans l'attente de temps meilleurs? C'est notre faute: nous n'avons rien trouvé de mieux à faire. Les mêmes espaces, investis par d'autres programmes (bibliothèques, bains, universités), seraient fantastiques, d'un grandiose qui nous stupéfierait. 10.3 L'hôte! est appelé à devenir le bâtiment générique de la Ville générique, son module de base. Avant, le bureau jouait ce role - ce qui impliquait au moins un va-et-vient avec la présence supposée d'autres facilités importantes ailleurs. Contenant-conteneur pourvu de tous les équipements nécessaires et imaginables, l'hôtel rend pratiquement tous les autres édifices redondants. Faisant même office de centre commercial, il offre la meilleure approximation du vécu urbain, version xxi siècle. 10.4 Hôtel est maintenant synonyme d'emprisonnement, d'assignation volontaire à domicile. il n'y a plus d'autre endroit où aller, on s'y pose et on y reste. L'hôtel, c'est l'image de dix millions de personnes toutes enfermées dans leurs chambres une sorte d'animation à l'envers une densité implosée. ARCHITECTURE 11.1 Fermez les yeux et imaginez une explosion de beige. À l'épicentre, des chatoiements couleur de vulve (au repos): aubergine métallisé mat, tabac-kaki, citrouille cendré toutes les voitures en route vers la blancheur virginale... 11.2 Dans la Ville générique, comme dans toutes les villes, on trouve des bâtiments intéressants et des bâtiments ennuyeux. Les uns et les autres sont les rejetons de Mies van der Rohe. Les premiers descendent en droite ligne de la tour irrégulière de la Friedrichstrasse (1921), les seconds des boîtes qu'il conçut peu après. Cette séquence est importante: manifestement, après les expérimentations des débuts, Mies choisit une fois pour toutes le parti de l'ennui, contre celui de l'intérêt. Au mieux, ses constructions ultérieures reprennent l'esprit de ses premières réalisations sublimé, refoulé? - comme une absence plus ou moins tangible, mais jamais plus it ne proposa de projets « intéressants » susceptibles d'être construits. La Ville générique démontre qu'il avait tort: ses architectes les plus audacieux ont si bien relevé le défi devant lequel Mies avait baissé les bras qu'il est maintenant difficile de trouver une seule boîte. Ironiquement, cet hommage exubérant au Mies intéressant prouve que c'est Mies qui se trompait. 11.3 L'architecture de la Ville générique est belle par définition. Construite à une vitesse incroyable, elle est conçue â un rythme plus inimaginable encore: on compte en moyenne 27 versions avortées pour chaque structure réalisée - si tant est qu'on puisse encore employer ce terme. Elle s'élabore dans ces dix mille agences dont personne n'a jamais entendu parler, toutes vibrantes d'inspiration nouvelle. Plus modestes sans doute que leurs prestigieuses rivales, ces agences sont soudées par la certitude collective que l'architecture souffre de maux auxquels elles seules, par leurs efforts, peuvent remédier. La force du nombre leur confère une arrogance superbe, éclatante. C'est là qu'on trouve ceux qui conçoivent sans la moindre hésitation, assemblant, à partir de mille et une sources et avec une précision sauvage, plus de richesses qu'aucun génie ne pourrait jamais produire. Leur formation a coûté en moyenne 30 000 dollars, non compris les frais de voyage et d'hébergement. Vingt-trois pour cent d'entre eux ont été recyclés dans les grandes universités privées de la côte est-américaine (la Ivy League) où ils ont pu côtoyer (très brièvement, il est vrai) l'élite grassement payée de l'autre profession, l'officielle ». Il s'ensuit qu'à tout moment, un investissement total cumulé de 300 000 000 000 de dollars de formation architecturale (30 000 dollars (coût moyen) x100 (nombre moyen d'employés par agence) x 100 000 (nombre moyen d'agences dans le monde entier]) travaille dans la Ville générique à produire davantage de Villes génériques. 11.4 Les constructions aux formes complexes sont tributaires de l'industrie du murrideau il leur faut des adhésifs et des agents d'étanchéité toujours plus performants, qui transforment chaque bâtiment en un mélange de camisole de force et de tente à oxygène. L'emploi du silicone (« nous étirons la façade au maximum ») a aplati toutes les parois, a collé le verre à la pierre, ou à l'acier, ou au béton, dans une impureté digne de l'ère spatiale. Ces liens ont l'apparence de la rigueur intellectuelle grâce à l'application généreuse d'une pâte qui a la transparence laiteuse du sperme et qui maintient tout en place par l'intention plutôt que par la conception - triomphe de la colle sur l'intégrité des matériaux. À l'image de tout le reste, l'architecture de la Ville générique, c'est le résistant devenu malléable, un fléchissement épidémique qui ne résulte plus de l'application d'un principe mais est l'expression d'une absence systématique de principe. 11.5 La Ville générique étant bien souvent asiatique, ses bâtiments sont généralement climatisés. C'est ici que le paradoxe inhérent au récent retournement du paradigme (la ville représente non plus un développement maximal mais un sous-développement limite) devient le plus flagrant : les moyens brutaux grâce auxquels la climatisation s'universalise reproduisent, à l'intérieur du bâtiment, (es phénomènes climatiques qui, en d'autres temps, « se produisaient » à l'extérieur: tempêtes soudaines, mini-tornades, courant d'air glacé à la cantine, vague de chaleur, brume même. Provincialisme de la sphère mécanique que ta matière grise a abandonnée pour courir après l'électronique. Incompétence ou imagination? 11.6 C'est en cela - ironiquement - que la Ville générique est la plus subversive, la plus idéologique. Elle confère à la médiocrité une nouvelle dimension. C'est le Merzbau de Kurt Schwitters à l'échelle urbaine: la Ville générique est une Merzville. 11.7 L'angle des façades est le seul indice fiable de génie architectural: 3 points pour une façade qui penche en arrière, 12 points pour une façade qui penche en avant, 2 points en moins pour une façade en retrait (trop nostalgique). 11.8 L'aspect apparemment compact de la Ville générique est trompeur. Elle se compose à 51% d'atrium. L'atrium est une trouvaille diabolique qui a la capacité de donner corps à l'immatériel. Son nom romain est une garantie éternelle de « classe » architecturale - et son origine historique en fait un thème inépuisable. L'atrium se montre accueillant pour l'homme des cavernes, auquel il procure inlassablement le confort métropolitain. 11.9 L'atrium est un vide: les vides constituent les éléments de base de la Ville générique. C'est cette vacuité qui, paradoxalement, lui confère sa matérialité: l'amplification seule du volume est le prétexte qui lui permet d'affirmer sa présence. Plus ses espaces intérieurs sont complets et répétitifs, moins leur répétition systématique se remarque. 11.10 Le postmoderne est le style favori et il en sera toujours ainsi. Le postmodernisme est le seul mouvement qui a su réconcilier la pratique de l'architecture et la pratique de l'affolement. Le postmodernisme n'est pas une doctrine fondée sur une lecture sophistiquée de l'histoire de l'architecture, mais une méthode, une mutation de la pratique architecturale, qui permet de produire des résultats assez vite pour suivre le rythme d'évolution de la Ville générique. Au lieu de susciter un éveil de la conscience, comme l'espéraient peut-être ses inventeurs, il engendre un nouvel inconscient. C'est l'agent zélé de la modernisation. Il est à la portée de tout le monde: un gratte-ciel inspiré de la pagode chinoise ou de village toscan, ou les deux à la fois. 11.11 Toute résistance au postmodernisme est antidémocratique. Il entoure l'architecture d'un emballage « furtif » qui la rend aussi irrésistible qu'un cadeau de Noël donné par les bonnes oeuvres. 11.12 Y a-t-il un lien entre la prédominance de la miroiterie dans la Ville générique (s'agit-it de glorifier le néant en le multipliant à l'infini ou d'un effort désespéré pour capter des essences menacées d'évaporation?) et ces « cadeaux qu'on considéra pendant des siècles comme te présent le plus prisé par les sauvages et le plus efficace pour eux ? -11.13 Maxime Gorki, à propos de Coney Island, parte d'« ennui varié «. Il entend manifestement ('expression comme un oxymore. La variété ne saurait être ennuyeuse. Pas plus que l'ennui ne saurait être varié. Cependant, avec l'infinie variété de la Ville générique, on en arrive presque au point où la variété paraît normale, banalisée. Du coup, par un renversement d'attente, c'est la répétition qui devient inhabituelle et potentiellement audacieuse, stimulante. Mais là, nous entrons dans le XXIe siècle. GÉOGRAPHIE 12.1 La Ville générique se trouve dans les régions chaudes elle est en marche vers le Sud, vers l'équateur, abandonnant derrière elle le Nord et le gâchis qu'il a fait du deuxième millénaire. C'est un concept en état de migration. Sa destinée est d'être sous les tropiques, là où le climat est meilleur et les gens plus beaux. Elle est habitée par ceux qui ne se plaisent pas ailleurs. 12.2 Dans la Ville générique, les gens sont non seulement beaux mais ils ont aussi la réputation d'être d'humeur plus égale, moins hostiles par le travail, moins agressifs, plus agréables - ce qui est bien la preuve qu'il y a effectivement un rapport entre architecture et comportement, que la ville peut rendre les gens meilleurs grâce à certaines méthodes - qui restent à définir. 12.3 L'une des caractéristiques les plus marquées de la Ville générique est la stabilité de son climat - pas de saisons, un temps toujours ensoleillé. Pourtant, toutes les prévisions annoncent des changements imminents et une prochaine détérioration nuages sur Karachi. Le catastrophisme, autrefois réservé à la sphère de l'éthique et du religieux, s'est maintenant transporté dans le domaine incontournable du météorologique. L'angoisse du mauvais temps est à peu près la seule qui plane sur la Ville générique. IDENTITÉ 13.1 II y a une redondance calculée ( ?) dans l'iconographie qu'adopte la Ville générique. Si elle est au bord de l'eau, les symboles aquatiques prolifèrent sur tout son territoire. Si c'est un port, navires et grues apparaissent loin à l'intérieur des terres. (Toutefois, montrer les conteneurs eux-mêmes serait dénué de sens: on ne peut singulariser le générique à partir du Générique). Si elle est asiatique, des femmes « délicates " (sensuelles, impénétrables) fleurissent partout dans des poses dont l'élasticité est synonyme de soumission (religieuse, sexuelle). Si elle possède une montagne, une colline figurera sur le moindre prospectus, les menus, les billets, les panneaux d'affichage, comme si une tautologie sans faille pouvait seule convaincre. Son identité ressemble à un mantra. HISTOIRE 14.1 Regretter l'absence d'histoire est un réflexe ennuyeux qui traduit l'existence d'un consensus tacite selon lequel la présence de l'histoire est désirable. Mais qui le prétendrait? Une ville est un espace investi de la façon ta plus efficace possible par des individus et des processus. La plupart du temps, la présence de l'histoire ne contribue qu'à diminuer sa performance... 14.2 Présente, l'histoire entrave l'exploitation pure et simple de la valeur théorique qu'elle revêt en tant qu'absence. 14.3 Tout au long de l'histoire de l'humanité (pour commencer un paragraphe à la manière des Américains), les villes se sont développées par consolidation. Les changements s'opèrent sur place. Peu à peu des améliorations ont été apportées. Des civilisations se sont épanouies, ont décliné, sont renées, ont disparu, subi des saccages, des invasions, des humiliations et des viols, ont triomphé, ont ressuscité, connu un âge d'or, avant de sombrer brusquement dans l'oubli - tout cela sur le même site. Voilà pourquoi l'archéologie est un métier de fouilles: elle met au jour les strates successives d'une civilisation (autrement dit d'une ville). La Ville générique est une esquisse jamais terminée: on ne l'améliore pas, on l'abandonne. Les notions de stratification, d'intensification, de complétion lui sont étrangères: elle n'a pas de strates. La couche suivante intervient autre part, un peu plus loin (éventuellement dans le pays voisin) ou tout à fait ailleurs. L'archéologue (= archéologie plus interprétation) du XXe siècle n'a pas besoin de pelle, mais d'une quantité illimitée de billets d'avion. 14.4 En exportant ou en expulsant ses améliorations, la Ville générique perpétue sa propre amnésie (son seul lien à l'éternité?). Son archéologie sera donc la preuve de son oubli graduel, la documentation de son évaporation. Son génie aura les mains vides - ce ne sera pas un empereur nu, mais un archéologue sans trouvailles, ni même un site. INFRASTRUCTURE 15.1 Jusqu'alors complémentaires et globalisantes, les infrastructures deviennent de plus en plus concurrentielles et locales elles ne prétendent plus générer des ensembles qui fonctionnent, mais sont la retombée d'entités fonctionnelles. En fait de réseau et d'organisme, la nouvelle infrastructure produit l'enclave et l'impasse : (e grand récit cède la place à la rocade parasite. (La ville de Bangkok a approuvé des plans qui prévoient trois systèmes concurrentiels de métro aérien pour se rendre de A à B - que le plus fort gagne !) 15.2 Au lieu d'être une réponse plus ou moins tardive à un besoin relativement immédiat, l'infrastructure se veut désormais une arme stratégique, une prédiction: si l'on agrandit le port X, ce n'est pas pour qu'il desserve un hinterland de consommateurs frénétiques mais pour que le port Y ait des chances moindres ou nulles de survivre au-delà du XXIe siècle. Sur une seule et même île, la métropole méridionale Z, toute jeune, « reçoit » un réseau de métro tout neuf à seule fin de faire paraître W, la métropole traditionnelle du Nord, malcommode, embouteillée, dépassée. La vie est rendue facile à V pour qu'elle finisse par devenir insupportable à U. CULTURE 16.1 Seul le redondant compte. À l'intérieur de chaque fuseau horaire, on donne au moins trois représentations de Cats [La comédie des chats, NOT). Le monde est entouré par l'anneau de Saturne de ses miaulements. 16.2 La ville était jadis le lieu par excellence de la quête sexuelle. La Ville générique ressemble plutôt à une agence matrimoniale : elle accouple avec efficacité l'offre et la demande. L'orgasme a remplacé l'angoisse: il y a effectivement progrès. Les possibilités les plus obscènes s'affichent dans la typographie la plus aseptisée: l'llelvetica est devenu un caractère pornographique. FIN 17.1 Imaginons une version hollywoodienne de la Bible. Une ville quelque part en Terre sainte. Scène de marché : venant de gauche et de droite, des figurants vêtus d'oripeaux, de fourrures, de tuniques en soie, entrent dans le champ en vociférant, en gesticulant, en routant des yeux, en se chamaillant, en riant, en se grattant la barbe tes postiches dégoulinant de cotte. Ils s'attroupent au milieu de ('image, brandissent des bâtons, agitent te poing, renversent des éventaires, piétinent tes bestioles... Des gens crient. Pour vanter leurs marchandises? pour proclamer t'avenir ? pour invoquer tes dieux? Des bourses sont arrachées, des délinquants poursuivis - aidés peut-être - par ta foute. Les prêtres prient pour te retour au catme. Les enfants se déchaînent dans te taillis des jambes et des longues tuniques. Des animaux aboient. Des statues sont renversées. Des femmes poussent des hurlements. De peur? d'extase? La masse grouillante se fait marée humaine. Elle se brise en vagues. Maintenant coupons le son - silence, sensation de soulagement - et repassons le film à l'envers. Muets, mais encore visiblement en proie à l'agitation, des hommes et des femmes trébuchent en arrière le spectateur ne voit plus seulement des êtres humains mais il commence à remarquer tes espaces qui les séparent. Le centre se vide tes dernières ombres glissent hors du champ, probablement en se plaignant mais heureusement nous ne pouvons tes entendre. Le silence est maintenant rendu plus dense par le vide l'image montre des éventaires désertés, des détritus piétinés. Nous respirons... c'est fini. Voilà l'histoire de ta ville. La ville n'est plus. Maintenant, nous pouvons quitter la salle... Rem Koolhaas, Guide, 1994 Traduit par Catherine Collet La Suisse comme hyperville André Corboz André Corboz s'est particulièrement penché sur l'évolution des imaginaires de l'espace habité et construit, notamment à travers l'histoire de ses représentations dans la peinture, la maquette, la cartographie et la photographie. Engagé dans les débats contemporains sur la façon dont le territoire urbanisé peut être aujourd'hui envisagé par les projets qui visent à l'aménager, il lui appartient d'avoir proposé deux grandes métaphores opératoires: celle du palimpseste en 1983 (« Le territoire comme palimpseste », in Diogène, 1983) et celle de l'hypertexte en 1993. Le texte qui suit est celui d'une conférence donnée le 29 avril 1997 dans le cadre du cycle « Suburbanisme et paysage » organisépar la Société française des architectes. Pour la plupart des Helvètes, aujourd'hui encore, la Suisse est un pays agricole, habité par une population proche de la « nature ». Montagnes, lacs, troupeaux, champs et vignes constituent la substance même du territoire, la réalité fondamentale - dans laquelle, certes, il y a des exceptions (villes, industries, réseau ferré, autoroutes, etc.) mais qui n'entament pas le mythe. Car il s'agit d'un mythe, même si, lorsqu'il fut créé au XIX siècle, il correspondait à la réalité. Après la guerre civile du Sonderbund, à l'occasion de la constitution de 1848 (qui est encore largement celle d'aujourd'hui), il fallait sauver le pays, qui avait failli éclater. Aidée sans doute par le romantisme et son idéologie de la Nature comme sujet, c'est-à-dire avec laquelle on pouvait avoir des rapports de personne à personne, l'entreprise a si bien réussi qu'elle a survécu à l'industrialisation comme à la modernisation. Les deux guerres mondiales ont été l'occasion de renforcer ce mythe, si bien qu'il vit toujours. Le refus de l'Union Européenne en 1992, le Sonderfall et l'Alleingang en sont les dernières manifestations. e En 1992 encore, les couvertures des annuaires téléphoniques de Zurich et de Genève, bourgades qui ne sont pourtant pas exactement des hameaux, représentaient des champs de blé. Ce n'est donc pas en Suisse que les maires des principales localités éditeraient en commun un ouvrage intitulé Mon pays, c'est la ville, comme ce fut le cas en France en 1994. Pourtant, la proportion de la population suisse aujourd'hui employée dans l'agriculture est inférieure à 5 %. Observons en passant que cette nostalgie de la « nature vierge » et du bonheur agricole repose sur une serie de confusions : la vie du paysan et de l'éleveur, surtout en montagne, n'est pas précisément facile et très peu lyrique; en outre, l'agriculture elle-même, tout comme l'élevage, traite la nature en objet et constitue un acte culturel, qui exploite ladite nature en lui imposant des contraintes. Cette même nostalgie empêche la plupart des Helvètes de se rendre compte du phénomène de l'urbanisation, qui fait l'objet d'un refus global - sauf il est vrai chez les moins de 40 ans. Ce refus a une conséquence grave : il interdit que s'établisse une relation rationnelle à la réalité suisse. Lorsque l'on demande à quelqu'un de dire en quoi, pour lui, la ville consiste, il y a toutes les chances pour qu'il réponde que c'est un lieu central et compact, nettement distinct de la campagne. Traduit en critères formels, cela signifie que ce qui distingue la ville, c'est 1) l'ordre contigu, 2) l'unité de gabarit, 3) les « monuments » (cathédrale, hôtel de ville, etc.) - ce qui est autour de ce noyau ne mérite pas l'appellation de ville, mais celle de banlieue ou de périphérie, considérées comme abominables -, et enfin 4) l'opposition à la campagne. Inutile de souligner que cette conception de l'urbain - que traduit fort bien une gravure représentant la petite ville de Liestal en 1751 - est absolument périmée puisqu'elle est antérieure à la révolution industrielle, voire antérieure, sur bien des points, à la Révolution tout court. Ce que montre une photographie aérienne de cette même ville de Liestal, qui n'est pourtant qu'un chef-lieu de demi-canton, n'est pas exactement la même chose. On pourrait pousser le contraste à l'extrême en disant que la ville tolérée, c'est, mettons, Monteriggioni, tandis que la ville détestée, à l'autre bout de l'évolution, pourrait être, par exemple, Orlando (Floride), soit d'une part l'harmonie et de l'autre le chaos. Nous reviendrons plus loin sur ces deux notions, car elles sous-tendent effectivement la représentation caricaturale de ce qu'est ou devrait être la ville pour d'innombrables personnes. Auparavant, prenons acte de ce qui s'est passé dans le territoire suisse depuis le début du XXe siècle. LA NÉBULEUSE URBAINE HELVÉTIQUE Deux vues comparables des rives du lac de Zurich en 1920 et 1973 montrent bien que l'agglomération, en quelques décennies, s'est étendue dans toutes les directions, jusqu'à rejoindre et même franchir en bien des points les frontières du canton. Ce canton, le voici avec le réseau du S-Bahn, l'équivalent suisse du Réseau Express Régional : toutes les têtes de lignes se trouvent dans les cantons voisins, à Shaffhouse, Frauenfeld, Rapperswil, Zoug et Brugg. La raison en est ce que Jean-Luc Piveteau appelle « l'écartèlement progressif des fonctions fondamentales », dû à la facilité croissante des déplacements. Il s'agit là d'un phénomène assez général à la surface du globe. La Suisse n'en a pas le monopole et n'est pas non plus a son avant-garde pour la précocité, la rapidité ou l'ampleur. La comparaison avec, par exemple, l'agglomération de New York, permet de relativiser en montrant que les proportions suisses restent très modestes. Du moins à première vue, car tout dépend des critères de représentation. Il est également vrai que, dans ce pays, la dimension des équipements reste relativement petite et que la transformation des centres suisses n'a pas eu lieu à l'américaine. Cela dit, voyons un peu comment nos villes se sont étendues. Une vue nadirale de Fribourg aujourd'hui montrerait assez bien le rapport actuellement ordinaire entre la partie dite « historique » et le reste - comme si faubourgs, banlieues et périphéries n'étaient pas, eux aussi, partie de l'histoire! Ce qui frappe, c'est évidemment la différenciation morphologique, donc la différence de densité, entre le « centre » et le reste. Dans d'autres cas, celui de Zurich en particulier, le phénomène est un peu différent, parce que le réseau des villages proches était dense et que la multiplicité relativement précoce des résidences suburbaines les a reliés jusqu'à rendre les noyaux originels imperceptibles dans le tissu. Dans certaines zones, comme à Zollikon, le minuscule village autour de l'église a fait place à un tissu pavillonnaire - des villas de haut standing pour la plupart au début du siècle déjà. Dans les cas de Fribourg et de Zurich, nous avons affaire à des villes consolidées depuis des siècles, auxquelles la révolution industrielle a fourni l'occasion d'un développement considérable. Mais le phénomène s'observe sur tout le plateau suisse, comme par exemple à Aarau, dont le centre historique est tres bien conservé, très dense et toujours vivant : dans toutes les directions, a perte de vue, des noyaux d'urbanisation se sont développés. Le phénomène, en outre, ne touche pas seulement les sites où se trouvait déjà un bourg médiéval ou une capitale cantonale, mais affecte sans exception les localités intermédiaires. La création du RER a renforcé la mouvance, car beaucoup d'habitants travaillent a Zurich et ont souvent déplacé leur lieu de résidence pour des raisons fiscales, notamment à Zoug. La Suisse romande n'est évidemment pas restée hors de cette tendance, puisque la Riviera vaudoise, qui s'est développée au XIXe siècle en raison du tourisme de luxe (anglais, allemand et russe jusqu'en 1914), a accueilli ensuite une population beaucoup plus différenciée - non seulement des rentiers, mais aussi des propriétaires de résidences secondaires et des gens qui travaillent à Lausanne. Parfois l'urbanisation se décèle simplement par l'apparition d'un type architectural urbain: ainsi, une tour d'appartements de douze étages comme parachutée en pleine campagne! Là encore, le phénomène n'est pas particulier a la Suisse, puisque partout, en France et ailleurs, on observe cette façon qu'a la ville de surgir dans des contextes qui paraissent l'avoir toujours ignorée. Dans ces secteurs, souvent, des activités très diverses et jugées mutuellement incompatibles par les modernes, en particulier par la Charte d'Athènes, se trouvent juxtaposées. Ainsi à Schwamendingen, dans la région zurichoise, cet exemple éloquent : trois villas en rangée adossées à un entrepôt et situées à côté d'un parking à étages. Idyllique! Si l'on regarde de plus près la carte montrée en commençant, on voit que le bassin lémanique et la région Rhone-Alpes sont dans la même situation. Ce que nous aimerions rendre sensible, c'est que des cas comme celui de la Ruhr, qui forment aujourd'hui des agglomérations continues, sont en train de se constituer chez nous aussi sans qu'on en prenne conscience dans le gros de la population. Voyez aussi la nébuleuse urbaine qui s'étend entre Milan et le Tessin et que Stefano Boeri a étudiée avec tant d'efficacité. En d'autres termes, la Suisse n'est pas du tout une tache blanche dans les fameuses bananes (banane bleue, snowbelt, sunbelt, etc.). Elle a donc cessé, depuis plusieurs décennies, d'être cette étendue pittoresque vouée à la pomme de terre et aux troupeaux à cloches. Et pourtant, la vision nostalgique persiste, bien que la surface au sol des constructions réalisées en Suisse de 1945 à 1980 ait progressé au rythme d'un mètre carré par seconde, ce qui représentait, à cette dernière date, la superficie du canton du jura. Et il va sans dire que la tendance ne s'est pas inversée, au contraire. Depuis 1982, en effet, la progression (industries, surfaces de transport et autoroutes comprises) est passée à 1,32 mètre par seconde, soit, pendant ces seize années, plus de deux fois la surface du lac de Bienne. Pour reprendre une expression forte de François Walter (dans son livre La Suisse urbaine 1750-1950), nous avons affaire, chez nous aussi, à une « ville en reptation ». Nous n'épiloguerons pas sur les causes lointaines de cette transformation, ou Plutôt de cette mutation, dont l'augmentation explosive de la population mondiale est l'une des principales - même si la Suisse n'est pas comparable au tiers monde sur ce point. Il suffira de rappeler que, selon un rapport de l'Unesco de 1995, il faudrait, pour absorber cette population, créer dans les quarante ans qui viennent mille villes de 3 millions d'habitants, soit vingt-cinq par an. UNE PRISE DE CONSCIENCE LENTE, RÉTIVE ET IMPARFAITE À côté de cette explosion démographique en cours, les problèmes helvétiques sont évidemment ridicules. Deux cartes montrant le même territoire entre Bienne et Nidau, respectivement en 1848 et 1976, font état d'une évolution marquee mais non pas tragique, et surtout, encore maîtrisable. Le problème, du reste, ne date pas d'aujourd'hui, puisqu'il est né en Grande-Bretagne au milieu du XIX siècle et qu'il a été étudié d'abord par les géographes, lesquels ont créé des néologismes pour décrire et qualifier la façon dont les villes existantes se sont répandues sur le territoire: conurbation, interurbation, Randstad,... jusqu'à la mégalopole ou nébuleuse urbaine américaine étudiée par jean Gottman en 1961. D'autres ont parlé de metropole polycentrique, comme Michel Bassand, pour mieux rendre compte de la structure interne du phénomène, si bien qu'on est peu à peu passé d'une représentation concentrique, laquelle impliquait encore une vision quasi cosmique de la ville, reflétant la structure de l'univers géocentrique, à une conception où la centralité jouait encore un rôle - c'est ici le schéma central -, mais où s'exprimait dejà un début de déconstruction (remarquez la date:1939), pour arriver à ce que je qualifierais de schéma réaliste, parce qu'éclaté en noyaux multiples (là encore, la date de 1945 est intéressante). Dans ce dernier schéma, il n'y a plus de centralité a proprement parler, mais un système de centralités qui, souvent, et presque partout, tend à vider ce que nous appelons encore le centre ville ou le centre historique - parce qu'il est le plus ancien, le plus dense, et surtout le plus symbolique - de son contenu fonctionnel, et donc de son sens. e Ce schéma américain exprime bien cette phase de l'évolution urbaine : la «city » est comme repoussée à l'horizon; elle est souvent dégradée et habitée par une population pauvre, du moins lorsqu'elle n'a pas fait l'objet d'une gentryfication. Ici encore, la Suisse n'a pas subi aussi violemment que les États-Unis ou les villes européennes touchées par la guerre les conséquences du remodelage. Il n'y a pas eu de rénovations urbaines à grande échelle comme en Allemagne, en Italie ou en France, en dépit de projets annonciateurs, puisque celui de Maurice Braillard pour Genève, en 1931-1935, envisageait, au moins à titre de modèle, une restructuration absolue. Mais dans les faits, la rénovation a été diffuse, donc discrète. Nos villes se sont étendues et ramifiées sans toucher énormément à la substance existante. Mais voyons à présent comment ce pays crispé a réagi et si l'urbanisation extensive, comme dit Alain Léveillé, était inattendue ou prévisible. Sur le premier point, l'émergence des nébuleuses urbaines a suscité des propositions à vrai dire peu surprenantes étant donné la persistance du mythe de la Suisse comme pays agricole. « La culture de quartier, explique un texte sur la Dorfkultur, se développe comme une nouvelle culture, une culture villageoise. » Cette curieuse contradiction dans les termes est commune, surtout en Suisse alémanique. On a créé d'ailleurs, à l'est de Zurich, plusieurs villages résidentiels, comme par exemple Kindhausen, lancé en 1994 à grand renfort de battage publicitaire. La solution à la « crise » de la ville est naturellement le «dörfli » (hameau), habité comme il se doit par des gens qui travaillent dans leurs bureaux zurichois. Autre exemple: la Janahof Siedlung à Kaltbrunn, dans le canton de Saint-Gall (tout près de l'autoroute Zurich-Coire). Cette Siedlung a été réalisée en grande partie sous la forme d'un bourg médiéval (voyez les portes!). Il va de soi que ses habitants n'exercent pas sur place leur activité professionnelle. 50 % des Suisses ne travaillent d'ailleurs pas à leur lieu de domicile. C'est dire que même s'il est citadin, le Suisse (mais aussi bien l'Allemand) rêve d'un cottage isolé dans la nature. En d'autres termes: d'accord pour la ville, mais en bois et exactement semblable au village des ancêtres. On commence à percevoir qu'il y a là comme un problème de mentalité, j'irais même jusqu'à dire d'arriération mentale ou en tout cas culturelle. Sur le second point, celui de la connaissance anticipée de l'évolution, l'institut ORL du Polytechnicum de Zurich avait pourtant fourni un certain travail. En 1973, se fondant sur des pronostics touchant la croissance industrielle du pays jusqu'en 2000 ainsi que l'accroissement de la population qu'elle entraînerait, cet institut opposait à l'urbanisation incontrôlée alors en cours neuf variantes possibles de développement urbain concerté. Ce qui s'est produit est une dixième variante, soit une distribution en fonction du plateau suisse. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois que l'on procédait à ces constats et à ces diverses extrapolations. En 1941, Armin Meili entrevoit deux possibilités d'évolution pour la Suisse. D'abord ce qu'il nomme la Bandstadt CH, soit la ville linéaire qu'il voit déjà en formation entre Soleure et Frauenfeld et dont il fournit une esquisse pour l'an 2000 environ. L'autre possibilité, estime-t-il, c'est la Großstadt CH,soit la Suisse comme ville continue, dont il donne les éléments formateurs. Meili était-il le premier dans la lignée des visionnaires ? Ecoutons plutot : « je gage que les beaux changements qui ont eu lieu au pays de Vaud me déplairont souverainement - ennuyeuses longues rues, grands chemins, jardins anglais, maisons parisiennes (mauvaises copies d'originaux médiocres) - bâtiments qui se ressemblent tous, et qui ne font, pour ainsi dire, qu'une espèce de ville universelle qui s'étend d'un bout à l'autre de l'Europe [ ... ]. Il n'y a plus de campagne nulle part - on abat les forêts, on viole les montagnes - on se fiche des rivières -partout le gaz et la vapeur la même odeur, les mêmes tourbillons d'exécrable fumée épaisse et fétide - le même coup d'œil commun et mercantile de quelque côté qu'on se tourne - une monotonie assommante » (William Beckford, 1833). Ce n'est pas l'avis d'un planificateur, certes, mais celui d'un auteur romantique et grand voyageur - alors que pour nous, le canton de Vaud de 1833 était évidemment le comble du paysage traditionnel autant qu'idyllique. Et avant Beckford? « La Suisse entière n'est pour ainsi dire qu'une grande ville divisée en treize quartiers, dont les uns sont sur les vallées, d'autres sur les coteaux, d'autres sur les montagnes. Il y a des quartiers plus ou moins peuplés, mais tous le sont assez pour marquer qu'on est toujours dans la ville. » Ces lignes sont ecrites en 1763, et leur auteur est un certain Jean-Jacques Rousseau. Chose curieuse, Rousseau, ordinairement ennemi des villes, juge le phénomène plutôt positivement: «On ne croit plus parcourir des déserts quand on trouve des clochers parmi les sapins, des troupeaux sur des rochers, des manufactures dans des précipices, des ateliers sur des torrents. Ce mélange bizarre a je ne sais quoi d'animé et de vivant...» Certains esprits sensibles ont donc vu venir l'évolution de très loin, mais n'ont exercé aucune influence sur la représentation de la ville que les Suisses se font. Et aujourd'hui, où en sommes-nous ? Les cartes les plus récentes qui prétendent rendre compte de l'état de l'urbanisation entre Zurich et Genève sont la plupart du temps en retard sur la réalité. Une image saisissante que nous reproduisons ici, déjà ancienne puisqu'elle date de 1987, résume bien mieux la situation : sous la Suisse prétendument agricole se trouve la vraie Suisse, à savoir la Suisse urbaine. À CÔTÉ, CONTRE, DANS ET PARTOUT: LES QUATRE PHASES DE VURBANISME AU XX, SIÈCLE On peut, en simplifiant beaucoup, distinguer quatre phases dans la façon dont les théoriciens de l'urbanisme ont abordé la ville pour tenter de résoudre les problèmes nés de la révolution industrielle et de l'afflux des populations campagnardes vers les villes, en particulier les grandes villes. Dans la première, on projette la ville hors de la ville existante. En 1859 déjà, Idelfonso Cerdà propose pour Barcelone un plan d'extension visionnaire qui se développe à côté du centre historique (dans lequel il prévoyait par ailleurs quelques percées qui ne furent pas réalisées). En Espagne encore naît avec Arturo Soria y Mata, en 1882, l'idée de ville-linéaire, fondée sur le transport public, et dont un fragment fut réalise près de Madrid. Le principe était de relier les villes existantes par de telles cités-linéaires. Le Corbusier s'en souviendra en 1943 dans un projet européen de l'Ascoral. La dernière façon de faire la ville à côté des villes, c'est la cité-jardin selon Howard, qui avait l'ambition de combiner les avantages de la ville et de la campagne en éliminant leurs inconvénients respectifs. Le succès colossal rencontré par cette idée perdure sous différentes formes, en particulier aux États-Unis, où l'on en construit encore partout. La deuxième phase est celle des Ciam et de la Charte d'Athènes (élaborée en 1933 et publiée dix ans plus tard) : c'est l'urbanisme contre la ville, qui trouva une justification a posteriori dans la table rase que connurent de fait les villes bombardées. Son idéal était de substituer aux cités qui avaient grandi très empiriquement au cours des siècles, et qui étaient jugées intolérables à la fois hygieniquement, techniquement et socialement, un milieu entièrement contrôlé. Dans les faits, ces idées ont moins servi a remplacer les centres-villes qu'à créer un peu partout des cités-satellites, dont la Suisse a eu son lot, et dont Meyrin, près de Geneve, offre un exemple typique. Mais cette seconde phase fut suivie d'une réaction devant les excès de simplification des modernes - et notamment la réduction de la ville au quarteron fonctionnel : habiter, travailler, se récréer, circuler. Ce fut celle du postmodernisme, souvent très formaliste, en particulier dans sa tentative de récupérer les « styles historiques ». Son texte fondateur est L'Architecture de la ville d'Aldo Rossi (1966). Cette phase est celle de l'urbanisme dans la ville, emblématique dans le projet de Rob Krier pour Stuttgart, qui tentait de restituer les espaces détruits du centre-ville, un peu comme si l'histoire était équipée d'une marche arrière. La quatrième phase, dans laquelle nous nous trouvons, ne dispose pas encore d'un texte fondateur. C'est celle de la ville coextensive au territoire. Les théories se sont certes succédé, mais moins les pratiques, qui continuent à s'inspirer des trois premiers courants, sans trop se soucier des critiques dont ils ont fait l'objet. LA MÉTAPHORE DE L'HYPERTEXTE Face à cette situation, un constat s'impose. Dans les villes actuelles, il y a comme une contradiction, voire un écartèlement entre forme et fonction, c'est-à-dire entre la structure historique et le mode de fonctionnement réel. Le centre de Genève est-il toujours dans la haute-ville ? Non. Depuis les foires mediévales, d'ailleurs, le centre économique s'est déplace dans les rues basses, qui ne constituaient au départ qu'un faubourg. Et aujourd'hui, même si le siège du gouvernement cantonal (Conseil d'État et Grand Conseil) est toujours sur la colline avec la cathédrale, on peut douter que ce soit plus qu'un symbole. Pour la cathédrale, il est clair qu'elle ne joue plus de rôle actif depuis la fin de l'Ancien Régime. Et si les administrations étaient bel et bien groupées près de L'hôtel de ville jusqu'à la dernière guerre, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Même le maire a déménagé puisqu'il se trouve au Palais Eynard et non plus dans ce que les vieux Genevois considèrent toujours comme le cœur de la cité. Ladministration est à la jonction, à la Praille, au Grand-Saconnex, aux Acacias, etc. Il serait intéressant et même nécessaire de cartographier cet exode des fonctions traditionnellement centrales depuis 1945. En d'autres termes, les lieux centraux, comme les appelait Walter Christaller (1933), se signalent désormais par un double caractère : ils ne sont plus au centre, et ce ne sont plus des lieux. Ils ne sont plus au centre du moment qu'ils ont été repiqués dans la périphérie au hasard des terrains et des bâtiments disponibles, et ce ne sont plus des lieux parce que leur localisation leur a soustrait toute valeur symbolique, toute identite, toute « corperate identity ». Mais s'il n'y a plus de centre à proprement parler, il ne peut plus y avoir de périphérie non plus, ce dernier terme supposant le premier, auquel il se réfère. En même temps, les centres-villes historiques se muséifient à des fins touristiques. On visite donc des ensembles dénaturés, réduits a leurs apparences, à leur coquille. Ces divers constats convergent, vers une conclusion générale, à savoir que le vocabulaire usuel pour parler des villes est devenu inutilisable, soit que les termes utilisé désignent des réalités qui n'existent plus, soit qu'ils connotent ou impliquent des jugements de valeur. On entend souvent parler, par exemple, du mitage du territoire; mais avant de savoir si le phénomène est vraiment négatif, comme cette expression le sous-entend, ne faudrait-il pas commencer par l'analyser ? Ce défaut du vocabulaire usuel a conduit certains chercheurs et observateurs a proposer une terminologie nouvelle. Nous avons déjà cité conurbation, mégalopole, galaxie urbaine. Françoise Choay a proposé le post-urbain, BernardoSecchi la città diffusa, Alain Léveillé la ville extensive, François Ascher métapolis, Sébastien Marot suburbanisme, Pier Giorgio Gerosa corapole, Thomas Sieverts Zwischenstadt, François Walter la décentralisation concentrée. Enfin, tandis que Max Frisch opposait naguère villages urbains et cité rurale, Françoise Choay, déjà citée, s'en tient aujourd'hui à l'urbain tout court. À mon tour, j'aimerais proposer hyperville, par analogie avec hypertexte. On peut définir un texte comme un ensemble de paragraphes successifs, généralement imprimé sur papier, et qui se lit habituellement depuis le début jusqu'à la fin. Un hypertexte, lui, est un ensemble de données textuelles numérisées sur un support électronique et qui peuvent se lire dans des ordres très divers. Un texte - c'est le point important - est une structure linéaire, en principe hiérarchisée, perceptible par les sens en tant que tout - un article, un livre se prennent en main. Un hypertexte, au contraire, n'est pas comme tel saisissable par les sens; il ne possède pas de structure univoque et impérative; il se parcourt presque ad libitum; à la limite, il n'a pas d'auteur ou pas qu'un seul auteur. Dans le vide lexical qui caractérise aujourd'hui les établissements humains de très grandes dimensions en Occident, le terme d'hyperville aurait l'avantage de ne pas préjuger de la densité (contrairement à « ville extensive » ou « ville diffuse ») et de ne pas s'opposer aux villes « historiques », puisque celles-ci sont elles-mêmes des constituants de l'hyperville. Certes, il s'agit d'une métaphore, et l'analogie ne peut être poussée jusqu'à l'homologie, du, moment qu'elle ne rend pas compte de toute la réalite : dans le territoire, les « textes » sont tres souvent mêlés, superposés, partiellement effacés, ce qui n'est jamais le cas dans l'ordinateur, comme Andrea Felicioni l'a noté. D'autre part, les villes actuelles ne font pas que concentrer la population en croissance, elles ne se contentent pas de déborder les vieilles limites communales, mais elles se répandent largement sur leurs environs, plus, elles tendent à devenir réciproquement limitrophes, donc se soudent les unes aux autres dans de vastes ensembles qui couvrent peu à peu la totalité du territoire, et souvent le débordent (ainsi, vues d'avion, Annemasse et Genève ne sont guère distinctes l'une de l'autre). En outre, les villes ne se sont pas contentées de s'étaler autour de leur noyau, elles ont essaimé pour occuper parfois des lieux jugés inhabitables avant le xxe siècle: ce sont elles qui ont colonisé les bords de mer et provoqué leur bétonnage, elles aussi qui ont implanté des stations de sports d'hiver et d'été dans des etendues jusqu'alors désertiques, elles toujours qui commencent à occuper l'arrière-pays lorsque les franges côtières sont saturées, comme la Côte d'Azur et la Riviera lémanique. Ces entreprises de colonisation sont menées par et pour les urbains, qui développent également les réseaux nécessaires aux migrations saisonnières, réseaux le long desquels des services, des unités de production, des centres de décision s'installent à leur tour. Il en résulte que le rapport traditionnel entre ville et campagne s'est inversé: la « campagne » est maintenant entourée par la « ville », elle se trouve à l'intérieur de l'hyperville Comme l'hypertexte, l'hyperville est accessible de diverses façons; on y entre, on en sort par une multitude de points - du moins si l'on peut encore parler d'entrée et de sortie -; on y circule également par des itinéraires extrêmement variés, du moment que les activités y sont dispersées, et surtout qu'il n'y a pas de centre, un centre, mais des polarités. À ce point, une observation complémentaire s'impose : contrairement à ce que pensent les fétichistes de la ville historique, celle-ci n'était pas non plus homogène, ne serait-ce que pour cette première raison qu'elle n'a jamais été construite en une seule campagne. Elle était faite au contraire de pièces et de morceaux, de trames et de tissus additionnés. Hildesheim, par exemple, se compose au xe siècle de cinq couvents et églises, chacun et chacune dans sa propre enceinte, et d'un marché. S'y ajoutent ensuite deux villes murées. Certaines de ces unités fusionnent, d'autres non, mais il faut attendre le XlVe siècle pour qu'une seule muraille - une « enceintede réunion » comme dit Lavedan enveloppe le tout, Pendant le Haut Moyen Âge, la ville est donc souvent un archipel d'unités autonomes, chacune avec sa propre charte. Dans bien des cas, ces unités n'ont donné forme à une univeysitas, soit un organism unique, que tardivement, voire très tardivement, ainsi Arras en 1742. Avant cette date, cette dernière ville est encore composée d'une civitas romaine d'une part, devenue terre de l'eveque, et d'un burgus marchand et communal, où le centre directionnel a émigré. En outre, la ville historique a été reconstruite plusieurs fois sur elle-même, en tout ou en partie; elle a été dévastée par des guerres, par des révoltes ou par de gigantesques incendies. Même des villes dont le « centre historique » aussi compact que Sienne ou Villefranche-de-Rouergue sont donc le produit d'une sédimentation. Il serait par conséquent intéressant d'analyser les quartiers anciens, eux aussi, en termes de non-homogénéité, ce qui leur donnerait une chance supplémentaire de ne pas constituer un corps étranger dans l'hyperville. La ville ancienne n'était donc pas une ville idéale: non seulement parce que la ville idéale n'existe pas, dès lors que la tension sociale ou l'étouffement social constitue toujours la nature des sociétés urbaines, mais encore parce que nous n'accepterions tout simplement pas de vivre dans des villes antérieures à la révolution industrielle, dont l'état, précisément, social, mais aussi culturel, technique et surtout hygiénique, nous serait insupportable. À cette première observation complémentaire, j'aimerais en ajouter une seconde, que la nature de l'hyperville détermine largement, ou du moins rend nécessaire: il va falloir apprendre a penser en termes de réseaux, et non plus en termes de surfaces, ce qui est, je le concède volontiers, plus facile a dire qu'à faire, notamment parce que les réseaux n'abolissent pas les surfaces! Pour y parvenir, il faudra aussi que la sociologie urbaine se développe dans cette direction. À Bamberg, la fusion des diverses unités n'eut lieu qu'en 1802. RENONCER À L'HARMONIE Si la ville coextensive au territoire semble renverser la formule de Pascal pour figurer un univers où la circonférence est partout et le centre nulle part, si elle n'est pas saisissable par les sens en tant qu'ensemble, si elle est dépourvue de structure hiérarchisée et susceptible d'être parcourue en tous sens, si l'hyperville nous répugne, si elle apparait contradictoirement comme chaotique et monotone, si elle incarne pour la plupart des gens l'abomination de la désolation, bref, si nous la percevons comme un espace de pure dispersion, homogène à force d'hétérogénéité, comme l'a dit Alain Charre, c'est, je crois, en raison d'une notion implicite, qui détermine comme instinctivement notre vision de la ville - du moins chez les personnes, disons, au-dessus de 50 ans; la notion d'harmonie. Or - telle est du moins mon opinion -, la notion d'harmonie est périmée. Ne serait-ce pas elle qui, en dernière analyse, nous empêche de percevoir les phénomènes urbains actuels ? je ne dis pas cela par pure provocation et tiens donc à préciser d'emblée que le contraire de l'harmonie, ou plutôt la non-harmonie, n'est pas nécessairement la cacophonie ou le chaos. Si nous voulons percevoir l'hyperville, il nous faut modifier notre sensibilité, voire notre mentalité, en profondeur. La science elle aussi progresse par réflexion sur ses propres conditions de production, c'est-à-dire notamment par un retour sur ses propres postulats, pour les modifier ou les remplacer. Or, heureusement, les instruments d'un tel changement sont disponibles. Ils le sont même depuis plus d'un siècle. L'art moderne et l'art contemporain, à partir de Cézanne et surtout du cubisme et du constructivisme, en passant par les expressionnistes, dada et les surréalistes, les abstraits de tout poil, le pop art, l'arte povera, l'art conceptuel, le mouvement Fluxus, les hyperréalistes, le land art et j'en oublie… l'art contemporain devrait nous avoir préparés à ne plus percevoir en termes d'harmonie, mais en termes de contrastes, de tensions, de discontinuité, de fragmentation, d'assemblage, etc, bref, selon un système dynamique qui ne relève d'aucune esthétique précédente. Il va de soi que les mêmes observations peuvent se faire pour la littérature et la musique. N'oublions pas que la fameuse formule de Lautréamont (« beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d'une machine à coudre et d'un parapluie ») date de 1869. Mais comme l'hyperville n'est pas au premier chef un phénomène esthétique, on peut recourir à une autre approche, plus intellectuelle, pour tenter d'en comprendre les manifestations, et montrer que son prétendu chaos n'en est pas un. Remarquons d'ailleurs qu'il y a deux types de chaos : celui des scientifiques,qui est réductible à l'hypercomplexité, et celui des philosophes, qui ne l'est pas. Même s'il me paraît absolument nécessaire de maintenir une notion de chaos réel, malgré son origine métaphysique ou mystique, j'aimerais montrer, en empruntant à la géologie les termes d'une comparaison, que cette notion ne s'applique pas à l'hyperville. Si vous circulez par exemple dans les grands parcs du Sud-Ouest américain, vous rencontrez souvent des formations rocheuses, voire des paysages entiers, remplis de formes surréalistes. Le spectacle est parfois si bizarre et plastiquement si inattendu, qu'il paraît arbitraire, voire « impossible » - littéralement, on n'en croit pas ses yeux. Or, il est certain que ces formations ne répondent à aucune intention, mais qu'elles résultent uniquement d'un jeu d'interférences entre, d'une part, la nature plus ou moins résistante des différentes espèces de roches et de sols, et, d'autre part, l'action contrastée des divers types d'érosion - glaciaire, pluviale, éolienne... Ce qui donc peut nous apparaître au premier regard comme une composition volontaire s'avère absolument déterministe à l'analyse. Il se passe quelque chose d'analogue, aujourd'hui, sur le plan de l'exploitation du territoire. Nous avons l'impression que l'hyperville est chaotique, et nous nous en débarrassons avec quelques adjectifs. Or l'hyperville n'est nullement une accumulation sans règles. Elle résulte d'une multitude de choix, qui sont tous rationnels, ou qui tendent à l'être, mais qui obéissent à des rationalités différentes, souvent en concurrence les unes avec les autres, en particulier dans le système de libéralisme sauvage qui est le notre. La multitude des interventions fait que le résultat pour le territoire tout entier est difficilement prévisible, cela d'autant moins qu'une partie des décisions relève de centres extérieurs, voire très éloignés. Dans l'hyperville suisse en formation, un certain nombre de signes laissent espére qu'une prise de conscience est enfin en train de s'esquisser, sinon sur le plan culturel, du moins sur le plan politique. Beaucoup d'élus ont constaté que l'autonomie communale était un obstacle majeur au traitement des problèmes urbains. L'idée d'un secrétariat d'État à la ville avait été lancée il y a cinq ans, du moment que deux Suisses sur trois habitent ou travaillent dans une « ville », et que la Suisse des « villes » est désormais largement majoritaire, alors que notre système politique ne reconnaîît aux villes aucun statut particulier. Une idée avait même été lancée d'une chambre des villes - elle n'est certes pas pres de passer dans les faits! ÉPILOGUE En guise de conclusion, j'aimerais évoquer brièvement un dernier point: la disparition de l'opposition ville-campagne a - ou aura - inévitablement pour corollaire une mutation qualitative des mentalités. Aujourd'hui, en effet, le mode de vie hyperurbain, les systèmes de valeurs et de non-valeurs hyperurbains s'imposent partout à travers les médias - en particulier la télévision -, tous guidés par l'unique critère de l'Audimat. Ce qu'il restait encore de traditionnel, voire d'archaïque dans les plaines agricoles et les hautes vallées est en train de faire place à des modèles de comportement uniformes. Lorsque la génération qui a aujourd'hui 50 ans aura disparu, la mutation - sauf exceptions individuelles - sera terminée. À vrai dire, ce propos nécessite une correction : les paysans perdent leurs systèmes de référence culturels, mais les citadins également : tous se transforment en mégalopolitains, en hyperurbains. Les contenus de leur imaginaire leur sont désormais livrés à domicile, non plus par la tradition ou par l'éducation, mais par la télévision. Un collègue, avec qui je m'expliquais là-dessus, me rétorquait que le contraire est également vrai. Ainsi, me dit-il, le fils d'un paysan de montagne uranais de sa connaissance a été étudier l'agronomie au Polytechnicum de Zurich pour reprendre l'exploitation de son père. Cet exemple prouverait que la tradition continue donc bel et bien. Or, tout a l'inverse, il me paraît illustrer à merveille la mutation en question: le fils, formé en « ville » à des techniques up to date, va les importer à la montagne avec une vision qui n'aura plus rien de folklorique; c'est donc précisément un cas où l'hyperville pénètre jusqu'aux glaciers sublimes... Pour terminer d'un mot, il serait peut-être bon de songer à entrer enfin dans le XXI siècle pendant qu'il est encore temps. A. C. NOTES 1. En 1932, Meili avait déjà parlé d'une Grossstadt CH largement décentralisée! 2. Ainsi la dernière carte publiée par PORL dans le n° 252 du Bulletin de PETH fait comme si le Jura et le Valais, entre autres, n'étaient pas touchés par le phénomène. 3. Ce qui ne signifie pas qu'il faille s'agenouiller servilement devant tous les produits de l'art contemporain. 4. Sa rationalité est à la fois féroce et restreinte. e L'URBANISME DU XXe SIECLE Esquisse d'un profil - André Corboz La notion de siècle n'a pas de réalité intrinsèque: ainsi le XIXe commence-t-il en 1789 pour s'achever en 1914. Il s'ensuit que ,s événements de 1989-91 seront peut-être onsidérés comme marquant le vrai début du XXIe siècle. Il se peut donc que le XXIe ait déja commencé, ou qu'au contraire le XXe se prolonge dans le XXIe jusqu'à ce que des événements plus radicaux que ceux que nous venons de vivre instituent un tournant plus lécisif encore. Pour la discipline qui nous intéresse, le texte fondateur date de 1859: c'est l'année où le Catalan Ildefonso Cerdà rédige sa TEORIA GENERAL DE LA CONSTRUCCION DE LAS CIUDADES: le XXe siècle de l'urbanisme naît donc à Barcelone avec huit lustres d'avance sur le calendrier. Lorsqu'on étudie l'urbanisme du XXe siècle, on se rend compte que sa périodisation est indépendante de la périodisation politique, mais aussi que l'on a affaire à deux phénomènes distincts, encore que liés: d'une part, l'urbanisme tel qu'il se pratique, de l'autre, l'urbanisme tel qu'il se théorise. Il y a décalage entre ces deux plans de réalité. La cité du géographe urbain diffère considérablement, en effet, de celle de l'historien des idées sur la ville. En outre, suivant les continents, les pays, les régions, le tableau général nécessite de fortes nuances. Il ne sera toutefois question, ici, que de l'Europe; l'exposé se limitera aux grands trends et aux principales propositions en insistant sur l'émergence successive des idées nouvelles et non pas sur les résistances qu'elles ont rencontrées ou sur la permanence de telles ou telles pratiques administratives ou techniques. Pour résumer l'urbanisme du XXe siècle en un mot, il faut d'emblée préciser qu'il est dominé par une idée-force, le concept de planification. Et quels que soient les contenus de ce concept, qui varient évidemment énormément s'il est manié par l'administration Roosevelt ( dans le cadre de la Tennesse Valley Authority des années trente) ou par la dictature stalinienne, quels que soient donc les moyens auxquels la planification recourt, elle vise toujours à la distribution optimale des personnes, des biens et des services sur un territoire donné. Ce sont les critères de cette distribution qui varient, en fonction de l'idéologie politique qui les met en œuvre. Cette définition très large de la planification souligne qu'elle consiste d'abord en un acte de nature socio-économique. La réalisalion des intentions passe ensuite par une phase concrète, qui disposera dans le territoire des constructions et des espaces afin de les rendre opérantes; il faut donc distinguer la planification de l'urban design - du moins jusqu'à tout récemment, car les choses se sont compliquées depuis une décennie environ. Si l'idée de planification a émergé, puis s'est imposée, ce n'est pas à cause du caprice de quelques intellectuels, mais bien en réponse à une situation devenue intenable. Sous l'influence d'une multitude de facteurs, dont les trois plus importants sont l'urbanisation massive, l'industrialisation et la révolution des transports, les villes ont éclaté, se sont répandues sur les campagnes environnantes, ont débordé leurs anciennes limites administratives et surtout ont grossi dans la plus totale anarchie. Cette croissance chaotique fut d'abord jugée - dans la première moitié du XXe siècle comme un signe de santé, ensuite comme une maladie grave et socialement coûteuse. La seconde moitié du siècle voit surgir diverses théories qui trouveront leur application au début du nôtre et qui toutes se présentent comme des solutions globales autant qu'universelles. Puisque nous nous en tenons aux généralités, il n'est guère utile d'énumérer ces thèses, certaines d'ailleurs saugrenues. Si l'on examine en revanche comment cette grande idée de planification, soit la maîtrise du développement urbain et territorial, s'est traduite dans les faits, il en résulte une clé de lecture beaucoup plus efficace. On peut en effet distinguer quatre phases dont le critère commun serait le lieu de l'intervention. Le siècle commence par le prodigieux succes d'une conception novatrice, celle de la cité-jardin, qui s'épanouit de 1900 à 1930 environ. Elle se fonde sur l'hypothèse qu'il est possible de combiner les avantages de la ville et de la campaime, tout en en supprimant les inconvenients; l'idée paraît d'abord dans une thérie espagnoles (arturo Soria y Mata, LA CIUDAD LINEAL, 1882), mais passe en force en Angleterre (Ebenezer Howard, TOMORROW: A PEACEFUL PATH TO REAL REFORM, 1898), tandis que la réalisation emprunte beuacoup à un auteur autrichien ( Camillo Sitte, DER STÄDTEBAU NACH SEINEN KÜNSTLERISCHEN GRUNDSÄTZEN, 1889); ces deux derniers auteurs ont en commun la certitude que la ville médiévale, celle de l'époque des communes surtout, offre à la fois l'idéal de l'harmonie communautaire et civique et celui de la structure urbaine irrégulière propre à diversifier le tissu des rues et des places. Cette vue du moyen âge est sommaire et naïve, moins toutefois que la visée de ces protagonistes: ils croient que les cités-jardins remplaceront rapidement les villes existantes, dont ils ne s'occupent pas . Le lieu de l'intervention ne concerne donc pas la ville. Il s'agit d'un urbanisme à côté de la ville ou hors de la ville. La génération des urbanistes de la cité-jardin est relayée par celle, bien plus radicale, qui fonde en 1928 les CIAM, soit Congrès internationaux d'architecture moderne. Ce groupe hétérogène, mais combatif et doctrinaire, refuse les termes du problème tel qu'il a été posé jusqu'alors. Il propose une voie unique et sans compromis: remplacer la ville existante par une ville "rationne1le". Face à l'énorme complexité des phénomènes urbains, les gens des CIAM procèdent à une réduction impitoyable du nombre des paramètres qui déterminent le domaine bâti. Leur réduction identifie un seul critère de rationalité, la fonction, - et même la fonction entendue dans son sens utilitaire. Un document tardif, la CHARTE D'ATHENES (version Le Corbusier, 1943), affirme que la ville est constituée par quatre fonctions seulement: "habiter / travailler / se récréer le corps et l'esprit / circuIer". A chaque fonction son secteur urbain, sauf la circulation, qu'il était malheureusement impossible de parquer dans un seul coin: c'est le fameux principe de la ségrégation des fonctions. Certes, la Charte ne représente pas toute la pensée des CIAM, il s'en faut. Mais elle emblêmatise parfaitement sa visée extrémiste et son esprit jacobin . De ces idées sont issus tous les quartiers, toutes les cités-satellites, toutes les reconstructions dans lesquels la nouvelle substance urbaine est constituée uniquement d'immeubles-barres et d'immeubles-tours baignant dans un espace très distendu. La réaction contre la "rue-corridor" a abouti à une espèce de dissolution de la ville dans la verdure ou dans un milieu ouvert de tous côtés, dont Brasilia fournira tout ensemble et l'apothéose et le point final à partir de 1960. Cette deuxième phase, c'est celle de l'urbanisme contre la ville. Ce qui se passe ensuite est plus difficile à cerner, parce que provenant d'une série de réactions (successives et non coordonnées) aux thèses dominantes et aux pratiques administratives. La troisième phase s'avère hétérogène . Ici, pas de texte fondateur à proprement parler, à moins de considérer que L'architettura della città, ouvrage d'Aldo Rossi publié en 1966, en tient lieu. On ne saurait toutefois oublier ni le thème du CIAM de 1951 ("le cœur de la ville"), ni les critiques de Team 10 dès 1955, ni même le manifeste formalisant de Rob Krier (STADTRAWN, 1975). En revanche, l'abandon des thèses des CIAM - qui est aussi dû à un conflit de générations présente des traits communs dans les divers groupes: - - refus du degré zéro de la ville, donc de la politique de la tabula rasa; corollaire nécessaire: réahabilitation de la dimension historique (l'expérience de la deuxième guerre mondiale avait montré que la ville n'est pas un objet manipulable à bien plaire, mais un ensemble chargé de sens). D'autre part, la rénovation par quartiers entiers qui commence vers 1950 dans plusieurs pays a entraîné plus de destructions de la substance historique que le conflit lui-même; la séparation absolue des fonctions mène à l'absurde: il faut donc revenir à leur mélange, même si le nouveau dosage diffère beaucoup de l'ancien (il n'est plus question de juxtaposer industrie lourde et logement); la notion même de fonction s'enrichit et se diversifie; elle se veut qualitative et non plus strictement utilitaire (l'acte d'habiter n'est pas réductible à un ensemble défini d'opérations quotidiennes, il est d'abord un acte culturel); enfin, le répertoire formel se diversifie lui aussi: entre la rue-corridor et la ville éclatée, il y a une foule de solutions intermédiaires à explorer. Le fameux post-modernisme s'inscrit dans cette troisième phase, qui est celle, ni plus ni moins, de l'urbanisme dans la ville. il est difficile de lui assigner une date de décès, notamment parce que la quatrième phase que l'on peut aujourd'hui entrevoir vient seulement de commencer et que seul un petit nombre de personnes s'en est aperçu jusqu'ici... Elle est encore plus difficile à décrire que la précédente, d'abord parce que la distance aux faits nous manque, ensuite parce qu'elle n'est pas encore formulée dans un texte fondateur et surtout parce qu'elle assume un changement d'échelle dans les phénomènes considérés et n'implique par conséquent rien de moins qu'une révolution dans notre représentation de la ville. Pendant que les acteurs de la deuxième et de la troisième phase portaient leur attention sur la ville historique - les premiers pour la rebâtir de fond en comble, les seconds pour y intervenir en la valorisant - ils négligeaient en effet ce qui se passait à l'extérieur. Or les villes ne font pas que concentrer la population (urbanisée à plus ou moins 70% en Europe occidentale), elles tendent à devenir réciproquement limitrophes, elles se soudent les unes aux autres dans de vastes ensembles qui couvrent peu à peu le territoite et rencontrent par-dessus les frontières nationales d'autres ensembles similaires. Il n'y a plus de «villes» à proprement parler, il y a des régions urbanisées qui s'organisent en chaînes, il y a des mégalopoles qui occupent des surfaces toujours croissantes. Bientôt, l'Europe ne sera plus qu'une seule nébuleuse urbaine. Dans cette nébuleuse, ce que nous appelons le centre-ville, les quartiers anciens, la ville historique, occupe probablement moins que le 1% de la surface totale. Il est donc absolument nécessaire d'inventer une nouvelle problématique d'ensemble. Le premier constat qui s'impose, c'est que la vieille opposition entre ville et campagne n'a plus de sens; cela ne signifie pas que l'agriculture (qui n'emploie plus guère que le 5% de la population active) va cesser d'exister, mais qu'elle subira (et subit déjà) une mutation décisive, c'est-à-dire que la paysannerie va disparaître comme telle, au profit d'une gestion technocratique des ressources. Les surfaces cultivées le seront à l'intérieur de la nébuleuse urbaine, qui contiendra aussi des forêts, des montagnes. des lacs. Car les villes ne se sont pas contentées de s'étaler autour de leur noyau, elles on essaimé pour occuper des lieux jugés inhabitables avant le XIXème siècle: ce sont elles qui ont colonisé les bords de mer et provoqué leur bétonnage, qui ont implanté des stations de sports d'hiver et d'été dans des endroits jusqu'alors désertiques, elles toujours qui commencent à dévorer l'arrière-pays lorsque les franges côtières sont saturées - et tout cela pour quelques semaines d'occupation par an. Cette entreprise a lieu pour et par les urbains, qui développent également les réseaux de transport nécessaires à ces migrations saisonnières - réseaux le long desquels des services, des unités de production, des centres de décision s'installent à leur tour. Ce n'est pas tout. La nouvelle problématique doit prendre en charge d'autres phênomènes encore. Les centres historiques eux-mêmes subissent les conséquences de l'éclatement périphérique des villes. Même s'ils paraissent bien conservés dans leur substance architecturale, ils sont en train de perdre leur fonctionnalité. Les mesures mêmes qui visaient à les maintenir ont joué contre eux, parce que les fonctions dites centrales que les quartiers historiques exerçaient encore jusqu'à la deuxième guerre mondiale s'y sont trouvées trop à l'étroit. Ces fonctions directionnelles, publiques et privées, se sont repiquées dans la périphérie, au hasard des immeubles ou des terrains disponibles. Il est donc paradoxal de devoir le constater, mais ce que les géographes nommaient les lieux centraux se caractérise désormais par un double trait distinctif: ce ne sont plus des lieux et ils ne se trouvent plus au centre. Ils ne se trouvent plus au centre parce que la notion de centre tend elle-même à s'estomper, sauf peut-être dans les capitales. Et ils ne sont plus des lieux, du moment que leur localisation les situe le plus souvent sur des surfaces nouvellement bâties, selon de purs critères de rendement, qu'ils sont donc spatialement non caractérisés et par cotiséquent incapables de se charger de connotations symboliques. Ce terme même de périphérie est d'ailleurs lui aussi en passe de devenir impropre, car si les anciens centres ont perdu leur fonction centrale, il s'ensuit que la notion de périphérie se vide de son sens. On pourra dire bientôt - c'est déja le cas aux Etats-Unis que la vraie ville, c'est le suburb. A cette mutation quantitavive, soit l'extension de la "ville" au territoire tout entier, correspond une mutation qualitative: le mode de vie urbain, les systèmes de valeurs et de non-valeurs urbains s'imposent partout à travers les média et surtout la TV. Ce qu'il restait encore de traditionnel, voire d'archaïque, dans les plaines agricoles et dans les vallées montagnardes est en train de faire place à des modèles de comportement homogénéisés; les anciens comportements urbains eux aussi disparaissent au profit de modèles qu'il faut qualifier de mégalopolitains. Bref, la quatrième phase sera celle de la ville-territoire, celle de l'urbanisme du territoire urbanisé dans sa totalité. Or au moment où la tâche apparaît comme infiniment plus complexe que dans les phases précédentes, où les instruments d'intervention, les objectifs mêmes restent à inventer, nous nous trouvons en pleine crise de la planification. L'idée-force qui a guidé la pensée de tout un siècle paraît épuisée aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, où l'assaut contre l'Etat continue à se faire au nom de la dérégulation, plus connue comme loi de la jungle. Echec de la planifcation, morosité des planificateurs, notamment parce que les spéculateurs s'en sont servi pour atteindre leurs objectifs. Bilan, donc, négatif. De sorte qu'une fois de , on risque de jeter l'enfant avec l'eau du bain. Pour sortir de l'impasse - car il ne saurait être question de cautionner l'anarchie et la foire d'empoigne - nous devons procéder à une révolution copernicienne. Le point d'où il importe de partir, c'est notre représentation spontanée de la ville, à nous Européens. On peut, sans gros risque de se tromper, la résumer en trois points: - La ville est un artefact collectif qui s'oppose à la campagne, à la montagne, soit à une étendue beaucoup plus vaste qu'elle-même, faiblement habitée, où se pratique une activité primaire typique, l'agriculture (ou la pâture); - L'artefact lui-même est doté d'une forte cohésion architecturale. Dans la ville qui mérite ce nom règne le double principe de l'ordre contigu des constructions et de l'uniformité du gabarit. Les exceptions à ce principe sont réservées aux lieux symboliques, sacrés ou civils: cathédrale, hôtel de ville. - L'artefact ville exerce les fonctions d'un centre - centre politique (pour un territoire donné), centre économique (échange et production de biens, place financière), centre culturelle (grandes écoles, bibliothèques, musées, conservatoires, théâtres, etc.). Or, nous venons de voir que cette représentation est devenue pathétiquement anachronique. Et comment percevons-nous la "périphérie"? Elle nous exaspère, parce que nous n'en saisissons pas l'éventuelle logique et que nous la rejetons comme un chaos visuel. La périphérie, c'est le scandale du désordre, tandis que la ville - la ville ancienne - c'est la joie de l'harmonie. Or c'est précisément là que le bât blesse. Il y a pour nous comme une évidence viscérale, comme une donnée naturelle: la ville doit être harmonieuse, donc dépourvue de dissonances, en un mot homogène. La révolution industrielle aurait tout gâché, qui a profondément altéré l'image de la ville idéalisée. Penser de cette manière, c'est refuser la modernité, quelle qu'en soit la définition - sans compter que la ville médiévale ou d'ancien régime était loin de posséder les car,actères que nous lui attribuons spontanément. La mégalopole qui se développe sous nos yeux n'a rien à voir avec une quelconque esthétique de l'harmonie (qu'elle soit empruntée à l'antiquité via la Renaissance ou au moyen âge via le romantisme). Elle répond de beaucoup plus près à la définition de la beauté selon Lautréamont - beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d'une machine à coudre et d'un parapluie» (1869!). Ou, si l'on préfère, la mégalopole n'est pas plus difficile à lire qu'une toile du cubisme analytique, elle ressemble à une aquarelle abstraite de Kandinsky, faisceau de forces antagonistes, elle renvoie à la technique all over d'un Pollock, aux déconstructions d'un Gehry ou de Coop-Himmelblau, elle n'est pas plus chaotique qu'une installation de Beuys, un happening de Jim Dîne, une performance du groupe Fluxus, que la musique de John Cage ou de Mauricio KaRel, - tous phénomènes à première vue (mais première vue seulement) réductibles à des assemblages hétéroclites d'objets incompatibles. Ces œuvres (ou non-œuvres) proposent des équivalences approchées de la mégalopole alors que nous continuons à les prendre pour des exceptions, des cas-limites. A travers la vision des artistes découvreurs du siècle - on en pourrait citer bien d'autres - nous pouvons domestiquer le prétendu chaos visuel si nous nous souvenons (Klee diXit) que «l'art ne montre pas le visible, il rend visible». Mais il importe de formuler la même approche d'une façon moins métaphorique: il nous faut d'urgence élaborer une notion de la «ville» comme lieu du discontinu, de l'hétérogène, du fragment et de la transformation ininterrompue. Au lieu d'expliquer les phénomènes urbains en termes implicitement progressistes, voire téléologiques, il faut considérer les forces en action dans la ville en tant que dérives, en d'autres termes comme différant sans cesse de tout projet, et se défaisant dans le mouvement même qui la produit. Depuis la révolution industrielle, tout peut s'analyser à titre d'écart. Faute de poser le problème dans les termes de la dissolution urbaine, nous risquons la mystification pure et simple - et certainement l'inefficacité. Mais ce n'est pas encore assez dire. Après avoir critiqué l'idée d'harmonie qui sous-tend notre conception spontanée de la ville, il faut maintenant tenter d'exprimer cette nouvelle perception de la réalité urbaine dans des termes qui soient applicables à la planification et utilisables par elle. Qu'y avait-il donc de commun aux diverses positions du problème qui distinguent entre elles les trois premières phases - et à vrai dire surtout la seconde, qui culmine dans la Charte d'Athènes? C'est l'idée de rationalisation, dans le sens de contrôle absolu, soit à la fois d'élimination de l'imprévu et d'institution d'un ordre parfait autant que définitif. Tout porte à croire que l'échec de la planification, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, est essentiellement dû à cette vision toute positiviste des moyens et des buts. A la place d'une stratégie, les Modernes élaboraient des programmes. Mais l'urbanisme relève de la théorie des jeux, où les joueurs décident sans connaître toutes les données du problème, dont certaines sont déterminées, d'autres aléatoires, d'autres encore non définissables. Il ne peut se résumer à la réalisation forcée d'une séquence d'actions prédéterminées. Edgar Morin a développé des réflexions intéressantes dans un très remarquable essai intitulé Pour la pensée complexe (1983); Il y montre entre autres choses que la rationalisation exclut le hasard et doit, à ce titre, être taxée de magique et de primitive, tandis que la prise en charge du désordre est une idée beaucoup plus évoluée. La tâche s'avère particulièrement ardue, puisqu'elle consiste à penser simultanément l'ordre et le désordre, que Morin combine dans la notion d'organisation. Tout cela peut paraître terriblement abstrait, mais la sortie de l'impasse est sans doute à ce prix. Comme l'observe encore Morin, il est "très difficile de concevoir un processus qui à la fois 'tolère, produit et combat' le désordre" - or ce processus est précisément celui de l'urbanisme dit libéral. Encore faudrait-il, d'abord, définir qui en sont les destinataires. Peut-être comprendra-t-on, à ce point, pourquoi l'on peut parier de révolution copernicienne dans ce domaine. Pour affronter les problèmes posés par la nébuleuse urbaine qui bientôt couvrira l'ensemble du continent européen, un changement de mentalité radical s'impose - et pour l'instant, du côté des planificateurs, il serait nettement exagéré de dire (à deux ou trois exceptions près) que cette mentalité est en train de se former. André Corboz